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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Bibeau, “L’enseignement du français.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont et Yves Martin, L'éducation, 25 ans plus tard ! et après ? Actes du colloque tenu à Québec, en novembre 1989, à l'occasion du 25e anniversaire de création du ministère de l'Éducation et du Conseil supérieur de l'Éducation, pp. 227-240. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1990, 432 pp. [Autorisation formelle confirmée le 6 février 2006 au téléphone par M. Yves Martin et confirmée par écrit le 7 février 2006 de diffuser la totalité de ses œuvres: articles et livres]

[227]

L'éducation, 25 ans plus tard ! et après ?

III.
QUELQUES PRATIQUES DE L’ENSEIGNEMENT

Gilles BIBEAU

anthropologue, Université de Montréal

L'enseignement du français.”


Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont et Yves Martin, L'éducation, 25 ans plus tard ! et après ? Actes du colloque tenu à Québec, en novembre 1989, à l'occasion du 25e anniversaire de création du ministère de l'Éducation et du Conseil supérieur de l'Éducation, pp. 227-240. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1990, 432 pp.


Un étranger qui examinerait ce qui s'est passé durant les vingt-cinq dernières années dans le seul domaine de l'enseignement du français langue maternelle pourrait affirmer qu'il y a eu au Québec des bouleversements socioculturels et éducatifs rapides et suivis. Cette personne constaterait également que l'enseignement du français au Québec se trouve aujourd'hui dans une situation comparable à l'enseignement de la langue maternelle dans n'importe quel pays occidental industrialisé, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit idéale ou pleinement satisfaisante. En fait, la situation actuelle de l'enseignement du français au Québec est plutôt perçue comme problématique sinon inquiétante.

Dans les pages qui suivent, j'essaierai, après avoir évoqué les grands traits de l'évolution de l'enseignement du français, de présenter brièvement la situation actuelle, de formuler quelques-unes des inquiétudes du milieu, de soulever certains problèmes reliés à l'analyse que nous faisons de la situation et d'envisager des éléments prospectifs.

[228]

L'ÉVOLUTION

Qu'il suffise ici pour montrer l'importance de l'évolution de l'enseignement du français au Québec d'énumérer quelques-uns des changements profonds qui ont eu lieu. Les exigences de formation des nouveaux maîtres ont augmenté considérablement : les enseignants du primaire doivent faire un baccalauréat en enseignement primaire avec une composante en français et les enseignants de français du secondaire sont devenus des spécialistes de matière avec un minimum de deux ans d'études universitaires en études françaises en plus de leur préparation pédagogique d'une année ; les programmes officiels ont été refaits en entier à deux reprises (1969 et 1979-1980) ; un programme de perfectionnement des maîtres subventionné par l'État a vu le jour en 1975 et existe encore aujourd'hui (sans subvention, cependant) ; les principes psycho-pédagogiques se sont ajustés aux idées du jour et ont débouché sur l'accentuation de l'individualisation et de la participation, sur le respect de l'acquis antérieur, sur le développement de l'autonomie (un des objectifs spécifiques du programme de français), sur l'expressivité, etc. ; les méthodes d'enseignement et le matériel pédagogique ont été décentralisés et ont éclaté en une grande variété ; les conditions pédagogiques ont été négociées dans des conventions collectives et modifiées considérablement (en général augmentées) ; une Association québécoise des professeurs de français (AQPF) a été formée et une revue devenue prestigieuse, Québec français, créée ; de nombreux colloques, congrès, réunions sur le sujet se sont tenus ; plusieurs mémoires de maîtrise et thèses de doctorat ont été déposés dans les universités et des recherches de plus en plus nombreuses ont été réalisées sur l'enseignement du français.

