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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Bernier, “Le système d'emploi à vie au Japon. Réexamen et interprétation.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 3, no 3, 1979, pp. 109-125. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 août 2007.]

Bernard Bernier 

Le système d'emploi à vie au Japon.
Réexamen et interprétation
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 3, no 3, 1979, pp. 109-125. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.

 

Introduction
 
L'image idéalisée du système d'emploi à vie
 
Mise-au-point
 
Origines du système d'emploi à vie
Les divisions dans la classe ouvrière japonaise
Le paternalisme et l'identification à l'entreprise
 
Synthèse et interprétation
 
BIBLIOGRAPHIE
 
Tableau 1. Répartition des travailleurs à salaire, selon le sexe et selon le secteur d'emploi en 1976
 
Tableau 2. Répartition officielle des travailleurs à salaire, selon le sexe et le statut, en 1976

 

INTRODUCTION

 

Depuis quelques années, il est devenu habituel pour les experts et les journalistes de souligner les caractéristiques spéciales du système d'emploi et de relations de travail au Japon. Dans le monde académique, plusieurs auteurs ont insisté sur le paternalisme dans l'entreprise, la promotion à l'ancienneté, les relents de féodalisme, etc. (Abegglen 1973 et Abegglen éd. 1970 ; Ballon 1966 ; Bennett & lshino 1963 ; Brochier 1955 ; Dore 1973 ; Nakane 1974 ; Vogel éd. 1975 ; Whitehill & Takezawa 1968). Ces auteurs, malgré leurs divergences au sujet de l'omniprésence de ce système au Japon, s'entendent pour y reconnaître une preuve qui va à l'encontre de la théorie de la « convergence » de l'évolution des sociétés industrielles : le cas japonais, en effet, prouverait que l'industrie n'entraîne pas l'identité culturelle de toutes les sociétés industrielles (cf. entre autres, Abegglen 1969 :100). D'autres utilisent les caractéristiques spécifiques des relations de travail au Japon, entre autres l'identification à l'entreprise, pour nier la pertinence de la théorie marxiste de la lutte des classes, du moins en ce qui concerne le Japon (cf. entre autres, Nakane 1974 :115-116). 

Plusieurs spécialistes se sont toutefois opposés à cette conception, et ce, selon divers points de vue (cf. Sumiya 1962 et 1967 ; Cole 1971 ; Itozono 1978 ; Marsh & Mannari 1976 ; Moore 1974 ; Okochi, Karsh & Levine éd. 1973 ; Taira 1962, 1970 et 1976). Ces auteurs, à l'aide de recherches historiques ou d'enquêtes directes en usine, ont souligné les généralisations hâtives et même les erreurs fondamentales qui se sont glissées dans les travaux des tenants de la spécificité du cas japonais. Certains, comme on le verra, ont exagéré dans l'autre sens, niant toute spécificité au cas japonais ou du moins rejetant l'importance de la culture japonaise dans la compréhension du système de relations de travail. Cependant, des auteurs comme Sumiya (1962 et 1967), Itozono (1978) et Moore (1974) ont eu le mérite de poser le problème en termes d'antagonisme de classes, et c'est sur la base des travaux de ces auteurs, ainsi que de ceux de Cole (1971), Taira (1962, 1970, 1976), et Halliday (1975 : 204 sq.) que je voudrais, dans la troisième partie de cet article, tenter une interprétation du système de relations de travail au Japon. Auparavant, en première partie, je ferai une description succincte de la conception de ceux qui voient dans le cas japonais un exemple unique ; en deuxième partie, certaines données empiriques qui limitent la portée de cette conception seront présentées.

 

L'image idéalisée du système d'emploi à vie

 

By the paternal ism-lifetime commitment model of the social organization of Japanese firms..., we refer to the following elements. The relationship between the firm and the employee is one of lifetime commitment (...) : the employee enters a firm after completing school and remains in that same firm until retirement. Lifetime commitment is supported by japanese beliefs in « the firm as one family « (...) and « familistic management » ... The basic link between the employee and the firm is more a matter of loyalty and reciprocal obligation than a rational economic calculus. There is a seniority system (...) according to which base pay, allowances and promotions depend more on age and length of service in the firm than on job performance. Inefficient employees are retained and recruitment screening pays little attention to skills directly related to work performance.
 
The model points further that the strength of lifetime commitment derives not only from the present social structure of Japan, but also its traditional, feudal past...
 
It would be one thing if this paternalistic, particularistic, diffuse, and less rationalized form of social organization were found mainly in small-scale, technologically less advanced firms. But the paternalismlifetime commitment thesis is that these social organizational features are more common in Japan's largest... and technologically most advanced firms.
 
Marsh, Mannari 1976 : 6

 

Voilà comment deux auteurs, qui eux-mêmes remettent ce « modèle » en question, décrivent la conception fondée sur la spécificité du système de relations de travail au Japon. Examinons plus en détails les divers éléments de cette description. 

