RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de la conférence de Gilles Bibeau, “Quelle place pour les savoirs critiques dans notre université corporative ?.” (2010). Conférence donnée à Montréal le 23 avril 2010 dans le cadre d'une journée de réflexion intitulée: “Université: savoirs et avenir ou pièges et dérives ?” [Autorisation accordée par l'auteur le 26 mai 2010 de publier le texte de cette conférence dans Les Classiques des sciences sociales.]

Gilles Bibeau,

Quelle place pour les savoirs critiques
dans notre université corporative ?


Conférence donnée à Montréal le 23 avril 2010 dans le cadre d'une journée de réflexion intitulée: “Université: savoirs et avenir ou pièges et dérives ?”

Présentation de la journée de réflexion

Conférence de Gilles Bibeau

Une brève introduction
À qui profite le savoir ?
Quelle place pour l’universitaire dans nos sociétés du savoir ?
Y a-t-il vraiment une crise de la pensée critique ?
Conclusion


Présentation
de la journée de réflexion


Au cours des dernières années, les politiques concernant l’éducation et la recherche universitaire en sont venues à produire des effets importants sur la manière dont les rapports sociaux s’articulent – notamment ceux qui ont cours dans ce cadre, mais dont les conséquences se font sentir au sein de l’ensemble de la société.

Que l’on pense aux subventions de recherche – de plus en plus accordées en fonction des besoins du marché – ou encore à la détermination des activités de recherche, est-ce que les politiques mises en œuvre par les instances gouvernementales auraient tendance à s’orienter de plus en plus vers la « corporatisation » ? En effet, plusieurs chercheurs constatent que la validité de leur projet est évaluée selon des critères fondés sur une vision utilitariste de la connaissance et de son applicabilité. Une tension de plus en plus palpable est ressentie par un nombre grandissant de chercheurs puisqu’ils sont appelés à devenir de petits entrepreneurs devant démontrer une rentabilité à court terme de leurs travaux.

En parallèle, l’intrication du principe de « clientélisme » à celui du « consumérisme » semble avoir acquis une acuité prégnante qui, conséquemment, structure de plus en plus les rapports humains, notamment entre étudiant et université, entre professeur-chercheur et université, entre université et marché, etc. Comment se situer ou se positionner par rapport à ces transformations ? Quels impacts concrets peuvent-ils être dégagés ?

De même, les conditions de pratique de l’éducation supérieure subissent également des mutations puisque l’étudiant doit être considéré comme un client et le professeur un fournisseur de services. Cette nouvelle réalité entraîne un questionnement sur la manière dont il est possible d’aborder la transmission du savoir. Comment les étudiants entrevoient-ils leur place et leurs rôles dans cette nouvelle « économie du savoir » ?

Ces nouvelles politiques peuvent-elles être envisagées comme une sorte d’ingérence, à la fois politique et économique, qui s’immisce insidieusement dans toutes les sphères entourant la production et la transmission du savoir ? Est-ce que celles-ci limitent nécessairement l’autonomie intellectuelle du chercheur ou bien expriment-elles simplement une transformation de son rôle social (et économique) ? Dans ce contexte, comment envisager l’avenir de la production et de la transmission du savoir dans le domaine académique ?

Cette journée de réflexion vise à faire, en quelque sorte, un état de la situation et à soulever une série de questions qui permettra, éventuellement, de trouver des alternatives à cette situation qui semble en inquiéter plus d’un. En plus de cerner les dérives potentielles, est-il possible d’entrevoir l’avenir du savoir à plus long terme ?


Gilles Bibeau

Quelle place pour les savoirs critiques
dans notre université corporative ?
”.

Conférence prononcée à Montréal le 23 avril 2010 dans le cadre d’une journée de réflexion intitulée : “Université : savoirs et avenir ou pièges et dérives ?”. Montréal : Salon des profs, Faculté de droit, Université de Montréal.


Une brève introduction

1. J’ai appris, en quelque 40 années de recherche, qu’on ne peut pas pratiquer notre métier d’anthropologue ou de sociologue sans avoir en tête un projet social et politique, lequel est forcément sous-tendu par une « vision du monde » et par une éthique. Ainsi il existe deux attitudes principales face aux injustices et aux inégalités : on peut les refuser, les combattre, même si l’on sait que c’est un combat sans cesse recommencé ; on peut aussi les accepter, sous divers prétextes, s’en accommoder, en soutenant que les inégalités ont toujours existé et que le monde est ainsi fait. Le choix entre ces deux positions est un choix philosophique et éthique fondamental.

