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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Bernier, “Religion et politique au Japon. Le culte de l'empereur.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 6, no 1, 1982, pp. 175-193. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 août 2007.]

Bernard Bernier 

Religion et politique au Japon.
Le culte de l'empereur
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 6, no 1, 1982, pp. 175-193. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Introduction
 
La centralisation étatique du VIIe siècle
Les fondements de la religion indigène au Japon
L'utilisation du culte impérial après 1850
 
Conclusion
 
Bibliographie

Introduction

 

Les liens multiples, divers et complexes entre la religion et la politique ne sont plus à démontrer. On en a, à l'heure actuelle, des manifestations quotidiennes : le « renouveau » islamique dans ses diverses formes, le conflit entre « catholiques » et « protestants » en Irlande du Nord, la vague des preachers fondamentalistes aux États-Unis et leur intervention dans les élections, etc. Si le principe du lien étroit entre ces deux types de phénomènes apparaît clairement, la nature de ce lien, en général et dans des cas particuliers, demande des analyses plus poussées. Il ne suffit pas, par exemple, de noter que l'islam tente généralement d'englober tout le politique dans le religieux, encore faut-il analyser comment cette inclusion se présente dans différents contextes géographiques et historiques, comment elle est justifiée dans la doctrine, comment elle se fait dans la pratique, quels groupes sociaux la préconisent ou l'appuient et ainsi de suite. Il faut donc analyser la religion comme partie intégrante et importante d'une situation sociale complexe, située dans le temps et l'espace. Pour comprendre la nature et le fonctionnement des formes diverses de la religion, la recherche doit étudier les discours religieux, leur contenu, leur signification doctrinale. Mais cela n'est pas suffisant. Il faut encore analyser l'organisation qui accompagne la doctrine, voir qui dirige et qui suit, qui définit le contenu et qui l'accepte. Il faut aussi étudier les relations entre d'une part cette organisation et d'autre part, les divers groupes économiques et le pouvoir. Il faut en somme analyser la situation historique d'ensemble dans laquelle une ou plusieurs manifestations ou organisations religieuses surgissent et se déploient. Il n'est pas suffisant de répéter les grands principes d'analyse, ni de prendre au pied de la lettre les « enseignements » des multiples organisations religieuses. On doit encore analyser précisément le contexte particulier d'émergence et d'existence des diverses traditions religieuses. 

Je tente de le faire ici pour une tradition politico-religieuse connue dans ses grandes lignes, mais vraiment méconnue : la doctrine de la « divinité » de t'empereur du Japon. Cette doctrine, appelée entre 1890 et 1945 le « Shintô d'État », fut présentée à cette époque comme fondée sur des faits réels et enseignée comme dogme historique non religieux. L'élément central de ce système politico-religieux réside dans l'affirmation de l'ascendance « divine » de la lignée impériale japonaise, issue de la « divinité » Amaterasu-Ô-Mikami, la « déesse-soleil ». Cette ascendance en ligne directe confère à la famille impériale une participation à la nature « divine » et définit les empereurs comme grands-prêtres du culte national de Amaterasu-Ô-Mikami dont le sanctuaire se trouve à ISE. 

Présenter ainsi la « religion » impériale reste imprécis en raison de la nécessité de traduire en français, sans explication, des mots japonais sans équivalents directs. La notion centrale dans la religion indigène du Japon, y compris dans le culte impérial, est celle de Kami que j'ai traduite ici par « divinité ». Ce mot requiert un examen plus approfondi, il sera abordé dans la deuxième section qui portera sur les fondements de la religion indigène du Japon. J'examinerai en première partie les processus socio-économiques, politiques et idéologiques par lesquels s'est affirmée la domination impériale au Japon au VIle siècle de notre ère. En troisième partie, j'aborderai brièvement l'utilisation du culte de l'empereur dans le processus d'industrialisation et de construction nationale qui commence dans la seconde moitié du XIXe siècle.

 

La centralisation étatique du VIIe siècle

 

L'apparition des classes sociales au Japon est assez récente en comparaison de la Chine, de la Mésopotamie, de l'Inde ou même du monde méditerranéen : elle date au plus tôt du 1er siècle de notre ère mais plus vraisemblablement du Ille siècle (voir lkawa-Smith 1980 : 143-144 ; et 1979 : 25). Auparavant, le territoire japonais était habité par des populations tribales indépendantes, chacune se reconnaissant comme descendant d'un ancêtre commun et formant un groupe de parents (UJI). Au 1er siècle de notre ère, les données archéologiques des sépultures permettent déjà de déceler des inégalités sociales dans deux régions restreintes : le centre du pays, là où seront construites plus tard (à partir du VIIIe siècle) les capitales impériales (Nara et Kyôto), et dans le Nord de Kyûshû. Rien, toutefois, n'indique qu'il s'agissait de divisions de classes [1]. D'après les données archéologiques disponibles, il semblerait plutôt qu'existaient encore à l'époque divers groupes tribaux dont quelques-uns formaient déjà des chefferies ou des « royaumes » comportant une certaine inégalité sociale mais pas encore de domination étatique ni d'extorsion de surtravail. Il se peut, cependant, que des découvertes futures modifient cette interprétation. 

Du Ier au Ille siècle de notre ère, les données archéologiques indiquent de nombreux affrontements armés. Au IIIe siècle, si l'on se fie à ces données et aux chroniques chinoises, des États régionaux, comprenant des divisions de classes, existaient. Il semble que ces États soient apparus sur la base de l'anoblissement de certains groupes de parenté (UJI, habituellement traduit par « clan ») qui ont conservé l'appellation ancienne de UJI. Cette appellation fut enlevée aux gens du commun, la majorité de la population, qui furent regroupés dans des unités appelées SE (« corporations ») sur la base du métier et de la région géographique. 

La plupart de ces gens du commun était des paysans possédant des terres particulières. En dessous des gens du commun, il y avait les esclaves, comptant pour moins de 10% de la population (cf. Honjô 1935 : 1-5 et 24-25 ; Reischauer 1937 : 8 sq. ; Tsunoda et al., 1964, vol. 1 : 4 sq. ; Sasayama 1977 : 99 sq.). 

Certains archéologues affirment que, dès le début du IVe siècle, le Japon existait déjà comme territoire unifié, sous le contrôle de l'État impérial (cf. entre autres, Kanaseki et Sahara 1978 : 25). L'archéologie et les chroniques semblent contredire une telle interprétation. L'unification effective du pays semble plutôt dater de la fin du VIe siècle car c'est à cette époque seulement que les symboles de la domination, entre autres les sépultures en tumuli, ont été concentrés dans la région où résidait la famille impériale (Ikawa-Smith 1979 : 29), De plus, les vestiges archéologiques datant du Ve et du VIe siècle indiquent clairement que de nombreux combats eurent lieu à cette époque. La cavalerie semble avoir joué ici un rôle militaire important. 

