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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul Bernard et Johanne Boisjoly, “Les classes moyennes: en voie de disparition ou de réorganisation ?” in ouvrage sous la direction de Gérard Daigle et Guy Rocher, Le Québec en jeu. Comprendre les grands défis. Chapitre 11, pp. 297 à 334. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1992, 812 pp.

[297]

Paul BERNARD et Johanne BOISJOLY

Sociologues, professeurs, département de sociologie,
Respectivement, de l’Université de Montréal et de l’Université du Québec à Rimouski


Les classes moyennes:
en voie de disparition ou de réorganisation ?


in ouvrage sous la direction de Gérard Daigle et Guy Rocher, Le Québec en jeu. Comprendre les grands défis. Chapitre 11, pp. 297 à 334.  Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1992, 812 pp.

Introduction [297]
Les catégories de classes et leur situation [300]
L'évolution des classes moyennes au Québec de 1971 à 1986 [304]
Le travail non manuel qualifié [311]
Le travail non manuel routinier [317]
Le travail autonome [320]
Stabilité d'emploi et pouvoir de classe [321]
Enjeux et défis [324]
Annexe: catégories de classes, stabilité d'emploi et composition sexuelle [327]
Bibliographie [332]


INTRODUCTION

En 1983, le journaliste Bob Kuttner lançait, dans les pages de The Atlantic Monthly, un débat qui fait rage depuis lors: les États-Unis, qui depuis toujours se sont largement perçus comme une société de classes moyennes, sont-ils en train de se polariser, maintenant que les nouveaux emplois se créent principalement aux deux extrémités de l'échelle des revenus et des qualifications? Contestée pendant un certain temps, du moins en tant que trait permanent de l'évolution de l'économie américaine (Kosters et Ross, 1988), cette thèse s'impose de plus en plus au fur et à mesure qu'on voit les revenus réels stagner et leur dispersion s'accroître (Bluestone et Harrison, 1988; Harrison et Bluestone, 1988).

Qu'en est-il au Canada, pays dont l'économie partage dans une large mesure le même sort que celle des États-Unis? La polarisation s'y manifeste également avec force. Certes, comme le montre Wolfson (1989), I’inégalité au sens strict conserve son profil habituel: la part du revenu qui va au cinquième le moins bien payé des travailleurs oscille toujours autour de 4%, et celle du cinquième le mieux payé autour de 40%, tandis que les trois cinquièmes intermédiaires se partagent ce qui reste de manière à peu près constante.

Mais paradoxalement, ces parts inchangées ne signifient pas que rien ne bouge; au contraire, il devient de plus en plus difficile d'accéder à une position moyenne dans l'échelle des revenus: 39,3% des travailleurs [298] avaient en 1967 un revenu d'emploi se situant entre les trois quarts et une fois et demie le revenu médian, mais cette proportion a diminué régulièrement en vingt ans, au point de ne plus être que de 30,8% en 1986. Et cette concentration des travailleurs aux extrêmes de la distribution ne correspond pas qu'à la désindustrialisation de l'économie et à la création d'emplois dans les services les moins qualifiés; elle se manifeste dans tous les secteurs d'activité économique et dans tous les groupes d'occupation.

Une remarquable série de travaux de Myles, Picot et Wannell (1988, 1990), fondée sur des tris encore plus fins, confirme ces constatations pour l'essentiel, aussi bien pour le Québec que pour le Canada d'ailleurs. Tout au long de la période 1967-1986, la polarisation des revenus d'emplois se manifeste, même en ne considérant que les travailleurs à plein temps toute l'année. Mais ce qui caractérise les années quatre-vingt, c'est la restructuration fondamentale du cycle de vie: les jeunes travailleurs connaissent alors des conditions de travail—aussi bien sur le plan du taux de rémunération que sur celui de la stabilité d'emploi— de loin inférieures à celles des travailleurs plus âgés.

C'est donc chez les jeunes que se manifeste le plus fortement la rupture du modèle de régulation fordiste (Myles, 1990 et 1991). Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce modèle avait permis le versement de rémunérations relativement élevées à des travailleurs assez peu qualifiés de la grande industrie, afin de soutenir la consommation des biens produits par cette industrie; ce soutien s'étalait, sous diverses formes, à l'ensemble du cycle de vie. Ce qui succède à ce modèle en Amérique du Nord, c'est la création de très nombreux emplois faiblement qualifiés et rémunérés. Ils se distinguent fortement des emplois haut de gamme qui se créent dans les sphères managériales, professionnelles et techniques (Myles, 1988).

Nous analyserons ici cette dynamique telle qu'elle s'est manifestée au Québec au cours des années soixante-dix et quatre-vingt. Nous savons déjà que les revenus d'emploi se polarisent, et que la plupart des groupes professionnels sont atteints par le processus. Nous tenterons, au moyen d'indices différents, de retracer les effets de cette polarisation. Nous nous pencherons plus particulièrement sur la restructuration des classes moyennes. L'un d'entre nous a déjà dit de cette notion qu'elle ressemblait à un accordéon, qui se restreint chez certains auteurs à l'étroite catégorie des professionnels et administrateurs de haut rang, mais englobe chez d'autres l'ensemble des cols blancs (Bernard, 1984). Nous distinguerons pour notre part les diverses composantes des classes moyennes et nous décrirons l'évolution de leur situation au cours de cette période.

[299]

Nous porterons attention en particulier à deux hypothèses, d'ailleurs interreliées, qui dominent les débats à propos des classes moyennes (Abercrombie et Urry, 1983; Ornstein, 1988; Ehrenreich et Ehrenreich, 1979). Selon bien des analystes, une classe professionnelle-managériale est en train de se former dont les privilèges l'éloignent fortement des autres travailleurs. Et corrélativement, nous assistons à l'effritement graduel de la barrière traditionnelle qui sépare le travail ouvrier, manuel, du travail non manuel des cols blancs.