Le premier aspect que les tenants de la spécificité soulignent, c'est l'emploi à vie. Ces auteurs affirment que, pour la majorité des salariés japonais, la vie de travail, de la sortie de l'école à la retraite (habituellement à 55 ans) se passe dans une seule entreprise [1]. D'une part, l'entreprise s'engagerait à ne pas licencier ses ouvriers et employés, même temporairement, sauf dans les cas de faute grave ou de « circonstances exceptionnelles » (Brochier 1965 : 49) ; d'autre part, l'employé ou l'ouvrier s'engagerait à demeurer dans la même entreprise toute sa vie. Selon cette conception, les relations employeur/employés seraient fondées sur une sorte d'engagement réciproque. Tout salarié qui ne respecte pas cet engagement et qui quitte son entreprise se condamnerait à obtenir un emploi moins qualifié et moins bien rémunéré. 

Deuxième élément : la promotion dans l'entreprise se fait exclusivement selon l'ancienneté, donc selon l'âge, puisque le modèle soutient que tous les salariés sont recrutés à la sortie de l'école. Abegglen affirme même que le salaire d'un balayeur et celui d'un ingénieur embauchés au même moment seraient semblables (1973 : 113). On aurait donc un système de promotion et d'échelles de salaires qui ne tiendrait pas compte des qualifications ou de l'habileté. Quelques auteurs ont souligné l'irrationalité de ce système pour les entreprises, celles-ci étant obligées de garder jusqu'à la retraite des salariés incompétents (cf. entre autres, Brochier 1965 : 49 sq. ; Drucker 1975 : 240). 

L'emploi à vie et la promotion à l'ancienneté sont considérés comme causes des liens de dépendance qui se créent entre le salarié et son entreprise. En effet, l'employeur assure à l'employé un emploi à vie. De plus, à l'inverse de l'Occident, l'entreprise assure des services spéciaux : cafétérias, logement, allocations de déplacement, plans de pension, assurance-santé, etc... Par ailleurs les supérieurs hiérarchiques dans l'entreprise se mêlent du mariage ou des funérailles de leurs subordonnés ou de leurs proches. La direction de l'entreprise encourage aussi les employés à vivre entre eux, à passer leurs heures de loisir ensemble. Enfin, les gérants et contremaîtres de l'entreprise accordent des faveurs aux employés, créant ainsi des relations de dépendances hiérarchiques de type traditionnel (oyako : « père-fils ») fondées sur les obligations morales issues du confucianisme (giri). Tout cela entraîne un sentiment d'identification de l'employé ou de l'ouvrier à son « groupe », Le. aux autres employés ou ouvriers de son département et à l'entreprise elle-même (cf. Nakane 1974 : 158). Selon ce modèle, le salarié se sentirait obligé moralement d'être loyal envers son employeur, car ce dernier lui donne un emploi, lui assure la sécurité matérielle, et lui accorde d'autres avantages. On trouverait là la raison pour laquelle les salariés japonais s'identifient à leur entreprise : au Japon, on se définirait comme un employé ou un ouvrier de Mitsui ou de Mitsubishi, sans se définir généralement comme un employé ou un ouvrier. On serait identifié d'abord et avant tout par l'appartenance à une compagnie (ou un ministère). Les employés et les ouvriers verraient leur sort lié à celui de leur entreprise. C'est pourquoi, selon le modèle, leur première préoccupation serait le bien-être de la compagnie. 

Les relations de type « père-fils » dans l'entreprise seraient une preuve de l'extension généralisée du modèle familial à l'entreprise : l'entreprise serait vue comme une grande famille, le patron étant le père qui nourrit et accorde les faveurs et les employés ses enfants, en ordre hiérarchique. Ce serait là la base du paternalisme inhérent au système japonais de relations de travail (cf. Bennett & lshino 1963 ; Brochier 1965 : 60 sq. ; Whitehill & Takezawa 1968). 

Dans cet univers où l'identification à l'entreprise et la dépendance des inférieurs envers les supérieurs seraient si fortes, la recherche du profit, selon certains auteurs, deviendrait secondaire (cf. Drucker 1975 : 234 ; Brochier 1965 : 58 sq.). L'important, ce serait plutôt le progrès général de l'entreprise dans l'harmonie, ce serait de tenter d'augmenter la productivité, de conquérir de nouveaux marchés, d'agrandir la firme. Évidemment, les tenants du modèle concèdent que, pour cela, une certaine accumulation est nécessaire. Mais ils affirment qu'il s'agirait là d'un but secondaire, quoique nécessaire, et subordonné au progrès général de l'entreprise. 

Dans cette situation, on ne peut se surprendre du fait (prouvé) que la majorité des syndicats au Japon sont des syndicats d'entreprise, même des syndicats de boutique (cf. Cook 1966 ; Levine 1958). De ce fait, on affirme que l'ensemble des syndicats, loin d'être des outils de revendication, sont plutôt des moyens d'intégration des salariés à leur entreprise. C'est ce qui expliquerait que les cadres moyens sont syndiqués et qu'ils sont souvent les dirigeants des syndicats. Dans plusieurs usines, ce seraient des adjoints du gérant du personnel qui dirigeraient le syndicat : leur position privilégiée dans la compagnie leur permettrait de bien connaître la situation financière et les besoins de la compagnie, donc de savoir ce que le syndicat peut demander dans les négociations (cf. Cole 1971 : 227 sq.). 

