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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Bibeau, “Authenticité et ambiguïté d'une implication dans un institut africain de recherche.” (1984). Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 8, no 1, 1984, pp. 95-115. Numéro intitulé: L'archéologie du social. Québec: département d'an-thropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteur 21 août 2007 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Gilles Bibeau * 

Authenticité et ambiguïté d'une implication
dans un institut africain de recherche
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 8, no 1, 1984, pp. 95-115. Numéro intitulé : L'archéologie du social. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Introduction
 
Les guérisseurs entre l'authenticité et la santé communautaire
Décolonisation intellectuelle et créativité scientifique
La sous-culture de l'administration de la recherche
Les aléas des recommandations et conclusions du rapport de 1978
Épilogue 1984
 
Conclusion : une éthique de l'ambiguïté
 
Références bibliographiques

 

Introduction

 

À distance et dans le confort d'un bureau de professeur d'université ou de conseiller en développement international, il est facile de concevoir les conditions idéales de l'implication d'un anthropologue dans les projets particulièrement urgents et d'importance névralgique pour les pays du Tiers-Monde. Nous plaçons généralement les thèmes suivants au nombre de ceux qui devraient interpeller les anthropologues qui travaillent dans les pays en développement : comment réaliser leur industrialisation sans compromettre leur agriculture de subsistance ? comment intégrer les « règles matrimoniales traditionnelles » au sein d'un système juridique civiliste et étatique ? comment procéder à des réformes agraires sans léser les droits fonciers des lignages ? comment intégrer aux appareils étatiques les détenteurs du pouvoir politique traditionnel sans détruire la logique de l'existence même de ce pouvoir ? comment éduquer le plus grand nombre, en fonction de quelles normes et selon quels objectifs ? 

Les anthropologues se sont toujours intéressés à ces diverses questions économiques, sociales et culturelles. Le plus souvent cependant, ce fut dans le but de décrire ce qui se passait sous leurs yeux et de dresser en quelque sorte un diagnostic de la situation. Bien peu ont fait porter leur réflexion sur ce que devrait être la pratique d'un pouvoir politique qui, par hypothèse, voudrait réellement assurer la modernisation des conditions de vie de la population tout en maintenant son identité culturelle. En d'autres termes, les anthropologues ont davantage contribué à faire ressortir les problèmes qu'à identifier des solutions pour ceux-ci ; parce que, depuis les indépendances, ils sont généralement des chercheurs en transit dans un pays hôte, ils ont rarement été invités à proposer des plans ou à faire des recommandations aux responsables de ces pays qui, ainsi, auraient pu prendre quelques décisions importantes en meilleure connaissance de cause. 

Dans cet article, nous analysons le contexte dans lequel s'est déroulée une recherche qui a porté sur la mesure de l'efficacité de la médecine des guérisseurs dans le but non seulement de comprendre cette médecine mais également de faire des propositions concrètes aux responsables politiques quant à sa place et à son rôle dans le système médical du pays. Cette recherche, dont j'ai assuré la coordination, s'est déroulée pendant quatre ans (1974-1977) dans le cadre de l'Institut de Recherche scientifique du Zaïre à un moment où l'ensemble de sa problématique était en pleine restructuration. Quant aux chercheurs zaïrois, ils vivaient alors une profonde crise d'identité intellectuelle. 

Outre ce contexte immédiat qui n'a pas été sans influencer fortement tout le déroulement du projet de recherche, il faut signaler que le pays, depuis 1973, vivait sous l'influence dominante de la « politique de l'authenticité ». Dans ce cadre général, la médecine pratiquée par les guérisseurs était d'un intérêt particulièrement sensible. C'est sous les feux de la rampe que nous avons saisi une partie de notre « sujet de recherche » tant les guérisseurs étaient à la une des mass-media (journaux, radio et télévision). Au moment où nous terminions notre recherche en 1977-78, la situation avait complètement changé puisque les problèmes de la « banqueroute financière »du pays avaient pris le pas sur la politique de l'authenticité, faisant du même coup disparaître le recours aux guérisseurs en tant qu'enjeu d'identité culturelle. 

On peut rêver en théorie d'une implication qui ne soit guère compromettante mais lorsqu'en fait on s'engage dans un projet concret, on s'aperçoit vite que la réalité est impitoyable et qu'il faut prendre acte de toutes ses composantes y compris la politique nationale. On est ainsi entraîné dans les questions qui agitent les milieux intellectuels nationaux et on ne peut pas ne pas prendre parti. Ce sont là les principaux éléments de ce vaste contexte, porteur et limite de toute recherche, y compris celle sur la médecine traditionnelle, que nous analyserons dans cet article. 

Les guérisseurs entre l'authenticité
et la santé communautaire

 

En 1974, le Zaïre a fait la manchette des grands journaux occidentaux sa politique économique axée sur la zaïrianisation y était discutée et même vertement critiquée. Durant cette année-là, les commerces, plantations et entreprises appartenant à des non-Zaïrois leur furent enlevés par décision politique et remis entre les mains de citoyens zaïrois qui devenaient du jour au lendemain des « acquéreurs » - selon l'expression populaire - et du coup de nouveaux riches. Cette même année, une autre décision politique a conduit à l'étatisation des grandes entreprises privées. Devenues sociétés d'État, elles furent dorénavant dirigées par de nouveaux gestionnaires nommés par l'État. On connaît la suite de cette aventure qui a été à l'origine du départ massif vers d'autres pays, dont le Canada, des Pakistanais, Libanais, Grecs et Portugais n'étant plus autorisés à « faire des affaires » au Zaïre. Les « acquéreurs » zaïrois furent bientôt dans l'impossibilité de maintenir leurs « affaires » surtout par manque de devises fortes, ce qui rendait difficile l'importation des produits offerts sur les marchés étrangers. Le gouvernement zaïrois fut obligé de procéder deux ans plus tard à la rétrocession aux anciens propriétaires d'un nombre important d'entreprises et commerces. Cet échec a conduit à la rédaction d'un nouveau Code des Investissements qui favorise principalement depuis 1976 les associations entre le capital local et le capital étranger de sorte qu'on a vu surgir au cours des dernières années de nombreux « joint ventures » par lesquels Zaïrois et étrangers collaborent. 

On ne peut rien comprendre à la zaïrianisation radicale de l'économie du pays en 1974 si on ne replace pas ce phénomène d'expropriation des étrangers dans le cadre du mouvement d'authenticité politique qui dominait le Zaïre de cette époque. L'idéologie de l'authenticité qui enthousiasma, pour un moment tout au moins, aussi bien les intellectuels que le peuple, se fondait sur la conviction que les pays africains doivent chercher dans leurs propres traditions la solution à leurs problèmes. Selon les discours officiels de l'époque, l'authenticité devait se manifester dans la création de formes originales de pouvoir politique dans un style général de vie davantage africain, dans la mise sur pied de nouvelles pédagogies adaptées à la mentalité, en un mot, dans le rejet des normes culturelles empruntées à l'Occident et dans la valorisation des versions modernisées des cultures traditionnelles. 

On aurait pu douter de la volonté politique du président Mobutu chez qui les volte-face inattendues étaient coutumières mais les premières décisions prises par lui à cet égard ont permis de croire dans le sérieux de la révolution qui s'amorçait. Les prénoms chrétiens furent d'abord abolis, ce qui occasionna un affrontement violent avec le cardinal Malula, archevêque de Kinshasa, qui voyait avec raison dans cette décision un effort de revalorisation du culte des ancêtres et des religions traditionnelles. Le costume occidental fut ensuite interdit et remplacé par l'abakost pour les hommes et le pagne noué autour des reins pour les femmes qui ne furent plus autorisées à porter ni le pantalon ni la robe occidentale. Le lingala fut à la même époque de plus en plus favorisé au détriment du français dans toutes les réunions auxquelles assistaient des Zaïrois. 