2. Nous produisons des savoirs techniques mais nous soulevons souvent plus de questions que nous n’apportons de réponses. Il en sera toujours ainsi dans les sciences de la société : nos textes jettent en effet un soupçon sur ce qui semble aller de soi, ils sèment le doute dans les certitudes, et ils touchent à ce qui fait mal dans une société, ce sur quoi on trébuche, ce devant quoi on hésite et qu’on préfère parfois taire. Il y a encore tant et tant à retravailler, à repenser, pour que les droits à la dignité, à une vie décente, au travail, à la santé, à l’éducation, soient une réalité pour l’ensemble des gens, ici et à travers le monde. Que dire, par exemple, face aux guerres que nos pays mènent un peu partout dans le monde, au nom de la paix, du droit et de la démocratie ?

3. Nous sommes les chroniqueurs plus ou moins fidèles de notre temps, partageant avec nos concitoyens l’aventure incertaine, tâtonnante, de la société dans laquelle nous vivons. Notre rêve est de nous élever autant que faire se peut au-dessus de la mêlée et de nous mettre, si la chose est possible, dans une position d’arbitre rigoureux qui rend compte de la vérité des coups qui se donnent. Nous ne sommes pas les médecins de la société mais notre rôle est, comme les anciens philosophes, de « faire penser les citoyens », dans l’exploration de nouvelles façons d’agir, de vivre et d’être ensemble. Cela implique un engagement, aussi lucide que possible, dans le combat pour plus de justice et de liberté, ce qui ne peut se faire que si nous possédons un sens élevé de ce qui nous fait humain.

4. De la philosophe Hannah Arendt nous avons appris combien est fragile toute pensée qui ne s’élabore que dans la solitude, loin des violences du siècle, à l’abri des polémiques, dans la non-résistance à l’inacceptable. Elle n’a cessé de répéter que la vie de l’esprit doit se laisser happer par les problèmes de la Cité, qu’il faut penser et théoriser ce qui se passe, inscrire les événements dans des réflexions plus générales, ne pas plier devant le réel mais tenter de l’ordonner intellectuellement pour permettre l’action lucide. Elle réclame la mise à l’épreuve des idées à partir des tourmentes de l’action, dans des ruptures parfois nécessaires avec ceux et celles qui ont été les alliés d’une cause et d’un temps mais qui peuvent avoir changé de camp.

5. Quelles que soient la profondeur et la rigueur de nos études, nous ne sauront bien sûr jamais acquérir de certitudes absolues sur le cours des choses ; cependant, cela n’empêche nullement la saisie de « vérités partielles », celles à partir desquelles l’action lucide puisse se déterminer. Arendt a toujours considéré le politique comme le lieu primordial, incontournable, dans lequel les convictions éthiques et philosophiques de l’intellectuel universitaire doivent se forger, comme un espace tragique aussi dans lequel se met en forme une pensée qui ne peut jamais échapper à la contingence et à l’épreuve du temps. C’est à partir des événements que la réflexion doit naître, répète-t-elle, dans un rejet allergique à toute conception philosophique qui conférerait un sens unique ou une raison à l’histoire et dans une sensibilité aux aléas de la vie des collectivités humaines.


À qui profite le savoir ?

Une première question à laquelle il m’apparaît important de répondre est de nous demander : « À qui profite le savoir? »

- S’agit-il pour les universitaires, professeurs et chercheurs, de produire des savoirs techniques, spécifiques, opérationnels et en somme des savoirs experts, comme le souhaitent nombre d’administrateurs d’université et de promoteurs de la recherche universitaire ? L’énergie des universitaires doit-elle se concentrer, en sciences sociales par exemple, sur l’étude des sujets reliés au meilleur fonctionnement de notre modèle de société néolibérale en documentant, par exemple, les raisons des préjugés anticapitalistes, les causes sociales de la sous-productivité de notre système, les caractéristiques des fauteurs de troubles, etc ? Nos collègues de biologie, chimie et physique doivent-ils se laisser dicter leurs sujets de recherche par les compagnies et fondations qui les financent comme c’est le cas, par exemple, avec les sociétés agro-alimentaires qui leur demandent d’étudier les liens entre consommation de frites et maladies cardio-vasculaires ? Faut-il nous laisser enrôler dans la nouvelle philosophie internationale de protection des nouveaux savoirs par la course aux brevets ?