Si on devait identifier les deux caractéristiques générales qui décrivent le mieux l'évolution, il faudrait nommer la démocratisation et la modernisation qui se sont manifestées de façon visible dans l'enseignement du français. Les changements dans les programmes et dans les orientations ont eu pour effets de donner la parole aux élèves et d'accorder un espace plus grand à l'expérience individuelle. On recherche le développement de la capacité d'exprimer ses idées et ses sentiments personnels et de comprendre les idées et les sentiments des autres, on valorise les habiletés, les savoir-faire, les productions autant (sinon plus) que les connaissances langagières. On [229] augmente l'importance accordée à la culture linguistique et littéraire québécoise et on cherche à modifier l'attitude à l'égard de la langue populaire et familière en la reconnaissant comme valable à son niveau d'usage. Les élèves apprennent aujourd'hui, dans la classe de français, aussi bien à remplir les fonctions langagières quotidiennes qu'à s'initier au monde plus traditionnel de la Culture avec un grand C : ils sont invités aussi bien à écouter les bulletins de nouvelles, à parler des aliments, des vêtements, des films ou des jeux de tous les jours, à discuter des problèmes de circulation, de pollution, d'avortement ou de santé qu'à prendre connaissance des grandes œuvres  du présent et du passé.

La modernité de l'enseignement du français au Québec s'exprime à travers l'objectif majeur du programme qui est, dans ce monde où la communication occupe une si grande place, la maîtrise de la communication verbale dans ses modalités, dans ses fonctions et ses formes diverses, en respectant ses conditions habituelles et les facteurs qui la déterminent et en développant les compétences qui lui sont corollaires.

LA SITUATION ACTUELLE

Il est certain que la modernisation a atteint la classe de français avec ses qualités et avec ses problèmes de surconsommation, de surspécialisation et de surcommunication, pour n'en nommer que quelques-uns. Il est certain que les grandes valeurs démocratiques se retrouvent dans l'enseignement du français avec certaines des caractéristiques de la démocratie comme la primauté de l'égalité et de la liberté sur le rendement, ou encore comme la déresponsabilisation relative des individus et l'hétérogénéisation des valeurs et des référents culturels. Il est certain aussi que des énergies considérables sont consacrées à cet enseignement par des enseignants tout à fait professionnalisés et souvent conscients de la dimension sociale et politique de leur activité. Il est certain enfin que nos classes de français se comparent, toute proportion historique et géographique gardée, avec n'importe quelle classe moyenne de français, d'anglais, d'italien, d'allemand ou d'espagnol langues maternelles en Occident. On pourrait même dire que nos programmes sont à l'avant-garde de la modernité, ou de la conformité socioculturelle, par leur accent sur la [230] communication. Ce qui évidemment ne signifie pas que toutes les classes de français soient hypermodernes : ce sont toujours, au Québec du moins, les exercices de grammaire, les études de textes et les dictées, dans l'ordre, qui occupent le premier rang des activités didactiques, selon l'avis des enseignants eux-mêmes.

Mais... Car il y a un mais. Un mais qui s'applique vraisemblablement à toutes les classes de langue maternelle du monde ; un mais tout de même, que nous ne réussissons pas à conjurer ou à réduire. Au contraire ! Un mais qui grossit, qui s'étend, qui nous confronte et nous défie : ce mais est celui des résultats en regard des objectifs et de la satisfaction en regard des attentes.

Notre objectif démocratique est de donner des chances égales à tous nos élèves afin qu'ils puissent atteindre les objectifs linguistiques, et nos objectifs linguistiques finals sont de leur proposer d'acquérir la maîtrise avancée du français codifié (celui qu'on retrouve dans les dictionnaires et les grammaires) et de la communication soutenue (celle qu'on utilise dans les circonstances formelles ou officielles). Or, il n'y a guère plus de 15% de nos élèves qui atteignent vraiment ces objectifs et on peut estimer qu'il y en a un bon 50% qui sortent de l'école secondaire sans savoir écrire ou même lire « convenablement » le français ; la très grande majorité d'entre eux savent tout de même communiquer verbalement pour les besoins de la vie courante. Nos objectifs linguistiques sont donc atteignables, puisqu'un certain nombre les atteignent, mais nos objectifs démocratiques en prennent un coup : on est même tenté de croire que les objectifs démocratiques mettent les objectifs linguistiques en péril.

