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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Bernard Bernier, “Watsuji Tetsurô, la modernité et la culture japonaise.” (1998)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Bernier, “Watsuji Tetsurô, la modernité et la culture japonaise.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 22, no 3, 1998, pp. 35-58. Numéro intitulé : Culture et modernité au Japon. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 août 2007.]

Introduction

À première vue, le Japon semble clairement appartenir à la modernité. Pays fortement industrialisé, il possède une économie de marché parmi les plus développées et à la technologie de pointe. En outre, tous les visiteurs de Tokyo ne peuvent manquer de constater le caractère éminemment moderne de la ville. Pourtant, plusieurs auteurs, surtout des Japonais, se refusent à inclure leur pays dans la modernité. Ils affirment en effet que le Japon possède une culture non moderne, prémoderne (Umesao et Tada 1972 : 34-40 et 61-62), ou même qu'il aurait transcendé la modernité (voir entre autres la citation de Nishitani [1990] dans Van Bragt 1994 : 247). Certains affirment que le Japon avait déjà, au XIXe siècle, déconstruit la logique et les métalangages, et possédait donc une des caractéristiques de la postmodernité, avant même de se « moderniser » (Karatani 1989 : 271). 

Le sujet de la modernité n'est pas nouveau au Japon, puisque, dans les années 1930-1945, un certain nombre d'auteurs ont remis en question le processus occidental de la modernité et ont voulu développer un modèle spécifique, fondé sur l'expérience japonaise. Ce modèle était conçu pour inspirer toute l'Asie de l'Est et lui permettre de se soustraire à l'impérialisme occidental. Un colloque important tenu à Kyoto en 1942 avait d'ailleurs pour sujet le fait ou la nécessité pour le Japon de « transcender la modernité » (Kawakami 1943 ; dans Najita et Harootunian 1988 : 758-768, Harootunian 1989 ; Sakai 1989, Doak 1994 : 193 et sq. ; Feenberg 1994 ; Minamoto 1994 ; Ivy 1995 ; Morris-Suzuki 1995 : 764). L'idée était de définir un nouvel ordre social et politique, différent de l'ordre rationnelscientifique et impérialiste, caractéristique, selon les participants, de la modernité occidentale. La base de cet ordre devait être l'idée bouddhiste du néant, qui transcende les divisions et l'éthique. Les auteurs qui ont participé à cette conférence étaient favorables à la constitution d'une zone sous influence japonaise en Asie. Mais, de façon extrêmement naïve, ils voulaient que cette zone, à l'inverse des es coloniales occidentales, respecte les particularités de chaque nation, en assurant néanmoins au Japon une place moralement prépondérante, puisqu'il était le seul à avoir assimilé efficacement la science et la technique occidentales sans avoir perdu sa tradition. Les participants voulaient donner une base philosophique à l'expansion japonaise en Asie, ignorant la réalité de la guerre et des pratiques militaires japonaises (l'impérialisme japonais, comme les Chinois et les Coréens peuvent l'attester, n'a pas été plus doux ni respectueux des peuples que l'impérialisme anglais, français ou espagnol) [1]. 

Un des maîtres à penser de ce colloque était le philosophe Nishida Kitarô. Nishida, féru de philosophie « occidentale » [2], fondateur de ce qu'on a appelé l'École de Kyoto, n'a pas participé à cette conférence et la majorité de ses écrits sont de nature purement philosophique, sans coloration politique particulière. Notons cependant qu'il a produit des écrits qui défendaient le rôle central du Japon dans le monde, à cause de son système impérial supérieur à tout autre (Nishida 1991 [1940], 1941, 1996 [1944]). Nishida pose un problème de taille à l'analyse de la « modernité » japonaise, car il utilise des concepts, des méthodes et l'approche générale de la philosophie occidentale en y incluant des éléments « orientaux », tel le néant comme « réalité » première, plus fondamentale que l'être, ou l'importance du collectif face à l'individuel. Il retient en effet certaines idées de base de la philosophie morale traditionnelle d'obédience confucianiste (l'importance du collectif) ou de l'anti-ontologie bouddhiste (le néant), mais ces idées sont incorporées dans un mode d'exposé (discussion critique de divers auteurs) et dans un vocabulaire qui s'inspirent en grande partie de l'ontologie occidentale (ceux de la philosophie grecque, de la scolastique, de Kant, Hegel et Husserl), qui sont donc inclus dans un discours philosophique fortement inspiré de l'« Occident ». En particulier, l'opposition husserlienne noesis-noema joue dans sa pensée un rôle majeur (Nishida à paraître [1930]). Malgré tous ses emprunts à la philosophie occidentale, et en tout cas dans les années 1930-1945, l'œuvre de Nishida tend vers la critique de la modernité occidentale, de la philosophie rationaliste et de certains des effets de l'influence occidentale au Japon. 