- S’agit-il plutôt de défendre un projet d’émancipation sociale par la connaissance ? Faut-il persister dans l’idée que la publication d’articles dans des revues académiques constitue la voie royale de diffusion des connaissances ? Faut-il résister aux transformations de nos programmes de formation qui se font dans le sens d’une plus grande adéquation entre contenu des cours et marché du travail ? Les cours plus théoriques et les approches critiques ne risquent-ils pas de passer à la trappe dans une telle réforme ? Faut-il repenser, dans une meilleure rationalisation, le partage des tâches du professeur, du chercheur ? Faut-il articuler autrement enseignement, recherche et supervision des travaux des étudiants des cycles supérieurs ?

Disons, à titre provisoire, qu’il n’est pas de crise économique, pas de transformation sociale, pas de choix politique en matière de financement de services publics, par exemple, dont les effets concrets puissent être séparés de l’interprétation qui en est proposée. Assigner un sens à ces phénomènes, trouver les mots ou les catégories pour dire les choses et le pourquoi de celles-ci, débusquer ce qui se cache derrière les décisions prises, constituent des lieux de batailles décisives pas seulement quant à la forme des faits qu’il nous appartient évidemment de décrire des points de vue sociologique et anthropologique mais plus encore sur le plan des lectures et interprétations que nous devons proposer face aux phénomènes étudiés.

Ainsi, par exemple, dans le cas de l’analyse du chômage de masse, nos collègues économistes peuvent penser, globalement, en se référant à l’un ou l’autre des deux grands cadres suivants d’explication :

- imputer ce chômage massif à la rigidité du marché, à la trop grande force des syndicats qui empêcherait, soi-disant, la mobilité des travailleurs ou à la mauvaise préparation de la main-d’œuvre,

- ou analyser ce chômage comme le résultat de la voracité des actionnaires ou aux bonus des chefs d’entreprise.

Ces deux types de lecture renvoient, la chose est évidente, à des visions fort différentes du fonctionnement de l’économie réelle mais aussi de la question de la justice dans nos sociétés ; de plus, il est clair qu’ils n’entraînent pas les mêmes implications sur le plan social et politique. L’intrication du social, du politique et de l’éthique ne se comprend, nous le savons, qu’à partir de l’élucidation des liens que nous établissons, dans nos modes d’analyse, entre antécédents et conséquents, et à travers les systèmes de relations qui nous privilégions, tout cela s’intégrant dans des cadres interprétatifs particuliers et dans des théories sociales bien spécifiques.


Quelle place pour l’universitaire
dans nos sociétés du savoir ?

1. De nos jours, nous vivons dans des sociétés du savoir dans lesquelles bientôt 25% de la population possédera un diplôme universitaire, souvent, il est vrai, un diplôme venant d’une école professionnelle. Suite à l’élévation continue des niveaux de scolarité et à la circulation de plus en plus d’informations sur toutes sortes de supports, l’économie du savoir occupe dans les sociétés occidentales industrialisées une place de plus en plus dynamique qu’il est d’autant plus urgent de prendre en compte que nos sociétés sont de moins en moins polarisées sur le plan idéologique.

2. La place occupée de nos jours par les travailleurs de l’esprit que sont les universitaires est beaucoup plus ambiguë, incertaine, floue, qu’elle l’était dans le passé. On peut dire que les universitaires ont toujours été dans leur très forte majorité et qu’ils le sont même encore, généralement, du côté du pouvoir, avec bien sûr des exceptions.