Malgré les transformations rapides et suivies, malgré des investissements financiers, culturels et professionnels redoublés, malgré une institutionnalisation et une professionnalisation poussées, malgré une modernisation qui n'a rien à envier à personne (ou presque), malgré l'encadrement intellectuel des universités dans la formation et le perfectionnement des enseignants et d'un ministère qui ne peut plaider l'ignorance, malgré les regards inquisiteurs et compétents de spécialistes et de Conseils supérieurs, il ne semble pas facile de comprendre la situation telle qu'elle apparaît, encore moins de l'accepter comme un fait éducatif incontournable sinon « normal ». L'enseignement de la langue maternelle est aujourd'hui souvent perçu par une partie des intellectuels comme... ( je cite ici les voix que j'entends...) [231] « comme un four, comme le lieu de nos impuissances, comme le stigmate de nos sociétés incultes et débonnaires, comme le symbole de notre échec civilisationnel, comme la rançon de notre individualisme (et de notre succès économique...), de notre agnosticisme (ou athéisme), de notre libéralisme ou de notre relativisme idéologique... ; l'enseignement de la langue maternelle est un indicateur (comme le reste de l'éducation d'ailleurs) de l'état de la nation, état lamentable s'il en est un, incontrôlable, imprévisible, qui ne suit plus les modèles, incohérent, inspiré par la déchéance... » ( et je termine moi-même) déclinant, déclinant tout, sauf les règles de grammaire... C'est là du moins la version noire de ceux qui nous cherchent des « malheurs » et qui ont même fini par trouver une cause à ces malheurs. Il va sans dire que mon daltonisme incorrigible m'empêche de bien voir la couleur de ces « malheurs » : je suis plus porté sur les « bonheurs » de la civilisation moderne.

Au plan de la satisfaction populaire, une enquête récente (1985) montre bien que si les Québécois ne sont pas extrêmement insatisfaits de l'enseignement du français, ils ne sont pas très satisfaits non plus. Sauf pour les élèves de 4e et 5e secondaire satisfaits à 81%, le public, les parents et les enseignants ne sont satisfaits qu'à 50% en moyenne. Pourtant, certaines de leurs attentes sont élevées : ils considèrent comme très important de développer le goût de la lecture, d'avoir un bon vocabulaire, d'adapter son langage à la situation, d'exprimer ses idées et ses goûts et de fonctionner correctement à l'école (suivre les directives, comprendre les questions et exposés du professeur, etc.). Par ailleurs, ils accordent moins d'importance à la lecture et à la production d'œuvres littéraires ou même, particulièrement chez les enseignants et leurs élèves, à la lecture et à la rédaction de textes à caractère scientifique et d'information qui occupent cependant un espace évident dans les programmes. Quand on examine un peu les données de cette enquête, on découvre deux choses frappantes : 1) les attentes et la réalité ne coïncident pas et 2) les attentes des sous-populations interrogées ne coïncident pas non plus entre elles. Il y a une absence certaine de consensus sur les objectifs à poursuivre.

[232]

LA CRISE DE L'ENSEIGNEMENT
DU FRANÇAIS


Si on se fie au discours des médias, des associations d'enseignants, des nombreux Conseils de notre régime politique et de plusieurs intellectuels et éducateurs lors de colloques, de conférences ou dans des articles ou des livres, nous sommes en pleine crise de l'apprentissage du français langue maternelle. On considère en effet que la situation est alarmante et on affirme que c'est l'enseignement qui est malade et que le remède principal se trouve dans la salle de classe : perfectionnement des enseignants (encore), méthodes améliorées (encore), changement des programmes (encore), évaluation plus serrée (enfin), participation des enseignants d'autres matières que le français à la correction linguistique, gestion progressiste et plus serrée, conditions pédagogiques plus favorables, etc.

