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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Gilles BIBEAU, “La loi du don n'est que l'envers du don de la Loi.” (commentaire sur le texte de Eric Schwimmer). In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 327-344. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[327]

Entre tradition et universalisme.
Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

DEUXIÈME partie
B. LE DON (AUTOUR DE L’ESPRIT DU DON
DE JACQUES T. GODBOUT)
22

La loi du don n’est que
l’envers du don de la loi
.”
Commentaire sur le texte de Eric Schwimmer.

Par Gilles BIBEAU

Département d'anthropologie. Université de Montréal


Écrit à deux mains et publié conjointement en 1992 par Boréal à Montréal et par les Éditions La Découverte à Paris, L'esprit du don témoigne, tout au long de ses quelque 350 pages, de la générosité de Jacques- T. Godbout et d'Alain Caillé, les coauteurs, qui sont tous les deux engagés, à travers la revue du MAUSS, dans la promotion d'une pensée anti-utilitariste dans les sciences sociales [1]. Audacieux et modeste à la fois, ce livre souffre cependant d'un certain manque d'intégration, particulièrement entre certains points de vue développés au cours de la discussion des données proprement ethnographiques des chapitres 7, 8 et 9 qui sont de A. Caillé, et la première partie, de la main de Godbout, qui introduit avec originalité ce que l'on peut appeler les lieux sociologiques contemporains du don à partir desquels il critique la thèse de Mauss. De nouveau, dans ce livre, sociologie et anthropologie cohabitent assez mal, et ce, malgré la collaboration apparemment déjà ancienne des auteurs, malgré les chapitres de synthèse manifestement communs qui concluent chacune des parties du livre et malgré aussi leurs efforts pour élaborer, en fin d'ouvrage, un nouveau modèle théorique des rapports de don : ils le font malheureusement, en s'inspirant de la théorie connexionniste de l'intelligence artificielle et d'un vague systémisme (le don créerait de la résonance au sein d'un système interconnecté) qui m'apparaissent éclairer fort peu la spirale complexe des réseaux d'échange tel qu'ils l'ont analysée et qui, de plus, introduisent malencontreusement dans la synthèse finale un esprit cognitiviste et biologisant fort étranger à celui qui parcourt l'ouvrage [2].

[328]

Les formules bien frappées abondent dans ce livre et à chaque page des raccourcis saisissants manifestent les habiletés d'écriture des coauteurs. Au sujet du retour du don, ils écrivent : « L'équilibre du don est dans la tension de la dette réciproque » (p. 300) ; « Le don a horreur de l'égalité. Il recherche l'inégalité alternée » (p. 51) ; « Le don fonctionne à la dette » (p. 49) ; et « L'héritage fait partie des systèmes de dons non circulaires » (p. 69). Relativement au don lui-même, leur discours amène le lecteur dans deux grandes directions, dans le sens de la sociologie d'abord : « Le don n'est rien d'autre que le système des relations sociales de personne à personne » (p. 29) ; « En circulant le don enrichit le lien » (p. 245) ; « Chaque personne constituée de son ensemble de liens de dons passés est unique à l'égard de l'autre » (p. 284) ; mais aussi dans le sens de l'ethnologie : « Le don atteint les couches universelles les plus profondes, celles dont parlent les mythes » (p. 300) ; « Les sociétés archaïques se sont pensées dans la langue du don » (p. 28) ; et, se référant aux sociétés contemporaines, ils notent : « Sous les échanges, nous avons trouvé le don » (p. 289). Ce sont là quelques-unes des expressions glanées au fil d'une relecture cursive de l'ouvrage. Et dans une formule synthétique qui récapitule toute leur thèse les auteurs écrivent : « Le contraire du don est la violence, non le marché » (p. 292). Ultimement, ce ne sont donc pas les théories utilitaristes que les coauteurs ont dans leur ligne de mire (ne se détruisent-elles pas par elles-mêmes, indiquent-ils quelque part) : c'est davantage sur l'horizon des rapports entre la guerre et la paix au sein des groupes humains qu'ils situent leurs réflexions sur l'échange et le don, se posant la question sur ce qui circule derrière les dons (des liens symboliques, pensent-ils) et cherchant à découvrir ce qui fait démarrer et maintient active la dynamique du donner, recevoir, rendre : ce serait ultimement une idéologie de la fécondité, insinuent-ils, laquelle semble trouver sa métaphore dans le don de la vie que les femmes font aux hommes, de même que dans le don des enfants qu'un lignage fait à un autre lignage par la médiation des femmes échangées.

En réalité l'idée centrale du livre peut être ramenée à quelques éléments fort simples dont la simplicité constitue précisément la force qui vient déstabiliser certaines idées courantes au sujet de la théorie et de l'échange du don. Cette idée centrale « n'est autre », écrivent Godbout et Caillé, « que l'hypothèse selon laquelle le désir (drive) de donner est aussi important pour comprendre l'espèce humaine que celui de recevoir. Que donner, transmettre, rendre, que la compassion et la générosité sont aussi essentiels que prendre, s'approprier ou conserver, que l'envie ou l'égoïsme. Ou encore que l'appât du don est aussi puissant que l'appât du gain, et qu'il est tout aussi essentiel d'en élucider les règles que de connaître les lois du marché ou de la bureaucratie pour comprendre la société moderne » (p. 31). « Il existerait », notent les auteurs, « dans la société moderne, comme dans la société archaïque ou traditionnelle, un mode de circulation des biens qui [329] diffère intrinsèquement du mode analysé par les économistes » (p. 32). Ce sens du don serait si puissant chez tous les êtres humains, jusque chez nos contemporains, qu'il s'infiltrerait partout, dans les rouages des systèmes marchands, des bureaucraties et dans les interstices des processus rationnels de gestion, venant en quelque sorte contaminer d'une infection positive les lois qui font marcher aujourd'hui nos systèmes économiques et nos États. Si Godbout et Caillé ont raison, notre monde pourrait donc être beaucoup plus habitable qu'il ne l'est de fait, à la condition bien sûr que l'on laisse à cette générosité naturelle un espace pour qu'elle s'y déploie.