Pour tenter de cerner ces diverses composantes des classes moyennes, nous nous inspirerons d'une perspective théorique éclectique, inspirée à la fois du néo-marxisme (Wright, 1985) et du néo-wébérisme (Giddens, 1981). Nous croyons que le pouvoir sur le travail (le sien propre et, le cas échéant, celui d'autrui) repose sur le contrôle de diverses ressources. Au nombre de celles-ci, de toute évidence, le capital, qui permet de définir les deux catégories d'employeur et de travailleur autonome. Également important, le partage de l'autorité dans les organisations de travail, en regard duquel on peut distinguer divers niveaux de contrôle hiérarchique sur les ressources financières, humaines et matérielles de ces organisations. La possession de qualifications professionnelles, particulièrement si elles sont rendues rares au moyen de monopoles construits par des groupes fermés (Collins, 1979), permet également l'accès au pouvoir et aux privilèges. Enfin, le secteur de travail peut également constituer une ressource: il situe le travail de bureau dans le sillage des responsables administratifs; il conduit les gens à travailler soit dans le secteur d'État, soit dans les entreprises capitalistes, où la détermination des conditions d'emploi se fait de façon différente; il permet plus ou moins facilement de se lancer à son propre compte; il confère jusqu'à un certain point au travail de col blanc un statut qui le sépare du travail de col bleu.

Notre approche tient également compte de la division sexuelle du travail. Il est largement démontré qu'hommes et femmes se distribuent très différemment dans les diverses positions de classes (voir entre autres Boyd, Mulvihill et Myles, 1991): les hommes se retrouvent dans l'industrie manufacturière, après avoir massivement quitté l'agriculture. Ils y occupent les positions supérieures aussi bien que subalternes. Ils dominent également les sommets du secteur des services, où les femmes occupent les positions subalternes, après avoir largement renoncé à s'occuper à plein temps et gratuitement du travail domestique. Plusieurs auteurs (par exemple, Fox et Fox, 1986; Gagnon, 1982) croient même que les femmes jouent involontairement un rôle crucial dans la précarisation de certains types de travaux. Il ne saurait donc être question d'analyser les transformations des classes moyennes au cours des années soixante-dix [300] et quatre-vingt sans systématiquement tenir compte des différences entre les situations professionnelles des hommes et des femmes.

Nous présenterons dans la section suivante et dans une annexe plus détaillée les différentes catégories de classes que nous avons construites dans cette perspective afin d'observer l'évolution de la division du travail au cours des années soixante-dix et quatre-vingt; nous expliquerons également les mesures qui nous permettront de saisir jusqu'à quel point les travailleurs appartenant à ces catégories parviennent à utiliser leurs ressources pour obtenir des avantages.

Les catégories de classes
et leur situation


Le cadre théorique esquissé ci-haut révèle toute la complexité de la notion de classes moyennes. Il existe en fait un ensemble diversifié de bases sur lesquelles peuvent se construire, de façon plus ou moins fragile, des positions de classes moyennes. Pour répondre à notre question à propos de la disparition ou de la réorganisation des classes moyennes, il nous faut saisir empiriquement, dans leur déroulement historique, les effets de l'existence et des transformations de ces diverses bases.

À ces fins, nous devons résoudre un double problème de mesure. D'une part, nous devons construire un schème de classification dont les catégories reflètent au mieux l'entrecroisement des divers principes qui fondent la structure de classes (principalement le contrôle du capital, des ressources organisationnelles et de la connaissance). D'autre part, nous devons définir des indices qui permettent de saisir l'évolution au fil du temps de la fortune des diverses classes et de leurs composantes: leurs effectifs, certes, mais aussi leur niveau de pouvoir sur leur position professionnelle.

Les données pouvant servir à l'analyse de l'évolution ne sont pas légion; il nous faudra, malgré leurs limites, avoir recours aux recensements canadiens de 1971, 1981 et 1986, qui seuls permettent de couvrir la période s'étendant depuis la fin de la prospérité d'après-guerre jusqu'à la réorganisation du travail consécutive à la dépression des années quatre-vingt. Afin de saisir la structure de classes, nous avons combiné trois variables de base de ces recensements (voir l'annexe pour plus de détails): le groupe professionnel (une vingtaine de groupes majeurs), le statut d'emploi (opposant employés et travailleurs autonomes), et le niveau d'éducation (principalement la possession ou non d'un diplôme universitaire).

Au terme de cette démarche, nous obtenons un découpage en vingt-six catégories; comme on le voit au tableau 1, il est possible de regrouper celles-ci de multiples façons, pour qu'elles correspondent aux différentes notions de classes moyennes que proposent diverses orientations théoriques. [301] Ainsi, on peut opposer l'ensemble des travailleurs généralement considérés comme non manuels [catégories 1 à 18] aux travailleurs manuels [19 à 26]; on peut de plus isoler au sein du premier groupe ceux dont le travail non manuel est qualifié [1 à 14] plutôt que routinier [15 à 18]; enfin, on peut cerner de plus près la classe moyenne managériale et professionnelle [2 à 14] en laissant de côté la catégorie des employeurs. On peut également circonscrire les classes moyennes aux travailleurs non manuels qualifiés qui jouissent d'une certification universitaire, en distinguant parmi eux ceux qui suivent la voie managériale [2] et ceux qui suivent la voie professionnelle et technique [4 à 8]. Enfin, la notion de classes moyennes peut également s'élargir aux travailleurs autonomes, dont la situation varie selon qu'ils se situent dans le secteur tertiaire de l'économie (bureaux, ventes et services) [15], dans l'agriculture [19], ou dans le secteur manufacturier (y compris le primaire non agricole) [21], la construction [23] ou les transports [25]. Certains autres segments de la force de travail qui auraient pu à certains égards être considérés comme faisant partie des classes moyennes (superviseurs et contremaîtres, travailleurs syndiqués) n'ont pu être ici identifiés, faute d'information. Soulignons également que les vingt-six catégories originales distinguent dans certains cas les secteurs d'activité économique, nous permettant ainsi d'observer des niches du marché du travail qui évoluent différemment au fil du temps et qui offrent aux travailleurs différents niveaux d'avantages et de protection.

Nous suivrons l'évolution de ces catégories de divers niveaux entre 1971 et 1986 au moyen de trois indicateurs. En premier lieu, nous analyserons leur part relative dans la main-d’œuvre, ce qui nous permettra de répondre de la manière la plus directe à la question de l'évolution des classes moyennes (tableau 1). Cet examen se fera également au moyen de certains rapports entre les effectifs de catégories clés, ce qui permettra d'éclairer l'évolution de la division et de l'organisation de certains types de travaux entre les diverses classes qui les accomplissent (tableau 4). La signification de chacun de ces rapports est expliquée en annexe, de même qu'au moment de son utilisation dans l'analyse.