D'après quelques tenants de la spécificité du cas japonais, ce système de relations de travail serait en vigueur dans la majorité des entreprises japonaises, surtout les plus grosses (cf. Abegglen 1973 : 62 sq.). Ce serait aussi un système spécifique au Japon. On en trouverait les origines dans « les continuités culturelles historiques de l'organisation sociale japonaise »Devos 1975 : 213, traduction de B.B.). Il s'agirait, pour certains, de relents de féodalisme qui auraient été transposés au contexte de l'entreprise (cf. entre autres, Abegglen 1973 : 152 sq.) : la loyauté à l'employeur aurait remplacé celle au seigneur. Pour d'autres il s'agit de particularités culturelles spéciales du Japon : Nakane, entre autres, a élaboré une explication structuralo-fonctionnaliste de la spécificité de la culture japonaise « verticale » (Nakane 1974). Dore, quant àlui, en a donné une explication beaucoup plus sophistiquée : il voit dans le système de relations de travail au Japon un résultat de la continuité historique du pays donc du maintien d'éléments féodaux, telle l'idéologie confucianiste, mais aussi du caractère attardé du capitalisme japonais, empruntant ici à la théorie d'Ouchi (cf. Dore 1973 : 401 sq. ; Ouchi 1978, chap. 1). Rohlen souligne la continuité entre le système militaire d'avant-guerre et les relations hiérarchiques internes à l'entreprise (Rohlen 1975 : 199). Mais quelle que soit l'explication spécifique de chaque auteur, elle renvoie fondamentalement à la tradition culturelle du Japon. 

La conception que je viens de présenter est celle qui est habituellement véhiculée par les mass-média. Elle comprend sans aucun doute des éléments de vérité, sinon il y a longtemps qu'elle aurait été discréditée. Cependant, diverses recherches empiriques en ont remis en question soit la portée, soit certains éléments spécifiques, soit les facteurs explicatifs. C'est ce qu'il faut maintenant examiner.

 

Mise-au-point

 

Origines du système d'emploi à vie

 

Comme Sumiya (1962 : 136 sq. ; 1967, chap. 2) et Taira (1970, chap. 5) l'ont clairement démontré, le système d'emploi à vie au Japon, avec toutes les caractéristiques paternalistes qui l'accompagnent, ne date pas des débuts de la période Meiji (1868-1912), mais bien du début du XXe siècle, au moment du développement de l'industrie lourde. Ce système avait pour but de conserver la main-d'œuvre qualifiée, trop peu nombreuse, dans les entreprises qui l'avaient formée. Pour cela, les patrons ont concédé aux travailleurs qualifiés un avantage majeur : la sécurité d'emploi à vie, Le. jusqu'à l'âge de la retraite. 

La sécurité d'emploi a diminué dans la période de la crise et même pendant la deuxième guerre mondiale. Mais après la guerre, les syndicats, nouvellement organisés, influencés par le Parti Communiste, profitant de la liberté nouvelle qui leur était accordée et de la désorganisation momentanée de la bourgeoisie, ont réussi à obtenir de nouveau la sécurité d'emploi a vie pour les ouvriers et employés travaillant depuis quelques années dans les grandes entreprises. il s'agissait là d'une victoire importante du mouvement ouvrier. Mais cette victoire eut des effets inattendus. Premièrement, avec la réorganisation de la bourgeoisie dès la fin de 1945 et avec les restrictions de plus en plus nombreuses imposées aux syndicats et au Parti Communiste à partir de 1946 (cf. Halliday 1975 : 204 sq.), le système de sécurité d'emploi fut rapidement transformé par les patrons en un système de contrôle de la classe ouvrière. En effet, peu à peu, les employeurs ont réussi à comprimer les hausses de salaires. Parallèlement, ils ont mis sur pied divers services qui ont lié l'employé à son entreprise. Bientôt, le système de sécurité d'emploi en est devenu un de pénalisation de la mobilité : un salarié quittant son emploi était assuré de perdre ses avantages et d'obtenir un emploi à salaire plus faible. En même temps, on a insisté idéologiquement sur l'identification à l'entreprise. Le patronat avait alors réussi à transformer en bonne partie le caractère du système lui-même : d'un avantage de la classe ouvrière, la sécurité était devenue le privilège de quelques-uns et donc un outil dans les mains des patrons. 

Deuxièmement, et cela a renforcé le premier élément, ce système a opéré une coupure radicale entre, d'une part, les employés et ouvriers permanents des grandes compagnies et des services publics, et, d'autre part, l'ensemble des ouvriers et employés sans permanence (employés réguliers des petites entreprises, temporaires, saisonniers, journaliers). Il s'agit là d'une division cruciale parmi les travailleurs japonais, une division qui entraîne tout un ensemble d'effets économiques (échelles de salaires différentes, avantages pour les permanents seulement) et politiques (absence de syndicalisation des non-permanents) et qui renforce la nécessité pour les ouvriers permanents de demeurer dans l'usine qui les a embauchés. 