C'est également dans le contexte de l'idéologie de l'authenticité qu'il faut situer le mouvement de promotion de la médecine traditionnelle qui s'est répandu dans les couches populaires du pays à partir de 1973-74. Les guérisseurs sont soudainement devenus beaucoup plus visibles qu'ils ne l'avaient été pendant les années précédentes. L'enthousiasme populaire a gagné assez rapidement les milieux scientifiques et politiques mais tout le monde était alors d'avis qu'il fallait procéder avec prudence dans un domaine qui touchait non seulement au maintien de la santé dans la population mais qui concernait également le rapport du pays à la modernité et à la science. Au niveau des responsables des politiques nationales de santé, on reconnaissait la nécessité de prendre en considération les activités thérapeutiques des guérisseurs mais on voulait d'abord et avant tout s'assurer de leur validité scientifique et de leur efficacité pratique : est-il bien sûr que ces formes de soins « ancestrales » sont encore adaptées à notre nouvelle forme de vie ? quels sont les domaines dans lesquels ces pratiques sont efficaces et dans quels cas sont-elles éventuellement nuisibles ou dangereuses ? quand et pourquoi les malades ont-ils recours à cette forme traditionnelle de soins ? si le pays était bien desservi par des hôpitaux et des dispensaires, la population consulterait-elle encore les guérisseurs ? Toutes ces questions et bien d'autres surgissaient comme autant de contestations critiques face à l'application de la politique de l'authenticité dans le domaine de la santé ; certains refusaient même toute politisation du champ scientifique en soutenant que l'authenticité devait se limiter aux seuls domaines culturels. 

Les interrogations sur la dimension scientifique de la médecine traditionnelle et sur l'efficacité des pratiques des guérisseurs ont été d'autant plus facilement prises au sérieux qu'elles rejoignaient des questions fort semblables que les responsables de la santé nationale adressaient cette fois à la médecine occidentale : notre système de soins permet-il vraiment de solutionner nos problèmes de santé ? peut-on encore continuer à ignorer le fait que la population recourt systématiquement aux deux systèmes de soins ? La contestation par de nombreux Zaïrois de l'organisation de leurs services de santé était elle-même alimentée par un mouvement d'opinion internationale qui favorisait de plus en plus la santé communautaire et l'approche préventive. 

Tous les spécialistes étaient de fait depuis longtemps d'accord pour reconnaître une inadéquation entre la structure des services sanitaires et les formes prévalentes de pathologie dans la population mais aucun planificateur n'avait osé jusque-là déplacer le centre de gravité du système de soins. Il suffisait pourtant de jeter un coup d'œil sur la situation des services de soins de santé pour se rendre compte du fait que la concentration des hôpitaux en milieu urbain et la priorité donnée aux médecins ne pouvaient nullement améliorer le niveau général de santé de la population. Nous nous limitons ici à fournir quelques indicateurs afin de permettre au lecteur de se représenter la situation. L'espérance de vie à la naissance était en 1974 de 40 ans. Sur 1,000 naissances viables, 150 enfants mouraient avant l'âge d'un an et 50 autres mouraient chaque année entre 1 et 4 ans. Les maladies infectieuses et parasitaires existaient à l'état endémique dans tout le pays et, par endroits, on trouvait malaria, schistosomiase, onchocercose, tuberculose, malnutrition et bien d'autres problèmes. Une telle pathologie s'explique principalement par la mauvaise qualité de l'environnement sanitaire (latrine, évacuation des déchets, pas de contrôle des vecteurs) et par des conditions de vie inadéquates, devant lesquelles la médecine curative ne possède qu'un effet limité. 

Sous l'instigation d'hommes politiques influents, et il faut surtout citer parmi eux le docteur Nguete Kihkela, on publia en 1974 le « Manifeste de la Santé et du Bien-Être du Peuple zaïrois » qui optait explicitement « pour la prévention et l'assainissement du milieu de vie, les naissances désirables et les équipements collectifs des communautés de base, sans pour autant négliger la médecine curative ». Un virage, du moins au niveau des intentions et des affirmations de principe, s'est brusquement opéré vers la santé communautaire. 

Le mouvement lancé par le docteur Nguete Kihkela en faveur d'une approche préventive et éducationnelle de la santé a joui, du moins au début, d'une grande crédibilité dans le pays grâce au fait notamment que l'Organisation Mondiale de la Santé (O.M.S.) a demandé à ses États membres, par voie de résolution adoptée lors de son assemblée annuelle, de s'orienter vers le secteur des soins de santé primaires en utilisant au maximum les ressources matérielles et humaines disponibles dans les communautés de base. Mais quelles étaient ces ressources humaines dont parlait la résolution ? Tous les planificateurs des services de santé admettaient aisément qu'il fallait former un nouvel agent sanitaire qui serait capable de donner des soins curatifs de base tout en faisant de l'éducation sanitaire et en amenant la population à améliorer son environnement. Cet agent devait posséder une formation limitée - assimilable en quelques semaines - et ressembler aux autres villageois avec qui il devait vivre. Il devait être une espèce de « médecin-aux-pieds-nus », comme on aimait alors à le dire. Étant donné que tous les villages d'Afrique possèdent leurs guérisseurs, plusieurs en sont venus à se demander si les guérisseurs ne pourraient pas être transformés à peu de frais en agents de soins de santé primaires. C'est précisément pour répondre à cette question fondamentale que les pays de la Région africaine de l'O.M.S. ont fait porter les discussions techniques de leur assemblée de 1976 à Kampala sur « le rôle de la médecine traditionnelle dans le développement des services de santé en Afrique ». Les discussions furent des plus vives mais un consensus émergea autour de la nécessité de mener des études pour mieux connaître le fonctionnement de la médecine traditionnelle. 

Depuis déjà 1974, le docteur Nguete Kihkela qui dirigeait alors l'Office national de la Recherche et du Développement (O.N.R.D.) avait commencé à former un petit groupe de travail comprenant des spécialistes des sciences de la santé et des sciences sociales afin de faire démarrer un vaste projet de recherche sur la médecine traditionnelle zaïroise [1]. Il fut décidé que la recherche se développerait simultanément sur deux plans : celui de la compréhension de la logique interne des systèmes médicaux d'un échantillon représentatif de groupes culturels zaïrois, et celui de l'expérimentation de modalités d'articulation entre ces systèmes traditionnels de soins et l'organisation officielle des services de santé. Ce second point constituait en fait le véritable objectif, à savoir celui de proposer diverses formules de participation des guérisseurs aux services formels de santé. Mais l'équipe des chercheurs a vite réalisé qu'on ne pouvait se prononcer sur un sujet aussi complexe qu'après avoir recueilli des données précises sur la pratique quotidienne des guérisseurs ainsi que sur leurs conceptions du corps, des maladies et de leurs causes. 

Le Centre de Médecine des Guérisseurs se forma avant la fin de 1974 en s'adjoignant des chercheurs appartenant aux disciplines les plus diverses, depuis la botanique jusqu'à l'anthropologie en passant par la pharmacologie, la médecine, la psychologie, la sociologie, la chimie et la psychiatrie. Une dizaine de chercheurs se regroupèrent dans les cinq sections du Centre : 1) une section de botanique et de pharmacologie chargée de constituer un Herbarium de plantes médicinales, de rédiger des pharmacopées locales et de faire l'analyse phytochimique des recettes utilisées par les guérisseurs ; 2) une section d'ethnomédecine dans laquelle les chercheurs visaient à rendre compte du soubassement culturel des diverses traditions médicales dans les groupes ethniques sélectionnés ; 3) une section d'évaluation clinique sous la responsabilité de médecins qui était chargée de mesurer l'efficacité des traitements administrés par les guérisseurs ; 4) une section de psychologie et psychopathologie qui avait pour objectif d'étudier la portée thérapeutique des traitements rituels (non-médicamenteux) ; 5) une section de sociologie chargée de recueillir des données sur les diverses catégories de guérisseurs, sur les catégories de maladies traitées, sur la localisation géographique des guérisseurs ainsi que des statistiques sur leur clientèle. 