Nous analyserons également l'accès à la stabilité d'emploi, indice de l'aptitude des diverses classes à procurer à leurs membres une protection contre la précarité. La mesure que nous fournissent les recensements permet tout juste de calculer la proportion de la main-d’œuvre expérimentée qui jouit d'un emploi régulier. Malgré ses imperfections, nous croyons toutefois qu'elle fournit une image assez juste de l'évolution de la position de pouvoir des diverses composantes des classes moyennes; nous reviendrons sur la question de sa validité à la fin de l'analyse de nos résultats.

[302]

TABLEAU 1

Distribution de la main-d’oeuvre québécoise expérimentée
et des travailleurs à plein temps toute l'année
dans 26 catégories de classes, recensements de 1971, 1981, et 1986 (en %)

Catégories de classes

Main-d’œuvre
expérimentée

Plein temps
toute l’année

1971

1981

1986

1971

1981

1986

 

1    Employeurs

0,6%

0,6%

0,8%

0,9%

0,8%

1,1%

 

2    Gestionnaires (avec diplôme univ.)

1,5

2,0

2,6

1,9

2,9

3,9

 

3    Gestionnaires (sans diplôme univ.)

3,6

4,8

5,5

5,1

7,1

8,2

 

      1-3 Gestion

5,7

7,3

8,8

7,9

10,8

13,2

 

4    Sciences naturelles (avec dipl. univ.)

1,1

1,2

1,5

1,4

1,6

1,9

 

5    Sciences sociales (avec diplôme univ.)

0,7

0,9

1,2

0,6

1,0

1,3

 

6    Enseignement (avec diplôme univ.)

2,2

3,1

3,3

2,1

4,3

3,9

 

7    Santé autonomes (avec diplôme univ.)

0,4

0,4

0,4

0,4

0,3

0,5

 

8    Santé salariés (avec diplôme univ.)

0,7

0,7

0,9

0,6

0,6

0,8

 

      4-8 Professionnels (avec diplôme univ.)

5,0

6,3

7,2

5,2

7,9

8,3

 

9    Sciences naturelles (sans diplô. univ.)

1,9

2,2

2,4

2,4

2,7

2,9

 

10  Sciences sociales (sans diplôme univ.)

0,6

0,7

0,8

0,5

0,5

0,6

 

11  Enseignement (sans diplôme univ.)

3,3

2,2

1,8

3,2

2,4

1,8

 

12  Santé post secondaire

1,5

3,1

3,4

1,2

2,3

2,6

 

13  Santé secondaire

2,1

1,1

1,0

2,1

1,0

0,8

 

14  Arts et loisirs

1,3

1,8

2,1

 1,2

1,4

1,6

 

      9-14 Professionnels (sans diplôme univ.)

10,6

11,0

11,4

10,6

10,3

10,3

 

[303]

 

15  Bureau, ventes, services autonomes

3,2

2,9

3,0

4,1

3,8

3,9

 

16  Bureaux salariés

18,9

19,6

19,0

19,9

19,4

18,4

 

17  Vente salariés

8,7

8,5

8,8

9,1

8,6

8,6

 

18  Services salariés

11,3

11,9

12,0

9,4

9,0

9,1

 

      15-18 Cols blancs

42,1

42,9

42,8

42,5

40,8

40,1

 

19  Agriculture autonomes

1,9

1,4

1,3

2,7

2,2

2,1

 

20  Agriculture salariés

1,1

1,3

1,4

0,6

0,7

0,6

 

      19-20 Agriculture

3,0

2,7

2,8

3,3

2,8

2,7

 

21  Primaire et manufacturier autonomes

1,3“

1,0

1,1

1,3

1,2

1,3

 

22  Primaire et manufacturier salariés

20,6

18,6

16,5

19,2

17,9

16,2

 

23  Construction autonomes

0,7

0,7

0,7

0,4

0,5

0,5

 

24  Construction salariés

6,0

5,1

4,8

4,4

3,5

3,3

 

25  Transports autonomes

0,6

0,4

0,4

0,6

0,4

0,4

 

26  Transports salariés

4,5

3,9

3,5

4,6

3,8

3,5

 

      21 + 23 + 25 Cols bleus autonomes

2,6

2,2

2,2

2,2

2,1

2,2

 

      22 + 24 + 26 Cols bleus salariés

31,1

27,6

24,8

28,3

25,2

23,0

 

      21-26 Cols bleus

33,7

29,8

26,9

30,5

27,3

25,3

 

ENSEMBLE

100,0%

100,0%

100,0%

100,0%

100,0%

100,0%

 

      (Nombre de cas)

17719

54593

56465

10351

28706

29031

 


[304]

Troisième et dernier indice, la composition sexuelle de diverses catégories de classes nous permettra d'examiner la féminisation des diverses positions de classes en parallèle à leur précarisation et à l'évolution de leurs effectifs au cours de la période.

L'évolution des classes moyennes au Québec
de 1971 à 1986


Pour peu que l'on considère tous les travailleurs non manuels et les travailleurs autonomes comme faisant partie des classes moyennes, il n'y aurait pas lieu de s'inquiéter de la disparition de ces dernières. En effet, elles représentent environ deux tiers des travailleurs en 1971 et près des trois quarts en 1986. Mais l'évolution divergente des diverses catégories au sein de ces classes moyennes laisse planer un doute sur leur identité commune: alors que le travail non manuel qualifié connaît une croissance importante (surtout chez les diplômés universitaires), le travail non manuel plus routinier stagne pratiquement, tandis que les travailleurs autonomes, déjà fort peu nombreux, connaissent une certaine érosion (voir tableau 1).

Cette même divergence se manifeste si l'on se tourne vers un autre aspect important de l'appartenance aux classes moyennes, la stabilité d'emploi. Il faut ici situer notre indice par rapport à l'évolution générale de la main-d’œuvre vers l'instabilité au cours de la période que nous étudions. En effet, la proportion de la main-d’oeuvre travaillant à plein temps toute l'année par rapport à l'ensemble de la main-d’œuvre expérimentée passe de 58,3% à 51,4%; il y a donc tout juste la moitié des travailleurs qui se retrouvent maintenant dans ce qu'il est convenu d'appeler des emplois standard. Pour contrôler les effets de cette tendance, nous utiliserons comme indice de stabilité dans l'analyse non pas la proportion brute de travailleurs stables dans chaque catégorie, mais la différence entre cette proportion dans chaque catégorie et la proportion pour l'ensemble de la main-d’oeuvre au cours d'une année donnée. Il s'agira donc d'un indice de stabilité relative pour chaque catégorie.