Toutefois, il faut noter une faiblesse dans l'analyse de Taira. Cet auteur nie toute influence de l'idéologie ou des formes d'organisation sociale féodales dans la mise sur pied du système d'emploi à vie et du paternalisme dans les entreprises japonaises, que ce soit au début du siècle ou dans l'après-guerre. Pour lui, il s'agirait seulement d'un effet de la conjoncture économique (pénurie de main-d'œuvre qualifiée) et politique (force momentanée des syndicats) (Taira 1970, chap. 5). Selon ce raisonnement et celui de Sumiya (1962 : 136 sq.), le délai de plus de 30 ans entre la fin de la période féodale et l'apparition du paternalisme dans l'entreprise constituerait une preuve qu'il ne faut pas attribuer l'existence de ce système au maintien d'éléments sociaux et idéologiques issus du féodalisme. 

Malgré la justesse fondamentale de la position de Taira et Sumiya qui attribuent l'apparition du système japonais de relations de travail à la conjoncture historique, je pense qu'ils ont minimisé l'importance de l'idéologie et des formes d'organisation sociale issues de la période féodale. À mon avis, cette lacune vient de leur vision économiste et un peu mécaniste de l'évolution des rapports sociaux et du rôle qu'y joue l'idéologie. Ce n'est pas, en effet, parce que le système paternaliste n'a pas existé dans les entreprises entre 1868 et 1900 que l'on peut en conclure que l'idéologie féodale n'a joué aucun rôle dans sa mise sur pied. Au contraire, le gouvernement de Meiji avait fait très attention pour maintenir l'idéologie de loyauté et d'obéissance des inférieurs envers les supérieurs. Il avait aussi assuré le maintien de l'organisation hiérarchique dans les villages en conservant le pouvoir des propriétaires terriens. Or, comme Taira (1970 :107 sq.) et Sumiya (1962 : 131) [2] l'ont eux-mêmes démontré, la majorité des ouvriers japonais de l'époque provenaient de la campagne. Cela ne pouvait qu'entraîner des conséquences du côté des relations entre patrons et ouvriers en usine. De fait, Taira lui-même (1970 : 131) note divers aspects des relations de travail avant 1900, y compris la très forte répression physique, qui sont à mettre en relation avec le maintien de formes d'organisation sociale féodale. Avant 1900, l'absence d'une main-d'œuvre qualifiée à conserver, doublée de l'absence de droits des ouvriers, de la répression politique sévère, de l'idéologie féodale de la loyauté, et du maintien des relations de dépendance, avait pour effet de rendre non-nécessaire l'octroi d'avantages aux ouvriers. 

À mon avis, suivant en cela Cole (1971 : 114 sq.) et Dore (1973 : 401 sq.), l'idéologie et les formes d'organisation issues de la période féodale ont joué un rôle dans la constitution du système d'emploi à vie et du paternalisme dans l'entreprise. Mais ce rôle ne peut se comprendre que si on le situe dans le contexte des antagonismes de classes de l'époque. En bref, ce système a été créé par les patrons, dans des circonstances de pénurie de main-d'œuvre qualifiée, pour assurer un contrôle de la classe ouvrière. Et un des éléments utilisés pour renforcer ce contrôle fut l'idéologie de la loyauté au supérieur assimilé au père. On peut donc dire que la bourgeoisie japonaise s'est vue obligée, à une époque (après 1900) de faire appel, plus qu'auparavant, d'une part à un ensemble de doctrines (telles celle de la loyauté à l'empereur, celle des obligations morales des inférieurs envers les supérieurs, et celle de la piété filiale étendue à l'entreprise), d'autre part à un ensemble de formes de relations sociales (relations oya-ko, dépendance envers le propriétaire terrien dans les villages) issues de la période féodale, pour contrôler la classe ouvrière. Conjointement, elle a continué à utiliser la contrainte politique et juridique. 

Le fait que le système d'emploi à vie ne fut mis sur pied qu'après 1900 ne signifie donc rien en ce qui a trait à l'utilisation de l'idéologie féodale. Mais ce fait doit être replacé dans son contexte historique qui est celui des antagonismes de classes qui ont caractérisé le passage du féodalisme au capitalisme au Japon (cf. Holliday 1975, chap. 2 ; Bernier 1979, 2ième partie). En bref, ce sont les féodaux qui, pressés par les puissances impérialistes occidentales, ont opéré le passage du féodalisme au capitalisme. Étant donné le caractère brusque de la transition, ces féodaux ont pu utiliser a plein l'idéologie féodale, à l'inverse de l'Occident où la bourgeoisie a dû combattre l'idéologie de la noblesse par la sienne propre, fondée sur la libre entreprise et l'individualisme. Autrement dit, le maintien de l'idéologie et des formes d'organisation sociale issues du féodalisme au Japon ne peut être attribué à une simple continuité culturelle. Il faut le replacer dans son contexte de classes.

 

Les divisions dans la classe ouvrière japonaise

 

Selon les statistiques de 1976, la main d'œuvre salariée au Japon comprenait 25.09 millions d'hommes et 12.03 millions de femmes. La répartition des hommes et des femmes selon le secteur d'emploi en 1976 est présentée dans le tableau 1. Le tableau 2 donne la répartition officielle des hommes et des femmes salariés en 1976 selon le statut, i.e. permanent, temporaire et journalier. Examinons un peu ces données. 