Les instruments de collecte des données furent préparés en équipe et une trentaine d'enquêteurs furent formés en novembre 1974 pour entreprendre les recherches dans l'ensemble des régions sélectionnées. Chacun des enquêteurs travailla au cours des trois années qui suivirent en intime collaboration avec une dizaine de guérisseurs dont il suivait les activités thérapeutiques quotidiennes. Ces guérisseurs dispersés à travers tout le pays reçurent une attestation signalant qu'ils étaient des « collaborateurs du Centre de Médecine des Guérisseurs ». Chacun de ces enquêteurs acheminait ses rapports mensuels vers le chercheur chargé de le superviser et ce dernier se rendait de façon régulière sur le terrain afin de procéder avec l'enquêteur à un contrôle de qualité de la fiabilité et de la validité des informations recueillies. 

Signalons que les enquêtes se sont déroulées à la fois dans le milieu rural, le milieu des petites et moyennes villes et enfin à Kinshasa. Nous avons obtenu des données plus ou moins complètes sur environ 500 guérisseurs différents et sur près de 5,000 malades qui les ont consultés. Ces guérisseurs pouvaient être aussi bien des herboristes purs, des spécialistes utilisant des rituels, que des « prophètes » qui guérissaient par la parole. On estime que tous les problèmes de santé étaient représentés dans leur clientèle. 

C'est du déroulement de ce vaste projet de recherche qui impliquait à certains moments une cinquantaine de chercheurs et enquêteurs dont nous entendons maintenant discuter en essayant de caractériser le contexte dans lequel la collaboration avec les collègues zaïrois s'est faite. 

Décolonisation intellectuelle
et créativité scientifique

 

En 1974 et 1977, les hommes de sciences et chercheurs zaïrois étaient profondément partagés entre les exigences contradictoires d'une double fidélité : d'une part la fidélité au paradigme scientifique occidental dont ils avaient fait l'apprentissage dans des universités étrangères ou zaïroises et, d'autre part, les exigences de la conversion mentale à laquelle un des leurs, Makanda Kabobi, les avait conviés dans un ouvrage intitulé La décolonisation mentale et qui se présentait comme un appel à la zaïrianisation des différents domaines de la vie intellectuelle. Plusieurs d'entre eux ressentaient dramatiquement le dilemme posé par ces deux fidélités. Ils étaient conscients du fait que les études universitaires les avaient considérablement aliénés par rapport aux problèmes locaux et à la spécificité culturelle de leur propre tradition intellectuelle mais ils reconnaissaient en même temps le bien-fondé de leur formation académique au plan scientifique. 

Pour repenser leur action et créer des formes scientifiques nouvelles adaptées à la culture nationale, les hommes de science zaïrois avaient besoin de réfléchir dans un contexte permettant la créativité et l'innovation. Malheureusement, les conditions de travail qui leur étaient de fait imposées étaient loin d'être favorables. Le nombre limité de chercheurs faisait en sorte que les plus compétents d'entre eux étaient surchargés au point qu'ils cumulaient en même temps trois ou quatre fonctions différentes : professeurs à l'université, membres de plusieurs commissions nationales d'étude, occupant en outre parfois un poste important dans l'administration et étant enfin chercheurs impliqués dans un ou plusieurs projets. Non seulement les chercheurs africains sont de façon générale fort occupés mais ils doivent de plus s'adonner à leurs recherches dans des conditions parfois des plus pénibles : faible salaire, à peu près pas d'assistance technique et logistique, difficulté de déplacement, peu de subsides pour la recherche, complications administratives très coûteuses en temps, etc. Dans un tel contexte, il est difficile de maintenir longtemps la disponibilité d'esprit nécessaire à la recherche scientifique et il est plus difficile encore de pouvoir créer de nouvelles formes de recherche scientifique. 

D'autres contraintes s'imposent encore aux chercheurs africains en sorte qu'ils finissent par se sentir agressés par une réalité qu'ils ne dominent plus. De nombreux besoins, tous très urgents, les interpellent simultanément : on leur demande de trouver des solutions aux problèmes du développement national, du changement socio-culturel, d'améliorer la qualité de la vie et de réduire les inégalités, etc. et ce sont des réponses rapides qu'on attend d'eux. Pour faire face à ces urgences, ces hommes de science mettent l'accent sur les projets appliqués qui sont susceptibles d'avoir des retombées pratiques les plus immédiates. De plus, cette nécessité de faire face en même temps à plusieurs sujets de recherche conduit rapidement les chercheurs à un épuisement intellectuel réel et privilégie de façon abusive une approche presqu'exclusivement pragmatique de la vie scientifique. L'isolement intellectuel, ajouté au fait qu'il y a toujours un nouveau projet à mettre en route dans des conditions matérielles inadéquates, vident les chercheurs qui n'ont plus comme lieux possibles de ressourcement que de rares séjours dans les pays occidentaux ou la participation, soit dit en passant, à peu près inexistante aux congrès internationaux. 

La nécessité de s'impliquer dans des projets davantage appliqués que théoriques oblige les chercheurs à se compromettre, souvent à leur corps défendant, dans les politiques sociales et économiques de leur gouvernement. Non seulement leurs intérêts personnels de recherche doivent céder le pas devant ceux que le gouvernement et la politique nationale imposent, mais ils sont de plus forcés dans de nombreux cas à aborder les problèmes étudiés sous l'angle idéologique ou politique que dicte le gouvernement ou J'administration. Peu de chercheurs sont en position d'adopter un rôle de critique social et leur marge de manœuvre se limite le plus souvent à une attitude de non-coopération qui explique sans doute pourquoi tant de scientifiques délaissent totalement la recherche après quelques années, En réalité, seuls les chercheurs qui ont la possibilité de travailler dans des projets subventionnés par des fonds extérieurs ou dans le cadre d'organismes internationaux peuvent assumer un rôle relativement critique face aux orientations politiques que le gouvernement impose comme problématique de recherche. 

Le fait que les hommes de science soient si intimement liés au pouvoir politique crée cependant, dans les faits, une situation particulièrement intéressante qui n'a pas d'analogue dans les pays industrialisés. En effet, les résultats des recherches peuvent être immédiatement transmis aux échelons politiques les plus élevés afin de servir éventuellement à l'élaboration des décisions politiques. Dans le cas de notre projet, nous avons concrètement vécu cette intimité avec Je pouvoir puisque l'initiateur même de toute la recherche, le docteur Nguete Kihkela, a été nommé commissaire d'État (ministre) à la Santé au moment même où le projet démarrait. Il faut reconnaître que cette nomination n'a pas été sans effet non seulement sur la suite du projet mais également sur l'accueil qui fut réservé au rapport de 1978 [2]. 

Le contexte que je viens de décrire n'est évidemment pas très favorable à déclencher un processus de décolonisation intellectuelle susceptible de faire émerger de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes dans la pratique des sciences sociales et médicales. Forcés que nous étions de trouver rapidement des réponses aux problèmes nombreux et complexes posés par l'évaluation des pratiques médicales traditionnelles et J'éventuelle intégration des guérisseurs dans le réseau officiel des soins, nous avons été amenés à nous éloigner des méthodes standard de la recherche et à adopter une approche originale ayant deux caractéristiques principales. Nous avons d'abord décidé de faire participer les guérisseurs eux-mêmes qui ont été considérés comme des collaborateurs du Centre et non comme des « objets » de recherche ; les guérisseurs collaborateurs et une partie de leur clientèle ont eux-mêmes participé à l'élucidation des éléments fondamentaux de leur médecine ainsi qu'à l'interprétation des principales données recueillies par les enquêteurs qui suivaient quotidiennement leur pratique. L'excellente connaissance, chez les chercheurs du Centre, du contexte culturel de la pratique thérapeutique des guérisseurs et la bonne maîtrise des langues dans la communication avec eux a permis de transformer le projet en une véritable entreprise commune de recherche des bases conceptuelles du système médical traditionnel et de la logique organisant la pratique thérapeutique. 