L'examen du tableau 2 révèle que les gestionnaires améliorent leur situation à cet égard: avec 81,6% de travailleurs stables en 1971, ils comptent 23,2% plus de travailleurs stables que la proportion d'ensemble (58,4%), et ce surcroît se hausse à 25,6% en 1986 (77,0% - 51,4% = 25,6%). Le même phénomène se retrouve chez les professionnels et techniciens diplômés de l'université, où le surcroît de stabilité par rapport à l'ensemble des travailleurs passe de 2,1% en 1971 à 8,4% en 1986. Par contre, les professionnels et techniciens qui ne possèdent pas un tel diplôme et les travailleurs non manuels routiniers voient une [305] situation moyenne au début des années soixante-dix se détériorer dans les quinze années qui suivent. Quant aux travailleurs autonomes, leur stabilité d'emploi est très variable selon leur secteur d'activité, mais elle se maintient ou s'améliore avec le temps.

Il apparaît donc à première vue que si les diverses composantes des classes moyennes jouissaient dans l'ensemble d'une certaine protection quant à la stabilité d'emploi en début de période, cet avantage s'est évanoui avec le temps chez ceux qui ne disposent pas d'une forte qualification professionnelle ou d'un capital. Comme on le voit dans les deuxième et troisième lignes pour chaque catégorie du tableau 2, cette évolution se manifeste aussi bien chez les hommes que chez les femmes (l'instabilité est tout simplement plus marquée chez ces dernières). On peut donc penser qu'il s'agit largement d'un changement structurel de l'emploi plutôt que de l'effet d'une préférence des travailleurs (et surtout des travailleuses) pour le travail à temps partiel; nous y reviendrons après avoir analysé l'ensemble des résultats.

Comme la féminisation de la main-d’oeuvre progresse à grands pas au cours de cette période (les femmes représentaient 32,6% de la main-d’oeuvre en 1971 et 42,5% en 1986), il nous faudra ici aussi fonder nos comparaisons sur un indice de féminisation relative de diverses catégories de travailleurs, c'est-à-dire sur la différence entre la proportion de femmes dans une catégorie donnée et la proportion de femmes dans l'ensemble de la main-d’oeuvre pour une année donnée. Le tableau 3 révèle une surabondance de femmes dans les catégories les moins bien protégées des classes moyennes: le travail non manuel routinier (elles constituent 46,7% des travailleurs dans ce secteur en 1971, soit 14,1% de plus que la proportion de femmes dans l'ensemble de la main-d’oeuvre (32,6%), et ce surcroît se hausse à 16,0% en 1986) et le travail professionnel et technique sans diplôme universitaire (surcroît de 24,0% en 1971 et de 17,6% en 1986). Les femmes sont par ailleurs quasi absentes dans les catégories de travail autonome, et elles sont sous-représentées dans les catégories les mieux protégées du travail non manuel qualifié (surtout dans la gestion), quoique cette dernière situation tende à se corriger.

L'image d'ensemble qui se dégage en est donc une d'éclatement de la notion de classes moyennes, voire de ces classes elles-mêmes. Au fur et à mesure que les crises socio-économiques des années soixante-dix et quatre-vingt se manifestent, les différentes composantes des classes moyennes, qui jouissaient toutes d'une certaine stabilité d'emploi, malgré des différences considérables aux plans des qualifications professionnelles et de la présence féminine, connaissent des évolutions fort divergentes en termes d'effectifs, de précarisation et de féminisation.

[306]

TABLEAU 2

Rapport entre le nombre de travailleurs à plein temps toute l'année et la main-d’oeuvre expérimentée québécoise (de même que le surcroît ou le déficit de ce rapport) dans 26 catégories de classes, selon le sexe, recensements de 1971,1981 et 1986 (en %)

Catégories de classes

Sexe

Rapport

Surcroît du rapport

1971

1981

1986

1971

1981

1986

1    Employeurs

Tous

81,5%

76,6%

71,7%

23,1%

24,0%

20,3

M

82,7

79,3

74,4

19,5

20,8

16,8

F

59,5

59,5

15,9

16,4

2    Gestionnaires

Tous

78,2

76,7

78,4

19,8

24,1

27,1

      (avec diplôme univ.)

M

79,7

79,8

82,6

16,6

21,3

25,0

F

60,9

65,9

17,3

22,8

3    Gestionnaires

Tous

83,0

78,2

77,0

24,6

25,6

25,7

      (sans diplôme univ.)

M

85,8

81,5

81,4

22,6

23,0

23,8

F

69,9

68,9

69,4

21,3

25,3

26,3

      1-3 Gestion

Tous

81,6

77,7

77,0

23,2

25,1

25,6

M

83,8

80,8

81,0

20,6

22,3

23,4

F

67,9

66,9

68, 1

19,3

23,3

25,0

4    Sciences naturelles 

Tous

79,8

70,4

66,9

21,4

17,8

15,5

      (avec diplôme univ.)

M

83,6

73,0

72,2

20,5

14,5

14,6

F

48,6

45,3

5,0

2,2

5    Sciences sociales 

Tous

53,0

57,8

56,0

- 5,4

5,2

4,7

      (avec diplôme univ.)

M

58,7

65,0

67,7

- 4,5

6,5

10,1

F

47,3

42,3

3,7

- 0,8

[307]

6    Enseignement

Tous

55,8

73,5

62,0

- 2,6

20,9

10,6

      (avec diplôme univ.)

M

63,8

82,0

70,6

0,6

23,5

13,0

F

45,7

64,5

54,7

- 2,9

20,9

11,6

7    Santé autonomes

Tous

63,4

48,2

52,6

5,0

- 4,4

1,2

      (avec diplôme univ.)

M

64,3

50,9

52,6

1,1

- 7,6

- 5,0

F

52,8

9,7

8    Santé salariés

Tous

51,2

47,8

48,3

- 7,2

- 4,8

- 3,1

      (avec diplôme univ.)