 

Tableau 1

Répartition des travailleurs à salaire, selon le sexe
et selon le secteur d'emploi en 1976
 

 

Hommes

Femmes

 

 

 

Agriculture et foresterie

220,000

90,000

Pêche et métiers de la mer

160,000

20,000

Mine

160,000

10,000

Construction

3,330,000

520,000

Industrie manufacturière

7,620,000

3,700,000

Commerce, banque, assurances

5,260,000

3,770,000

Transport et communication

3,140,000

440,000

Services

3,740,000

3,180,000

Secteur public

1,450,000

300,000

Total

25,090,000

12,030,000

Source : Japan Statistical Yearbook 1977 : 48-49. Rôdbshb 1977 :34-35.


 

Tableau 2

Répartition officielle des travailleurs à salaire,
selon le sexe et le statut, en 1976 
 

 

Hommes

Femmes

 

 

 

Réguliers

23,660,000

10,160,000

Temporaires

570,000

1,270,000

Journaliers

640,000

530,000

Source : Japan Statistical Yearbook 1977 : 48. Rôdôshô 1977 : 42.

 

D'abord, comme Cole (1971 : 114) l'a démontré, la répartition officielle selon le statut est loin de refléter la réalité. En effet, elle inclut parmi les « réguliers » non seulement les permanents qui bénéficient des avantages divers attachés au travail garanti pour une longue période, mais aussi tous ceux qui ont un contrat de travail de plus de quatre mois (Japan Statistical Yearbook 1977 : 69). Parmi les réguliers, les statistiques incluent, entre autres, les employés et ouvriers de petites usines : or, ces usines ne garantissent pas l'emploi prolongé. Elles incluent aussi les femmes engagées sur une base régulière : or l'immense majorité des femmes se voit obligée, par des règlements écrits ou tacites, mais maintenant illégaux, de quitter leur emploi à 25 ans. De plus, elles incluent tous les travailleurs et employés des grandes entreprises qui n'ont pas la permanence et qui, pour plusieurs, ne l'auront jamais. 

Si l'on tient compte de tous ces facteurs, le nombre et par conséquent la proportion des permanents diminuent drastiquement. Cole (1971 : 115) cite Taira (1962 : 167) qui affirme que, au début des années 60, les travailleurs permanents ne dépassaient pas 20% de l'ensemble des salariés dans les manufactures. Il cite aussi Tominaga (1964 : 302) qui écrit qu'en 1960, dans un échantillon d'employés de Tokyo, seulement 12% travaillaient encore dans la compagnie où ils avaient eu leur premier emploi. Il est vrai qu'à cette époque, les difficultés dues à la guerre faussaient encore quelque peu les statistiques. 

Cependant, il est possible d'estimer grossièrement le nombre de permanents en 1976. D'abord, il faut exclure des permanents la presque totalité des femmes : disons au bas mot 11 millions sur 12.03 millions. Du côté des hommes, il faut exclure l'ensemble des ouvriers et employés des usines ayant moins de 100 salariés, soit, en 1976, 11.55 millions. De plus, on peut estimer les non-permanents à près de la moitié des salariés des entreprises ayant entre 100 et 500 employés : soit, en 1976, 1.75 millions (Rôdôshô 1977 : 42). Enfin, il y a les temporaires des grandes usines, que l'on peut estimer à 10% du total, soit 0.6 million. Si l'on additionne tous ces chiffres, on trouve parmi les non-permanents au minimum 24.9 millions sur une force de travail totale (à salaire) de 37.12 millions, soit près de 68% du total. Il faudrait encore additionner les permanents qui quittent leur emploi : cela donnerait alors un pourcentage de non-permanents supérieur à 70%. Et il s'agit là d'un estimé conservateur. On en arrive alors à la conclusion que seulement 30% des travailleurs (ouvriers et employés) japonais bénéficient à un moment donné du « système japonais » d'emploi, i.e. du système d'emploi à vie. 

Examinons un peu les conditions de travail des non-permanents. D'abord, on retrouve les employés réguliers sans permanence. Ce sont ceux (et celles) qui sont engagés pour une période de temps non-spécifiée, supérieure à 4 mois, mais qui n'ont pas droit aux avantages de la permanence. C'est le cas de l'immense majorité des femmes ainsi que des hommes travaillant dans les petites usines. Ensuite, il y a les temporaires, embauchés pour une période déterminée, en général de moins de 4 mois. Les temporaires sont distingués des saisonniers qui, pour la plupart, sont des agriculteurs qui travaillent à salaire pendant l'hiver. Ces saisonniers, que l'on nomme dekasegi, sont employés surtout dans la construction (Bernier 1978 : 14). Enfin, il y a les journaliers : ce sont pour la plupart des vieillards et des sous-prolétaires engagés à la journée. Les conditions de travail et de salaires se détériorent à mesure que diminue la durée de l'emploi. 