En voici quelques exemples :

- à l’époque de la colonisation, les anthropologues furent très nombreux à vanter les mérites de la civilisation occidentale, certains allant jusqu’à essayer de démontrer l’infériorité intellectuelle des colonisés et à les ranger dans des classifications de races dominées par les Blancs, tout ce prétendu savoir servant à mieux justifier le devoir de civiliser incombant aux nations occidentales ;

- au lendemain des indépendances des pays colonisés, les économistes libéraux recommandèrent avec enthousiasme des plans d’ajustement structurel et proposèrent des prescriptions inspirées des politiques du FMI, lesquelles se révélèrent partout catastrophiques ;

- les économistes néo-libéraux d’aujourd’hui sont peu nombreux à dénoncer les effets pervers de l’insertion du privé dans les services publics de santé, convaincus qu’ils sont que la liberté de se payer des soins (pour qui le peut) est un droit dans une société vraiment libérale ;

- les spécialistes de la communication refusent souvent de documenter l’appauvrissement pour la communauté de la concentration des médias, dans un oubli qui s’explique sans doute par leur enthousiasme face aux nouvelles techniques de communication ;

- les géographes décrivent avec précision la fragilisation de nos écosystèmes suite à nos modes d’exploitation de la nature mais sont-ils nombreux à réclamer que nos sociétés d’abondance changent leurs styles de vie ?

- les biologistes s’inquiètent de la puissance de nos biotechnologies sans qu’ils questionnent cependant le transgénique, la production d’hybrides issus d’humains et d’animaux ;

- les psychologues vantent, avec raison, le respect des droits individuels mais s’interrogent-ils suffisamment sur l’impact que l’adoption d’enfants par des couples homosexuels aura éventuellement sur le devenir des enfants et sur la filiation ;

- que disent les politologues de ce « parcage », encore aujourd’hui, de groupes humains entiers dans des espaces appelés ‘réserves’ ?

La plupart des universitaires tendent à conforter l’ordre social et les modèles dominants de pensée, chose parfaitement compréhensible quand on sait que c’est parmi eux que se recrute la quasi-totalité des élites politiques, économiques et administratives dans la plupart des pays du monde.

3. Bien souvent, et cela n’est pas étonnant, les interprétations que nous donnons aux phénomènes que nous étudions relèvent d’une idéologie qui ne se dit pas et qui tend même à se dissimuler, à s’effacer sans doute parce qu’elle se donne des airs de critique qui n’en sont pas. Pensons par exemple :

- aux commentaires de sociologues conservateurs sur les flambées de violence de l’automne 2005 dans les banlieues françaises (un mot de Robert Castel à ce sujet : « Si l’on veut appeler les choses par leur nom, c’est bien à un retour de la race sur la scène politique et sociale que l’on assiste aujourd’hui » (La discrimination négative. Citoyens ou indigènes, 2007) ou à la dramatisation autour des gangs de rue dans les études faites au Québec (j’y reviendrai) ;

- aux psychologues qui n’hésitent pas à donner un zéro de conduite aux enfants de 3 ans, débusquant dans le tiraillement de certains petits à la garderie de la graine de futurs contrevenants ; la prescription issue de ce dépistage précoce est claire : il faut corriger au plus vite ces futurs déviants ;

- aux professeurs de science politique qui dénoncent les penchants autoritaires et racistes des milieux populaires ;

- aux économistes néo-libéraux qui soutiennent la philosophie prévalente des budgets des états qui conduit à faire payer les classes moyennes plutôt que de s’attaquer, par exemple, aux paradis fiscaux ou de réclamer leur juste part aux multinationales.

4. Les intellectuels universitaires ne se bornent pas, il faut le dire, à simplement mettre leurs idées au service du maintien de l’ordre social. Leur savoir et leur position sociale les placent, cela est vrai, du côté des privilégiés (des postes garantis mur à mur) mais ils ne sont qu’une fraction relativement dominée au sein de la classe dominante qui s’est construite sur l’économie, le marché et le savoir, classe située proche du sommet de la société à laquelle ils appartiennent. Les universitaires collaborent volontiers avec les dominants les plus riches et sont même souvent complaisants à leur égard, sans doute parce que ces strates dominantes et riches de la société, le plus souvent des industriels, leur donnent l’impression de les faire participer à leur pouvoir.

5. Une bonne part des prises de positions des universitaires face aux grands défis sociaux, culturels, politiques, économiques découlent précisément de la position ambiguë qu’ils occupent dans l’espace social : d’une part ils appartiennent à l’élite relativement privilégiée et d’autre part ils sont dominés par les groupes économiques situés au sommet de leur catégorie socio-économique, groupes qui réclament de plus en plus, au nom même de l’efficacité, de diriger les institutions de savoir.