Cette implication des guérisseurs dans le processus même de recherche a de plus permis de donner une dimension très appliquée au projet par la création de cliniques mixtes dans lesquelles guérisseurs et personnel de formation occidentale (médecins et infirmiers) soumettaient leur pratique à une évaluation suivie. La mise sur pied de ces cliniques expérimentales a été facilitée par le fait que la recherche s'inscrivait de façon officielle dans les priorités gouvernementales. Cette proximité du politique aurait cependant pu conduire à un échec si elle n'avait été soutenue, d'une part, par le souci même des guérisseurs de se voir reconnaître dans leur spécificité et, d'autre part, par la bonne connaissance des cultures nationales chez les chercheurs. 

Nous ne prétendons pas avoir développé un nouveau paradigme scientifique spécialement adapté aux conditions zaïroises, mais nous pensons que le contexte et le leadership des chercheurs dans la mise au point des méthodes ont permis une approche pragmatique dans les relations avec les guérisseurs, approche « risquée » qui est assez rare dans la pratique scientifique dominante des pays occidentaux. 

Le processus de décolonisation intellectuelle amorcé vers 1973-74 aurait évidemment dû placer les deux chercheurs blancs occidentaux dans une position « ambiguë » au sein de J'équipe des chercheurs. Il n'y a pas de doute que les scientifiques africains sont de plus en plus intolérants face aux projets de recherche conçus par des universités étrangères ou des agences internationales, projets qui sont souvent en totale discontinuité par rapport à leurs propres Priorités et dont les retombées sont généralement nulles pour le pays hôte du Tiers-Monde. L'attitude des chercheurs est cependant beaucoup plus nuancée lorsque le chercheur étranger s'inscrit de plein pied dans un de leurs projets à la demande même des initiateurs africains du projet. Il faut signaler de plus que notre participation à cette recherche se faisait sur un relatif pied d'égalité puisque nous étions payés « selon l'échelle des salaires zaïrois » et que nous n'étions nullement pris en charge par les coopérations de notre pays. Enfin, cette recherche faisait suite à une présence déjà vieille de huit ans dans le pays durant laquelle nous nous étions consacrés à la recherche et à l'enseignement universitaire dans des domaines précisément reliés au thème de la recherche [3]. 

J'ai insisté plus haut sur l'isolement intellectuel des scientifiques africains et sur les conditions inappropriées dans lesquelles ils sont pour faire émerger un nouveau paradigme scientifique. Paradoxalement, ces contraintes constituent certainement un des lieux possibles d'ancrage de la coopération entre scientifiques occidentaux et scientifiques africains à la condition cependant que celle-ci se fasse sur une base d'égalité et de réciprocité. Le seul fait, par exemple, d'être dix fois plus payé que son homologue africain détruit à notre avis la base même de tout travail de recherche en équipe.
 

La sous-culture de l'administration
de la recherche

 

Durant les quatre ans passés comme directeur du Centre de Médecine des Guérisseurs à l'Institut de Recherche scientifique du Zaïre, nous avons pu personnellement expérimenter la nature des problèmes administratifs qui se posent aux chercheurs zaïrois aussitôt qu'ils désirent inscrire leurs projets à l'intérieur des structures officielles. Un des problèmes les plus graves provient de la transformation continue des structures, des organigrammes, des noms des services et, accompagnant ces transformations structurelles, du « roulement » rapide du personnel assumant des postes de responsabilité. En quatre ans, nous sommes Passés de l'Office national de Recherche et de Développement (O.N.R.D.) à un regroupement de l'ensemble des instituts de recherche, et finalement à une structure unifiée appelée Institut de Recherche scientifique qui s'est mise en place en octobre 1975. En pratique, la réforme des institutions a été permanente durant toute la période de temps où nous avons oeuvré au sein de l'I.R.S. De plus, à titre de directeur du Centre de Médecine des Guérisseurs, nous avons eu à traiter avec sept différents directeurs généraux successivement nommés à la tête de l'institution. 

Outre les problèmes suscités par cette extraordinaire précarité des structures et du personnel de direction, les chercheurs rencontrent encore d'autres difficultés à cause du processus d'approbation des projets et de la réorganisation quasi continue des équipes de recherche. L'Institut possède ses priorités de recherche qui lui sont imposées par les différents ministères (Départements d'État). Mais les projets qui sont approuvés sont le plus souvent déterminés en fait par la qualité des rapports personnels que le chercheur entretient avec la direction. L'administration de la recherche est sous ce point fort semblable à ce que l'on trouve dans le reste de l'administration. Les rapports tendent à être partout « personnalisés » et il est essentiel de connaître la bonne personne au bon endroit et de la voir au bon moment. Ce mode de fonctionnement conduit immanquablement à la constitution d'alliances, à la formation de groupes et de sous-groupes qui compétitionnent pour le pouvoir. Les chercheurs zaïrois doivent nécessairement faire un choix de sorte qu'ils sont souvent malgré eux inféodés à un groupe particulier alors que les chercheurs étrangers ont la possibilité de se maintenir en dehors de ces luttes d'influence et de survivre à tous les régimes. 

Lorsqu'un projet est approuvé, il n'est pas encore assuré que les fonds seront « décaissés » pour le réaliser de fait. La raison de ce non-financement n'est pas toujours à chercher du côté de l'absence des subsides. C'est souvent la faible concertation entre les différents niveaux décisionnels qui est plutôt en cause ; l'autorisation dûment signée à un échelon, fut-il le plus élevé, se perd souvent dans le dédale d'une administration « papivore » dévoreuse de signatures et de contre-signatures. En dernière instance, c'est le caissier qui détient l'ultime pouvoir mais l'obstruction peut même venir d'un service subalterne. 

Pour éviter d'entrer dans ce labyrinthe administratif, plusieurs chercheurs essaient de faire subventionner leurs travaux par des organismes étrangers qui sont le plus souvent invités à déposer les fonds dans les comptes bancaires généraux des instituts de recherche. Pour que les fonds alloués par l'organisme subventionnaire étranger atteignent de fait les chercheurs concernés, il y a un certain nombre de précautions à prendre : faire ouvrir un compte bancaire indépendant, instaurer un système de double signature (celle du responsable du projet et celle d'un représentant de l'Institut), maintenir des rapports directs avec l'organisme subventionnaire sans que tout passe nécessairement par la structure supérieure, etc. Ces garanties peuvent être perçues comme un manque de confiance dans les institutions locales mais, en réalité, elles sont bien acceptées puisqu'elles protègent l'institution contre elle-même ; notre propre subvention fut administrée de cette façon ainsi que celle des collègues zaïrois jouissant de crédits étrangers. Il faut se rappeler que la partie la plus importante des crédits qui était versée sous forme de salaire provenait de l'institution locale et que le Centre de Recherche pour le Développement international (C.R.D.I.) d'Ottawa se limitait au financement de la logistique. 