Le don ne serait donc pas périphérique mais vraiment central à la vie de toutes les sociétés, dans celles d'hier comme dans celles d'aujourd'hui et dans celles de demain sans doute. Ce ne serait donc pas seulement dans la sphère domestique ou dans le groupe d'amis que les cadeaux et les dons circuleraient mais jusqu'en plein coeur de la sphère étatique, dans le don d'organes, dans les dons de sang, dans le bénévolat que l'État pervertit cependant, pense Godbout, lorsqu'il en fait une idéologie, de même que dans la sphère du marché qui aurait de fait beaucoup plus de liens avec le don que ne le disent communément les économistes et où il faudrait paradoxalement, selon le célèbre D. Carnegie qui est cité par les auteurs, donner pour réussir en affaires. Et ces formes modernes du don qui envahissent, selon les auteurs, tant le monde du marché que celui de l'État, ne seraient pas là seulement pour « apporter un supplément d'âme aux logiques marchandes et étatiques » (p. 21) ; elles nous forceraient plutôt à reconnaître que le don s'infiltre partout parce qu'il forme un système qui sous-tend la totalité de l'ordre social, qui le fonde en quelque sorte en enracinant toutes les formes d'échange d'objets et de personnes, avec les étrangers surtout, dans la loi fondatrice du don.

Si de tels comportements altruistes se retrouvent indistinctement dans toutes les sociétés humaines (« le mouvement spontané de l'âme vers autrui », p. 257) comme l'affirment Godbout et Caillé, on ne peut éviter de s'interroger sur les fondements d'une telle universalité. Sur ce point précis, les auteurs de L'esprit du don oscillent entre deux positions complémentaires, leur faveur semblant aller du côté d'une lecture théologique comme l'insinue le titre même de leur ouvrage qui associe habilement l'esprit au don. En bons spécialistes des sciences sociales, ils ont bien sûr commencé par rappeler, et avec insistance, qu'aucune société ne peut fonctionner sur le seul registre de la socialité secondaire (celle du marchand et du citoyen) et que la socialité primaire (celle de la famille, des relations d'amitié, de voisinage) surgit constamment pour déjouer les règles du marché et pour mettre de l'huile dans les rouages économiques. L'univers dépersonnalisé, aseptisé et neutre de la socialité secondaire est bien sûr autonome dans son fonctionnement mais les auteurs n'hésitent pas à rappeler qu'il est constamment [330] parasité par des règles qui s'imposent à lui de l'extérieur. Ils ne vont cependant jamais aussi loin qu'affirmer qu'il faut penser la socialité secondaire dans les termes de la socialité primaire.

Si les sociétés humaines fonctionnent dans deux univers de socialité relativement déconnectés, ayant chacun leur registre original de normes et largement autonomes l'un par rapport à l'autre, il faut donc se tourner vers des justifications autres que sociologiques pour rendre compte de la présence massive du don dans l'ensemble de la vie sociale, particulièrement dans les sphères marchande et étatique où cette présence pose logiquement un problème. Dans leur recherche d'un fondement ultime à leur théorie du don, les auteurs de L'esprit du don ont été tentés de recourir à des justifications ontologiques (c'est la nature de l'homme d'être altruiste), éthiques (les conduites de don sont la seule alternative à la guerre) et même théologiques (le mouvement spontané de l'âme vers autrui), ce dernier argument s'enracinant ou bien dans une conception d'une nature humaine ontologiquement bonne ou dans la théologie judéo-chrétienne qui voit la personne humaine (refaite à l'image de son dieu sauveur) capable d'amour libre, de gratuité, de générosité, allant jusqu'à donner, sans attendre qu'on lui rende le don qu'elle a fait. L'être humain, tant dans sa nature que dans sa sur-nature théologique, ne serait donc pas qu'un être de pulsions négatives, dévié dès l'origine, comme le rappelle le mythe biblique, par un acte de rébellion ; il serait tout autant un être ontologiquement orienté vers le don et les autres et structurellement fait pour les échanges libres et gratuits. Tout comme Mauss a eu recours, à un certain moment de sa réflexion, à la théologie maori de « l'esprit de la chose » pour fonder sa théorie du don, Godbout et Caillé me semblent ne pas avoir entièrement échappé à une certaine théologisation chrétienne dans leur interprétation du don.

Ce serait à peine exagéré de dire que le livre de Godbout-Caillé se présente sans détour comme un commentaire critique, du point du vue des sociétés occidentales contemporaines principalement, à l'Essai sur le don de Marcel Mauss, lequel en plus d'avoir vieilli (il a quelque 70 ans d'âge) ne s'était, en son temps, que marginalement intéressé au statut de l'échange et du don dans les sociétés modernes. Leur relecture de Mauss, Godbout et Caillé la font à travers la lecture qu'en a d'abord faite C. Lévi-Strauss en 1950 dans son Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss [3]. À mon tour, c est par-dessus l'épaule de Mauss, puis celle de Lévi-Strauss, que j'ai lu le livre de Godbout et Caillé, ce livre qui reprend à fond, mais cette fois du point de vue du don, la discussion de la théorie généralisée de l'échange telle que la vulgate structuraliste en est venue à l'imposer à l'anthropologie et plus globalement à l'ensemble des sciences humaines. Godbout et Caillé croisent aussi le fer dans leur ouvrage avec d'autres penseurs que les structuralistes, avec Bataille et sa « notion de dépense » qui leur pose un problème, avec [331] Baudrillard, échangiste et structuraliste, qui leur rappelle opportunément que les choses circulent comme des symboles, des simulacres, comme dans un « charnier de signes », avec les anthropologues économistes d'orientation marxiste, avec Sahlins et Bourdieu surtout, et avec d'autres aussi. Mais par-dessus tout c'est Lévi-Strauss qui se profile constamment derrière le Mauss que Godbout et Caillé ont lu.

Dans ce contexte, il est intéressant de commencer par rappeler la question, un peu ironique, que se posait Lévi-Strauss à propos de l'Essai sur le don : « D'où vient donc, se demandait-il, le pouvoir extraordinaire de ces pages désordonnées, qui ont quelque chose du brouillon, où se juxtaposent de façon si curieuse les notations impressionnistes et ... une érudition inspirée, qui semble glaner au hasard des références américaines, indiennes, celtiques, grecques ou océaniennes, mais toujours également probantes ? » (1950 p. xxxiii). Et répondant lui-même à sa question, il notait dès les premières lignes de son Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss combien cette « pensée opaque » est « toute sillonnée d'éclairs » et comment « les démarches tortueuses » de Mauss conduisent au « coeur des problèmes » par « le plus inattendu des itinéraires » (1950, p. ix.). Et le chef-d’œuvre de Mauss, celui qui est « le plus justement célèbre et dont l'influence a été la plus profonde » (p. xxiv), est celui qui va au coeur d'un problème majeur, central, total de toutes les sociétés, le problème du don, de l'échange, de la réciprocité. Ce serait même là le seul problème, celui de l'échange, qui intéresse vraiment les sociétés humaines, et ce devrait, pour cette raison, être aussi celui que les spécialistes des sciences sociales se donnent pour rôle essentiel de comprendre : à travers leur critique de la théorie du don chez Mauss et de l'échange généralisé chez Lévis-Strauss, Godbout et Caillé balisent quelques pistes nouvelles pour réorienter la théorie et la pratique dans les sciences sociales.