Sur la base de ces données archéologiques, Egami (1962) a émis l'hypothèse d'une invasion de cavaliers coréens au IVe siècle, qui auraient unifié le pays et établi le gouvernement impérial. Cette hypothèse, récemment défendue aux États-Unis par Ledyard (1975), est rejetée par la majorité des chercheurs. Il est certain que le territoire qui devint le Japon et celui qui devint la Corée eurent beaucoup de relations. Leur organisation politique, fondée sur de multiples États régionaux, se ressemblait beaucoup. Il y eut sûrement des guerres entre ces États, même entre ceux du Japon et de la Corée, il y eut sûrement des invasions, mais rien n'indique que ce fut une invasion massive venue de Corée qui fonda l'État impérial japonais. Au contraire, tout indique que l'unification fut accomplie du IVe au VIe siècle, sous l'égide d'un clan ou d'une coalition de clans du centre du Japon. En effet, à cette époque, on peut constater une centralisation croissante du pouvoir aux mains de clans importants du Yamato (près de la ville actuelle de Nara). 

On peut dire que l'État impérial centralisé était établi au Japon à la fin du Vle siècle. La classe dominante de cette société unifiée était composée des clans nobles qui avaient survécu à la période de guerre. L'organisation à l'intérieur de l'aristocratie était très hiérarchisée. Au sommet se trouvait le clan impérial, qui concentrait le pouvoir politique et la prééminence religieuse. Immédiatement en dessous, contrôlant les activités les plus importantes de l'État impérial, se trouvaient trois clans responsables respectivement de la protection militaire de la famille impériale, des armes de l'empereur et des rites impériaux. Peu à peu toutefois, dans des circonstances résumées plus loin, le clan responsable de l'administration civile en viendra à évincer pour quelques temps ces trois clans. Enfin, à l'échelon inférieur de la noblesse, il y avait les grands clans provinciaux, auparavant chefs des États locaux, transformés maintenant en gouverneurs de provinces ou de districts mais possédant beaucoup d'autonomie. En théorie, ces gouverneurs devaient assurer la collecte des taxes impériales et leur acheminement vers le palais. 

Même si l'on peut dater l'instauration de l'État centralisé à la fin du Vle siècle, la forme définitive de l'appareil d'État impérial n'apparut qu'avec le programme de réformes qui suivit le « coup d'État » de 645. Examinons brièvement les événements qui menèrent à ces réformes. 

L'élément le plus important de cette période est l'introduction du Bouddhisme. Le Bouddhisme, religion universaliste, était probablement connu au Japon avant le Vle siècle. Mais c'est seulement après l'an 500 qu'il fut vraiment adopté. Cette adoption fut le fait du clan noble chargé de l'administration, le clan des Soga. Les Soga devaient leur importance au fait qu'ils administraient la collecte des taxes. Avec la consolidation du pouvoir impérial, cet aspect de la domination politique prenait de l'importance. Or, la montée des Soga se heurtait à la position dominante des trois autres grands clans, entre autre aux Nakatomi, chargé des rites impériaux issus de la religion indigène (voir la 2e section). Leur pouvoir étant fondé sur la conception indigène de l'univers et de la société, ces trois clans étaient foncièrement conservateurs et s'opposaient à l'introduction de toute nouvelle doctrine, y compris le Bouddhisme qu'un roi coréen avait décrit à l'empereur japonais comme une doctrine supérieure. Toutefois, les Soga, dont la position s'améliorait à mesure que l'administration se diversifiait, ont vu dans la nouvelle religion un moyen de remettre en question la primauté des clans conservateurs et de s'accaparer de la position de conseiller principal de l'empereur. 

La querelle entre les deux factions dura pendant environ 100 ans et connut un premier dénouement en 587, au moment où l'empereur régnant, qui venait de se prononcer en faveur du Bouddhisme, mourut. S'ensuivit une guerre civile remportée par les Soga qui nommèrent leur « candidat » au poste d'empereur et proclamèrent le Bouddhisme religion officielle. Par la suite, les Soga tentèrent d'asseoir leur pouvoir par diverses manoeuvres, y compris l'assassinat. Mais en 645, les anciens clans conservateurs, devant la menace d'usurpation du trône par les Soga, organisèrent un coup d'État, exterminèrent leurs adversaires et tentèrent d'établir pour de bon le pouvoir impérial. 

La consolidation du pouvoir impérial devait constituer la solution à de nombreux problèmes qui n'avaient cessé de troubler l'État centralisé. Ces problèmes étaient les suivants. Premièrement, les clans aristocratiques de la Cour, par exemple les Soga, tentaient d'accaparer une part accrue du pouvoir et des revenus impériaux, entraînant des querelles incessantes. Deuxièmement, les gouverneurs de provinces, descendant souvent des anciens clans dominants de la région, tentaient de détourner à leur avantage les taxes que le gouvernement central entendait lever sur les paysans pour financer l'administration centrale ; ils voulaient aussi exercer le pouvoir indépendamment de la Cour. Troisièmement, les clans aristocratiques, certains gouverneurs provinciaux, d'autres familles nobles ainsi que des monastères bouddhistes et des sanctuaires shintoistes bénéficiaient de terres exemptes de taxes souvent concédées par la Cour pour services rendus ou pour des raisons de piété, mais quelquefois appropriées sans permission par les familles puissantes ; cet octroi de terres exemptes de taxes diminuait la base de taxation de la Cour et augmentait la richesse privée des grandes familles. 

Ces trois problèmes avaient pour conséquences de nombreuses querelles, la diminution des revenus de l'État, l'oppression accrue sur les paysans et des désordres publics. La consolidation du pouvoir de l'État avait pour but d'éliminer ces problèmes. Une première tentative fut faite par un prince de la famille impériale en 604. La soi-disant « Constitution en 17 articles » proclamée cette année-là affirmait divers principes moraux jugés préalables à l'adoption d'un système étatique centralisé et bureaucratique calqué sur le système chinois. La majorité de ces articles portaient sur les vertus nécessaires à une bonne administration centralisée. Politiquement, les articles importants insistaient sur le pouvoir de l'empereur vis-à-vis de ses ministres, fustigeant les officiels qui poursuivaient leur intérêt privé. Un article qui affirmait que « le souverain est le maître du peuple et de tout le pays » (Tsunoda et al., vol. 1 : 50) a été interprété comme donnant la propriété de la terre àl'empereur et transformant l'ensemble de la paysannerie en esclaves. Cette interprétation semble abusive [2]. 