Cette conclusion ne surprend peut-être pas lorsqu'elle vient de l'intérieur de la structure éducative (les éducateurs étant volontiers masochistes ou parfois en conflit d'intérêt), ou encore des milieux de travail (l'éducation étant un bon bouc), mais elle étonne un peu lorsqu'elle émane du Conseil de la langue française (avis, automne 1987) dont le mandat aurait pu faire entrevoir des origines sociales et culturelles plus larges de ce « mal » langagier surtout après deux de ses publications à mon avis les plus révélatrices sur le sujet, La crise des langues et La norme linguistique. Ces ouvrages très documentés montrent assez, clairement que la crise n'est pas surtout celle que l'on pense, c'est-à-dire celle de la langue ou celle de l'école, mais bien celle de la culture au sens large, de la civilisation peut-être, et que cet état appréhendé de crise se retrouve dans un très grand nombre de pays avec des discours semblables à ceux du Québec. Bien plus, la crise itérative (verbe nouveau) depuis... toujours, la dernière référence étant celle de l'Antiquité grecque, où les précepteurs se plaignaient de l'ignorance de leurs élèves (pupilles ou pupils).

Pourquoi alors ces alarmes, pourquoi ces reproches au système d'éducation (à la fois démocratisé et modernisé), pourquoi cet énervement soudain, surtout de personnes qui vivent dans le système lui-même et qui devaient savoir tout cela depuis... toujours ? Pourquoi remettre l'accent sur une nouvelle réforme de l'enseignement de la langue, comme si la réforme récente n'avait pas été bien faite ou comme si on s'était trompé, comme si le système éducatif (y compris [233] le ministère) était incompétent et que les réformes antérieures n'avaient rien appris à leurs auteurs et à leurs successeurs, ou encore comme s'il était possible ou facile de changer quelque chose à cette situation.

Comme le laissent à penser les travaux de la sociolinguistique, de la psycholinguistique et de l'ethnologie, de même que les ouvrages cités plus haut du Conseil de la langue française auxquels on peut se référer facilement, il semble bien que les problèmes évoqués ne ressortissent pas surtout du domaine éducatif mais sont plutôt des « problèmes » socioculturels plus généraux qui requièrent une attention socioculturelle plutôt que pédagogique.

Nous avons affaire à une pseudo-crise de l'enseignement du français. Et cette pseudo-crise est attribuable à mon avis à une lecture insuffisante ou trop étroite de la réalité scolaire et à des alarmes inspirées par des objectifs éducatifs dépassés (et immanquablement irréalistes) ou même, si j'osais, dogmatiques. C'est un peu comme si plusieurs de ceux qui regardent et jugent l'enseignement actuel du français n'avaient pas assisté (ou même parfois contribué) à sa démocratisation et à sa modernisation, comme si on pouvait confondre l'intention avec la chose ou comme si la sociolinguistique, l'ethnologie et la psycholinguistique n'existaient pas.

UNE LECTURE ÉTROITE
DE LA RÉALITÉ SCOLAIRE


On peut se demander en premier lieu pourquoi beaucoup de personnes, et encore davantage celles qui appartiennent au monde de l'éducation, jugent la situation actuelle dramatique (et cela, rappelons-le, comme tous les vingt ans depuis sans doute l'invention de l'école, pauvre Charlemagne !, ou depuis la succession des générations, ce qui mène encore plus haut...). Pourquoi cela, alors qu'il paraît assez clairement que la situation n'est pas dramatique, du moins au plan social, puisque la communauté réussit sans difficulté à combler ses besoins en langue codifiée et en communication soutenue ? Une plus grande attention aux besoins socio-économiques améliorerait sans doute la distribution des compétences, mais rien ne permet de penser qu'elles sont insuffisantes. Je reviendrai plus loin sur les besoins personnels. Pourquoi, en second lieu, ne considérer que des solutions [234] pédagogiques à des problèmes qui ont leur source principale en dehors de l'école et en dehors des enfants ?

Ma réponse à la question du dramatique est que nous avons du mal à accepter le changement culturel. À venir jusqu'à récemment [...] nous traitions les cultures étrangères de barbares, de primitives, d'inférieures, d'incultes (antinomie ethnologique), de non développées, etc. ; aujourd'hui, nous traitons la version moderne ou la plus récente de notre propre culture avec les mêmes qualificatifs. Ne sommes-nous pas en train de commettre là aussi une injustice, d'affirmer des faussetés, de manifester une forme subtile de racisme ?...