L'Essai sur le don de Mauss et L'esprit du don de Godbout-Caillé s'organisent bel et bien autour de la même question : Par quel détour le libre devient-il l'obligation, et comment ce qui est volontaire peut-il créer de la contrainte ? Et surtout, comment un acte ou un comportement peut-il en même temps être l'un et l'autre, libre mais aussi obligatoire. Pour répondre à cette question, Mauss a examiné dans une perspective comparative les formes archaïques de l'échange, le potlach, la kula et diverses autres transactions qu'on trouve en Polynésie, en Mélanésie, chez les Amérindiens, s'efforçant d'interpréter ces systèmes d'échange sur l'horizon des droits locaux (des contrats implicites), des morales et des économies en référence auxquels fonctionneraient les sociétés archaïques. Sous la prolifération des formes primitives d'échange, Mauss a découvert quelques relations constantes dont la plus importante lui a semblé être l'obligation de rendre les dons reçus, obligation qui s'impose, pense-t-il, à cause de l'esprit de la chose [332] donnée : au-delà des biens, dans les biens eux-mêmes, circule une force ou un pouvoir qui force les récipiendaires à rendre le bien reçu. Et c'est la kula mélanésienne, ce vaste système de prestations et de contre-prestations, qui réaliserait le plus parfaitement cette loi sociale, morale et économique élémentaire. Bien qu'il n'ait pas vraiment étudié les systèmes d'échange dans les sociétés modernes (il s'est limité à un examen rapide des vieux droits indo-européens, du droit romain ancien, des droits de l'Inde et de la Chine), Mauss a conclu que ce régime élémentaire des dons échangés survivrait encore dans les sociétés d'aujourd'hui dans lesquelles il ne serait cependant mis en œuvre que de manière marginale à la manière d'une survivance mal liquidée.

Godbout et Caillé sont en désaccord avec ces deux points de la thèse maussienne. Us mettent plus particulièrement en doute sa règle de la réciprocité : pour ce qui est des sociétés contemporaines, Godbout affirme avec de multiples preuves à l'appui que les dons reçus n'y sont pas toujours rendus ; dans le cas des sociétés archaïques. Caillé et Godbout semblent plus hésitants : d'une part, ils admettent, avec Mauss, la règle de l'obligation de rendre mais, d'autre part, le rendu pour un donné leur semble y suivre des itinéraires sinueux, les réponses réciproques y étant souvent décalées dans le temps ou s'y faisant par la médiation de nombreux intermédiaires, dans une spirale alternée de dons et de contre-dons souvent inflationniste et assez éloignée du schéma circulaire envisagé par Mauss. De plus, pensent Godbout et Caillé, il y aurait logiquement un défaut de la pensée dans la loi de la réciprocité : comment un don dont l'essence est d'être spontané, non calculé et libre serait-il encore un don si le retour réciproque était toujours attendu ? La réciprocité ne fait-elle pas subrepticement basculer toute la théorie du don dans l'utilitarisme vulgaire ? Ce sont là de vraies et solides objections à la théorie maussienne mais, à notre tour, nous voudrions demander aux auteurs de L'esprit du don : le fait que le retour réciproque ne soit pas obligatoire implique-t-il que le récipiendaire (personne ou groupe) ne contracte aucune dette à l'égard du donateur ? Et s'il y a dette, est-elle d'une nature différente de la dette marchande ? Godbout et Caillé se réfugient ici dans des réponses vagues comme l'ont fait bien des penseurs avant eux : « Quelque chose nous échappe dans le don et donne le vertige à la raison moderne. Ce qui n'implique pas que le don soit irrationnel » (p. 142).

Relativement à leur second désaccord avec Mauss, Godbout et Caillé sont beaucoup plus assurés : ils se disent gênés, sur un plan théorique, par les relents évolutionnistes qui imprègnent la notion de survivance chez Mauss, d'autant plus d'ailleurs que la sociologie leur montre avec évidence que l'individu moderne est sans cesse engagé dans des rapports de don, faisant même éclater les frontières limitées du groupe où s'était maintenu le régime du don dans les sociétés traditionnelles pour y inclure le don aux [333] étrangers qui serait d'ailleurs devenu la forme spécifique du don moderne. Le don servirait aujourd'hui à se rapprocher de l'étranger, à faire entrer l'inconnu dans le registre du connu, et ce ne serait pas seulement en tant que modification superficielle d'une vieille règle ou comme une survivance qu'il le ferait : une dimension substantive des sociétés humaines serait ici en jeu, une dimension reliée au mécanisme d'ouverture-fermeture, lequel fonctionnerait aujourd'hui dans le contexte de l'anonymat et de la distanciation que la modernité a imposé à nos sociétés. L'enjeu majeur que le don dévoile est devenu autre : il ne s'agit pas seulement de reconnaître les siens à l'intérieur des frontières mais de les ouvrir en allant vers les autres, vers les étrangers.

Mais comment passe-t-on des données ethnographiques ou « socio- graphiques » relatives à la circulation des biens à l'établissement d'une loi comme celle des trois prescriptions (donner, recevoir, rendre) chez Mauss, à celle de l'échange généralisé chez Lévi-Strauss ou à celle du don comme « boucle enchevêtrée » chez Godbout et Caillé ? Un tel passage des faits à leur interprétation met toujours en jeu, chez les chercheurs, un certain nombre de concepts, voire une théorie et une méthode particulière de travail. Dans le cas de Mauss les choses sont claires puisqu'il dit explicitement avoir travaillé à partir de la notion de « fait social total », une notion qu'il a particulièrement développée au cours de ses recherches sur le don : un fait social est totalisateur lorsqu'il constitue une des lignes de force autour desquelles s'organise l'architecture d'une société ou lorsqu'il agit à la manière d'un lien ou d'un ciment qui fait tenir ensemble des éléments diversifiés, contribuant à mettre en évidence la logique qui les interconnecte. Si l'Essai sur le don « inaugure », selon Lévi-Strauss « une ère nouvelle pour les sciences sociales » (p. xxxv), c'est précisément parce que Mauss a mis en application dans cet Essai sa notion du « fait social total », ce qui lui a permis de trouver dans les trois obligations (donner, recevoir, rendre) un système simple pour expliquer à la fois les représentations et les pratiques des acteurs sociaux, les ramenant à quelques mécanismes majeurs et à quelques arrangements dominants.