La Constitution de 604 n'eut pas tellement d'effets pratiques et les problèmes continuèrent d'entraver la bonne marche de l'administration. Il faudra attendre après le coup d'État de 645 pour voir apparaître des réformes pratiques : les Réformes de Taika. Elles avaient pour but essentiel d'appliquer les principes de la Constitution. Il s'agissait de transformer le système administratif en imitant le gouvernement centralisé de la Chine des Tang, fondé sur une bureaucratie fidèle à l'empereur et choisie par concours. Les réformes ont porté sur quatre points : premièrement, l'administration centrale où l'on tenta d'éliminer la transmission héréditaire des titres ; deuxièmement, l'administration provinciale où la nomination des gouverneurs de province devait se faire sans tenir compte des familles nobles locales ; troisièmement, la propriété de la terre, transférée en entier à l'empereur, ce qui devait en théorie assurer la disparition des domaines privés ; la terre devait ensuite être distribuée aux paysans en fonction du nombre de membres de leur famille ; quatrièmement, le maintien de la responsabilité collective des villages pour le paiement des taxes. De plus, les réformes codifiaient la division de la population en trois castes : les nobles, les gens du commun et les esclaves (cf. Asakawa 1903). Ces réformes, dont les effets pratiques furent de courte durée, ont été complétées, à la fin du VI le siècle et au début du Ville siècle, par divers codes constitutionnels et administratifs qui visaient à systématiser certains des points promulgués en 645-646. 

La consolidation politique fut accompagnée d'une systématisation de l'idéologie dont les deux éléments fondamentaux furent le confucianisme et le culte impérial. Le confucianisme, doctrine morale attribuée au philosophe chinois Kongji (dont le nom latinisé est Confucius et qui vécut de 551 à479 avant Jésus-Christ), servit à codifier les relations d'inégalité alors présentes au Japon, À cause de cet aspect central du confucianisme, c'est-à-dire son insistance sur les relations hiérarchiques, cette doctrine fut rapidement amalgamée au culte impérial issu du Shintô primitif. Quels sont les fondements doctrinaux de ce culte tels qu'ils furent promulgués à l'époque ? 

La doctrine de l'ascendance divine des empereurs fut développée dans deux textes, le Kojiki et le Nihongi, publiés respectivement en 712 et 720 sur la base toutefois d'écrits plus anciens et de la tradition orale (cf. Aston éd. 1896 et Philippi éd. 1969). En gros, les deux textes expliquent comment le monde fut créé, comment le Japon et son peuple apparurent, comment les divinités donnèrent naissance à la lignée impériale et comment les empereurs ont régné. 

Donnons quelques détails. La première partie des textes porte sur la période des divinités. Au début était le chaos originel, où le ciel et la terre n'était pas encore séparés. L'univers était une sorte de masse indifférenciée en forme d'œuf. Peu à peu, les éléments plus subtils se séparèrent des éléments plus grossiers, les premiers formant le ciel et les seconds la terre. Les Kami (divinités) apparurent entre les deux. Il y eut d'abord trois divinités mâles, issues des « opérations des principes du Ciel ». Puis plusieurs « générations » de divinités apparurent et, à la huitième, Izanami et lzanagi, l'un femelle, l'autre mâle. Ces deux divinités se marièrent et donnèrent naissance aux îles du Japon, à la mer et aux rivières, aux montagnes, puis aux arbres et aux plantes. Puis ils donnèrent naissance au « seigneur de l'univers », la divinité Amaterasu-Ô-Mikami, la « déesse-soleil ». Elle était si resplendissante qu'on l'envoya au ciel. La « déesse-soleil »donna naissance à plusieurs divinités, mais il revint à son petit-fils, Ninigi, de descendre sur terre pour régner sur le Japon. L'arrière-petit-fils de Ninigi, nommé Jimmu, fut le premier empereur légendaire du Japon. À partir de Jimmu, les textes abordent l'âge des hommes. Ici, dans des règnes qui quelquefois durèrent plus de cent ans, les empereurs se succèdent sans jamais briser la lignée. Si les « événements »des premiers règnes sont mythiques, ceux des derniers (le Nihongi se termine en décrivant des événements de la fin du Vlle siècle) sont plus fiables... quoique beaucoup moins héroïques et édifiants. 

Voilà la justification mythique de la domination du clan impérial : la lignée impériale descend en ligne directe de la « déesse-soleil », sans aucun doute la divinité la plus importante du panthéon japonais défini dans le Kojiki et le Nihongi. Selon ces textes, la descendance est directe et ininterrompue. Cette ascendance sacrée de la lignée impériale est actualisée dans un ensemble de rites, à la Cour et au sanctuaire ISE dédiée à Amaterasu, qui rappellent les événements mythiques et sont censés assurer la prospérité des habitants du Japon. Entre autres, certains rites impériaux ont pour but d'assurer le maintien du cycle de croissance du riz, nourriture par excellence du Japon. Comme on peut le voir, non seulement l'empereur descend-il de divinités, mais encore il représente un élément cosmologique nécessaire au bon fonctionnement de l'univers. 

Arguant du fait que cette doctrine de l'origine divine de l'empereur est encore présentée par les sectes shintoistes au Japon comme le centre de la religion japonaise (cf. Kokugakuin 1968 : 69 sq.), certains universitaires occidentaux ont présenté la théorie qui la sous-tend comme la « cosmogomie japonaise »(Herbert 1977). Qu'en est-il au juste ? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte du substrat de religion populaire à laquelle la religion impériale a emprunté de nombreux éléments.

 

Les fondements de la religion indigène
au Japon

 

Jusqu'à très récemment, la grande majorité des spécialistes, pour ne pas dire tous, affirmaient que le terme Shintô avait été inventé au VIIIe siècle et utilisé dans le Nihongi pour identifier la religion d'origine indigène, y compris le culte impérial, face au bouddhisme et au confucianisme importés de Chine. Kuroda (1981), après de sérieuses recherches, a remis cette interprétation en question. Il soutient au contraire que le terme Shintô, d'origine chinoise, a été utilisé dans le Nihongi, tout comme en Chine, pour identifier la religion populaire face à la religion organisée ou officielle. Le terme ferait donc référence dans les deux pays à un ensemble hétérogène de cultes villageois. Comparée à la religion populaire, la religion organisée serait au Japon, un mélange inextricable d'éléments indigènes, de bouddhisme et de confucianisme. Par ailleurs, avec le développement historique, la religion populaire elle-même en serait venue à incorporer des éléments de la religion officielle, ce qui rendrait une compréhension de la religion japonaise indigène plutôt difficile. 