Peu de chercheurs se sont penchés sur les traits culturels des administrations de pays en développement comme le Zaïre et pourtant il est indispensable de bien connaître cette sous-culture administrative si on désire travailler de façon productive dans ce contexte. J'ai déjà mis en évidence au moins quatre des traits culturels de ces administrations : la personnalisation des rapports y a le pas sur la gestion anonyme basée sur les dossiers ; les organigrammes et la planification sont sous-valorisés au profit d'une attention aux circonstances particulières des demandes ; la pléthore d'échanges de lettres et de rendez-vous permet d'enliser n'importe quel dossier important alors que la décision sur d'autres problèmes tout aussi importants peut à d'autres moments être prise à l'insu de tout le monde ; la difficulté de rencontrer les véritables preneurs de décision à cause de l'extrême mobilité de l'autorité, de la mauvaise coordination entre les différents niveaux administratifs et de l'absentéisme élevé. Si on désire réaliser les activités du projet de recherche dont on assume la direction, il faut être très familier avec les caractéristiques de cette sous-culture administrative et apprendre le style de communication qui prévaut dans ce milieu. 

On comprend aisément, dans un tel contexte, que de nombreux chercheurs étrangers aient été tentés de développer des centres qui fonctionnent en parallèle et qui disposent d'une indépendance totale face aux institutions nationales de recherche. C'est le cas par exemple de l'Office de Recherche scientifique et technique outre-mer (ORSTOM) qui continue à avoir des stations autonomes de recherche dans les anciennes « colonies françaises » ; la Belgique a abandonné au Zaïre ses anciens instituts bien qu'elle continue en pratique à en dominer quelques-uns, surtout dans le domaine médical. Il est sans doute plus facile d'assurer la réalisation des projets dans des instituts indépendants gérés par des étrangers mais il faut reconnaître les dangers de ce néo-colonialisme intellectuel et savoir que, généralement, les projets qui y sont mis en route meurent avec le départ des expatriés. 

Les aléas des recommandations
et conclusions du rapport de 1978

 

Le rapport final de notre projet de recherche a été remis aux autorités compétentes de l'Institut de Recherche scientifique et du Département de la Santé publique au début de 1978 (Bibeau et alii, 1978). Au moment du dépôt de ce rapport, le docteur Nguete Kihkela, le promoteur d'une évaluation des services formels et non-formels de santé, n'était plus depuis quelques mois à la tête du Département de la Santé publique. Cette situation nous a grandement mis dans l'embarras, non en elle-même mais plutôt parce qu'elle manifestait un changement important dans l'attitude politique et populaire face à la promotion de la médecine traditionnelle. 

En moins de quatre ans, nous avons en effet assisté à un effritement progressif de la crédibilité de la politique de l'authenticité, à sa contestation radicale par certains groupes d'opposition et à la généralisation d'un état grave de crise économique dans l'ensemble du Zaïre. Le problème de l'éventuelle intégration des guérisseurs dans les services de santé devenait secondaire face aux problèmes croissants de malnutrition dans le pays, à la difficulté d'approvisionnement des marchés urbains, au fléchissement du pouvoir d'achat des citoyens par suite des dévaluations successives, de l'inflation et de la stagnation des salaires. Même la Banque Centrale, de plus en plus écrasée sous le paiement des intérêts de la dette extérieure, était dans l'impossibilité de fournir les devises pour l'achat des médicaments de base, et les structures hospitalières se détérioraient rapidement dans toutes les régions du pays. Quels étaient le poids et la pertinence de nos recommandations face au désastre économique du Zaïre en 1978 ? Commencé en 1973-74 au moment où le Zaïre était en pleine croissance économique et dans la pleine affirmation de son identité culturelle, le projet se terminait dans un contexte de catastrophe nationale sur tous les plans, et tout particulièrement au plan économique. 

Heureusement que nos recherches n'avaient pas d'abord et avant tout été portées par la seule vague de la politique de l'authenticité mais qu'elles s'inséraient dans un effort de restructuration des services de santé à l'échelle nationale. Lues dans cette perspective de réforme de la santé publique, nos recommandations continuaient à avoir du sens, d'autant plus que les problèmes de santé étaient incomparablement plus graves en 1978 qu'ils ne l'avaient été quatre ans plus tôt. Les pouvoirs politiques continuaient toujours à faire croire à la population qu'une partie de ses problèmes de santé pouvait être solutionnée par le recours aux guérisseurs mais ce discours rencontrait un appui de moins en moins populaire. La population voulait qu'on lui parle du raffermissement de la vie économique et non pas de l'authenticité culturelle. Les résolutions votées en novembre 1977 par le Deuxième Congrès Ordinaire du Mouvement Populaire de la Révolution sur la nécessité de « prévoir au sein du Département de la Santé publique un service chargé de la promotion de la médecine traditionnelle » sont elles-mêmes apparues comme dépassées parce qu'elles n'étaient pas assorties de propositions de réforme de l'ensemble du système zaïrois de distribution de soins. 

La situation internationale elle-même avait considérablement évolué entre 1974 et 1978. L'approche culturelle des problèmes de santé qui prévalait au moment du démarrage de notre projet avait été remplacée par une approche politico-économique qui a été consacrée dans la Déclaration finale de la Conférence Internationale sur les Soins de Santé Primaires tenue à Alma-Ata en 1978. Face aux conséquences catastrophiques que la crise économique mondiale provoquait dans les pays du Tiers-Monde, les organisations internationales préféraient insister sur les liens entre économie et santé plutôt que sur les aspects culturels de la santé. La Déclaration d'Alma-Ata commence ainsi : « Le développement économique et social, fondé sur un nouvel ordre économique international, revêt une importance fondamentale si l'on veut donner à tous le niveau de santé le plus élevé possible et combler le fossé qui sépare sur le plan sanitaire les pays en développement des pays développés. La promotion et la protection de la santé des peuples est la condition sine qua non d'un progrès économique et social soutenu en même temps qu'elles contribuent à une meilleure qualité de la vie et à la paix mondiale » (O.M.S. 1978). Comme dans la plupart des Déclarations internationales, le ton est idéaliste et on peut trouver regrettable qu'on fasse de la santé d'une population un simple sous-produit de son développement économique. En réalité, la Déclaration à laquelle a souscrit le Zaïre en septembre 1978 rejoint d'assez près les efforts de réorganisation de la santé entrepris au Zaïre sous le leadership du docteur Nguete : développement des soins de santé primaires, participation des communautés de base, formation d'agents de santé de première ligne, utilisation des guérisseurs, etc. 

Les recommandations que nous avons faites au Département de la Santé publique mettaient de l'avant trois principes : 1) la collaboration avec les guérisseurs ne peut s'envisager que dans le cadre d'une réforme profonde de toute la structure du système de santé qui doit s'orienter de plus en plus vers le préventif et l'amélioration des conditions de vie sans négliger le curatif ; 2) l'utilisation plus rationnelle et mieux planifiée des ressources humaines que sont les guérisseurs ne peut se faire que si on crée une nouvelle mentalité non seulement dans le milieu de la médecine officielle (les structures, les fonctionnaires et les médecins) mais également chez les guérisseurs et dans la population en général ; 3) la coopération entre les deux systèmes médicaux doit se faire d'une façon progressive et suffisamment souple pour ne pas altérer la nature de chacune des médecines. 

Outre ces grands principes qui nous apparaissaient essentiels pour guider la nouvelle politique sanitaire du Zaïre, nous avons proposé de mettre en marche un processus comprenant trois étapes dans la rationalisation du recours aux guérisseurs. Nous avons situé, au point de départ, la nécessité de procéder à une modification des dispositions juridiques de façon à établir clairement le statut officiel de la médecine traditionnelle. Lors du Séminaire national qui regroupait en août 1978 à Kinshasa des fonctionnaires importants de la santé publique, des médecins, des chercheurs et de nombreux représentants d'associations de guérisseurs, le docteur Bayona ba Meya, alors président de la Cour Suprême, déclarait : 

L'option que je préconise fait appel à la fois à une politique de législation formelle, à une politique législative de collaboration séparée, autonome et à une politique de collaboration intégrée. Les activités des guérisseurs doivent bénéficier d'une reconnaissance formelle de la loi qui doit se limiter à proclamer la licéité de leur pratique médicale. Il est à peine besoin de souligner qu'une politique légale d'interdiction manquerait totalement de réalisme et serait vouée d'avance à l'échec sur le plan de l'application des sanctions. La politique législative de collaboration autonome devrait être, à mon sens, la politique de base parce qu'elle a le mérite de placer sur le même pied d'égalité la médecine traditionnelle et la médecine moderne ; en outre, grâce à cette politique, la médecine des guérisseurs va échapper au danger de dénaturalisation qui consiste à lui enlever son substrat socio-anthropologique.
 