Mais Mauss se serait arrêté en chemin, selon Lévi-Strauss, à l'entrée de la terre promise structuraliste qu'il n'a pu qu'entrevoir, laissant à d'autres le soin « d'exploiter les possibilités ouvertes par cette méthode » (p. xxxiv) qui invitait à identifier les rapports constants entre les phénomènes. Mauss avait bien vu que, derrière les réseaux factuels d'échange des objets et des personnes, se profile la règle de la triple prescription que Lévi-Strauss lui-même ramènera à une règle encore plus élémentaire, celle de l'échange généralisé. Ce serait dans le retard que l'on a mis en France et ailleurs à poursuivre le programme préstructuraliste initié par Mauss que le fonctionnalisme anglo-saxon aurait trouvé sa chance à travers [334] Malinowski qui a proposé des circuits d'échange trobriandais, de la kula surtout, une interprétation largement opposée à celle de Mauss. Malinowski s'est lui aussi intéressé à dégager les règles de rapports constants qui lient les faits les uns aux autres, mais il l'a fait dans un cadre utilitariste, se limitant à se demander à quoi cette circulation des objets pouvait bien servir et lui cherchant ultimement une justification du côté d'une théorie assez élémentaire des besoins. Ce virage des sciences sociales vers le fonctionnalisme a complètement réorienté, dans une direction utilitariste, toute la réflexion sur l'échange et sur le don, emprisonnant les chercheurs dans des schémas déterministes et mécaniques avec lesquels le livre de Godbout et Caillé rompt radicalement. Leur refus du fonctionnalisme utilitaire cherche à débâtir cet édifice théorique jusque dans ses fondations mêmes ; faut-il rappeler que ce sont, en effet, les données trobriandaises relatives aux échanges de biens dans la kula qui avaient amené Malinowski à proposer la théorie fonctionnaliste qu'il a ensuite étendue à d'autres phénomènes, puis généralisée à l'ensemble du champ social.

Ce ne sera qu'à la fin de la décennie 1940 que Lévi-Strauss viendra réouvrir le débat sur la question de l'échange, le faisant cette fois à partir de l'analyse d'un système d'échange limité, celui qui s'organise autour de la circulation des femmes, et en référence auquel il a mis au point sa théorie de l'échange généralisé. La version lévi-straussienne de la triple obligation maussienne ne se limite pas à simplement ramener le processus du donner, recevoir, rendre à la règle plus élémentaire de l'échange. Lévi-Strauss déplace en réalité le centre de gravité de la théorie de Mauss : la nécessité d'ouvrir le groupe en donnant des femmes à d'autres groupes proviendrait de la loi de la prohibition de l'inceste, l'ouverture aux autres étant provoquée par la soumission à une loi universelle qui accompagne le passage de la nature à la culture. De plus, les objets, cadeaux et présents qui circulent entre les groupes ne sont plus dans la théorie lévi-straussienne que des substituts de la circulation des femmes, ce qui fait de la théorie du don un sous-ensemble de la théorie de l'échange généralisé. C'est dans cette ligne lévi-straussienne que s'inscrivent Godbout et Caillé, partageant avec lui les éléments centraux de sa théorie tout en s'en dissociant sur au moins deux points : ils ont, d'une part, de la difficulté à le suivre lorsqu' il fonde l'échange sur la loi de la prohibition de l'inceste, dans la mesure où elle leur semble introduire une donnée extérieure que l'expérience ne permet pas toujours de valider ; ils lui reprochent, d'autre part, de ne pas distinguer avec suffisamment de clarté les différentes formes d'échange, symboliques, marchandes et autres, qui coexistent au sein de toute société. Ils proposeront comme alternative un modèle qui emprunte des éléments à la théorie de la réciprocité généralisée de Sahlins ainsi qu'à une réflexion sur le rôle du don en tant que médiation permettant la communication entre les groupes humains, en tant que réalité transitionnelle assurant l'ouverture d'un [335] groupe à un autre et, plus fondamentalement, en tant que lien de paix dans le contexte de la rivalité qui oppose les groupes. La réflexion de Godbout et de Caillé au sujet du don aux étrangers comme spécificité du don moderne leur a permis de jeter les bases d'une théorie très prometteuse qui a cependant besoin d'être consolidée. J'y reviendrai en commentant plus loin les notions d'étranger, de dette et de pardon qui m'apparaissent constituer les éléments clés de leur théorie.

Avant de discuter en détail du modèle des rapports de don proposé par Godbout et Caillé à partir de l'image de la boucle enchevêtrée, il me semble utile de revenir à Mauss et à l'énigme que pose sa manière de réfléchir dans son Essai sur le don. On se rappellera que Mauss était parti à la recherche des rapports constants qui lient certains phénomènes dans des réseaux d'échange et que soudainement il semble avoir interrompu sa réflexion pour y introduire, comme de l'extérieur, « la théorie de l'esprit de la chose donnée », transformant la théologie maori du hau en une théorie universelle qui lui permettait de trouver dans « l'esprit de la chose donnée » l'élément fondateur de tous les systèmes d'échange. Lévi-Strauss prétend que Mauss aurait commis là une erreur grave qu'on trouve fréquemment chez les ethnologues et qui consiste à « se laisser mystifier par l'indigène » (1950, p. xxxviii), allant jusqu'à faire « des indigènes mélanésiens... les véritables auteurs de la théorie moderne de la réciprocité » (p. xxxiii). Il ne s'agit pas de savoir si les Maori ont raison ou non de croire que l'énergie qui fait fonctionner leur système d'échange se trouve bel et bien dans le hau, ou de penser que les récipiendaires encourent un danger s'ils rompent le flux de force que le don fait passer à travers eux : c'est là une croyance maori qui ne peut être évaluée que du seul point de vue du système maori dans son ensemble. Cette théologie maori possède, comme toutes les théologies ou systèmes religieux de croyances, une signification contextuelle qu'il s'agit de dégager et qui n'est en elle-même ni vraie ni fausse.

La question qui nous intéresse est fort différente et ne porte nullement sur la vérité potentielle des croyances locales : il s'agit plutôt de savoir si une théorie indigène particulière peut être utilisée par l'ethnologue ou le sociologue pour lui permettre d'identifier la clé qui fait marcher le système de relations dans la culture qui a mis au point cette théorie ; quelle que soit la réponse à cette première question, il faut se demander si le chercheur peut, et à quelles conditions, utiliser la théorie d'une société particulière pour interpréter des situations appartenant à d'autres sociétés, allant éventuellement (comme l'a fait Mauss dans le cas de la théorie de la chose donnée) jusqu'à universaliser une seule théorie qui est alors élevée au niveau de l'absolu. C'est donc du statut du discours indigène dont il s'agit ici, de la position que le point de vue des gens occupe dans la réflexion des sciences sociales et de sa contribution éventuelle à la compréhension des [336] rapports constants qui lient choses, événements, personnes, cosmos et dieux.