Les affirmations de Kuroda semblent justes dans l'ensemble mais elles sont quelque peu exagérées. D'abord, dans l'un des rares passages du Nihongi ou le mot Shintô est employé, il est dit que « l'empereur croyait dans la loi du Bouddha et révélait la voie des Kami » [3] (cf. Aston éd., 1896, livre II : 106, ma traduction). La distinction est ici clairement faite entre le bouddhisme et la religion indigène. Il semble toutefois que dans la majorité des autres passages l'interprétation de Kuroda soit la plus juste. De plus, s'il est vrai que de nombreuses difficultés se posent lorsque l'on tente de retrouver la religion japonaise ancestrale, nous possédons cependant certains indices qui permettent d'avancer certaines hypothèses. Nous connaissons, par exemple, le contenu des diverses formes de bouddhisme et de confucianisme qui ont influencé la religion populaire au Japon. Il est donc possible, au moins en partie, de déceler les influences de ces doctrines extérieures et ainsi de distinguer les éléments de la religion autochtone. En outre, malgré leurs limites, les chroniques japonaises donnent plusieurs indications importantes quant au contenu de la religion indigène. La religion villageoise actuelle, malgré évidemment des changements causés par le développement historique du Japon, donne également de précieux renseignements sur les notions et les sentiments fondamentaux associés au culte des Kami. Ce qui ressort d'analyses utilisant ces divers moyens, c'est une tradition religieuse très diverse dans ses manifestations, mais avec des caractéristiques communes. Paradoxalement, il semble bien que plusieurs de ces caractéristiques soient partagées avec la religion populaire de Taiwan, de Chine et de Corée (cf. plusieurs articles dans Wolf éd., 1974). Qu'en est-il à présent du contenu de la notion centrale de la religion japonaise, même dans sa manifestation impériale, celle de Kami ? 

Tous les spécialistes s'entendent pour reconnaître à cette notion un contenu multivoque et presque impossible à définir. Il s'agit d'une notion qui fait plus appel aux sensations et aux émotions qu'à la raison et à l'analyse. Il est toutefois possible, en formalisant ce qui est informel, en précisant ce qui est diffus, d'en arriver à une idée approximative. 

Un élément d'ambiguïté apparaît immédiatement. La langue japonaise ne distingue pas, dans la majorité des cas, entre le singulier et le pluriel. On sait par ailleurs que divers Kami sont identifiés : on l'a vu plus haut au sujet des ancêtres mythiques de la famille impériale. C'est la même chose au niveau local où les Kami tutélaires des villages sont identifiés. Kami est donc sans l'ombre d'un doute un mot pluriel. Grammaticalement, le mot pourrait aussi être singulier : Kami aurait alors pour référent une entité unique dont les Kami particuliers pourraient être une manifestation. Malgré cette possibilité, on peut dire que, sauf dans certaines sectes actuelles, Kami ne fait pas référence à une seule divinité : la religion indigène du Japon n'est sûrement pas monothéiste. Mais est-elle vraiment « théiste » ? Les Kami sont-ils des dieux ? Pour répondre, examinons d'abord à quoi s'applique la notion dans la religion populaire actuelle. Kami se manifeste à peu près partout, sous diverses formes. Les Kami tutélaires des villages, souvent ancêtres mythiques des résidents, constituent les manifestations les plus importantes du sacré. Ces Kami ont un nom et sont représentés dans le sanctuaire du village par un ou des symboles : pierre, morceau de bois, miroir, sabre, etc... Les Kami tutélaires ne sont pratiquement jamais représentés sous forme humaine même s'ils possèdent souvent des attributs de personnalité [4]. Dans les villages, on trouve une autre forme importante de divinité : les Yama no Kami, « divinités de la montagne », gardiens de la faune et de la flore forestière et qui en assurent la croissance et la reproduction. Kami fait aussi référence aux « divinités »particulières des divers sanctuaires à travers le Japon. Par ailleurs, divers Kami ont des fonctions particulières, telles ces statues, inspirées du Bouddhisme, auxquelles on attache chapeaux et vêtements pour assurer la croissance et la bonne santé des enfants. Assez semblables, les jizô, « dieux de la terre », souvent de forme humaine, souvent aussi simples roches, symboles phalliques, doivent assurer la fertilité, la croissance et la prospérité. Les Kami peuvent aussi se manifester dans des sites naturels exceptionnels : chutes d'eau, arbres vieux ou difformes, montagnes, etc... Ils apparaissent également quelquefois dans les phénomènes naturels, le vent par exemple : le terme Kamikaze, formé des mots Kami et Kaze (vent), fut appliqué originellement à une tempête tropicale qui détruisit les bateaux des envahisseurs mongols au XIIIe siècle. Enfin, certains humains, dans leur vie ou après leur mort, peuvent être Kami : c'est le cas pour les empereurs et pour les morts des guerres impériales (guerre sino-japonaise de 1894-95 ; guerre russo-japonaise de 1904-1905 ; guerre du Pacifique de 1937 [5]-1945). Dans certains villages, c'est l'ensemble des morts qui, après plusieurs générations, sont assimilés à des Kami (Bernier 1975 : 115 ; Smith 1974 : 56). 

Le mot Kami fait donc référence à toutes ces manifestations et à ce qu'elles ont en commun. Si, dans le cas des « divinités »tutélaires ou encore des « divinités » nationales telle Amaterasu-Ô-Mikami, l'appellation « divinité » peut s'appliquer, elle semble plutôt inappropriée dans le cas des sites ou des phénomènes naturels. De fait, même pour les Kami personnalisés, le mot « divinité » semble un peu faux si on le conçoit selon la tradition occidentale. En effet, les Kami sont plutôt des forces mystiques, naturelles ou extra-naturelles, personnalisées ou non, presque omniprésentes, assurant la vie, la reproduction, la prospérité, la continuité de l'univers. Il existe des forces maléfiques mais elles sont beaucoup moins importantes que les Kami favorables (cf. Smith 1974 : 56 sq.). La notion de Kami est donc associée à la vie, à la fertilité, à la reproduction, à la croissance et à la prospérité. 