Voyons d’un peu plus près ce que cette situation contribue à produire et comment les choses semblent se passer :

- certains critiquent mais pas trop car il faut bien que ce qu’on dit soit acceptable, recevable, que les critiques dérangent mais jusqu’à un certain point seulement, et que les prises de position ne soient pas trop menaçantes. On se donne ainsi l’allure de l’universitaire critique qui affirme, par exemple, que telle ou telle politique est désastreuse, avant d’ajouter, de manière prudente, que les choses sont en fait bien « plus complexes » et que toute dénonciation radicale est à éviter. On se présente alors comme le partisan d’une réforme qui implique un adoucissement des conditions de l’exploitation et du contrôle des effets pervers, sans proposer une vraie correction des sources de l’exploitation, de l’inégalité. On affecte même parfois de ne pas savoir ce que l’on sait du monde et de ses injustices, sans doute parce qu’on estime que la classe à laquelle on appartient pourrait perdre à ce que les cartes soient redistribuées d’une autre manière et à ce que les choses changent trop. Consultants et experts sont des spécialistes de ce genre de discours ;

- d’autres sont plus radicaux, coupant parfois carrément les ponts, mais pour agir ainsi, il faut une grande notoriété scientifique et être totalement intouchable sur le plan de l’emploi, ce qui veut dire qu’il faut souvent attendre d’arriver à la fin de sa carrière universitaire pour pouvoir commencer à dire vraiment ce qu’on pense. Bien sûr il y aura toujours des collègues comme Noam Chomsky, Edward W. Said, Pierre Bourdieu ou Michel Foucault qui seront des penseurs extrêmes dont les prises de position, en politique et d’autres domaines, seront d’emblée en parfait accord avec leurs idées. Il y a aussi d’autres intellectuels moins assurés en tant qu’universitaires établis et moins connus que ces grands noms qui se sont aussi résolument engagés dans la guerre des idées.


Y a-t-il vraiment une crise
de la pensée critique ?

Malgré tout ce que je viens de dire, je ne suis pas sûr que nos sociétés traversent véritablement une crise de la pensée, comme certains analystes se plaisent à le répéter dans des raccourcis un peu caricaturaux. Encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’est une crise collective de la pensée.

1. Je crois qu’il n’y a jamais eu, dans le passé, autant d’idées exprimées, autant de livres et d’articles publiés, autant de tribunes de presse et autant de lieux de débats, dans les médias et via Internet. Il n’y a jamais eu autant de gens aussi instruits et autant de moyens d’apprendre et de se tenir au courant des choses de la pensée, en dépit même de la concentration des médias et de cette Babel qui tend à égaliser tous les points de vue ou à en faire triompher l’un ou l’autre.

2. La sensation d’existence d’une crise vient sans doute d’une conjonction entre les séries de faits suivantes :

- les positions défendues par les universitaires et par les intellectuels en général tendent à être beaucoup moins polarisées qu’elles ne l’étaient dans le passé, voire dans un passé même récent, et à s’exprimer dans des idées qui manquent désormais de radicalité ;

- les structures de l’université et les modes de financement de la recherche sont en pleine réorganisation, introduisant une fluidité et du mouvement dans les institutions, ce qui crée de l’incertitude dans la vie des professeurs et des chercheurs ;

-  la société québécoise est assez indifférente face aux universitaires et à ce qui se passe dans les universités (je ne veux pas dire qu’il existe un anti-intellectualisme dans notre société mais je m’interroge tout de même sur la manière dont nous sommes perçus par la population en général).

Les débats académiques et scientifiques me semblent démontrer qu’il existe de nos jours de grands consensus autour de positions moyennes et que les universitaires tendent à s’éloigner des points de vue radicaux et extrêmes.