L'utilisation de ces diverses catégories de travailleurs assure une grande flexibilité aux entreprises dans l'utilisation de la main-d'œuvre. Récemment, les grandes entreprises ont elles-mêmes laissé tomber la pratique d'embauche de temporaires pour la remplacer par l'engagement de travailleurs dits « hors-entreprise ». Il s'agit, en fait, d'utiliser pour un travail régulier dans l'entreprise des ouvriers des firmes sous-contractantes. Au Japon la pratique des sous-contrats des grandes entreprises aux petites date de l'avant-guerre et elle est encore fortement utilisée : c'est là une caractéristique du « dualisme » de l'économie japonaise (cf. Sautter 1973 : 99 sq. ; Bernier 1973 : 34 sq.). Mais récemment, les compagnies sous-contractantes ont acquis une nouvelle fonction, en plus de fournir des produits à la compagnie-mère : elles fournissent maintenant de la main-d'œuvre. En effet, dans la majorité des secteurs de la grande entreprise, mais surtout dans la construction, la métallurgie, l'automobile et la construction navale, une bonne partie du travail régulier est laissée à des travailleurs embauchés par les petites usines sous-contractantes, dans lesquelles on ne bénéficie pas des avantages du travail permanent. Les salaires y sont aussi plus faibles : le niveau des salaires dans les firmes ayant de 100 à 999 employés se situait en moyenne à 81% de celui des entreprises ayant un nombre de salariés supérieurs à 1,000 en 1975 (Japan Statistical Yearbook 1977 : 401 ; voir aussi Sautter 1973 : 100 sq.). 

L'embauche des travailleurs hors-entreprise assure aux grandes compagnies un maximum de flexibilité dans l'utilisation de la force de travail. En effet, beaucoup de ces travailleurs ont une bonne qualification. De plus, et surtout, leur contrat est résiliable à volonté, sans que le syndicat des ouvriers et employés permanents n'ait rien à y redire. En effet, ce que les syndicats veulent en échange de leur collaboration avec l'entreprise, c'est le respect de la permanence dans l'emploi pour leurs membres (cf. Itozono 1978, p. 1 et 11). Toutefois, pour maintenir le taux de profit et faire face aux récessions, les entreprises doivent pouvoir embaucher et mettre à pied des salariés selon la conjoncture. Les temporaires, les saisonniers et les journaliers ont joué ce rôle dans la période d'abondance relative de la main-d'œuvre, i.e. jusqu'à 1965 environ (cf. Ouchi 1972 : 1 sq. ; Itozono 1978, chap. 1 ; Sautter 1973 : 112 sq.). Mais à partir de 1965, le Japon a connu une pénurie de main-d'œuvre jeune [3]. Les compagnies ont alors été forcées d'accorder le statut de permanents à un nombre plus élevé de leurs travailleurs. Pour compenser la rigidité que cet état de chose avait produite, et pour éviter de mettre à pied des employés à qui on avait donné la permanence, ce qui risquait de froisser le syndicat, les grandes entreprises ont eu recours aux travailleurs hors-entreprise, en général nonsyndiqués (cf. Itozono 1978, chap. 1). Cette pratique confirme l'affirmation de Taira qui écrit que les grandes entreprises font en sorte que le nombre de permanents soit toujours « un minimum justifiable selon la conjoncture » (Taira 1962 : 167). 

L'utilisation des travailleurs hors-entreprises entraîne les mêmes effets que l'embauche des temporaires. En plus de donner une flexibilité dans l'utilisation de la force de travail, elle permet d'augmenter les heures de travail : les travailleurs des entreprises sous-contractantes, en effet, travaillent beaucoup plus longtemps. Itozono (1978 : 35-36) montre que, en novembre 1974, les travailleurs hors-entreprise dans la construction navale, qui comptaient pour à peu près 40% de la main-d'œuvre, avaient travaillé près de 580,000 heures comparées à près de 400,000 pour les travailleurs réguliers des grandes entreprises qui, eux, comptaient pour 60% de la force de travail. De plus, cette utilisation entraîne une division politique à l'intérieur de la force de travail, les permanents se sentant supérieurs aux autres, ce qui renforce leur identification à l'entreprise (Itozono 1978 : 11). La combinaison d'avantages économiques et politiques, pour les grandes entreprises, de l'utilisation de travailleurs non-permanents, apparaît alors clairement. 

Toutefois, il ne faudrait pas croire que le système d'emploi à vie pour les permanents enlève aux employeurs toute flexibilité. D'abord, pour ceux qui en bénéficient réellement, ce système signifie en général la sécurité d'emploi jusqu'à 55 ans, avec divers avantages. Mais à 55 ans, le salarié est mis à la retraite, avec un montant forfaitaire, équivalent à un ou deux ans de salaire, en guise de pension. Et il n'aura droit à la pension de vieillesse du gouvernement qu'à 65 ans. Bon nombre de permanents, surtout parmi les ouvriers, sont donc obligés de travailler après leur retraite, en général comme temporaires et à des salaires équivalents en gros à 60% de leur salaire antérieur. Souvent, c'est leur ancienne compagnie qui les embauche de nouveau dans ces conditions. 