La relation entre Kami et la mort est quelque peu ambiguë. Dans la religion populaire actuelle, le bouddhisme s'occupe de la mort, des funérailles et des ancêtres (Bernier 1975). Avant l'introduction du bouddhisme, la religion indigène devait forcément s'en occuper. Dans la conception actuelle du Kami, la mort semble une anomalie (ne l'est-elle pas dans toutes les religions ?) : elle contredit la vie, la chance, le bonheur, tout ce que le Shintô tente de maintenir, Elle constitue le terme de la vie et de la croissance. Elle n'en est pas moins inévitable. Par ailleurs, les générations antérieures, les ancêtres, méritent le respect, elles ont contribué à l'existence des vivants et à leur bien-être. Or ce sont des morts et en tant que tels, dans le Shintô, ils sont impurs. Bien sûr, certains ancêtres deviennent Kami rapidement après leur mort : ceux-là ne sont pas impurs. Mais ils sont peu nombreux et même ceux-là ont une période d'impureté. 

La religion populaire au Japon n'a pas trouvé de solution doctrinale à l'anomalie causée par la mort. Mais elle a inventé des accommodements pratiques et existentiels. Il s'agit sait d'éviter les sources d'impureté avant le contact rituel avec le Kami, soit, si cela est impossible, observer une période de transition ou des rites de purification. 

Si l'on tente d'interpréter ces faits, on peut dire qu'à la base de la religion indigène du Japon se trouve le naturalisme, conception diffuse où la nature est vue comme la réalité première, dont l'homme fait partie, mue par des forces mystiques. J'ai déjà appelé cette conception, le « cercle cosmique » car l'univers y est conçu comme un tout composé de multiples parties interreliées, dépendant de forces cosmiques (Bernier 1975). L'humanité fait partie de ce cercle, sauf à la mort, et les rites ont pour but de faire fonctionner l'univers. 

Le Shintô est donc avant tout une religion de gens en contact direct avec la nature et vivant de ses produits. Il implique une position spéciale des êtres humains dans un cercle cosmique qu'ils peuvent utiliser à leur avantage à condition de respecter certaines règles rituelles. La participation de l'humanité au cercle cosmique n'implique pas obligatoirement l'égalité de tous les êtres humains. Dans certains villages, on peut dire que tous sont cosmologiquement égaux car les membres de toutes les maisonnées peuvent aspirer à la participation aux rites [6]. Cependant, dans d'autres villages, les rites sont le monopole de quelques familles parmi les membres desquelles sont choisis les participants actifs aux cérémonies. Dans ce cas, bien que tous les villageois participent au cercle cosmique, seuls quelques-uns, membres des familles économiquement et politiquement dominantes, peuvent agir comme prêtres du sanctuaire. Ces individus ont donc une position cosmique supérieure car seuls ils peuvent effectuer les actes rituels nécessaires à la reproduction des plantes et des animaux ainsi qu'au bonheur et à la prospérité des humains. 

On retrouve cette inégalité rituelle dans le culte impérial. En effet, la domination du clan impérial est justifiée, d'une part, par la hiérarchie entre les divinités qui ont donné naissance aux humains. Amaterasu-Ô-Mikami, l'ancêtre de la famille impériale, étant déclarée supérieure aux autres divinités ; d'autre part, par la fonction spéciale des empereurs en tant que grand-prêtres de rites assurant la croissance du riz, denrée essentielle de la diète japonaise. Le culte impérial apparaît alors comme une élaboration à partir des fondements notionnels et cosmiques de la religion populaire ; en effet, on y retrouve les Kami, la conception naturaliste et cosmique de l'univers et le caractère efficace des rites pour assurer le maintien des conditions naturelles. Certains éléments extérieurs, confucianistes pour la plupart, y ont été ajoutés : entre autres, l'obéissance et la loyauté des inférieurs envers leur supérieur, dans ce cas, le souverain. Mais l'élément central demeure la nature « divine » (Kami) de l'empereur, descendant en ligne directe de la « déesse-soleil » et grand-prêtre du culte impérial, assurant la reproduction du riz. La théorie de la descendance divine de l'empereur utilise donc la conception du « cercle cosmique » pour justifier la domination du clan impérial. 

Fait intéressant, cette théorie semble avoir été élaborée non pas pour assurer l'obéissance des gens du commun mais plutôt pour justifier la position dominante du clan impérial dans l'aristocratie. En effet, cette doctrine semble avoir eu peu d'écho à la campagne où vivaient les paysans, immense majorité de la population. On peut croire que les mécanismes purement politiques de domination, entre autres la contrainte physique et la menace des châtiments, appuyés par l'insistance idéologique sur l'obéissance au seigneur local, suffisaient pour assurer le maintien de l'ordre dans les campagnes et l'acheminement de la taxe. Du côté de l'aristocratie, la théorie justifiant la domination impériale a permis le maintien de l'empereur comme symbole de l'autorité. Aucune famille guerrière ou aristocratique n'a tenté d'éliminer le titre d'empereur ni d'usurper le trône. Il faut souligner toutefois que la Cour n'a exercé aucun pouvoir réel de 1185 à 1868. La véritable force politique à l'époque fut les grandes familles militaires qui exercèrent le pouvoir, appuyé sur la force des armes, sans consultation avec la Cour. On notera cependant que ces familles ont justifié leur position prédominante par un supposé mandat impérial, mandat que les empereurs étaient forcés d'accorder. 

De 1335 environ à 1850, la famille impériale, bien que toujours en théorie le centre du pouvoir, disparaît presque complètement de l'avant-scène. Dix-huit ans plus tard, en 1868, un important changement dans la forme de gouvernement est présenté au monde comme la restauration du pouvoir impérial. Que s'est-il passé dans ce court intervale ? Pour le comprendre, l'examen de certaines tendances à l'œuvre dans la période Edo (1600-1868) sera utile. On comprendra mieux l'utilisation du culte impérial qui se développe à la fin du XIXe siècle.

 

L'utilisation du culte impérial après 1850

 

En 1639, après un siècle de contacts de plus en plus fréquents avec les Européens, la famille militaire au pouvoir depuis 1601, les Tokugawa, décide de fermer le pays. On décréta qu'aucun Japonais ne pouvait quitter le Japon sous peine de mort au retour. On limita l'entrée des étrangers au Japon : seuls quelques marchands hollandais et chinois pouvaient résider dans une île artificielle bien gardée dans la baie de Nagasaki. Ce n'est qu'en 1854 que les Tokugawa seront forcés de réouvrir le pays, à la suite d'un ultimatum du gouvernement américain présenté par le commodore Perry l'année précédente. Les Américains voulaient obtenir la permission de ravitailler leurs bateaux en route pour la Chine. Cet ultimatum allait entraîner des conséquences insoupçonnées. 