3. Si on peut parler d’une misère intellectuelle dans le temps d’aujourd’hui, je suis tenté de dire que cette misère est celle d’une pensée dé-radicalisée, douce et conciliante, qui s’est installée tranquillement dans notre nouveau contexte de travail et qui a fait naître en nous d’imprenables certitudes. En voici quelques exemples :

- le discours dominant dans les sciences sociales est devenu respectueux des pouvoirs établis, à commencer par celui du marché et de l’argent ;

- les économistes se refusent de faire la leçon aux banques et aux grandes entreprises en mal d’aide gouvernementale, sans que ces mêmes économistes (des lucides) ne se gênent pour faire la leçon aux citoyens (des paresseux qu’il faut mettre au travail) issus des milieux sociaux défavorisés, surtout quand ils réclament l’aide de l’État ;

-  les philosophes et les spécialistes des sciences sociales sont intarissables sur les questions morales (surtout les droits politiques de l’homme) mais on les entend trop peu souvent soulever les problèmes de justice sociale en réclamant le droit à une vie décente, au travail, à la santé pour tous ;

- au nom des valeurs occidentales à défendre (la liberté, la sécurité, dit-on), combien de clercs au service de l’État (et pas mal de nos collègues comptent parmi eux) n’ont-ils pas approuvé les États-Unis quand ils se sont lancés contre Sadaam Hussein, parvenant à rejeter la responsabilité morale de l’agression américaine sur les victimes ;

- on évoque la re-politisation des sciences sociales, mais c’est souvent pour mieux affirmer le droit d’ingérence des pays occidentaux dans les autres sociétés au nom d’arguments démocratiques et humanitaires qui s’ancrent dans nos valeurs à nous.

4. Les universitaires affirment plus que jamais les grands idéaux (la raison, les droits, l’universalité, la démocratie, la protection de la nature, etc.) derrière lesquels ils s’abritent assez confortablement, se rendant parfois aveugles face à l’injustice et à l’inégalité sociales croissantes, aux drames du monde et dans une relative indifférence aux problèmes sociaux. Sans doute sommes-nous trop indulgents et myopes face à notre propre aveuglement. Ainsi la place déjà réduite accordée à la critique des idées des uns par celles des autres tend à s’effacer toujours davantage dans une espèce d’accord tacite autour de quelques valeurs tenues pour primordiales qui sont organisées autour de la question des droits. Dans tout cela, la réalité sociale, ses injustices et notre contribution à leur maintien, ont vraiment tendance à être oubliées.

5. Parmi les thèmes à la mode que travaillent les sociologues et les anthropologues du Québec, on trouve les éternels débats autour des tensions bipolaires suivantes : la différence contre l’identité ; la pluralité contre l’unité; l’altérité contre le « nous » ; la souveraineté des États contre la mondialisation ; la religion contre le sécularisme et la laicité ; toutes ces polarités permettant de relancer la question de la société en tant que réalité plurielle qui résiste à tout réductionnisme. Il est vrai qu’il existe des discussions franches, soutenues et pertinentes (trop peut-être) autour de tous ces sujets mais ces débats tendent trop souvent, du moins dans les sciences sociales pratiquées au Québec, à prendre place dans un enlisement autour de l’inépuisable question de l’identité nationale québécoise, laquelle m’apparaît elle-même faire de moins en moins de place à la pensée de la solidarité, de l’hétérogénéité, de la social démocratie et au principe d’inclusion.

6. Ce qui a certainement changé et ce qui pourrait bien être en crise, c’est la figure même de l’universitaire, laquelle est en train de se recomposer dans une société, il est vrai, de plus en plus savante mais dont le savoir, il faut le rappeler, est un savoir commodifié, nourri d’une idéologie profondément libérale, obnubilé par la nouvelle religion des droits individuels, optimiste jusqu’à l’excès et tourné vers le progrès. L’universitaire sait qu’il travaille désormais dans un monde dans lequel l’université n’est plus la seule institution productrice des savoirs et que de nombreuses autres personnes ayant reçu une éducation supérieure manipulent les idées et les théories, complexifiant du même coup la géographie des professions intellectuelles. Managers, architectes, ingénieurs et banquiers se joignent de nos jours aux avocats, médecins et enseignants pour produire des savoirs utilitaires sur le monde qui viennent souvent s’opposer à ceux de l’élite universitaire cultivée et savante qui est encore souvent perçue comme déconnectée d’avec la réalité.