1978 : 17-18 

En concluant son discours, le Président de la Cour Suprême a annoncé la création d'une Commission chargée de réviser le chapitre du Code de Lois portant sur « l'Art de guérir » ; la législation en vigueur en 1978 omettait en fait de se prononcer sur la légitimité des pratiques thérapeutiques traditionnelles tout en laissant entendre que la plupart relevaient de la superstition et de l'ignorance. Déjà en 1976, lors de l'ouverture de l'année judiciaire, le docteur Bayona s'était longuement interrogé sur les aspects légaux impliqués dans les problèmes de « sorcellerie et de fétichisme ». 

Parallèlement à cette première étape, nous avons suggéré de favoriser le regroupement des trois principales catégories de guérisseurs (herboristes, ritualistes et spiritualistes) en associations qui seraient chargées de mettre au point des codes de déontologie professionnelle, de contrôler la pratique de leurs membres et de les représenter auprès des instances gouvernementales. En favorisant le développement des associations de guérisseurs, nous pensions pouvoir davantage protéger l'évolution endogène de la médecine traditionnelle ; par la même occasion, nous nous prononcions contre la création d'une structure interne au Département de la Santé qui aurait eu pour mission d'enquêter sur les guérisseurs et de leur délivrer des permis individuels de pratique, solution que nous avions grandement favorisée à une étape antérieure du projet. Nous étions toujours d'avis qu'il fallait créer une section spéciale dans le Département de la Santé, mais son rôle devait être subordonné par rapport à celui joué par les associations. 

Nous avons proposé en troisième lieu de faire collaborer guérisseurs et médecins partout où la situation s'y prêtait sans attendre la mise en acte de nos trois principales recommandations, à savoir que le Département de la Santé procède à la réforme globale des services de santé, que le Département de la Justice rédige une nouvelle législation sur l'art de guérir, et que les guérisseurs se regroupent au sein de diverses associations. Nous avons alors estimé qu'il faudrait compter de trois à quatre ans avant que les transformations souhaitées puissent s'actualiser dans les trois domaines précités. En plus du démarrage d'expériences limitées de collaboration entre médecine occidentale et médecine traditionnelle, nous avons proposé d'employer les quelques années de décalage à l'expérimentation du nouveau plan de santé intégrant des guérisseurs au niveau d'une sous-région du pays. 

Nos recommandations furent reçues de diverses manières allant du soutien enthousiaste à la critique la plus acerbe. De nombreux médecins nous accusaient de promouvoir l'ignorance et de refuser le recours à la médecine moderne et scientifique comme première solution aux problèmes de santé du pays. Plusieurs ajoutaient que nous étions en train de soulever les guérisseurs qui viendraient bientôt demander d'être payés par le Département de la Santé publique. Certains intellectuels critiquèrent notre souci d'une adaptation culturelle des services de santé à un moment où l'accent devait d'abord être mis sur la recherche de moyens aptes à permettre la survie biologique de la population ; on nous disait aussi qu'on allait dénaturer la médecine traditionnelle en essayant de lui assurer une base légale. Toutes ces critiques, et bien d'autres encore, nous les avions entendues au cours des années précédentes en sorte que nous avons essayé d'éviter les pièges et dangers qu'elles mettaient en évidence. Nos recommandations ne furent cependant pas toujours bien comprises parce que plusieurs retenaient seulement de celles-ci les éléments qui concernaient la rationalisation de l'utilisation des services offerts par les guérisseurs en oubliant que nous avions inséré la promotion de la médecine traditionnelle dans le cadre d'une réforme radicale du système zaïrois de santé. En un mot, nous considérons d'abord et avant tout la médecine traditionnelle dans un contexte de santé publique et comme un des moyens de solutionner les problèmes prévalents de santé dans la population. 

Épilogue 1984

 

Quelle est en 1984 la position des guérisseurs dans le réseau de distribution des services de santé ? Que sont devenues les recommandations faites au gouvernement en 1978 ? Quel est le degré d'actualisation des résolutions qui ont suivi nos recommandations ? Qu'est-ce qui a changé en six ans ? Pour situer la médecine traditionnelle dans le Zaïre d'aujourd'hui, il nous faut encore une fois tracer un rapide portrait des conditions générales de vie dans le pays. 

La quasi-faillite économique et monétaire de 1978 a dégénéré au cours des dernières années : tutelle de la Banque du Zaïre par un représentant du Fonds monétaire international (F.M.I.), imposition par le F.M.I. d'un régime d'austérité monétaire qui a conduit à un étouffement du pays, incapacité pour le Zaïre de payer les intérêts de sa dette publique de six milliards de dollars U.S. en sorte que le F.M.I. est pratiquement devenu celui qui dicte les politiques à la Banque Centrale, au Conseil Exécutif et au Département des Finances [4]. Puisqu'on n'autorise plus aucun déficit budgétaire, le gouvernement zaïrois vient de mettre à pied 52 000 personnes qui travaillaient dans les écoles primaires et secondaires. Parmi les 18 000 personnes présentement affectées dans les universités, les centres de recherches et les Instituts supérieurs d'Enseignement, 6 000 doivent partir. C'est là une exigence imposée par le F.M.I. pour qu'il puisse consentir des délais dans le paiement de la dette extérieure. Pendant ce temps-là, on ne dit rien de la dette publique du Canada qui est de 180 milliards et on parle encore moins de la dette astronomique des États-Unis. Lorsqu'on examine de près les raisons de la détérioriation progressive de la situation économique du Zaïre depuis 1978, on peut se demander si le « remède de cheval »administré par le F.M.I. ne s'est pas révélé pire que le mal lui-même. Pour échapper à l'étranglement financier international et satisfaire ses créanciers, le prix à payer sur le plan intérieur est tel qu'on peut se demander combien de temps encore la population pourra accepter les conditions extrêmes de pauvreté dans lesquelles elle doit vivre (voir Bibeau 1983). 

Pour essayer de s'en sortir, le gouvernement s'est fait l'artisan depuis 1981 d'une politique axée sur le développement de la libre entreprise et de la libéralisation généralisée des prix : même les diamants et l'or sont vendus au Zaïre sur des marchés libres et n'importe qui peut en faire le commerce. Les étrangers sont revenus au Zaïre en grand nombre pour spéculer sur ces biens et non pour se lancer dans des secteurs davantage productifs pour le pays. On est bien loin de la zaïrianisation économique de 1974. La politique de libéralisation imposée par le F.M.I. semble de plus sur le point de conduire à un échec puisque les conditions minimales qui doivent sous-tendre une économie de type libéral ne sont pas réalisées : les banques n'ont pas de devises fortes pour l'importation, les infrastructures sont absentes et il y a un manque généralisé de confiance dans les conditions économiques. La population ressent les problèmes de la faim de façon encore plus aiguë qu'en 1978. 