En gros, le pouvoir des Tokugawa qui n'avait pas été jusque-là contesté réellement, commença rapidement à s'effriter. Au prise avec une crise des finances publiques causée par le développement rapide de l'économie marchande le gouvernement militaire ne put, face à l'ultimatum, que tergiverser. Après avoir demandé l'avis des grands seigneurs, geste sans précédent, les Tokugawa, qui avaient vu l'armement sur les bateaux de Perry, ignorèrent l'avis des féodaux qui avaient préconisé le refus et acceptèrent d'ouvrir quelques ports aux bateaux américains. Cette décision provoqua une vive réaction négative de la part des féodaux. Voyant leur chance de renverser en leur faveur le gouvernement féodal des Tokugawa, quelques familles guerrières soumises depuis 1601 ont commencé à comploter. Leur but, jusqu'en 1866, sera d'instaurer leur propre gouvernement de type féodal. 

Cependant, d'autres facteurs allaient transformer le jeu des forces politiques. En premier lieu, la réaction initiale de la majorité de la classe dominante japonaise, à la fois chez les militaires et dans l'aristocratie, fut de tenter d'empêcher les « Barbares » occidentaux d'entrer dans le pays, malgré les traités inégaux que les Tokugawa se sont sentis obligés de signer avec les pays occidentaux entre 1854 et 1858. La majorité des militaires et nobles japonais voulaient de cette façon éviter la domination coloniale dont ils connaissaient les effets en Chine (guerre de l'opium) et dans le reste de l'Asie. Le rejet des Occidentaux avait pour but la conservation de la société féodale japonaise menacée par le colonialisme. Cette politique d'« exclusion des Barbares » prit diverses formes qui se succédèrent. De 1858 à1862, l'opposition militante a pris la forme d'assassinats de visiteurs occidentaux, y compris un diplomate anglais. En 1863, les mesures d'action directe s'amplifièrent : les forces armées d'un des fiefs les plus puissants attaquèrent des bateaux américains, anglais et français. En guise de représailles, les puissances occidentales ordonnèrent le bombardement de la capitale de deux des fiefs les plus hostiles. Ces opérations militaires forcèrent la prise de conscience chez plusieurs samouraï de la supériorité des armements occidentaux et de la nécessité pour le Japon d'adopter la technique et la stratégie militaire occidentale si le pays voulait éviter la domination coloniale. Pour cela il était nécessaire d'implanter des industries dans le pays même. Il fallait aussi modifier la politique à l'égard de l'Occident : une collaboration minimum s'imposait pour apprendre les techniques occidentales. On devait surtout transformer complètement le système politique car on avait besoin d'un État fort et centralisé. On possédait déjà deux éléments utilisables dans cette transformation : l'empereur et la doctrine de la primauté impériale. 

C'est là le deuxième élément qui joua dans la définition des forces politiques à partir de 1853. On l'a vu, malgré la domination politique des guerriers de 1185 à 1868, l'empereur s'était maintenu comme le souverain en titre du pays et comme la garantie finale du pouvoir des militaires. Jusqu'en 1853, le pouvoir réel de la Cour fut nul : l'empereur n'était qu'un symbole que les Tokugawa s'efforçaient d'ignorer. La crise causée par l'ultimatum américain allait changer cette situation. Les Tokugawa, affaiblis par la réaction négative des autres féodaux, s'efforcèrent d'obtenir la sanction impériale pour leur politique. Ce que la Cour, consciente des enjeux et de la politique interne, leur refusa. Fortes de ce refus, les grandes familles guerrières opposées aux Tokugawa tentèrent par tous les moyens d'obtenir l'appui de la Cour. Du jour au lendemain, la Cour devint un élément essentiel dans la définition du pouvoir réel dans le pays. La raison de cette remontée de la famille impériale tient en partie au développement des « études nationales ». 

Les « études nationales » furent le fait de guerriers qui ont tenté à partir du XVIlle siècle de retracer les origines de leur peuple dans les écrits anciens, surtout dans le Kojiki et le Nihongi. Ils ont découvert dans ces écrits la religion indigène du Japon et la justification du pouvoir impérial. Sur cette base s'est peu à peu développé un mouvement de « retour aux sources » : spécifiquement on voulait faire revivre la religion des Kami, exempte des influences bouddhistes et confucianistes « importées », et la domination impériale. La notion centrale de ce mouvement national était celle de Kokutai. En traduction littérale, cette notion signifie « la constitution physique du pays ». Koku signifie « pays » et fait référence ici au Japon dans son ensemble [7], Tai signifie « corps » ou « constitution biologique ». Kokutai ne fait donc pas référence à une constitution dans le sens légal du terme. Cette notion comprend plutôt un élément mystique, une référence à une force, à une essence de la nation japonaise qui dépasse son existence politique. Le fondement de cette essence, c'est la relation privilégiée du Japon au Kami, spécialement à travers la famille impériale qui descend de la « déesse-soleil ». Se fondant sur les chroniques, le Kokutai fait référence à la théorie de la domination impériale qu'il tente de faire revivre. Mais ce mot comprend aussi d'autres éléments. En effet, le Kokutai défend, suivant la tradition confucianiste, l'idée d'un État patriarcal, personnifié dans l'empereur qui, toutefois, le transcende, État qui dirige une nation dont les membres sont reliés par la parenté et dont la lignée centrale est la famille impériale. Dans cette théorie, l'empereur est non seulement descendant des Kami, symbole du pays et son chef suprême, il est encore le « père » de tout le peuple. En tant que tel, ses sujets ont l'obligation non seulement de le vénérer, mais encore lui doivent-ils obéissance, amour filial et loyauté. Le patriotisme devient alors la forme par excellence de la piété filiale (Earl 1964 : 236-237 ; Smith 1974 : 25-26). 

On peut dire que le Kokutai constitue la forme que prit l'utilisation par les dirigeants japonais de Meiji [8], du nationalisme romantique issu de l'Occident. Il n'y a aucune référence à la souveraineté du peuple. Au contraire, le centre de la doctrine se situe dans la personne de l'empereur, personnage divin, au-dessus du peuple, mais qui lui donne corps. Cette référence à la personne de l'empereur diffère de celle que l'on peut trouver dans les monarchies absolues d'Europe. En Europe, c'est le roi lui-même qui gouverne, qui est l'État. Au Japon, l'empereur est au-dessus de l'État, il ne gouverne pas car il est au-dessus du pouvoir qu'il symbolise en même temps que la nation toute entière. Si, pour Louis XIV, la France, c'est le pays qu'il gouverne, avec son territoire et son peuple, dans la théorie du Kokutai, le Japon est une grande famille ayant à sa tête le personnage de l'empereur qui symbolise la nation et le pays, de qui procède tout pouvoir, mais qui ne tombe sous aucun pouvoir car, de nature « divine », il transcende la nation et le pouvoir. Cette transcendance est d'ailleurs présentée comme conférant au Japon un statut particulier, au-dessus des autres nations, ou plutôt à l'extérieur du cadre national habituel. 