7. L’universitaire sait aussi qu’il vit dans une société de plus en plus médiatisée qui valorise le savoir-spectacle (il ne faut pas oublier Guy Debord). Les médias de masse aiment les virtuoses de la parole (nous n’en avons pas beaucoup au Québec) et donnent une prime de popularité à certains universitaires capables, avec style et parfois même avec brio, d’évoquer des problèmes complexes dans une langue simple, accessible, souvent très simplificatrice. Certains universitaires savent mieux maîtriser que d’autres (ce ne sont pas nécessairement les meilleurs chercheurs) les formats des médias, devenant ainsi les chouchous des émissions d’affaires publiques à la mode ou des émissions culturelles (lesquelles sont quasi toutes disparues de nos grandes chaînes). Ainsi certains se font un nom à la radio ou à la télévision, un peu comme les imprésarios le font avec les artistes C’est heureusement plus le cas en France que ce l’est chez nous au Québec bien que nous n’en soyons pas vraiment protégés.

L’activité médiatique de ces collègues (peu nombreux) contraste avec l’activité des scientifiques construisant patiemment dans des travaux sur le terrain ou dans leur laboratoire un objet de recherche sur lequel ils écriront des textes qu’ils destineront hélas, d’abord et avant tout, à leurs seuls collègues. Ces collègues prêtent sans doute plus d’attention à leur rang dans l’obscur Social Sciences Citation Index (SSCI) qu’à leur nombre de présences dans les studios de radio. Parmi ces collègues, rares sont ceux qui engagent leur savoir dans les débats de société, témoignant parfois d’une telle irresponsabilité sociale qu’ils nourrissent l’anti-intellectualisme (la tour d’ivoire) dont certains hommes politiques jouent plus ou moins habilement pour discréditer certaines formes de recherche en sciences sociales.

Ainsi nous avons été forcé de justifier les retombées sociales de ce que l’on fait, de faire du lobbying pour convaincre les décideurs politiques de l’importance d’augmenter les budgets des organismes subventionnant la recherche en sciences sociales et humaines. L’autonomie de pensée des universitaires et des chercheurs n’est jamais définitivement acquise, et il nous faudra sans doute toujours « supplier » les détenteurs du pouvoir si on veut être capable de poursuivre nos recherches sur des sujets que nous considérerons, par nous-mêmes, être d’importance pour la société. On réussira à maintenir cette autonomie à la condition de développer un sens accru de notre responsabilité à l’égard de la société.


Conclusions

1. Le monde des professeurs et des chercheurs universitaires est tiraillé entre deux grands modèles qui lui sont imposés : d’abord celui de l’entrepreneur de la pensée (c’est le cas de nos jours des jeunes professeurs) qui crée son laboratoire, lutte pour les subventions, s’associe parfois à l’entreprise privée, essaie de conquérir une chaire qui lui permettra d’étendre son aire d’influence ; ensuite, à l’autre bout du spectre, soit celui du penseur solitaire ou du penseur critique qui s’engage dans divers combats, dans les causes humanitaires et dans le militantisme partisan. Il y a, il est vrai, encore bien d’autres modèles, notamment celui d’experts, de conseillers gouvernementaux, syndicaux, de partis, et de consultants (tous des producteurs de réponses à des questions concrètes), et celui d’intellectuels spécifiques au sens où en parlait Foucault, d’intellectuel universel (le « compagnon de route ») à la Sartre ou encore de l’« intellectuel collectif » de Bourdieu (ceux-ci posent généralement plus de questions qu’ils n’apportent de réponses).

Les intellectuels des médias et les intellectuels publics proches des gouvernements viennent de l’un ou l’autre de ces groupes. Les occasions de donner leur point de vue ou de produire un rapport bien payé ne leur manquent pas :

- Que penser des réactions des musulmans face aux caricatures danoises du prophète ?

- Faut-il envoyer des missions humanitaires sur tel ou tel terrain (au Darfour par exemple) ?

-  Convient-il d’augmenter les troupes militaires pour faire avancer les pratiques démocratiques en Afghanistan ?