On sait que Lévi-Strauss aurait souhaité un Mauss plus structuraliste qui s'en serait tenu à la seule loi universelle de l'échange, sans même s'embarrasser de la triple obligation et surtout sans s'embourber dans une explication animiste passe-partout. Mais est-ce bien vrai que ce serait s'engager sur une voie intellectuellement paresseuse et méthodologiquement périlleuse (à cause de la confusion des niveaux) que de se mettre sérieusement à l'écoute des acteurs sociaux, de recueillir leurs discours et de construire, dans une certaine mesure, le processus d'assignation du sens à partir de ce qu'en dévoilent les théories indigènes. Un tel point de vue est aujourd'hui communément admis dans les sciences sociales qui sont de plus en plus comprises comme des disciplines qui pratiquent une herméneutique de second niveau qui gagne à ne pas être déconnectée de l'exégèse native. L'antipositivisme de Godbout et Caillé les fait précisément aller dans ce sens mais avec timidité : dès l'introduction de leur livre, ils signalent avoir interviewé des gens par rapport à leurs pratiques de don mais ils ne nous disent pas à quelles théories ces personnes adhèrent relativement à la circulation des dons dans les sociétés modernes ; de même, ils présentent une analyse fort équilibrée du statut des interprétations indigènes dans les sciences sociales sans en tirer toutes les implications pour leur propre démarche ; et, enfin, c'est dans une langue complètement étrangère, cérébrale et technique qu'ils élaborent leur modèle théorique du don, vidant les échanges de dons qu'ils ont décrits de leur chaleur, de leur spontanéité et de leur humanité.

En recourant à la théorie du connexionnisme neuronal pour expliquer la boucle enchevêtrée que forme le système de dons aujourd'hui, Godbout et Caillé parlent certes le langage de l'actualité, cédant à la mode de la biologisation des sciences et reprenant indirectement, et sans trop le vouloir peut-être, le discours systémique qui n'est qu'un ersatz contemporain de la théorie fonctionnaliste. Or c'est du refus du fonctionnalisme dont parle tout leur livre, ce sont des personnes et non des choses qu'ils disent et redisent voir circuler dans les dons, et enfin c'est à l'esprit du don et non à sa lettre qu'avait ouvert tout leur livre. L'esprit du chapitre 12 dans lequel les auteurs présentent leur « esquisse pour un modèle du rapport de don », heureusement fort court (p. 275-288), ne s'inscrit nullement en continuité avec ce qui le précède : Godbout et Caillé démarrent bien ce chapitre en discutant avec Derrida de l'effraction que tout don introduit dans un échange, du jeu à l'œuvre dans le cercle des dons et contre-dons, discussion qui aurait pu les conduire à la suite de Derrida à renouer avec la notion de dette, et avec celle de pardon aussi, qu'ils avaient eux-mêmes abordées dans leur texte sans cependant les approfondir. Mais leur réflexion tourne subitement [337] court, dans un virage à 90°, ou pire dans un tête-à-queue tel qu'on ne reconnaît plus, dans leur modèle théorique, l'esprit du don qui avait soufflé sur les 250 premières pages de l'ouvrage. Le langage devient technique, aride et aseptique à un point tel que le lecteur se met à regretter qu'ils n'aient pas eux aussi succombé à la faute maussienne de la théologisation de leur théorie du don, non en la maorisant comme l'avait fait Mauss mais en la judéisant et en la christianisant. Le langage biblique aurait sans doute trouvé plus de résonance dans l'ensemble de leur livre que ne le fait la théorie connexionniste de l'intelligence artificielle. Dans le judaïsme, je le rappelle succinctement, l'accent est mis sur l'initiative libre et gratuite d'un dieu donateur qui place le don avant l'échange, qui institue la loi, à travers le don de la Thorah, avant le contrat, et qui enracine la réciprocité dans une alliance, dans l'élection d'un peuple, faisant de l'acte de donner l'horizon qui englobe et soutient les deux autres moments, le recevoir et le rendre, car ce n'est que par la puissance de la grâce (un don gratuit et libre) que la personne peut accueillir le don et y répondre. Et la théologie chrétienne continue en magnifiant la folle générosité de ce dieu qui dans un excès d'amour paternel est allé jusqu'à donner son propre fils, une victime parfaite qui a accompli dans sa mort le sacrifice indépassable. Aux dons de dieu aux hommes, dons qui ne furent d'abord limités qu'au seul peuple-élu, puis qui furent étendus aux étrangers, aux Gentils, répondent dans un mouvement de réciprocité les dons des hommes à dieu, inégaux en qualité et incommensurablement différents en nature.

C'est là le langage de la théologie judéo-chrétienne qui parle d'élection, d'alliance, de loi, de dette, de sacrifice, de pardon et de réciprocité : un tel langage s'est évidemment élaboré à partir de l'expérience religieuse singulière d'un peuple, et il n'y a aucune raison de penser qu'il soit plus universel que la théologie maori par exemple ; je crois cependant que cet idiome théologique peut être légitimement repris pour poser la question des fondements de la séquence du « donner, recevoir, rendre » qui semble organiser un peu partout la logique du don. En effet, lorsqu'un auteur cherche à esquisser un modèle conceptuel pour traduire de manière précise sa vision des choses, c'est d'un langage dont il a besoin : il ne devient pas un neurobiologiste parce qu'il emprunte ses termes au annexionnisme neuronal, et il ne s'improvise pas non plus théologien parce qu'il reprend le vocabulaire judéo-chrétien. Les mots, les concepts et la théorie ne lui servent que de moyens, que d'illustrations ou mieux que d'instruments. Mais son choix en faveur d'un langage plutôt que d'un autre n'est pas entièrement neutre comme le fait aisément sentir ce court extrait de la présentation du modèle qu'esquissent Godbout et Caillé : « Le don combine la boucle du marché et la hiérarchie de l'État, ce qui en fait une hiérarchie enchevêtrée. C'est pourquoi toute saisie du don par le modèle de l'État ou du marché consiste en une coupe soit verticale, ne retenant que l'aspect [338] hiérarchie, obligation, contrainte, soit horizontale, ne retenant que le réseau simple et plat du marché, régi par une seule loi, celle de l'équivalence, qui neutralise les liens et leur variabilité contextuelle. Seul le don a une boucle étrange et une hiérarchie enchevêtrée » (p. 284). Sous les mots, je reconnais le message : le système d'échange marchand et étatique procède du don et non l'inverse, mais la forme étonne, détonne et choque : fallait-il pour exprimer les résonances du don au sein d'un ensemble interconnecté avoir recours à une telle langue ? N'y avait-il pas mieux à trouver ailleurs, plus particulièrement dans le vocabulaire fourni par les recherches sur les religions, les mythologies et les cosmologies, ou encore dans celui développé dans les courants de sémiologie et, plus spécifiquement, en anthropologie interprétative.