M

58,8

50,6

56,5

- 4,3

- 7,9

- 1,0

F

41,8

45,4

44,0

- 6,8

1,8

0,9

      4-8 Professionnels

Tous

60,5

66,3

59,8

2,1

13,7

8,4

      (avec dipl. univ.)

M

68,0

71,9

67,8

4,9

13,4

10,2

F

43,2

57,5

49,9

- 5,4

13,9

6,8

9    Sciences naturelles

Tous

75,6

64,1

61,8

17,2

11,5

10,4

      (sans diplôme univ.)

M

78,7

65,7

65,4

15,5

7,2

7,8

F

57,5

51,4

13,9

8,3

10  Sciences sociales

Tous

53,5

37,8

38,8

- 4,9

- 14,8

- 12,6

      (sans diplôme univ.)

M

62,7

45,8

44,8

- 0,4

- 12,7

- 12,8

F

44,0

33,6

36,1

- 4,6

- 10,0

- 7,0

11  Enseignement

Tous

57,9

58,4

51,4

- 0,5

5,8

0,0

      (sans diplôme univ.)

M

59,7

67,5

61,6

- 3,4

9,0

4,0

F

57,2

54,9

48,1

8,6

11,3

5,0

12  Santé post secondaire

Tous

46,4

39,1

39,7

- 12,0

- 13,5

- 11,7

M

53, 8

50,0

49,7

- 9,3

- 8,5

- 7,9

F

45, 1

37,3

37,7

- 3,5

- 6,3

- 5,4

13  Santé secondaire

Tous

59,2

52,4

41,3

0,8

- 0,2

- 10,1

M

79,8

67,8

58,3

16,6

9,3

0,7

F

52,7

46,9

35,4

4,1

3,3

- 7,7

[308]

14  Arts et Loisirs

Tous

52,1%

41,2%

40,4%

- 6,3%

-11,4%

-11,0%

M

54,9

47,4

44,7

- 8,3

- 11,1

- 12,9

F

44,1

29,9

33,5

- 4,5

- 13,7

- 9,6

      9-14 Professionnels

Tous

58,7

49,4

46,4

0,3

- 3,2

- 5,0

      (sans diplôme univ.)

M

67,8

58,8

55,8

4,6

0,3

- 1,8

F

51,7

43,0

40,1

3,1

- 0,6

- 3,0

15  Bureau, ventes,

Tous

75,5

68,7

67,4

17,1

16,1

16,0

      services autonomes

M

78,9

75,0

75,0

15,8

16,5

17,4

F

65,8

54,4

51,4

17,2

10,8

8,3

16  Bureaux salariés

Tous

61,3

51,9

49,8

2,9

- 0,7

- 1,6

M

67,9

61,0

60,0

4,8

2,5

2,4

F

57,2

48,6

46,6

8,6

5,0

3,5

17  Vente salariés

Tous

61,1

53,6

50,6

2,7

1,0

- 0,8

M

69,5

64,0

60,7

6,4

5,5

3,1

F

38,5

35,7

36,0

- 10,1

- 7,9

- 7,1

18  Services salariés

Tous

48,8

39,7

39,0

- 9,6

- 12,9

- 12,4

M

59,0

50,0

48,4

4,2

- 8,5

- 9,2

F

35,1

28,4

29,6

- 13,5

- 15,2

- 13,5

[309]

      15-18 Cols blancs Tous

Tous

59,0

50,0

48,2

0,6

- 2,6

-3,2

M

66,9

59,7

58,0

3,8

1,2

0,4

F

49,9

42,4

41,2

1,3

- 1,2

-1,9

19  Agriculture autonomes

Tous

84,3

80,4

78,9

25,9

27,8

27,5

M

84,4

82,4

81,4

21,3

23,9

23,8

F

58,7

53,6

15,1

10,5

20  Agriculture salariés

Tous

30,7

28,1

22,9

- 27,7

- 24,5

- 28,5

M

31,5

30,6

24,2

- 31,7

- 27,9

- 33,4

F

15,3

17,3

- 28,3

- 25,8

      19-20 Agriculture

Tous

64,7

56,0

49,9

6,3

3,4

- 1,5

M

65,7

59,3

53,5

2,6

0,8

- 4,1

F

31,0

28,4

- 12,6

- 14,7

21  Primaire
      et manufacturier

Tous

57,3

59,4

63,2

- 1,1

6,8

11,8

      autonomes

M

59,7

62,8

66,1

- 3,4

4,3

8,5

F

25,0

36,7

- 18,6

- 6,4

22  Primaire et manufacturier

Tous

54,5

50,5

50,6

- 3,9

- 2,1

- 0,8

      salariés

M

58,8

54,8

54,3

- 4,3

- 3,7

- 3,3

F

38,8

36,4

38,4

- 9,8

- 7,2

- 4,7

23  Construction
      autonomes

Tous

30,4

38,4

34,9

- 28,0

- 14,2

- 16,5

M

30,6

38,4

34,7

- 32,5

- 20,1

- 22,9

F

24  Construction salariés

Tous

43,4

35,6

35,7

- 15,0

- 17,0

- 15,7

M

43,5

35,5

35,5

- 19,6

- 23,0

- 22,1

F

38,5

43,3

- 5,1

0,2

25  Transports autonomes

Tous

55,0

48,9

52,5

- 3,4

- 3,7

1,1

M

55,0

49,3

52,6

- 8,2

- 9,2

5,0

F

[310]

26  Transports salariés

Tous

59,9%

52,0%

51,6%

1,5%

- 0,6%

0,2%

M

60,2

53,2

52,3

- 3,0

- 5,3

- 5,3

F

27,2

36,5

- 16,4

- 6,6

      21 + 23 + 25
      Cols bleus

Tous

49,5

50,6

52,2

- 8,9

- 2,0

0,8

      autonomes

M

50,6

51,9

53,0

- 12,6

- 6,6

- 4,6

F

25,0

38,8

- 18,6

- 4,3

      22 + 24 + 26
      Cols bleus

Tous

53,2

47,9

47,9

- 5,2

- 4,7

- 3,5

      salariés

M

55,6

50,3

49,7

- 7,5

- 8,2

- 7,9

F

38,8

36,1

38,4

- 9,8

- 7,5

- 4,7

      21-26 Cols bleus

Tous

52,9

48, 1

48,2

- 5,5

- 4,5

- 3,2

M

55, 2

50, 5

50, 0

- 8, 0

- 8, 0

- 7, 6

F

38,2

35,8

38,4

- 10,4

- 7,8

- 4,7

ENSEMBLE

Tous

58,4%

52,6%

51,4%

M

63,2%

58,5%

57,6%

F

48,6%

43,6%

43,1%

N.B. Les pourcentages ont été supprimés dans les cases où le dénominateur était inférieur à 30.