Ensuite, les compagnies font quand même des mises-à-pied de permanents. Les véritables mises-à-pied sont justifiées par une faute grave ou par les difficultés financières des compagnies (cf. Oriental Economist, mars 1976 : 56), mais en plus de cela, les compagnies ont divers moyens de se débarrasser d'un travailleur jugé indésirable sans le congédier directement. Il s'agit de la forcer à démissionner. La soi-disant « retraite volontaire » des travailleurs plus âgés est la procédure la plus répandue ; de fait, selon Cole, il s'agit bien de retraite forcée (Cole 1971 : 121). Aussi, on peut prendre des mesures disciplinaires contre un travailleur indésirable, telles la relégation à des travaux durs et sans qualification alors que les autres ouvriers du même âge ont de bons emplois, ou bien la non promotion de cet ouvrier alors que ses amis sont promus, ce qui le force à démissionner. 

Quant aux niveaux de salaires, ils diffèrent pour diverses catégories d'employés : autrement dit, malgré ce qu'en dit Abegglen (1958 : 68), un balayeur, a son engagement dans l'entreprise, n'aura pas le même salaire, ni les mêmes avantages, ni les mêmes possibilités de promotion et de hausses de salaire qu'un ouvrier qualifié ou un cadre (cf. Cole 1971 : 78). L'égalité approximative de salaires selon l'âge, quels que soient la qualification ou le niveau d'éducation, est un mythe. 

Comme on peut le voir, il existe au Japon divers types de statuts pour les ouvriers et les employés, chacun ayant son échelle de salaire propre et ses possibilités de promotion. En fait, c'est la minorité des salariés japonais qui bénéficie du système d'emploi à vie, i.e. de la permanence et des avantages qui l'accompagnent. Ce sont les ouvriers et employés (hommes seulement) des grandes entreprises et de la fonction publique qui presque seuls ont droit à la permanence. Mais eux aussi peuvent la perdre. Sont exclus du système d'emploi à vie les femmes, les travailleurs de petites usines, les temporaires, les saisonniers et les journaliers, donc, au minimum 70% de la main-d'oeuvre à un moment donné.

 

Le paternalisme et l'identification à l'entreprise

 

Des recherches récentes ont démontré que, même si les permanents ont plus tendance que les autres ouvriers et employés à s'identifier à leurs camarades de travail, leur identification à l'entreprise, sauf dans le cas des cadres, est beaucoup plus faible que l'avaient laissé croire Abegglen, Ballon et autres (cf. Cole 1971 : 218 ; Marsh & Mannari 1974, en particulier, chap. 5 et 8). En effet, bon nombre d'ouvriers et d'employés interviewés lors de ces recherches n'avaient pas pensé, en entrant dans l'usine où ils étaient encore employés, qu'ils y resteraient toute leur vie. Ce sont les contraintes du marché du travail et la pénalisation de la mobilité qui ont empêché la plupart des salariés de changer de compagnie (cf. Marsh & Mannari 1974 : 235). 

Par ailleurs, beaucoup d'ouvriers, surtout parmi les jeunes, refusent le travail supplémentaire (Marsh & Mannari 1974 : 118). C'est que la majorité, à l'encontre des stéréotypes que l'on véhicule au sujet des travailleurs japonais, valorise les heures de loisir beaucoup plus que le travail (Marsh & Mannari 1974 : 112). De plus, bon nombre d'ouvriers et d'employés sont peu satisfaits de leur emploi et quitteraient leur usine s'ils en avaient la possibilité (Marsh & Mannari 1974 : 99 sq. ; Cole 1971 : 171). 

Quant aux obligations morales, au giri, Cole (1971 : 204 sq.) a bien montré comment les ouvriers dans les usines qu'il avait étudiées les voyaient de façon pragmatique plutôt que morale : les travailleurs n'acceptaient les faveurs des supérieurs, donc ils n'acceptaient une dette à repayer, qu'à la condition que cela leur rapporte quelque chose de concret. Sinon, on préférait refuser. 

De fait, ce que les études de Cole et de Marsh et Mannari démontrent, c'est, de la part des ouvriers japonais, un degré de conscience de classes beaucoup plus élevé qu'on aurait pu le croire. En effet, les ouvriers interviewés percevaient souvent les contradictions entre leurs intérêts et ceux de leur employeur. Ce qui les attachait à l'entreprise, c'était les conditions du marché de la force de travail. 

Enfin, dernier aspect, celui des profits des compagnies. Selon l'idéologie officielle, comme on l'a vu, les compagnies japonaises ne rechercheraient pas le profit. La raison s'en trouverait dans l'aspect familial de l'entreprise ; les dirigeants viseraient le bien-être de la compagnie et de l'ensemble de ses employés plutôt que le profit. Or, récemment, Sautter (1973 : 141 sq.), Patrick (1975 :248) ainsi que Caves et Uekusa (1976 : 95-96) ont démontré non seulement que la recherche du profit était une des motivations premières des industriels, ce qui est loin de surprendre, mais que, de plus, les taux de profit et d'accumulation de capital au Japon étaient supérieurs à ceux des autres pays capitalistes. C'est que, au Japon, la part de produit intérieur brut qui revient à la formation de capital privé est de 10 à 20% plus élevée que celle de ces autres pays (Gatt 1971 : 3-4). 