Ma réponse à la question des solutions pédagogiques à des problèmes socioculturels est que nous ne voyons que ce que nous regardons (et encore !). Vus de l'intérieur de l'éducation avec des yeux d'éducateurs qui, pour la plus grande partie, ne sont jamais sortis du système éducatif (jadis élèves, aujourd'hui professeurs), les problèmes n'ont que des dimensions éducatives. D'autant plus que la possibilité pour des éducateurs d'intervenir en dehors de l'éducation est très réduite en vertu du compartimentage des disciplines, des formations, des spécialisations, des méthodes et même des concepts. De sorte qu'on peut penser que les éducateurs et les spécialistes de l'enseignement du français cherchent des solutions en éducation parce qu'ils ne peuvent pas les chercher ailleurs, ce qui ne veut évidemment pas dire que les solutions qu'ils trouvent soient les bonnes ou que les espoirs qu'ils y mettent soient fondés.

En fait, le monde de l'éducation est peut-être trop enfermé sur lui-même, y compris au niveau universitaire. Bien plus, la tendance actuelle est de rendre l'éducation et la didactique encore plus autonomes comme disciplines, c'est-à-dire de les isoler davantage des disciplines dites contributoires comme la sociologie, la psychologie, la philosophie, la linguistique, les études de langue, etc. Il y a donc de fortes chances pour que la perspective actuelle sur l'enseignement du français se maintienne et même s'accentue et que les regards que les éducateurs jettent sur la réalité scolaire soient encore plus étroits dans l'avenir que maintenant (à moins évidemment que mon article ne chambarde tout...).

[235]

DES CARACTÉRISTIQUES
SOCIOCULTURELLES


Quelles sont donc les caractéristiques socioculturelles qui prévalent dans les pays industrialisés pour entraîner ce type de situation ?

Ces caractéristiques, encore à définir plus exactement, sont vraisemblablement reliées à la grande liberté des enfants de ne faire finalement que ce qu'ils aiment et/ou ce qu'ils veulent en l'absence d'un encadrement familial et scolaire serré, à l'influence des médias électroniques qui ont adopté des contenus populaires, quotidiens ou familiers, à l'assurance d'un accès possible à une masse de services destinés à protéger et à secourir les citoyens lorsqu'ils en ont/auront besoin et à l'économie d'investissement personnel immédiat qui en découle (y compris dans le domaine de la langue et de la communication), enfin à la tolérance générale à tous égards, tolérance construite sur l'ouverture aux autres, sur le respect de leur culture, sur l'égalitarisme.

L'une des conséquences majeures, de l'égalitarisme, conjugué à la liberté et à l'autonomie à l'intérieur d'une communauté où peuvent coexister plusieurs sous-cultures et plusieurs usages linguistiques, est la réduction du consensus des citoyens. On accepte, on tolère la norme des autres à la condition (plus ou moins explicite ou consciente) que les autres acceptent ou tolèrent sa norme à soi. Comme pour tout le reste (ou presque), les normes linguistiques se négocient de plus en plus et chaque citoyen jeune ou vieux (mais surtout jeune) peut jouer le rôle de négociateur, au moins pour lui-même. Et lorsqu'on négocie, on n'impose pas : on échange.

Mais la communication, me direz-vous, ne peut réussir que lorsqu'il y a un accord, une norme commune ! Et nous sommes dans l'ère de la communication ! Je répondrai d'abord (en arrondissant les coins et en faisant beaucoup de parenthèses) que l'intercompréhension peut se construire de façon très variée et que les habiletés communicatives (maîtrise des conditions et contextes de communication, savoir écouter, parler, lire, écrire, maîtrise des types de discours et de leur fonction, etc.) sont pour ainsi dire autorégulatrices, c'est-à-dire qu'elles se développent par l'exercice en fonction des besoins : lorsqu'elles ne se développent pas, c'est qu'elles ne sont pas perçues comme nécessaires ou qu'elles ne s'exercent pas dans des conditions naturelles. En second lieu, il est fréquent (souvent observé aussi bien en langue [236] maternelle qu'en langues secondes) que certaines habiletés se développent beaucoup en niveaux et en extension alors que d'autres habiletés ne se développent que peu. On voit par exemple des personnes très habiles à parler, mais incapables d'écrire sans fautes ; on voit aussi l'inverse ; contrairement à ce qu'on entend souvent, l'habitude de la lecture n'entraîne pas automatiquement ni généralement une meilleure écriture ; de même, les facteurs cognitifs, affectifs et même physiques font varier le développement des compétences langagières individuelles. Bref, chacun développe les habiletés dont il a besoin à court ou à moyen terme et ne se laisse pas imposer un usage éloigné du sien ou de sa communauté proche, à moins d'en voir et d'en accepter les justifications.