[311]

Pour y voir plus clair, il nous faut pousser l'analyse: nous aurons recours d'une part à des catégories plus fines dans l'analyse des tableaux 1 à 3, et nous tenterons d'autre part de saisir, au moyen des rapports entre certaines catégories clés de travailleurs que nous présente le tableau 4, la transformation même de la division et de l'organisation du travail. Notre attention se portera successivement sur les trois grandes catégories que notre analyse a permis de dégager jusqu'ici au sein des classes moyennes: les travailleurs non manuels qualifiés, les travailleurs non manuels routiniers, et les travailleurs autonomes.

Le travail non manuel qualifié

La première question d'importance concerne le poids d'ensemble du travail non manuel qualifié (c'est-à-dire des classes moyennes managériales et professionnelles, en plus des employeurs) par rapport au travail non manuel routinier et au travail manuel. Le rapport 1 nous révèle que ce poids s'accroît au fil du temps, passant de 0,27 à 0,38 travailleur non manuel qualifié pour chaque travailleur n'appartenant pas à cette catégorie; comme le prévoyaient les théoriciens de la société postindustrielle, le travail complexe de manipulation de l'information technique ou organisationnelle occupe une place de plus en plus importante.

Cette évolution favorable concerne aussi bien les catégories de gestionnaires (rapport 2) que de professionnels et techniciens (rapport 3). Le rapport 8 montre cependant que le travail de gestion occupe une place de plus en plus grande, passant du quart au tiers du travail non manuel qualifié entre 1971 et 1986 (rapports de 0,36 et de 0,48); ceci dit, cette tendance n'a pas encore mis en péril la large dominance du travail professionnel et technique, qui occupe encore deux travailleurs non manuels qualifiés sur trois. On constate cependant que l'importance du travail de gestion est encore plus grande si l'on considère les seuls travailleurs à plein temps toute l'année (il y a 0,71 gestionnaire pour chaque professionnel et technicien en 1986, soit plus de 40% de gestionnaires).

Comment le travail de gestion est-il organisé, justement? Les employeurs ne constituent, comme l'indique le rapport 6, qu'une petite minorité, qui d'ailleurs décline légèrement. Quant aux gestionnaires proprement dits, un tiers seulement ont une formation universitaire, mais ce rapport (7) est en croissance.

La même croissance se manifeste en ce qui concerne le travail professionnel et technique (rapport 9), mais la proportion de diplômés universitaires est ici un peu plus élevée. On notera d'ailleurs (tableau 1) que les exigences formelles de certification scolaire ont fait croître les rangs des diplômés universitaires dans les domaines de l'enseignement

[312]

TABLEAU 3

Surcroît (ou déficit) de la proportion de femmes dans 26 catégories de classes,
main-d’oeuvre québécoise expérimentée et travailleurs à plein temps toute l'année,
recensements de 1971, 1981 et 1986 (en %)

Catégories de classes

Main-d’œuvre
expérimentée

Plein temps
toute l’année

1971

1981

1986

1971

1981

1986

1    Employeurs

-28,9%

-26,4%

-24,6%

-24,9%

-22,6%

-20,7

2    Gestionnaires (avec diplôme univ.)

-24,9

-23,6

- 17,7

-21,2

-20,1

- 14,7

3    Gestionnaires (sans diplôme univ.)

15,0

- 13,3

- 6,1

- 12,3

- 9,6

- 2,8

      1-3 Gestion

19,0

- 17,1

- 11,1

- 15,8

- 13,5

- 7,8

4    Sciences naturelles (avec diplô. univ.)

- 23,6

- 29,1

- 22,8

- 22,5

- 25,6

- 22,3

5    Sciences sociales (avec diplôme univ.)

- 11,3

0,8

3,5

-14,3

0,2

- 0,9

6    Enseignement (avec diplôme univ.)

11,3

8,8

11,6

8,7

9,6

12,2

7    Santé autonomes (avec diplôme univ.)

- 31,2

- 25,8

- 28,1

- 27,2

- 23,6

- 21,2

8    Santé salariés (avec diplôme univ.)

12,1

12,9

23,6

9,3

17,0

24,7

      4-8 Professionnels (avec dipl. univ.)

- 2,3

- 1,4

2,3

- 5,5

0,3

1,8

9    Sciences naturelles (sans diplô. univ.)

- 24,1

- 20,7

- 16,7

- 22,3

- 15,9

- 14,1

10  Sciences sociales (sans diplôme univ.)

16,9

25,8

27,1

13,6

25,3

29,3

11  Enseignement (sans diplôme univ.)

39,8

32,3

33,1

44,4

34,8

35,2

12  Santé post secondaire

52,5

46,2

41,3

55,6

49,1

44,1

13  Santé secondaire

43,3

33,7

31,8

40,4

32,8

28,1

14  Arts et Loisirs

- 7,4

- 4,1

- 3,7

- 5,9

- 7,0

- 3,4

      9-14 Professionnels (sans dipl. univ.