Watsuji Tetsurô, dont l'œuvre est analysée dans cet article, partage plusieurs caractéristiques avec Nishida, dont il a par ailleurs subi l'influence, en particulier dans l'utilisation de la notion de néant comme catégorie fondamentale et dans l'acceptation de sa logique paradoxale (voir plus bas). En effet, Watsuji a développé une philosophie éthique dans la lignée de la philosophie occidentale, mais en y incorporant des éléments « orientaux ». Dans son cas, en plus des influences citées dans le cas de Nishida, il s'est inspiré de Kierkegaard, de Nietzsche, de Max Scheler, de Herder, de sociologues comme Durkheim et Simmel, et surtout de Heidegger, dont il a critiqué le point de vue individualiste, mais dont les écrits lui ont beaucoup servi pour préciser sa propre démarche. Watsuji est peut-être encore plus proche des courants contemporains de la philosophie occidentale (et de la pensée occidentale en général) que Nishida. Néanmoins, Watsuji s'est partiellement inspiré de divers systèmes de pensée orientaux, par exemple en empruntant des éléments de la méthode philologique du philosophe protonationaliste Motoori Norinaga (1730-1801), qui lui-même avait réinterprété les mythes d'origine de la lignée impériale présentés en 710 dans le recueil intitulé Kojiki. Il a aussi trouvé inspiration dans les textes de Dôgen (1200-1253), un des initiateurs du bouddhisme zen au Japon, et il a analysé le bouddhisme indien ancien et les écrits de Confucius. Watsuji puise donc son inspiration parmi d'anciens textes japonais et orientaux, mais le langage et le mode général de ses exposés, comme on le verra plus bas, sont décidément dans la lignée des courants de pensée occidentaux. 

Comme Nishida, Watsuji a pris parti, mais indirectement, dans le débat sur la supériorité japonaise. Il n'a jamais approuvé l'expansion coloniale japonaise en Asie, mais il a traité du système politique impérial du Japon qu'il considérait comme le meilleur. Comme on le verra plus bas, il a aussi avancé que le point de vue japonais sur les humains permet mieux que le point de vue « occidental » ou « chinois » de saisir le fondement de l'éthique. 

Watsuji constitue un cas intéressant pour analyser la question de la modernité japonaise. Par la façon dont il a traité les problèmes philosophiques et par son langage, Watsuji se situe résolument dans la tradition dite occidentale. Mais il s'oppose à plusieurs aspects de la modernité occidentale, et en particulier à ce qu'il considère comme son insistance exagérée sur l'individu. La difficulté est donc de situer Watsuji par rapport à la modernité. Pour ce faire, il faut en premier lieu poser le problème, en s'appuyant sur les considérations présentées en introduction du numéro au sujet de la modernité comme ensemble de représentations. Dans cet esprit, j'examinerai en second lieu les fondements de l'éthique de Watsuji et les influences, surtout occidentales, présentes dans son œuvre. Je conclurai enfin sur la signification des écrits de Watsuji pour l'analyse de la modernité japonaise et de la modernité en général.


[1] Ce colloque a cependant l'allure d'une discussion scolaire comparée à certaines affirmations particulièrement offensantes présentées au cours de discussions, en grande partie philosophiques, intitulées « Le point de vue de l'histoire mondiale et le Japon », auxquelles ont participé certains auteurs du colloque, et publiées par la revue Chûô kôron en 1941 et 1942 (Kôsaka et al. 1943). Dans ces discussions, la guerre que le Japon a entreprise contre la Chine en 1937 est présentée par Kôsaka Masaaki comme une guerre entre deux moralités, la moralité japonaise supérieure devant l'emporter (ibid. : 136 ; voir citation du colloque et commentaires dans Sakai [1989 : 110 et sq.] et Sakai [1997 : chapitre 5]). Les participants à ces différentes rencontres ont été attaqués après 1945 pour avoir justifié l'expansion japonaise en Asie, bien que cette attaque soit fortement rejetée par plusieurs auteurs japonais contemporains ; voir entre autres Horio (1994), Mori (1994), Minamoto (1994) et Yuasa (1994).

[2] Les guillemets sont utilisés pour marquer J'ambiguïté des catégories, comme on l'a vu en introduction au sujet des mots « modernité », « moderne » et « Occident » (mais voir aussi la première section de cet article pour d'autres précisions).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 mai 2008 21:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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