Mais revenons un instant à l'application historique du Kokutai. Cette idée ne sera vraiment utilisée directement dans le système politique japonais, tel que formalisé dans la loi, qu'après 1889. Auparavant, toutefois, les idées développées par les tenants des « études nationales » exercèrent une forte influence. De 1854 à 1868, on l'a vu, les diverses grandes familles guerrières ont tenté dans un premier temps d'obtenir la sanction impériale. Cette tentative fut en bonne partie fondée sur la théorie de l'empereur comme symbole et essence du pays, théorie promue par les « études nationales ». Dans un second temps, conscients du danger que représentait l'impérialisme occidental, plusieurs seigneurs influents, poussés par leurs guerriers, en sont venus à accepter l'idée qu'il fallait créer un nouveau type de régime politique. Ce régime se devait d'éliminer le morcellement des juridictions féodales, il devait être centralisé ; et le point nodal de ce nouveau régime ne pouvait se trouver que dans le personnage de l'empereur. C'est ce régime que l'on mit sur pied lors de la Restauration de Meiji en 1868 et dans les années qui suivirent. 

Quels sont la forme, les objectifs et les justifications de ce nouveau régime politique ? Le changement de régime, loin de s'appeler « révolution », fut présenté comme la restauration du pouvoir impérial. Pourtant, il s'agissait d'un changement assez radical. En effet, de 1868 à 1871, les droits des seigneurs féodaux qui contrôlaient chacun des grands fiefs à travers le Japon, furent effacés (avec compensation) et le contrôle sur tout le territoire ainsi que l'ensemble du pouvoir politique furent donnés à l'État central nouvellement créé. L'objectif fondamental de ce changement de régime résidait dans la protection du pays et de son « essence ». La politique mise sur pied pour atteindre cet objectif en fut une d'adoption de la technologie et des formes d'organisation occidentales dans le but de « moderniser » le pays. L'aspect central de cette politique, c'était l'industrialisation, mais dans le but d'empêcher le colonialisme. 

C'est ce but, foncièrement « traditionnel », de défendre l'essence de la nation qui explique la référence idéologique utilisée pour justifier la transformation politique. En effet, cette transformation fut présentée comme un retour au pouvoir impérial usurpé par les militaires de 1185 à 1868. En fait, selon la théorie, le « retour en arrière » ne s'arrêtait pas au XIIe siècle mais bien au Vlle siècle. Le changement de régime de 1868 fut présenté comme un retour à la « Constitution en 17 articles » de l'an 604, et aux Réformes de Taika de 645-46, mentionnées plus haut. Comme on l'a vu, la « Constitution », qui en réalité n'en est pas une, fournît les principes moraux sur lesquels le gouvernement impérial de l'époque, en proie aux conflits entre familles nobles, voulait établir un système unifié d'administration imité de la Chine. Les « Réformes » avaient précisément pour but de mettre ces principes en pratique et ainsi d'assurer la domination effective du gouvernement impérial sur tout le pays. Le changement de gouvernement en 1868 fut donc présenté comme un retour aux principes du VIle siècle. 

Cette référence à des temps anciens ne fut pas le seul élément qui peut sembler « aberrant » dans la transformation du régime politique de 1868, prélude au développement industriel du Japon. Il y eut aussi le rôle primordial joué dans cette transformation par l'ancienne classe dominante féodale, les samouraï. En effet, l'immense majorité des personnes qui ont participé à la Restauration et au gouvernement de Meiji furent recrutées dans cette classe. Parmi les autres, les aristocrates de la Cour furent les plus nombreux. On peut dire alors que la mise sur pied du nouveau régime et l'industrialisation ont été effectuées par des membres de l'ancienne classe dominante féodale. Ce fait permet peut-être de mieux comprendre la référence au passé : la transformation politico-économique de 1868 visait non pas l'égalité mais bien le développement économique dans un ordre social hiérarchique ; en tant que telle, on se devait de la présenter comme le retour à un ordre ancien, despotique, et non pas comme l'avènement d'une ère nouvelle. 

Le passage du féodalisme au capitalisme au Japon s'est donc fait de manière très particulière. Sans nier que les révoltes paysannes des XVIIIe-XIXe siècles aient joué un rôle déstabilisateur du pouvoir féodal, on peut dire que leurs buts étaient essentiellement conformes à l'ordre féodal : élimination de l'usure, obtention de céréales, etc... De plus, les paysans n'ont pas comme classe participé aux événements de 1854-1868. Par ailleurs, la bourgeoisie commerçante n'a qu'exceptionnellement donné son accord aux transformations politiques. Ce qui n'empêche pas qu'elle en a beaucoup profité. Le changement de régime fut le fait de samouraï et l'opposition la plus forte qu'ils rencontrèrent provint aussi de leur propre classe. Les « réformistes » posaient comme objectif premier la défense du pays, les « réaction­naires » défendaient le statut formel du samouraï. Les premiers l'emportèrent et se lancèrent dans une politique d'élimination du contrôle et des statuts féodaux, mais pas dans l'établissement d'une démocratie. 

Malgré la volonté ferme de conserver l'« esprit » du Japon, malgré le désir de maintenir l'empereur au centre du système politique, les dirigeants japonais ont hésité pendant 20 ans sur le statut précis à donner à l'empereur dans la configuration idéologique et sur la relation entre la politique et l'idéologie. Au départ, c'est-à-dire de 1868 à environ 1878, la question ne s'est pas vraiment posée. Les tâches immédiates étaient trop pressantes. Le gouvernement, formé d'une part des dirigeants des ministères et de l'armée regroupés dans un cabinet non élu, dont les membres étaient nommés par cooptation, responsables seulement devant l'empereur, et d'autres part, des officiers de l'armée et de la bureaucratie sous le contrôle du cabinet, se devait d'éliminer les derniers vestiges de résistance féodale, d'organiser les finances publiques, de moderniser l'armée et d'amorcer le processus d'industrialisation. Ce n'est que lorsque d'anciens membres du cabinet, mécontents d'avoir été écartés du pouvoir, ont commencé pour des raisons démagogiques à réclamer certains droits personnels et la formation d'un parlement élu que les dirigeants ont été forcés de réfléchir à ces questions. Ils se sont alors inspirés du droit constitutionnel européen, spécialement de celui de l'Allemagne impériale. Pays autocratique, l'Allemagne se présentait aux dirigeants japonais comme un modèle plus approprié que l'Angleterre avec sa monarchie constitutionnelle ou la France républicaine. Le droit constitutionnel allemand définissait l'empereur comme le chef de l'État et comme source de tous les droits concédés à ses sujets. Ces aspects plaisaient bien aux dirigeants japonais mais furent jugés insuffisants pour cerner l'essence du système impérial japonais. On décida alors d'adopter la doctrine du Kokutai comme idéologie officielle. La Constitution de 1889, don de l'empereur au peuple japonais, fut le document essentiel dans cette définition de l'idéologie. 

La constitution présentait l'empereur comme le symbole de la nation, comme son chef suprême, donc comme un monarque absolu, mais aussi comme au-dessus du gouvernement du fait de sa descendance « divine ». Tout pouvoir procédait de lui et non du peuple. Le cabinet demeurait responsable devant l'empereur bien qu'un parlement à deux chambres, dont l'une était élue au suffrage restreint, était créé. L'empereur, quant à lui, n'était en aucun cas responsable des actions du gouvernement car il était au-dessus du pouvoir. Le peuple n'avait de droits que ceux que l'empereur, dans son infinie bonté, lui octroyait. Les sujets n'avaient en fait que des devoirs : surtout ceux d'obéissance et de loyauté envers l'empereur et ses représentants. 

La constitution de 1889 assurait la liberté de religion : c'était là une nécessité si le Japon voulait être reconnu comme « pays civilisé », condition indispensable à la levée des traités inégaux signés plus de trente ans auparavant. Mais la liberté de religion posait problème : comment la concilier avec la doctrine de la descendance divine de l'empereur, tirée des chroniques, point cardinal du Kokutai et de la constitution ? La solution fut inspirée de réflexions développées pendant les deux décennies précédentes : la doctrine de la descendance directe de la lignée impériale de Amaterasu Ô Mikami n'était pas d'essence religieuse mais bien historique. Il s'agissait de faits réels, sur lesquels le système politique et la moralité nationale étaient fondés. À condition d'accepter cette doctrine « historique » ou du moins de ne pas la contester, chacun avait la liberté d'adopter la religion qu'il voulait et d'en pratiquer le culte. La doctrine du Kokutai devint donc la base à la fois de l'enseignement de l'histoire et de celui de l'éthique dans les écoles. On institua par ailleurs des sanctuaires nationaux, attachés à cette doctrine et à l'État, donc présentés comme extra-religieux, ou plutôt à l'image de l'empereur lui-même, comme au-dessus de la religion. Ce fut ce qu'on appela le « Shintô d'État ». 

 

CONCLUSION

 

Dans la constitution de 1889, tous les éléments du système impérial qui domina la politique et l'idéologie japonaises jusqu'en 1945, étaient en place. Si certaines transformations importantes sont survenues après la fin de la guerre du Pacifique, on peut dire que l'ensemble des éléments du système impérial défini dans la constitution de 1889 continuent d'être défendus par bon nombre de personnes, y compris dans le parti qui domine le parlement depuis trois décennies : le Parti Libéral-Démocrate. Une analyse du Kokutai comporte donc un aspect très actuel. C'est dans cette théorie, en effet, que la droite japonaise trouve les éléments essentiels de sa doctrine. Depuis 1970, le Japon connaît comme la majorité des pays industrialisés un virage à droite. Ce virage, provoqué par la récession, a paradoxalement profité aussi de la situation enviable du Japon dans l'économie internationale depuis 10 ans. Devant l'échec de l'économie occidentale, le fait que le Japon réussisse à éviter la récession fut interprété comme un signe d'une quelconque supériorité morale du Japon sur l'Occident. Les chercheurs se sont mis à la recherche de ce qui fait cette supériorité morale. On a alors inventorié les coutumes et institutions spécifiquement japonaises. Si les « gauchistes »parmi ces chercheurs ont tenté de trouver la source de la force morale du Japon dans la communauté villageoise et sa cohésion, la « droite » l'a trouvé dans le système impérial, base de la cohésion nationale. Il y a tout lieu de croire que le système impérial connaîtra un regain de vigueur dans le futur immédiat.

 

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[1] Je fais ici une distinction entre inégalités sociales et classes, les secondes connotant toujours les premières mais non l'inverse. Les classes sociales existent lorsque les inégalités entre groupes sociaux sont garanties par le monopole de la force, concentrée dans l'État (dont l'armée professionnelle est une partie importante, l'autre étant l'administration), utilisée pour assurer la domination d'un groupe sur les autres. Cette domination comporte toujours un aspect économique, c'est-à-dire l'extorsion d'une partie de la production des dominés par (es dominants.

[2] Il y a, depuis les années 30, un débat vigoureux sur la nature de la société japonaise avant le VIIIe siècle. Plusieurs auteurs soutiennent qu'il s'agissait d'une société esclavagiste fondée sur l'esclavage généralisé ou l'esclavage paternaliste à l'intérieur de grandes familles ; d'autres affirment qu'il S'agissait plutôt d'une société féodale. Pour un résumé des Positions, voir lshii 1976.

[3] La « voie des Kami » est la traduction de Shintô.

[4] Par exemple, ils sont mâles ou femelles, sont colériques, ambitieux, etc.

[5] Ce n'est pas une erreur. La guerre du Pacifique débute réellement en 1937, avec l'attaque contre la Chine.

[6] Même dans ce cas, la participation aux rites implique une inégalité entre hommes et femmes car, en règle générale, seuls les hommes peuvent participer activement aux cérémonies.

[7] Le même mot, dans d'autres contextes, s'applique seulement à une province : ce serait l'équivalent de certains usages français tel : le pays de Caux.

[8] Meiji est le nom de l'époque pendant laquelle l'empereur Mutsuhito régna. C'est aussi le nom posthume de l'empereur. Meiji signifie « gouvernement éclairé ». L'empereur de ce nom accéda au trône en 1867. Mais on voulut marquer le changement de régime de 1868 en faisant débuter l'époque de « gouvernement éclairé » en 1868. L'instauration du nouveau régime fut nommée « la restauration de Meiji ». La signification de cette expression est examinée plus loin.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 mai 2008 13:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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