La norme commune et la codification linguistique, faciles à justifier et à mettre en place dans certains secteurs d'activité de la communauté comme l'administration, la technologie, les sciences, etc., ne se justifient pas (et ne s'acceptent pas) aux niveaux familier et populaire de la communication courante, lot actuel et futur de la majorité des citoyens. En tout cas, les justifications traditionnelles comme la préparation à la communication internationale ou l'accès à la littérature française ne suffise pas à entraîner chez la majorité des élèves la motivation recherchée pour une norme du français dit « standard ».

Le milieu de l'éducation n'est pas à cet égard un milieu nécessairement exemplaire ou constant : c'est un milieu mixte où se mêlent la langue courante et familière et la langue codifiée et soutenue. Le discours pédagogique traditionnel se rapprochait plutôt de l'usage soutenu, mais le discours pédagogique « moderne et démocratique » se rapproche davantage de l'usage familier. Ce dernier est d'ailleurs encouragé par 30% des enseignants et toléré par un autre 50%, ce qui fait 80%, si on se fie aux enquêtes récentes.

Nous assistons sans doute à un réalignement de la normalisation linguistique. Réalignement inspiré par la libéralisation culturelle, l'« équipollence » ou l'égalitarisme, la modification des classes sociales à travers la démocratisation, l'urbanisation et l'hyper-communication, de même que le déplacement des besoins et l'accessibilité des services. Nous sommes en train de découvrir le pluralisme des normes linguistiques à travers des réseaux complexes de communication où chacun s'ajuste « naturellement » selon ses goûts, ses capacités et ses besoins.

[237]

Nous pouvons toujours nous demander si la différence entre les objectifs et les résultats est due à une erreur de jugement qui nous a amenés à neutraliser au maximum les variables éducatives et à tenter de réduire ainsi les écarts, ou si elle est pleinement consentie dans la volonté de favoriser avant tout les valeurs égalitaires en sachant que, à tout le moins, la différence ne serait pas recherchée ou encouragée. Quoi qu'il en soit, nous sommes aujourd'hui dans une situation qui ne nous épargne pas les différences énormes entre les individus.

DES « PROBLÈMES » INDIVIDUELS

La question des rapports entre l'apprentissage individuel de la langue codifiée, le développement intellectuel, la capacité d'expression, la compréhension du réel et l'instrumentation sociale et éducative demeure une question fondamentale qui mérite toujours la plus grande attention. Elle ne s'est jamais posée avec autant d'acuité qu'aujourd'hui. L'éducation et l'enseignement du français ont normalement pour objectif de fournir à chaque enfant l'occasion de se développer à tous les points de vue, et la langue paraît être l'instrument universel, capable de donner lieu à toutes les formes de développement. Aussi, les écarts remarqués entre les objectifs fixés et les résultats obtenus par un grand nombre de jeunes amènent souvent à conclure que beaucoup d'entre eux ne réalisent pas à l'école le développement souhaité et risquent de demeurer pour ainsi dire handicapés. Mais cette vision des choses qui paraît découler d'une logique implacable est à mon avis trop générale pour ne pas être vraie et fausse à la fois.