À l'instar de Godbout et de Caillé qui disent avoir trouvé le don partout sous les échanges, je trouve dans leur texte trois mots, trois concepts ou trois notions, l'étranger, la dette et le pardon qui, en s'additionnant, semblent dessiner les contours de ce qui constitue, selon moi, l'essence de leur théorie du don. Ces notions d'étranger, de dette et de pardon parcourent tout leur texte à la manière d'un sous-texte dans lequel s'écrit, d'une manière encore hésitante, le modèle conceptuel qu'ils ont cherché à formaliser. Dans les commentaires qui suivent, j'ai le sentiment de simplement prolonger les réflexions que les auteurs ont eux-mêmes entamées, les poussant un peu plus loin et les élaborant surtout dans une langue plus théologique et plus anthropologique que celle pour laquelle ils ont tardivement opté. Je crois que leur chapitre de modélisation y aurait grandement gagné s'ils avaient eux-mêmes décidé d'explorer plus avant les pistes qu'ils avaient courageusement ouvertes : un certain laïcisme, très à la mode dans les sciences sociales françaises, les a peut-être éloignés du chemin qui s'ouvrait tout grand devant eux et fait dévier vers une voie latérale qui me semble être un cul-de-sac [4].

La notion d'étranger m'apparaît constituer le vrai centre de gravité de la théorie du don chez Godbout et Caillé, non pas parce que le don entre étrangers serait, sur le plan sociologique, la forme spécifique du don moderne, mais plus fondamentalement parce que le don fait à l'autre, au différent, à l'inconnu pose radicalement la question de la clôture de l'espace connu et nous amène à nous interroger sur le pourquoi de cette frontière du groupe dans laquelle furent si longtemps enfermés les dons et les échanges. De fait, dans les sociétés traditionnelles, l'étranger était le plus souvent perçu comme le totalement différent, comme le non-homme même, et les dons lui étaient d'autant moins destinés que cet étranger était souvent vu comme un ennemi. La notion d'étranger nous conduit donc directement à deux notions subsidiaires : celle de rivalité et de guerre entre les groupes, et celle de don en tant que lien permettant de traverser la frontière qui [339] sépare les groupes et en tant que dispositif susceptible de nourrir des liens là où existait la rivalité où à tout le moins l'ignorance mutuelle. La fracture ouverte au coeur d'un groupe social par la présence de l'étranger ne peut être réduite, ou même annulée éventuellement, que par le don qui vient amoindrir la distance et qui transforme le différent, dans une certaine mesure du moins, en du pareil. Le don contribue à effacer la différence, à abolir la distance, et il n'est pas étonnant que ce soit dans les sociétés culturellement pluralistes d'aujourd'hui que les débats autour des lignes de fracture de la société se soient faits principalement à partir de la question du rapport à l'étranger, faisant du don à l'étranger la forme spécifiquement moderne du don.

Si le don tend à se mettre en place aujourd'hui dans les interstices qui séparent ceux du dedans et ceux du dehors, c'est sans doute parce qu'il est de sa nature d'occuper les espaces transitionnels, les zones liminales que sont les passages dans le cycle de vie (naissance, mariage, mort), les carrefours dans la division de l'espace, les périodisations du temps (saisons, fêtes)... La dot que se versent les groupes qui échangent femmes et maris, les prémices des récoltes que les cadets présentent à leurs aînés, les offrandes que l'on place aux carrefours des routes ne constituent-ils pas, en fait, une même stratégie fondamentale par laquelle on cherche à exorciser le danger inhérent à ces zones de passage : les dons fonctionneraient comme une stratégie de conciliation et de paix pour rapprocher des lignages différents, des frères que l'ordre des naissances sépare et pour « domestiquer » des passages où se croisent du connu et de l'inconnu. Le don viendrait, en quelque sorte, consolider les lignes de fracture qui parcourent les sociétés, injectant un surplus de sens dans les espaces de différenciation interne qui menacent sans cesse de les faire éclater : dans les sociétés lignagères et classiques, la menace semblait venir surtout de l'éloignement (relatif) des lignages que la circulation des femmes permettait de rapprocher ; dans celles d'aujourd'hui, ce serait celui qui est radicalement étranger qui pose un problème et face auquel il y a nécessité de s'ouvrir ; et dans les premières comme dans les secondes, on trouverait toujours à l'œuvre la nécessité d'exorciser les vides qui accompagnent les changements d'âge, de statut ou de saison. Et pour combler vraiment les espaces et les temps, les lieux et les moments où le danger se cache, il faut donner et donner généreusement sans regarder ni à la dépense ni à l'apparente improductivité des dons : avec Bataille on peut penser que « l'accent est [alors] placé sur la perte qui doit être la plus grande possible pour que l'activité prenne son sens véritable » (La notion de dépense dans La part maudite, Paris, Minuit, 1967, p. 26-27). Ce n'est donc pas d'un impératif fonctionnaliste que surgit le don mais plutôt d'une exigence de totalisation qui est sensible aux creux, aux vides, aux espaces de danger et à tout ce que les anthropologues ont traditionnellement associé à la liminalité. L'expérience de liminalité qu'affronteraient [340] les sociétés modernes serait celle de leur capacité d'ouverture à l'étranger qui vit en leur sein.

Mais « le don fonctionne à la dette » (p. 49) ont écrit Godbout et Caillé, nous fournissant avec cette notion de dette un autre élément clé de leur théorie. La dette serait de fait omniprésente dans le don mais de quelle dette s'agit-il au juste ? Certainement pas de la dette marchande qui se calcule de manière comptable et dont on peut se libérer en payant le montant exigé. C'est d'une autre dette dont ils nous parlent, d'une dette dont on ne saisit tout le sens qu'à la lumière de la dette que tous les humains contractent à l'égard des parents qui leur ont donné la vie : la dette de la vie reçue constitue un des modèles de la dette inextinguible. Il y a peut-être deux façons de prolonger la pensée de Godbout-Caillé au sujet de cette dette : soit dans la direction d'une réflexion sur le sacrifice en tant que forme suprême du don, soit dans la direction d'une réflexion sur l'absence même de don, sur le « don de rien », de l'illusoire et impossible remise de la dette, comme dans une quête interminable de la justice comptable. Dans le premier cas, il faut dialoguer avec René Girard et dans le second avec Jacques Derrida, deux auteurs dont la pensée affleure un peu partout dans L'esprit du don mais le plus souvent pour être critiquée par Godbout et Caillé.