24,0

19,7

17,6

22,7

18,8

16,4

[313]

15  Bureau, ventes, services autonomes

- 6,5

- 9,2

 - 10,3

- 4,4

- 8,7

- 11,0

16  Bureaux salariés

29,0

33,9

33,7

30,3

36,1

35,7

17  Vente salariés

- 5,6

- 2,9

- 1,7

- 10,1

- 8,4

- 6,6

18  Services salariés

10,0

7,5

7,5

3,5

0,8

2,3

      15-18 Cols blancs Tous

14,1

16,4

16,0

12,3

14,7

14,4

19  Agriculture autonomes

- 31,1

- 31,7

- 33,4

- 25,7

- 27,1

- 29,4

20  Agriculture salariés

- 25,3

- 23, 6

- 23,3

- 22,1

- 24,2

- 21,1

      19-20 Agriculture

- 29,0

- 27,9

- 28,2

- 25,1

- 26,4

- 27,4

21  Primaire et manufacturier autonomes

- 27,8

- 30,7

- 32,6

- 26,4

- 29,2

- 29,8

22  Primaire et manufacturier salariés

- 11,1

- 16,4

- 19,4

- 11,8

- 16,1

- 18,1

23  Construction autonomes

- 31,8

- 39,8

- 41,7

- 27,2

- 33,0

- 34,1

24  Construction salariés

- 31,8

- 38,0

- 40,3

- 26,5

- 31,0

- 32,9

25  Transports autonomes

- 32,6

- 38,1

- 40,8

- 27,2

- 32,1

- 34,0

26  Transports salariés

- 32,0

- 35,0

- 37,6

- 27,0

- 30,5

- 32,1

      21 + 23 + 25 Cols bleus autonomes

- 30,0

- 35,1

- 37,1

- 26,7

- 30,7

- 31,5

      22 + 24 + 26 Cols bleus salariés

- 18,1

- 23,0

- 26,0

- 16,6

- 20,3

- 22,3

      21-26 Cols bleus

- 19,0

- 23,9

- 26,9

- 17,3

- 21,1

- 23,1

PROPORTION D’ENSEMBLE

32,6%

39,8%

42,5%

27,2%

33,0%

35,6%


[314]

 (surtout dans les années soixante-dix) et de la santé (surtout à partir des années quatre-vingt); la proportion des enseignants non diplômés de l'université a fortement décliné, de même que celle des techniciens de formation secondaire, tandis que la proportion des professionnels et techniciens ayant une formation post secondaire mais non universitaire connaissait une croissance extraordinaire au cours des années soixante-dix. On voit ici à l’œuvre la restructuration, en fonction de la certification scolaire, des positions des composantes des classes moyennes dont le sort est étroitement lié à l'appareil d'État.

En somme, le travail non manuel qualifié constitue une base en pleine expansion pour les classes moyennes. Le travail professionnel et technique y occupe une place prépondérante, mais la gestion y devient de plus en plus importante relativement, et elle est de plus en plus entre les mains d'administrateurs salariés plutôt que des employeurs eux-mêmes. Enfin, le diplôme universitaire constitue de plus en plus la porte d'entrée dans le travail non manuel qualifié, mais cette évolution est plus marquée dans le travail professionnel et technique que dans la gestion.

Il faut maintenant nous demander quel sort est fait à ces différentes composantes des classes moyennes, au cours de la période, en termes de stabilité d'emploi et d'ouverture à la féminisation. En ce qui concerne le travail de gestion, les premières lignes du tableau 3 révèlent que la féminisation touche l'ensemble des catégories, mais beaucoup plus fortement encore les gestionnaires non diplômés de l'université. Les femmes semblent se heurter encore à un «plafond de verre» dans ce domaine: elles utilisent davantage les filières internes de promotion dans les organisations que les ressources transférables comme le capital et la scolarité poussée. L'ensemble de ces catégories jouissent d'une très forte stabilité d'emploi tout au long de la période (tableau 2), avec des fluctuations mineures: les employeurs sont un peu plus menacés par l'instabilité économique des années quatre-vingt, alors que les gestionnaires ayant un diplôme universitaire consolident au contraire leur position.

La situation des professionnels et techniciens diplômés de l'université présente des modalités fort contrastées selon le domaine de pratique. Les sciences naturelles et la pratique autonome dans le domaine de la santé demeurent des bastions masculins. Les premières offrent, et de loin, la plus forte stabilité d'emploi (mais presque exclusivement aux hommes), tandis que la seconde semble s'être orientée, depuis l'établissement de l'assurance-santé et le contrôle fiscal accru qui en découle, vers des modèles de pratique qui font une plus large place aux loisirs

[315]

Tableau 4

Rapports entre les effectifs de diverses catégories de classes, main-d’oeuvre québécoise expérimentée et travailleurs à plein temps toute l'année, recensements de 1971,1981 et 1986

Rapport

Main-d’œuvre
expérimentée

Plein temps
toute l’année

 

1971

1981

1986

1971

1981

1986

1    Part du travail non manuel qualifié

0,27

0,33

0,38

0,31

0,41

0,47

2    Part du travail de gestion

0,08

0,11

0,14

0,12

0,17

0,22

3    Part du travail professionnel

      et technique

0,22

0,26

0,29

0,24

0,29

0,32

4    Soutien au travail non manuel qualifié

1,12

1,25

1,45

1,20

1,50

1,74

5    Soutien au travail de gestion

0,30

0,37

0,46

0,40

0,56

0,72

6    Part des employeurs dans la gestion

0,12

0,08

0,10

0,12

0,08

0,09

7    Diplomation chez les gestionnaires

0,40

0,42

0,47

0,38

0,42

0,48

8    Gestion / travail professionnel

      et technique

0,36

0,43

0,48

0,50

0,59

0,71

9    Diplomation chez les professionnels

      et techniciens

0,48

0,57

0,63

0,49

0,76

0,81

10  Part d'autonomie chez les cols blancs

0,08

0,07

0,08

0,11

0,10

0,11

11  Part d'autonomie dans l'agriculture

1,73

1,14

0,93

4,75

3,26

3,22

12  Part d'autonomie chez les cols bleus

0,08

0,08

0,09

0,08

0,08

0,10

13  Part d'autonomie dans le manufacturier

0,06

0,06

0,07

0,07

0,07

0,08

14  Part d'autonomie dans la construction

0,12

0,14

0,15

0,08

0,15

0,14

15  Part d'autonomie dans le transport

0,14

0,11

0,12

0,13

0,10

0,12


[316]

(c'est-à-dire le travail à temps partiel ou moins de quarante-huit semaines par année).

La pratique salariée en santé et l'enseignement sont d'abord et avant tout le fait de femmes. Dans le premier cas, on constate une stabilité d'emploi moyenne tant pour les hommes que pour les femmes. Dans le cas de l'enseignement, hommes et femmes connaissent d'abord une consolidation de l'emploi au cours des années soixante-dix, mais cette position avantageuse se détériore quelque peu au cours des années quatre-vingt et on peut évoquer une certaine précarisation des statuts.