En fait, les rapports entre le fonctionnement intellectuel et ce qu'on appelle souvent la qualité linguistique n'ont pas encore été étudiés scientifiquement et l'hypothèse que le niveau de langage et le fonctionnement intellectuel soient reliés de façon nécessaire et absolue est mise en doute : le fait que le langage codifié et soutenu facilite grandement les opérations intellectuelles formelles n'implique pas la réciproque. De même, la capacité d'expression des opinions et des sentiments a certainement des liens avec les registres linguistiques mais ces liens ne sont pas non plus biunivoques ni toujours nécessaires, bien que le développement du langage codifié soit une bonne occasion de développer sa capacité d'expression. En ce qui concerne les études supérieures, même si on affirme souvent que la langue [238] codifiée doit être maîtrisée pour réussir, dans les faits beaucoup d'étudiants qui seraient considérés comme faibles ou moyens en langue réussissent très bien leurs études, dans certaines disciplines du moins, jusqu'à la maîtrise ou même au doctorat. Cela sans compter les nombreux spécialistes de toutes sortes actuellement en exercice qui ne réussiraient pas l'examen de cinquième secondaire en français écrit.

Il ne faudrait donc pas dramatiser ici non plus. Il faudrait même cesser de prétendre que ceux qui font des fautes d'orthographe, qui utilisent des termes dits impropres ou qui ne construisent pas leurs phrases et leurs textes selon les modèles classiques témoignent ainsi de problèmes de pensée ou d'expression personnelle. Ce serait là risquer de confondre les normes sociolinguistiques avec les fonctions fondamentales du langage, de considérer l'absence de consensus linguistique comme l'absence de raisonnement et oublier que les milliers de formes du langage humain ne compromettent pas son existence ni l'avenir de la pensée pour l'espèce... Au contraire, peut-être ! Comme en biologie.

DES DEVOIRS À FAIRE

Sans préjudice pour tout effort destiné à la modifier ou à l'améliorer par ailleurs, le premier devoir que nous pourrions nous donner est certainement d'analyser de façon plus détaillée et plus interdisciplinaire les différents aspects de la situation actuelle. Il me semble que nos travaux de recherche en éducation et en enseignement du français sont trop prescriptifs ou trop « développementaux » ; nous avons un tas d'idées sur ce qu'il faudrait faire, mais pas beaucoup de données sur ce qui se fait présentement dans les classes. L'amélioration du système ne se fera pas si nous n'avons pour le décrire que des commentaires d'observateurs.

Le deuxième devoir me paraît être celui de chercher à connaître de façon plus précise et plus objective le niveau de développement des élèves dans chacune des habiletés reliées à la maîtrise du français codifié et de la communication soutenue. Les données que nous avons présentement sont très partielles (elles portent sur des aspects limités du savoir écrire orthographiquement et du savoir lire) et sont le plus souvent incompatibles et non cumulatives. Cette description pourrait [239] se faire non seulement en fonction des objectifs des programmes (de façon interne), mais aussi en fonction de la langue québécoise elle-même telle qu'elle se pratique en dehors de la salle de classe et de l'école (de façon externe).

Un troisième devoir, impérieux celui-là, est d'adopter une attitude plus réaliste à propos de l'enseignement du français. Il nous faut réajuster nos attentes en tenant compte des faits pour l'instant inéluctables et très probablement incontournables. Il nous faut accepter l'idée que la maîtrise du français codifié et de la communication soutenue est une spécialité réservée aux usages langagiers formels et aux services techniques de la société. Par ailleurs, si nous voulons que les services langagiers formels soient rendus, il nous faut étudier plus soigneusement les besoins langagiers réels dans les différents milieux en cessant de considérer que tous les citoyens doivent être des spécialistes dans toutes les habiletés de la langue codifiée et de la communication soutenue. Il nous faut faire l'étude attentive des besoins réels dans l'administration, dans l'entreprise, dans les services, dans les loisirs et dans les études supérieures, d'une part pour assurer une planification un peu nuancée de la distribution des compétences, d'autre part pour éviter d'imposer des exigences inutiles. (Il y a une forme de cynisme à placer les cibles toujours trop haut et trop loin, ou encore à les multiplier inutilement.)

Un quatrième devoir m'apparaît aussi nécessaire à faire que les autres, bien qu'il soit à plus long terme, c'est celui d'étudier la fonctionnalité linguistique des individus dans la société moderne. La question des rapports entre le développement langagier et le développement intellectuel, social et culturel doit être à mon avis étudiée d'urgence, et cela dans différents contextes et dans différentes langues, si nous voulons clarifier le rôle et les objectifs de l'enseignement de la langue maternelle dans les systèmes d'éducation et nous assurer que les objectifs démocratiques que nous chérissons ne condamnent pas une bonne partie des citoyens à l'inefficacité sociale ou au rejet injustifié par les autres citoyens.