Les universitaires prétendument experts de l’une ou l’autre de ces questions sont au garde-à-vous en attendant qu’on les invite à donner leurs réponses, lesquelles sont souvent d’autant plus courtes que le problème est complexe. Il y a aussi les connaissances élaborées dans les think tanks privés dont la principale préoccupation est, dans la majorité des cas, de légitimer l’idéologie dominante ou dans tous les cas, de défendre les intérêts de leurs bailleurs de fonds. On ne peut s’interroger en profondeur sur les modèles qui s’imposent de nos jours aux professeurs et chercheurs des universités que si on examine dans le détail ce que sont devenues les infrastructures de recherche en tant que lieux de production du savoir, comment se fait de nos jours la diffusion de la pensée et des résultats des recherches, et ce qu’est l’université dans notre société.

2. Sur la question même de l’université, je tiens à faire quelques réflexions critiques. Disons d’abord que toutes les réformes faites depuis vingt ans s’inspirent du management de type entrepreneurial et qu’on tend à favoriser une gestion calquée sur celle des entreprises privées. Cela se fait parfois au mépris du travail académique et scientifique qui nécessite, au contraire, une large autonomie intellectuelle et une certaine indépendance économique, lesquelles sont les garantes d’une véritable liberté de la pensée. Aussitôt que la mentalité entrepreneuriale s’impose dans les universités, le primat de la rentabilité devient la règle de base qui doit être suivie, avec parfois l’injonction (heureusement pas toujours) de produire des savoirs qui sont en accord avec les besoins des entreprises ou des gouvernements. Ainsi, dans ce nouveau contexte,

- on tend à penser que le système universitaire américain (celui qui produit le plus grand nombre de prix Nobel et qui gère le plus grand nombre de revues scientifiques) constitue un modèle pour nos universités.

- on oublie que l’excellence de quelques établissements d’élite (ceux de la Ivy League) dissimule la dégradation de la situation dans la majorité des campus des universités publiques dont le rôle pourrait être central pour réduire les inégalités au sein de ce pays qui est là, au sud du nôtre. Les récents débats autour du projet de loi du président Obama sur la santé ont montré que la réduction des inégalités est le cadet des soucis de nombreux Américains. Est-ce ce système que l’on veut voir s’introduire dans notre pays ?

3. Dans un tel contexte, il n’était pas étonnant qu’on en vienne à proposer de transformer les modes de gouvernance de l’université, jugés archaiques, afin de rapprocher celle-ci des entreprises privées, de la rendre plus productive et de la mettre vraiment au service du développement de la société. Ce sera donnant-donnant, nous a-t-on dit : d’un côté, des fonds privés viendront grossir le nombre de chaires, aider à la construction des bâtiments, etc.; de l’autre, des ‘administrateurs de sociétés privées’ apporteront leur expertise dans la « gouvernance » des universités, de préférence dans les conseils d’administration qu’il faudra structurer sur le modèle des conseils d’entreprise. L’univers relativement autonome que les universités avaient réussi à construire, au fil des siècles, en échappant au pouvoir des églises et des gouvernements, s’est fracturé avec l’entrée de l’esprit de l’entreprise et du privé, en un mot avec la présence du pouvoir économique, dans l’espace même de l’université. Tout cela se fait, dit la rhétorique à la mode, au nom d’une meilleure articulation de l’université sur la société et c’est là un discours parfaitement recevable pour la population, et même pour un bon nombre d’universitaires.

4. Je défends la pratique de sciences sociales profondément articulées sur l’étude des grands défis qui se posent à nos sociétés ; je refuse le faible sens de responsabilité sociale de certains collègues qui cherchent encore un refuge tranquille dans cette tour d’ivoire que l’université a été pendant trop longtemps. À peu de temps de la retraite, je crains que la réforme en cours à l’université ait des conséquences graves pour tout le monde : on n’a pas encore mesuré, en effet, les impacts radicaux, dévastateurs mêmes, que l’intrusion de critères et de décideurs externes à l’université même ne manqueront pas de provoquer.

5. Je reviens, en terminant, à Hannah Arendt qui nous a rappelé que l’on ne peut vraiment penser la réalité et agir sur elle qu’à la condition d’avoir d’abord senti l’écartèlement entre soi et le monde, la déchirure intime, la souffrance dans l’expérience de l’injustice, et qu’on a cherché sa place entre la passion pour le savoir et le goût pour la politique, entre le retrait et la présence, entre ce qu’elle appelle la « vita contemplativa » et la « vita activa ». Penser de manière critique implique un va-et-vient entre la tourmente de l’action et la solitude du retrait social.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 janvier 2011 14:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref