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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Bernard Bernier, “LE JAPON, SOCIÉTÉ SANS CLASSES ? (1994)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Bernier, “LE JAPON, SOCIÉTÉ SANS CLASSES ?” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 18, no 1, 1994, pp. 49-75. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 août 2007.]

Introduction

Plusieurs auteurs, spécialement au Japon, ont affirmé que la société japonaise ne se prêtait pas à une analyse en termes de classes sociales [1]. Ces auteurs ont justifié cette affirmation par divers facteurs, et c'est l'objet de cet article d'en examiner les plus importants. La première section analyse deux types de facteurs liés à l'histoire ou à la tradition japonaise, c'est-à-dire, d'une part, l'homogénéité culturelle des Japonais et, d'autre part, l'importance de la maisonnée comme groupe d'appartenance. La deuxième section comporte un examen d'un ensemble de facteurs liés à l'organisation des entreprises et en particulier à ce que l'on appelle au Japon la démocratie industrielle. La troisième section contient un examen de la théorie d'un auteur important, Murakami Yasusuke [2], qui soutient que, au Japon, les classes, historiquement moins divisées qu'en Occident, se sont déstructurées récemment à la suite d'une évolution particulière des sociétés industrielles, évolution qui, d'après lui. serait plus marquée au Japon qu'ailleurs [3]. 

Un examen complet de la question des classes au Japon nécessiterait un exposé plus développé qui comprendrait une théorie multidimensionnelle des classes et une application de cette théorie au cas du Japon. Mon intention initiale en faisant cet article était d'inclure un tel exposé, mais l'examen des théories des auteurs japonais s'est avéré plus long que prévu. La critique des théoriciens japonais contient déjà des indications au sujet d'une analyse plus poussée, en particulier en montrant comment des inégalités entre couches sociales existaient dans le Japon ancien et existent encore dans le Japon actuel, mais ces indications sont forcément incomplètes. Je me propose toutefois de compléter cet article par un autre qui portera spécifiquement sur la définition d'une approche des classes dans les sociétés actuelles et sur son application au cas japonais. 

Apportons toutefois quelques précisions. Les classes sociales font référence à une forme particulière d'inégalité sociale dans laquelle l'accès différentiel à certaines formes de richesses (variables d'une époque à l'autre et d'un type de société à l'autre) s'accompagne d'un accès différentiel au pouvoir et d'un style de vie particulier (ou d'une culture particulière, au sens restreint de modes de faire et de penser). Les classes sociales peuvent alors être conçues comme des ensembles sociaux, qui partagent certaines caractéristiques, et qui se différencient d'autres ensembles de la même société, sur les plans de la richesse, du pouvoir et de la culture (c'est là une partie de l'aspect multidimensionnel). Les classes sociales désignent tout d'abord des places dans l'espace social (Bourdieu 1984). Les personnes qui occupent ces places peuvent, selon des circonstances historiques à expliciter dans chaque cas, se donner ou non une définition explicite, donc se définir comme groupe organisé. sur la base d'une perception des différences entre elles et les personnes occupant d'autres places. Le fait de définir explicitement un ensemble de personnes occupant certaines places dans J'espace social comme faisant partie d'un groupe bien déterminé fait apparaître des frontières claires dans un espace social dans lequel, jusque-là, les différences étaient plus floues. Le fait de définir explicitement certaines caractéristiques différentielles (différences de revenus, de consommation, de « propriété des moyens de production », de capacité d'agir sur l'action des autres, etc.) et le fait de développer une pratique qui se fonde sur cette définition entraînent d'emblée une modification dans le rapport entre les différentes positions sociales définies selon des critères dits objectifs. Il faut donc distinguer entre les critères de différenciation qu'un observateur peut percevoir à la suite d'enquêtes poussées et leur utilisation subjective par les acteurs dans des situations données, utilisation passive (la simple perception de certaines différences) ou active (les pratiques, diverses, qui peuvent ou non accompagner la perception). L'utilisation active ou passive des critères perçus de différenciation entraîne une nouvelle dimension dans la définition des classes. 

Cette définition des classes s'applique de façon plus stricte aux sociétés industrielles de marché, c'est-à-dire aux sociétés capitalistes. Des problèmes se posent quant à l'utilisation du concept dans d'autres types de société, mais c'est là un problème qui dépasse notre propos. Dans les sociétés capitalistes, les critères de division des classes sont, d'une part, ce que Giddens appelle des market capacities, c'est-à-dire la possession d'attributs qui permettent à chacun de se situer différemment sur le marché (propriété du capital, qualification technique ou professionnelle, force de travail), et, d'autre part, des formes organisationnelles qui englobent ces attributs ou des manifestations permises par eux (la division du travail dans les entreprises, les relations d'autorité dans les entreprises, et les patterns de consommation, utilisés consciemment ou non pour manifester clairement une position sociale [4]) (Giddens 1973 : 107-109). À cela il faut ajouter la distinction mentionnée plus haut entre les critères tels qu'ils sont utilisés implicitement dans les pratiques et qu'un chercheur peut expliciter, et l'utilisation passive ou active qui peut en être faite : c'est là, mais reprise différemment, la distinction que le marxisme fait entre situation et position de classes. 

Comme Bourdieu l'a déjà souligné, les classes sociales définies par l'accès au marché ne sont pas les seules formes de division ou de regroupement social [5]. Si l'on veut saisir plus globalement les différentes manières dont les sociétés dites capitalistes sont organisées et divisées, il faudrait examiner les différents critères de différenciation, explicites ou implicites, comme le sexe, l'origine « ethnique », l'appartenance familiale, les régions, etc. (Bourdieu 1984). Mais c'est là une tâche qui dépasse largement le cadre de cet article. 

Comme je l'ai indiqué plus haut, je me bornerai ici à examiner certaines visions des classes telles que des auteurs japonais les ont présentées. Étant donné l'approche multidimensionnelle présentée plus haut, ces visions doivent être vues comme des interventions de certains acteurs, tous des intellectuels, pour définir leur propre réalité. De ce point de vue, les discours analysés ici font partie d'une lutte de classement (Bourdieu 1982 : 39-43), dans ce sens que leurs auteurs font partie de la « réalité » japonaise et que leurs discours concourent, contre des discours opposés (surtout les discours à tendance marxiste), à la définition de cette réalité. Autrement dit, les écrits analysés ici font partie d'une pratique inscrite dans un moment et un lieu donnés, un moment et un lieu qu'ils contribuent eux-mêmes à définir. J'ai déjà examiné ailleurs la façon dont certains de ces discours contribuent à la construction de la « réalité »japonaise en définissant explicitement par le discours des éléments culturels qui sont par la suite utilisés par d'autres acteurs, en particulier les fonctionnaires du Ministère de l'éducation, comme définition autorisée de la culture japonaise et comme base du contenu de certains manuels scolaires (Bernier et Richard, à paraître ; voir aussi Bernier, à paraître a et b). 

Mon objectif ici n'est pas d'examiner en profondeur les luttes de classement, mais plutôt de mesurer la justesse des propos de quelques auteurs par rapport aux données disponibles dans d'autres sources écrites ou dans des statistiques officielles. Après tout, les écrits qui sont examinés ici se présentent comme des descriptions justes, comme des analyses scientifiques, de la réalité japonaise actuelle ou passée. Il est donc nécessaire d'en mesurer l'adéquation par rapport à l'ensemble des observations faites sur cette réalité. En procédant de cette façon, il est bien clair que l'auteur de cet article prend position dans un débat qui concerne l'organisation interne de la société japonaise. Mais il le fait de l'extérieur, sans aucune possibilité d'influencer la réalité japonaise. Cette incapacité de modifier la réalité japonaise ne confère cependant pas de qualité particulière d'objectivité. Car l'auteur lui-même se situe dans un champ particulier, celui des études japonaises, et ses écrits ne peuvent se comprendre que par rapport à l'ensemble des discours de ce champ (ainsi que par rapport aux discours théoriques dans les sciences sociales et en histoire).


[1] La recherche nécessaire pour cet article a été faite grâce àune subvention du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada, d'une durée de trois ans (1988-1991), portant sur le nationalisme japonais, plus spécifiquement sur l'image que les intellectuels japonais avaient de leur propre société. Je remercie le CRSHC pour cette subvention. Je remercie aussi les étudiants qui ont participé à ce projet, et spécialement Michel Richard qui a résumé et traduit un certain nombre de textes japonais. dont le livre de Umesao et Tada (1972) et Nishio (1990a). La citation du livre dirigé par Umesao et Tada présentée dans l'article a été traduite par Michel Richard et Bernard Bernier. Toutes les autres citations ou résumés de textes en japonais sont de l'auteur de cet article. Les données sur l'organisation des entreprises et sur l'automatisation industrielle ont été obtenues lors de recherches dans des usines japonaises en 1986 et 1990. La recherche de 1986 a été financée grâce à une subvention de recherche de la Fondation du Japon.

[2] Les noms d'auteurs japonais mentionnés dans le texte suivent l'usage japonais, c'est-à-dire que le nom de famille précède le prénom : par exemple, dans le cas de Murakami Yasusuke, Murakami est le nom de famille.

[3] Il n'y a pas que les Japonais qui ont nié l'existence des classes ou la pertinence d'une analyse en termes de classes pour le Japon : plusieurs spécialistes américains ont importé dans les études japonaises la méfiance parsonienne envers l'analyse de classes ou ont adopté sans discussion le point de vue japonais. Dans cet article, je m'en tiendrai seulement aux spécialistes japonais, car les arguments utilisés dans l'examen des théories japonaises s'appliquent généralement aux présupposés de l'analyse des Américains.

[4] Bourdieu (1979) a montré comment les modes de consommation sont des marqueurs de positions sociales, et cela sans que les personnes ne les utilisent consciemment comme tels.

[5] Bourdieu (1982, 1984) nomme « classes » toutes les formes de divisions des sociétés. En réalité, il s'intéresse plus au processus de définition explicite de diverses catégories sociales, au processus de classement, qu'aux classes comme telles. Je préfère quant à moi limiter le terme « classe » à la différenciation sociale fondée sur une combinaison de la richesse, du pouvoir et du mode de vie, quitte à trouver d'autres termes pour les divisions fondées sur le sexe, sur l'origine ethnique, etc. Il s'agit là toutefois d'une préférence arbitraire, fondée sur la volonté de clarifier l'exposé, et cette préférence ne doit pas être conçue comme donnant une quelconque primauté ontologique ou théorique aux classes ainsi définies par rapport à d'autres formes de divisions sociales.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 mai 2008 10:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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