J'ai laissé entendre plus haut que le sacrifice s'alimente au mieux à une théologie et au pire à une éthique du don. Il convient ici de rappeler ce que l'étude des religions et l'anthropologie nous ont appris au sujet du sacrifice : les choses consacrées sont mises à part, les biens sont brûlés, consumés, et les animaux immolés sont consommés au cours d'un repas auquel participent les dieux et les hommes [5]. Les hommes tendent partout à détruire les dons qu'ils font à leurs dieux parce qu'ils savent que rien, même la meilleure de leurs offrandes (la vierge parfaite, ou le taureau plein de vie...) ne pourrait être à la hauteur des attentes divines : éternels débiteurs face aux bienfaits qu'ils ont reçus, les humains ont appris à pratiquer le don aux dieux sous la forme du sacrifice dans un effort de réciprocité sans la possibilité d'un réel retour, avec une dette qui reste à jamais impayable. Girard a peut-être raison d'affirmer que tout don ne serait ultimement qu'une atténuation de la logique sacrificielle, faisant du don une sous-catégorie du sacrifice. De la même façon, Derrida ouvre des possibilités originales de comprendre le statut de la dette lorsqu'il nous rappelle dans Mémoire d'aveugle (1990) que le don de rien fonctionne comme tout don par contradiction comme dans le Magritte de « Ceci n'est pas une pipe » ou de la « Reproduction interdite » [6]. L'énormité du don de rien vient révéler le caractère dérisoire de tous les dons : le rien donner étant ultimement le seul don véritable que les hommes peuvent faire à leurs dieux face auxquels leur dette reste à jamais impayable. C'est dans une telle théologie du don [341] sacrificiel que s'enracine peut-être ultimement la non-réciprocité que Godbout et Caillé ont placée au coeur de leur théorie du don.

Et enfin on trouve chez ces deux auteurs le concept du pardon. C'est aussi d'une lecture théologique dont ce concept a besoin pour déployer toute sa richesse : chez les Angbandi du Zaïre chez qui j'ai travaillé, il est normal de dire que les esprits des ancêtres ou de la nature se laissent apaiser par les dons et les sacrifices et qu'ils pardonnent, par un don gracieux, aux humains qui ont abaissé leur coeur. Peu importe les détails de la théologie du pardon dans les différentes sociétés, on peut sans doute légitimement penser que le pardon n'est partout que l'envers obligatoire de la dette inextinguible qui entraîne inévitablement culpabilité, souillure et impureté [7]. La personne que le pardon a déclarée pure n'est pas pour autant libérée de ses fautes puisque le nouveau pardon ne la rend que davantage débitrice à l'égard de son Dieu. Don, dette et pardon s'enroulent dans une spirale infinie.

Voilà rapidement esquissée, en trois paragraphes, une contre-modélisation de la théorie du don que j'ai cru lire chez Godbout et Caillé et qui me semble correspondre davantage à leur « esprit du don » que l'esquisse qu'ils ont eux-mêmes présentée dans leur ouvrage. Le modèle triangulaire que permet de dessiner les concepts d'étranger, de dette et de pardon s'organise autour d'une double économie : dette et pardon s'inscrivent pour leur part dans une économie religieuse qui est sans doute universelle (transculturelle) dans la mesure où toutes les théologies et mythologies (y a-t-il en réalité d'autres théologies que mythologiques ?) mettent en scène un être humain qui est sans cesse débiteur face à ses dieux et qui, pour cette raison, doit continuellement présenter des dons, des sacrifices, sans jamais épuiser le dû ; la notion d'étranger elle, ouvre, sur une économie sociale et naturelle, faisant éclater les cadres limitatifs de l'espace qui tend à enfermer chacun des groupes sur eux-mêmes, avec leur dette propre à l'égard de leurs dieux et avec le pardon que ces dieux ne donnent qu'à ceux et celles qu'ils reconnaissent pour être les leurs. Dans cette triangulation on peut se représenter l'étranger comme occupant le sommet d'un triangle dont la base est formée par la tension entre la dette et le pardon, une tension qui est indépassable dans toutes les sociétés du monde mais qui se joue dans chacune à partir d'un enjeu collectif majeur : ainsi le système de la dette et du pardon serait amené à se réaménager dans les sociétés modernes parce que celles-ci doivent fondamentalement composer avec la figure de l'étranger.


[342]

J'ai conscience d'avoir peut-être basculé, en esquissant ce contre- modèle, dans l'erreur de mythologisation que Lévi-Strauss reprochait à Mauss mais comme il n'avait, selon moi, que partiellement raison sur ce point, j'ai obstinément maintenu mon projet. Par contre, et cela est plus grave dans le contexte d'un commentaire de la pensée d'auteurs, j'ai peut-être trahi avec mon vocabulaire théologisant l'esprit sociologique, et même positiviste parfois, que Godbout et Caillé ont insufflé à leur ouvrage. C'est vers l'univers de la sémiologie que j'ai volontairement cherché à rapatrier leur pensée et leurs intuitions, m'intéressant bien sûr à découvrir des signes et du sens dans la circulation des dons mais, au-delà de cette économie sémiologique, j'ai aussi voulu découvrir les lois structurelles qui font marcher partout les diverses économies de signes et de dons. Le titre donné à cet essai : « La loi du don n'est que l'envers du don de la Loi » indique dans quelle direction j'ai pensé trouver un fondement à la théorie du don telle que celle-ci est présentée dans L'esprit du don. La Loi (avec une majuscule) est donnée, se donne, comme le fondement de tout ordre sémiologique et de toutes les lois qui régissent partout le système de don ; elle en est l'envers dans la mesure où elle lui est fortement attachée comme le dos l'est au devant, à la face, à cette face que le miroir ne renvoie pas, qu'il laisse deviner à partir du dos, comme dans la « Reproduction interdite » de Magritte. Et peu importe où l'on saisit cette Loi, elle est au fond toujours la même sous ses différents visages de sorte qu'il est mieux de l'appréhender de dos, à partir de son envers : la Loi se donne d'abord partout dans la prohibition de l'inceste qui force les groupes à aller vers les étrangers en donnant leurs femmes (du moins il en est ainsi dans la lecture lévi-straussienne) ; et la Thorah donnée à Moïse n'est que la version juive de toutes les Lois que les peuples ont placées à la base de leur vie religieuse et sociale, et de même la Loi du Père que les psychanalystes reconnaissent dans l'interdit imposé à l'enfant n'apparaît que dédoubler la règle de la prohibition de l'inceste et le don de la Thorah à ceux que Yahveh reconnaît comme ses enfants. Me voilà, il me semble, parvenu jusqu'à ce roc solide qui sert de fondation, sans doute dans toutes les sociétés, à la loi du don. En fondant celle-ci sur l'envers du don de la Loi, je voulais précisément insister sur ce fondement le plus profond, quel que soit le risque de dé-sociologisation de la réflexion : il me semblait qu'on ne pouvait pas réfléchir sérieusement sur le don, comme l'ont fait Godbout et Caillé, sans prendre un tel risque.