Ces données nous donnent de l'industrie japonaise une image tout à fait différente de la conception de Abegglen, Nakane, et des autres tenants de la spécificité du cas japonais. Il reste maintenant à interpréter l'ensemble des données en prenant comme fondement les antagonismes de classes qui ont caractérisé et qui caractérisent encore la société japonaise.

 

Synthèse et interprétation

 

Comme on l'a vu, le système de sécurité d'emploi à vie, à la fois au début du siècle et dans l'après-guerre, a été mis sur pied dans un contexte précis d'affrontements de classes. Au début du siècle, ce sont les grandes compagnies qui ont institué ce système pour s'assurer un certain contrôle sur les conditions du marché de la force de travail, en l'occurrence, sur la main-d'œuvre qualifiée. Dans l'après-guerre, la faiblesse momentanée de la bourgeoisie a permis aux travailleurs nouvellement syndiqués des grandes entreprises d'obtenir la sécurité d'emploi. Mais, comme on l'a vu, les patrons ont rapidement tourné ce système à leur avantage. 

En fait, le système japonais de relations de travail a pour objectif premier le contrôle de la classe ouvrière et des employés par la classe dominante. Le système de sécurité d'emploi permet aux grosses compagnies de s'attacher la main-d'œuvre qualifiée. Il permet aussi de donner à cette main-d'œuvre des avantages qui la distinguent du reste des travailleurs, qui la portent à se sentir supérieure et à s'identifier à la firme qui l'a embauchée. Ce système assure donc une division très importante dans la classe ouvrière, une division qui rapporte des avantages économiques en dépréciant la force de travail non permanente (moins d'avantages, salaires plus faibles, pénalisation de la mobilité) et des avantages politiques en ce que la classe ouvrière est fortement hiérarchisée. Ces avantages politiques sont renforcés du fait que les syndicats se retrouvent surtout parmi les permanents. 

Ce système d'emploi a été fondé avant tout sur les antagonismes de classes entre bourgeoisie et travailleurs. Mais dans ces antagonismes, les patrons ont pu utiliser des éléments spécifiques de la « culture » japonaise. Ils ont pu, de fait, utiliser des éléments de l'idéologie et de l'organisation sociale issues de la période féodale : extension des relations familiales à l'entreprise, insistance sur la hiérarchie fondée sur l'âge, relations de dépendance, obligations, loyauté, etc... Cette utilisation ne peut se comprendre que dans le contexte de la tentative, de la part des patrons, d'assurer un contrôle solide sur les classes populaires. 

C'est cette utilisation qui fait vraiment la spécificité du cas japonais. Mais derrière, on retrouve des éléments que le Japon partage avec les autres pays capitalistes : la recherche du profit et la nécessité de contrôler des travailleurs. 

Le « cas japonais », comme celui de tous les pays pris individuellement, comporte donc des aspects spécifiques qui sont dus à l'histoire de la lutte des classes dans ce pays, dans ses aspects idéologiques et culturels autant qu'économiques et politiques. En ce sens, il est vain de nier que le Japon comporte des aspects qui le distinguent des autres pays capitalistes. Cependant, et c'est là à mon avis le point crucial, les antagonismes de classes fondamentaux au Japon sont les mêmes que ceux des autres pays capitalistes. Au centre de ces antagonismes, on retrouve la bourgeoisie, appuyée fortement par l'État, et les travailleurs (ouvriers et employés) qui tentent d'améliorer leurs conditions de travail dans des circonstances qui ne les avantagent pas beaucoup. 

Ce que les recherches récentes ont démontré, c'est que la tentative d'utilisation de l'idéologie féodale à des fins de contrôle a eu un succès mitigé. En effet, comme on l'a vu, elle n'a pas empêché beaucoup de travailleurs de percevoir leurs intérêts et de les concevoir comme opposés à ceux de leur employeur. 

Cependant, à l'heure actuelle, l'avantage demeure fortement du côté de la bourgeoisie. On peut en voir des preuves dans les forts taux de profit, le faible nombre de conflits de travail, et le peu de jours perdus à cause de ces conflits (cf. Japan Statistical Yearbook 1977 : 78-79). Par ailleurs, les conditions du marché de la force de travail, la création de syndicats d'entreprise, la réglementation gouvernementale, le contrôle policier ont pour effet de garder les revendications ouvrières dans des limites étroites. Malgré l'éveil d'une certaine conscience de classes surtout chez les jeunes ouvriers, on voit mal, à l'heure actuelle, comment l'avantage de la puissante classe dominante japonaise pourrait être renversé.

 

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[1] Ou un seul ministère ou agence dans le cas des salariés du secteur public.

[2] Voir aussi Umemura 1970.

[3] Les économistes japonais ont alors parlé d'une pénurie générale de la main-d'oeuvre. Cela n'est pas juste. En effet, il y avait encore un réservoir énorme de main-d'oeuvre non utilisée : les agriculteurs et leur famille, les femmes, les gens âgés, les temporaires de plus de 30 ans, etc. La grande entreprise, toutefois, avait une certaine répugnance à les embaucher car elle devait leur payer des salaires plus élevés à cause de l'âge (cf. Sautter 1973 : 121).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 mai 2008 14:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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