L'enseignement du français et les questions qui lui sont corollaires doivent passer au stade de l'observation et de la description rigoureuses si nous voulons réduire la confusion qui existe dans notre perception de la situation et trouver quelques réponses aux interrogations de... la prochaine génération.

[240]

RÉFÉRENCES UTILES

Bédard, E. et J. Maurais (réd.), La norme linguistique, Québec et Paris, Conseil de la langue française et le Robert, 1983, 850 p.

Bibeau, G., L. Doucet, ).-C. Poirier et M. Vermette, Enquête sur le français écrit dans les cégeps (EFEC), Montréal, Cégep de Maisonneuve, 1975, 168 p.

Bibeau, G. (réd.), L'éducation et le français au Québec (Actes du Congrès Langue et Société au Québec, Tome IV), Québec, Éditeur officiel du Québec (pour le Conseil de la langue française), 1984, 493 p.

Bibeau, G., C. Lessard, M.-C. Paret et M. Thérien (avec la collaboration de P. Georgeault), L'enseignement du français langue maternelle ; perceptions et attentes, Québec, Éditeur officiel du Québec (pour le Conseil de la langue française), 1987, 292 p. (Coll. Dossiers du Conseil de la langue française, n° 27).

Bibeau, G., C. Lessard, M.-C. Paret et M. Thérien (avec la collaboration de P. Georgeault), Les perceptions et les attentes des Québécois à propos de l'enseignement du français dans les écoles (Enquête réalisée pour le Conseil de la langue française) : rapport préliminaire, 1987 ; rapports de recherche : Tome II, 1988 ; Tome III, 1989.

Bibeau, G., « La question du français à l'école et dans la société », Apprentissage et socialisation, vol. 11, n° 1, 1988, 6 p.

Bureau, C, Rapport d'enquête sur la qualité du français écrit des étudiants de la Faculté des lettres de l'Université Laval, Québec, Université Laval, 1978, 90 p.

Bureau, C, Le français écrit au secondaire. Une enquête et ses implications pédagogiques, Québec, Éditeur officiel du Québec (Documentation du Conseil de la langue française, n° 19), 1985, 136 p.

C.E.Q., Le français en tête, (Colloque sur l'apprentissage du français au Québec), Québec, Communications CEQ (avec la collaboration de l'AQPF), 1989, 570 p.

Gagné, G. et B. Lindfelt (réd.), Principes directeurs pour l'amélioration du français, langue maternelle (Rapport du Comité consultatif sur l'enseignement du français), Québec, Conseil de la langue française (Notes et documents, n° 65), 1987, 99 p.

Gagné, G. et G.-R. Roy (réd.), Didactique du français langue maternelle : bilan des recherches québécoises, Sherbrooke et Montréal, Éditions du CRP et PPMF primaire, 1989, 167 p.

Lamarche, R. et E. Tarrab, Bibliographie de travaux québécois, Vol. I : Psycholinguistique et pédagogie de la langue, Québec, Office de la langue française (Coll. Langues et sociétés), 1988, 175 p.

Maurais, J. (réd.), La crise des langues, Québec et Paris, Conseil de la langue française et Le Robert, 1985, 490 p.

Noël, C. et F. Gervais, Problèmes orthographiques d'étudiants universitaires, Québec,

Conseil de la langue française (Notes et documents, n° 64), 1986, 155 p.

Roberge, A., Étude comparative sur l'orthographe d'élèves québécois, Québec, Conseil de la langue française (Notes et documents, n° 41, 1986, 90 p.

On consultera aussi avec intérêt plusieurs des publications, rapports annuels et avis des Conseil des universités du Québec, Conseil supérieur de l'éducation, Conseil des collèges, Conseil de la langue française, de l'Office de la langue française et du ministère de l'Éducation.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 18 août 2014 8:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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