Qu'est devenu le Plan Sanitaire National 1975-1980 qui avait été élaboré avec l'objectif principal de mettre en place un réseau de zones de santé rurales et urbaines à travers tout le pays ? Il semble bien que les esprits n'étaient pas encore mûrs pour accepter la réforme radicale que le docteur Nguete avait fait passer dans ce Plan ; et le lecteur sera peu surpris d'apprendre que le Département de la Santé n'a pas disposé de crédits nécessaires à l'actualisation de la réforme. Mais entre temps, il y a eu la Conférence d'Alma-Ata et bien des gens sont davantage favorables aujourd'hui à une approche préventive et à la formation d'agents de santé communautaire. Le Plan d'Action Sanitaire 1982-1986 a pris le relais du plan précédent et il précise que le pays sera divisé en 250 zones de santé dont 140 seront fonctionnelles avant 1986 ; chacune de ces zones est elle-même divisée entre une vingtaine de centres qui desservent chacun une population d'environ 500 personnes ; chaque village relevant de ces centres possède son comité local de santé et ses propres agents de santé primaires qui peuvent éventuellement être des guérisseurs. En août 1983, 72 zones de santé avaient déjà été créées grâce essentiellement à la coopération internationale (Belgique et États-Unis) qui s'est impliquée à travers des institutions privées puisque le budget du Département de la Santé a été considérablement diminué à cause des exigences du F.M.I. Sous l'instigation du docteur Kalisa Kuri, on a créé une Direction des Soins de Santé Primaires au sein du Département de la Santé publique dont le rôle est de coordonner l'implantation des zones et centres de santé dans tout le pays. L'esprit de la réforme radicale du système zaïrois de soins dont on parle depuis plus de dix ans est aujourd'hui réellement en train de se traduire dans les faits en dépit des conditions économiques catastrophiques que vit le pays. Les transformations se font avec au moins cinq ans de retard sur ce qui avait été planifié, mais tout ce temps n'a pas été perdu puisqu'il a permis à beaucoup de gens d'évoluer et d'entrer dans l'esprit de la réforme. 

Les recommandations du rapport déposé en 1978 ont certainement déclenché un processus irréversible qui a cheminé dans un sens que nous n'avions pas nécessairement prévu. Le docteur Bayona qui est maintenant le responsable du Département de la Justice a lui-même couvert de son autorité au cours des dernières années les travaux de la Commission nationale chargée de préparer l'ordonnance-loi sur « l'art de guérir ». Au cours de leurs travaux, les membres de cette commission se sont confrontés à des questions très complexes qui n'avaient pas été prévues et qui exigent des réponses aussi claires que possible : les guérisseurs ont-ils le droit d'utiliser des formes galéniques d'origine occidentale (gélules, injections,...) ? quel prix peuvent-ils demander à leurs clients ? peuvent-ils hospitaliser dans n'importe quelles conditions ? doivent-ils faire des rapports annuels ? qui a le pouvoir de punir ceux qui ne respectent pas le code déontologique ? quelle place faut-il donner aux traitements rituels par rapport aux traitements médicamenteux ? y a-t-il vraiment des personnes qui possèdent, comme le disent certains guérisseurs, le pouvoir psychique de rendre malade ? quel statut faut-il donner à la possession par les esprits ? est-il vrai que certains objets fétiches peuvent causer la maladie ou la mort ? Toutes ces questions ont ressurgi avec force au moment des débats et il semble que la Commission soit encore dans l'impossibilité de déposer le projet de loi promis (voir Bibeau 1982). 

Cette longue discussion est cependant utile dans la mesure où elle force les juristes à se poser des problèmes de fond sur les rapports entre la loi écrite encore inspirée du Code belge et les lois orales traditionnelles qui possédaient des réponses aux problèmes posés par la pratique thérapeutique des guérisseurs. Les guérisseurs possèdent toujours le même statut juridiquement ambigu qu'en 1978 mais la perception qu'en ont aujourd'hui les pouvoirs administratifs et judiciaires est beaucoup plus positive et marquée par la tolérance. Peu de pays africains ont véritablement osé transformer leur législation face aux guérisseurs et le Zaïre s'est lui-même mis dans une position d'attente et d'observation. 

Par contre, ce qui a explosé depuis 1978, ce sont les associations de guérisseurs qui ont essayé de regrouper les praticiens traditionnels dans trois catégories d'associations : celles regroupant les guérisseurs utilisant surtout des plantes, celles regroupant les spécialistes des grands rites de guérison et enfin celles qui regroupent des guérisseurs spirituels et des prophètes travaillant dans le cadre des Églises de la Guérison. L'évolution fut différente dans chacune de ces trois catégories d'associations mais on peut dire qu'elles furent toutes des plus actives jusqu'en 1981. Durant trois ou quatre ans, ce fut la compétition pour le leadership, les problèmes de recrutement des membres, la difficulté de baliser leur espace de compétence, les complications dans la mise au point des codes de déontologie, et mille autres problèmes de diverses natures. Depuis deux ans, les associations de guérisseurs continuent leurs activités mais on parle de moins en moins d'elles : s'agit-il d'un stade plus avancé de maturation ou est-ce le signe d'une désaffection face aux associations ? Nous pensons quant à nous qu'il s'agit d'une évolution normale de cette médecine qui peut maintenant fonctionner dans un contexte qui n'est plus celui de l'opposition qui a caractérisé le Zaïre jusque vers 1975. La professionnalisation des guérisseurs qu'on nous accusait d'avoir soutenue ne semble pas s'être produite et les regroupements ont eu l'avantage de protéger les transformations de cette médecine des contaminations qu'elle aurait incontestablement subies si elle avait dû se mettre sous le contrôle de la structure médicale occidentale. À notre connaissance, très peu de guérisseurs ont de fait demandé à être payés par le Département de la Santé publique ; le contexte qui en est un de coupure des effectifs de la fonction publique ne les pousse évidemment pas dans ce sens [5]. 

Pendant tout ce temps, le Centre de Médecine des Guérisseurs a continué, dans des conditions extrêmement difficiles, les recherches auprès des guérisseurs. La réorientation s'est faite cependant autour de la collecte et de l'analyse chimique des plantes médicinales ; les expérimentations des cliniques mixtes ont pratiquement entièrement disparu par manque de budget ; certains enquêteurs continuent à visiter les guérisseurs collaborateurs d'avant 1978 mais rien de substantiellement nouveau ne s'est fait dans les sections d'évaluation clinique, de socio-anthropologie, d'ethnomédecine et de psychopathologie (la section d'évaluation clinique s'est d'ailleurs déplacée vers les Facultés de Médecine et de Pharmacie de l'Université de Kinshasa). De nombreux guérisseurs n'en continuent pas moins à fréquenter régulièrement les installations du Centre où ils peuvent venir présenter leurs doléances lorsqu'ils ont un problème. Les structures du Centre fonctionnent au ralenti mais la recherche pourrait redémarrer aujourd'hui dans des conditions d'autant plus favorables qu'il existe beaucoup moins d'agitation autour du problème des guérisseurs ; le nouveau problème, et de taille, c'est celui causé par la situation générale du pays qui rend pratiquement impossible toute recherche. 

Aux lecteurs qui se demandent si on a procédé depuis 1978 à une modification des structures de recherche au Zaïre, nous répondons que oui, et ce, d'une façon substantielle. Le Conseil Exécutif a créé un Département de la Recherche scientifique qui est responsable de toutes les activités de recherches (celles des universités, des instituts, etc.), détermine les priorités et alloue les budgets sur base de présentation et évaluation des projets soumis par les chercheurs ou leurs institutions. La nouvelle structure a redonné une autonomie complète aux divers centres et instituts mais le même problème continue à se poser : il n'y a pas d'argent pour réaliser les projets approuvés. Le budget du Département de la Recherche scientifique vient d'être coupé au point que des centaines de chercheurs ont été renvoyés. Bien qu'on ait procédé à une réforme rationnelle, les conditions de vie des chercheurs ne se sont nullement améliorées. 