Dans notre monde d'aujourd'hui où la loi de la consommation semble imposer à plusieurs une morale utilitariste, le livre de Godbout et de Caillé ne vient pas que réaffirmer qu'y coexiste aussi toujours en parallèle l'éthique du don. De ce point de vue, le rappel d'une telle dimension confère déjà à l'ouvrage un statut à part qui invite à la lecture. Mais il y a infiniment plus dans ce livre, surtout pour ceux et celles qui s'adonnent à la pratique des sciences sociales : personne ne pourra plus, après avoir fermé [343] ce livre, interroger les faits sociaux de la même manière. C'est en effet d'une réorientation du regard et de la pensée dont parle l'ouvrage de Godbout et Caillé et, à ce titre, il n'y a pas de doute que ce livre s'imposera, de plus en plus, comme un ouvrage de référence obligatoire en sciences sociales. Nous voilà de nouveau dans l'obligatoire alors que c'était du don d'un livre dont il s'agissait.



[1] Le titre de la revue du MAUSS, qui semble à première vue tirer son nom du célèbre Marcel Mauss, renvoie en réalité à l'acronyme suivant : « Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales ». Alain Caillé, professeur à l'Université de Caen, en est le directeur ; Jacques-T. Codbout, professeur-chercheur à l'Institut national de la recherche scientifique de l'Université du Québec, est de son côté membre du Conseil de publication de la revue. En lançant la nouvelle série de la revue du MAUSS en 1988, les responsables écrivaient : « Bizarrement, peut-être, c'est en mettant en doute l'anthropologie utilitariste sur laquelle elles s'étayent de façon privilégiée, et la prétention à l'utilité sociale sur laquelle elles fondent la légitimité de leur spécialisation, qu'il est possible de faire apparaître la question des finalités et de l'utilité effective de ces sciences. La soumission croissante de la vie et de la pensée à un principe d'utilité généralisée bloque, en effet, la pensée à la racine. Pourquoi s'interroger si tout ce qui existe, existe parce qu'utile ? » MAUSS, vol. 1, n° 1, 1988, p. 3. Ce discours pragmatique permet de mieux voir combien le livre de Godbout-Caillé s'enracine dans le projet d'une équipe de penseurs qui cherchent à renouveler le monde des sciences sociales en assignant à celles-ci un nouvel objet. Il n'est pas étonnant dans ce contexte que plusieurs des auteurs cités dans leur ouvrage et sur lesquels ils s'appuient (parmi plusieurs autres : J.-L. Boilleau, J.- P. Dupuy, B. Latour, C. Lefort, P. Jorion, L. Scubla, P. Taiëb, A.-B. Weiner) soient des collaborateurs de la revue du MAUSS.

[2] Une partie des réflexions qui suivent a été présentée oralement dans le cadre de la Table ronde sur L'esprit du don, tenue à la Conférence de l'ACFAS à Rimouski (mai 1993) et organisée par F.-R. Ouellette.

[3] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, précédé d'une Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss par Claude Lévi-Strauss, Paris, Quadrige/Presses universitaires de France, 1950.

[4] Dans son avant-propos à Le cru et le su, Paris, Seuil, 1993, Jean Pouillon exprime dans des termes clairs le dilemme des anthropologues qui travaillent sur les systèmes religieux : « L'unité... de cet ensemble de textes... me semble tenir à une attitude somme toute normale pour un ethnologue et qu'en tout cas il ne peut guère éviter, celle qui consiste à s'intéresser, chez ceux qu'il s'efforce de comprendre, à ce dont il ne croit pas un mot : religions, idéologies, mythologies... » C'est justement parce qu'il n'y croit pas qu'il lui faut avant tout essayer de savoir pourquoi et, d'abord, comment d'autres y croient. Il ne cherche donc pas à critiquer ou à dissiper leurs croyances, serait-ce au nom de sa possible adhésion à celles qui ont cours chez lui : il n'est pas un missionnaire. Comme l'a d'ailleurs noté Evans-Pritchard à propos de ses collègues britanniques (mais sa remarque vaut pour bien d'autres) : « [...] les anthropologues, dans leur majorité, sont indifférents sinon hostiles à la religion ». Néanmoins, cette indifférence ne leur fait pas considérer comme insanes les croyances religieuses ou autres, même si en tant qu'individus telle peut être leur opinion. Ils y voient plutôt des illusions sur lesquelles il convient de s'interroger, car - Freud l'a tristement reconnu et l'histoire l'a abondamment prouvé - elles ont toujours un avenir » (p. 9).

[5] Le travail le plus complet de synthèse sur les sacrifices dans les différentes religions peut être consulté dans les cinq Cahiers que l'URA 221 (École pratique des Hautes Etudes et CNRS) a publiés dans le cadre des séminaires organisés par le groupe de chercheurs : « Systèmes de pensée en Afrique noire ». Michel Catry a coordonné la publication des cinq Cahiers dédiés au sacrifice, lesquels peuvent être commandés auprès de l'École pratique des Hautes Études, à Paris.

[6] Pour une bonne discussion de la pensée de Derrida sur le don, on peut consulter : J.-M. Rabaté et M. Wetzel (dir.). L'éthique du don. Jacques Derrida et la pensée du don, Colloque de Royaumont, Décembre 1990, Paris, Métailié-Transition, 1992.

[7] Le psychanalyste A. Vergote nous rappelle que « tout un chacun doit s'expliquer avec la dette, car, sous différentes formes, la culpabilité en impose le régime » dans Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique, Paris, Seuil, 1978.




Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 10:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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