Conclusion : une éthique de l'ambiguïté

 

Nous avons beaucoup insisté dans cet article sur les conditions concrètes dans lesquelles s'est déroulé notre travail de chercheur dans un institut de recherche africain. Notre objectif ne se limitait pas, cependant, à la seule analyse de nos rapports avec nos collègues zaïrois, ni à la simple présentation des caractéristiques des structures administratives ni non plus à seulement démontrer qu'aucune recherche ne se fait jamais dans le vide et que les chercheurs sont toujours forcés de prendre en considération les orientations politiques générales du pays. C'est dans ce contexte fait de contradictions, de changements rapides et de contraintes que les chercheurs conçoivent leurs projets, récoltent leurs données et les interprètent en leur donnant un sens qui doit forcément se situer dans le contexte des débats, non seulement scientifiques, mais également politiques du moment. 

Notre objectif ultime était de nous interroger sur les dimensions éthiques du travail anthropologique lorsque celui-ci vise à fournir des éléments qui sont pris en considération dans l'élaboration des politiques d'un pays. Il n'y a pas de doute que l'anthropologue a spontanément tendance à être favorable àtoute politique qui essaie de promouvoir l'identité culturelle d'un groupe mais il risque souvent de ne pas se rendre compte du fait que les affirmations politiques favorables à « l'authenticité culturelle » peuvent constituer un simple vernis qui vise à cacher des problèmes plus fondamentaux sur lesquels le pouvoir refuse de s'interroger. Nous reconnaissons que l'authenticité a servi d'écran qui occultait des problèmes de fond. Mais comment nous était-il possible de dénoncer officiellement ce qui légitimait tout au moins en partie notre projet même de recherche ? Chacune de nos recommandations était un acte politique marqué du sceau de l'ambiguïté dans la mesure où elle pouvait être lue indirectement comme un soutien à une orientation politique que nous désapprouvions par ailleurs. 

Conseiller est aussi un acte qui relève du système de valeurs personnel de chaque individu. Même lorsque les principes moraux auxquels le chercheur se réfère sont relativement clairs, la complexité des situations est souvent telle que celui-ci doit risquer une suggestion qui lui semble la meilleure en l'occurrence sans pour cela échapper complètement à l'ambiguïté. Les anthropologues de bureau, eux, ne connaissent pas ce malaise et s'en lavent les mains en disant : « Moi je ne donne pas de conseils, je me limite à indiquer où sont et quels sont les problèmes ». D'autres s'abritent derrière les exigences de l'objectivité scientifique et de détachement pour ne pas s'impliquer, ou soulignent que les décisions concrètes ne les concernent pas en tant que chercheurs. Il est inutile de vouloir dénoncer ici quelque attitude que ce soit. Il n'en demeure pas moins cependant qu'à notre avis personnel, il faut se compromettre à certains moments sur des questions d'orientation politique. C'est à ce moment-là que les valeurs morales et les conceptions politiques du chercheur interviennent comme complément à son approche strictement scientifique. Le projet que nous avons analysé ici a voulu précisément démontrer la position ambiguë de celui qui, chercheur étranger, a privilégié un tel engagement au plan des réalités sociales d'un pays. Plusieurs années après, à distance et séparé de ses anciens collègues, il conserve, outre les réflexions dont il vous a fait part, encore plus qu'une mémoire, une certaine nostalgie qui est à mi-chemin entre l'idéalisation et le regard critique. 

RÉFÉRENCES

 

BAYONA ba MEYA 

1978 « Le point de vue juridique sur la médecine traditionnelle », Acte du Séminaire National sur la Médecine Traditionnelle. Kinshasa : Institut de Recherche scientifique. 

BIBEAU G., E. Corin, H.B. Mulinda, M. Mabiala, M.M. Matumona, K.M. Mukuna, M.M. Nsiala, K. Nguete, K. Nzita et N.N. Menavanza 

1978 La médecine traditionnelle au Zaïre. Fonctionnement et contribution potentielle aux services de santé. Kinshasa : Institut de Recherche scientifique (Série des rapports techniques). Le Centre de Recherche pour le Développement international a publié une version abrégée française, anglaise et espagnole du rapport en 1979. On peut s'en procurer un exemplaire à l'adresse suivante : C.R.D.I., B.P. 8500, Ottawa K1G 3H9, Canada.

 

BIBEAU G. 

1982 « New Legal Rules for an Old Art of Healing. The Case of Zairian Healer's Associations », Social Science and Medicine 16 : 1843-49.

1983 Le Zaïre et son développement social. Rapport descriptif et analytique. Montréal : Groupe Culture, Santé et Développement (ronéotypé), 99 p.

 

NGUETE K., G. Bibeau et E. Corin 

1977 « Vers un nouveau plan de santé au Zaïre », Bulletin de Médecine Traditionnelle au Zaïre et en Afrique 3 : 3-36.

 

O. M. S. 

1978 Les soins de santé primaires. Rapport de la Conférence Internationale d'Alma Ata (URSS). Genève : O.M.S.


* L'auteur tient à remercier Alain Bissonnette, juriste et anthropologue, pour ses conseils et son travail de révision de l'ensemble de ce texte. Les remerciements vont aussi à Ellen Corin qui, associée à toute la recherche dont parle l'article, s'est aussi personnellement engagée dans le processus de « relecture » des années passées à l'Institut de recherche scientifique au Zaïre.

[1] En réalité, l'O.N.R.D. avait déjà engagé dès 1972 au moins deux guérisseurs bien connus (l'un d'eux était l'abbé Nzenze) qui travaillaient dans la section bio-médicale ; de plus, quelques botanistes, pharmaciens et pharmacologistes menaient depuis plusieurs années des recherches sur les plantes médicinales. La nouveauté du projet a consisté à élargir l'approche aux dimensions psychologiques, socio-anthropologiques et d'évaluation clinique de la médecine des guérisseurs qui avait été jusque-là limitée à ses seuls aspects d'herboristerie, Tous les chercheurs déjà engagés par l'O.N.R.D. furent intégrés au nouveau Centre de Médecine des Guérisseurs.

[2] Dès la nomination en novembre 1974 du docteur Nguete Kihkela comme commissaire d'État à la Santé publique, nous avons personnellement assumé la coordination des activités des cinq sections du Centre de Médecine des Guérisseurs ; chacune des cinq sections possédait son propre directeur.

[3] EIlen Corin, qui a dirigé la section de psychologie et de psychopathologie du Centre, avait principalement travaillé dans les structures universitaires et de recherche avant sa Participation au projet. Quant à mon travail antérieur au Zaïre, il s'était limité à la recherche.

[4] C'est un peu simpliste d'affirmer que le président Mobutu est le premier responsable de la dette publique de son pays et qu'il suffirait qu'il sorte l'argent de ses comptes dans les banques suisses et européennes pour que le Zaïre retrouve son équilibre financier. Jusque vers 1974, le pays a joui d'une croissance économique normale qui en faisait un géant potentiel à cause de ses minerais (cuivre, cobalt, étain, or, diamants, etc.). Les banquiers de tous les pays sont venus courtiser le Zaïre pour lui prêter de l'argent et le pousser à s'engager dans la réalisation d'ouvrages démesurés, pharaoniques, absolument inutiles, comme le barrage d'Inga qui a coûté deux milliards de dollars. Il faut peu de temps pour constituer une dette de six milliards avec des travaux de cette envergure. En insistant sur les modalités de constitution de la dette publique du Zaïre, nous n'entendons pas exonérer de toute responsabilité le président Mobutu mais nous tenons à souligner que cette dette s'est constituée avec la complicité et J'accord des banquiers occidentaux qui ont alors parié sur le Zaïre. Il est regrettable qu'ils aient perdu leur pari. Qu'ils refusent cependant de reconnaître leur responsabilité et qu'ils tiennent à être payés quel que soit le prix qu'il en coûtera au peuple zaïrois, l'est tout autant.

[5] L'Institut International Africain a organisé en septembre 1983 au Botswana un séminaire portant sur le problème de la professionnalisation de la médecine africaine. Des spécialistes ont examiné l'évolution de la situation dans une quinzaine de pays africains et ont conclu que cette évolution se déroulait selon un processus normal.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 mars 2008 11:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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