S'il est vrai que les sciences sociales, largement masculines en 1971, offrent aux femmes une plus grande place à compter de la décennie suivante, on note toutefois que la stabilisation de l'emploi au cours de la période profite presque exclusivement aux hommes.

En somme, si les professionnels et techniciens diplômés de l'université connaissent dans l'ensemble un sort enviable, certaines composantes subissent un certain effritement de leur position. Pendant que les sciences naturelles et la pratique autonome de la santé offrent de substantiels bénéfices à des praticiens surtout masculins, I'enseignement, les sciences sociales et la pratique salariée de la santé n'offrent plus à tous les travailleurs une protection d'emploi uniforme et ce, surtout s'il s'agit de travailleuses.

La situation des professionnels et techniciens sans diplôme universitaire illustre encore mieux la fragilité des positions de classes moyennes fondées sur le contrôle, toujours précaire, de la qualification professionnelle. Les professionnels et techniciens des sciences naturelles constituent un groupe largement masculin (quoique les femmes y entrent un peu) qui seul, parmi les non-diplômés de l'université, jouit d'une stabilité d'emploi élevée (quoique déclinante). Dans toutes les autres catégories, d'ailleurs largement féminines à l'exception des arts et loisirs, la stabilité d'emploi est faible et se détériore encore plus avec le temps. Seuls font exception les enseignants sans diplôme universitaire et les travailleurs masculins de la santé qui détiennent un diplôme secondaire; on peut penser que dans ces cas la réforme des critères d'emploi a quand même permis à certains travailleurs jouissant d'une forte ancienneté de préserver une situation d'emploi stable. Notons que les diplômés du post secondaire, qui constituent une large majorité des travailleurs qualifiés de la santé, connaissent une forte instabilité d'emploi, dans le cas des hommes aussi bien que dans celui des femmes; on le voit ici encore, seul le diplôme proprement universitaire ouvre la voie de la carrière et de l'emploi stable.

Donc, tout l'univers du travail professionnel qui concerne le «social» (sciences sociales, enseignement, santé, arts et loisirs), s'est [317] fortement polarisé au cours de cette période: les travailleurs (et ce sont de plus en plus des travailleuses) qui ne jouissent pas de la garantie d'un diplôme universitaire voient les perspectives de stabilité d'emploi s'éloigner, ce qui n'est pas le cas pour ceux qui détiennent une telle garantie. On peut y voir la conséquence de la crise fiscale de l'État, dont tous ces secteurs dépendent à un titre ou à un autre. Ceci expliquerait l'absence d'une si forte polarisation dans le domaine des sciences naturelles, où l'ensemble des professionnels et techniciens continuent à jouir d'une forte stabilité, même si le diplôme universitaire continue à conférer un certain avantage sur ce plan.

On peut également interpréter ces phénomènes en fonction de la division du travail professionnel entre une orientation instrumentale, prédominante dans le domaine des sciences naturelles, et une orientation réflexive et communicationnelle, plus marquée, mais non omniprésente, dans le secteur «social».  (Maheu et Robitaille, 1991). On verrait alors le travail instrumental, plus aisément administré et plus étroitement lié à la poursuite du profit, bénéficier de plus grands avantages sur le plan de l'emploi.

On constate donc que cette première composante des classes moyennes, le travail qualifié des gestionnaires et professionnels, est soumise à des tensions et transformations importantes. Les fonctions de gestion prennent une place de plus en plus grande et elles confèrent à leurs praticiens, qui sont de plus en plus des diplômés universitaires salariés, une stabilité d'emploi enviable; ce même privilège s'étend à l'importante catégorie des gestionnaires sans diplôme universitaire, qui est plus féminine. Cela montre l'importance et le privilège dont jouit de plus en plus la fonction de gestion dans l'organisation du travail qui prévaut dans notre société.

Les travailleurs professionnels et techniques ne jouissent pas uniformément du même privilège. Pour tout dire, ils sont l'objet d'une polarisation selon qu'ils bénéficient ou non de la «protection» d'un diplôme universitaire (les fameux credentials, dont Collins (1979) a mis en relief le rôle de plus en plus important dans la course aux privilèges) et ce, particulièrement dans les sphères de travail qui concernent le social et l'État; dans les fonctions qui sont plutôt reliées aux sciences naturelles, les privilèges sont plus grands et plus uniformément répartis.

Le travail non manuel
routinier


Tournons-nous maintenant vers la situation d'une deuxième composante des classes moyennes, les travailleurs routiniers du secteur tertiaire [318] [catégories de classes 15 à 18]. Ce qui frappe de prime abord, c'est la remarquable stabilité de la taille relative de ce groupe à travers la période (environ 42%, comme on le constate au tableau 1); le contraste est marqué par rapport aux travailleurs manuels, dont la proportion a décru de plus d'un cinquième, et aux travailleurs non manuels qualifiés, dont la proportion a crû de plus du quart au cours de ces quinze années. De plus, la proportion des travailleurs autonomes dans le tertiaire ne fluctue presque pas (rapport 10 du tableau 4): un peu moins d'un travailleur sur dix travaille à son propre compte. En somme, la formidable montée du tertiaire semble laisser à peu près intacts les rangs des quatre travailleurs sur dix qui sont engagés dans le travail de bureau, la vente et les services; on constate seulement une légère croissance dans ce dernier secteur.

Sur cet arrière-plan de stabilité, nous constatons cependant des changements importants sur les plans de la composition sexuelle de la main-d’oeuvre et de la stabilité; en d'autres termes, les positions restent, mais la façon dont les travailleurs y sont recrutés et traités se transforme, principalement dans le sens d'une précarisation de ces positions. Ces emplois routiniers constituent, avec les emplois de professionnels et techniciens sans diplôme universitaire, les principaux ghettos d'emploi féminins; et dans le cas qui nous occupe, cette tendance s'accentue encore au cours des années soixante-dix (voir le tableau 3). Les bureaux sont le ghetto par excellence: ils passent d'un rapport de deux travailleuses pour chaque travailleur à un rapport de trois pour un. Les femmes comptent maintenant pour la moitié dans les services, alors que les hommes constituent encore une bonne majorité des vendeurs. Enfin, on s'étonnera peu du fait que la présence féminine est moins marquée dans le statut relativement privilégié de travailleur autonome; cette tendance s'accuse d'ailleurs au cours des années soixante-dix.

On obtient une image saisissante de l'évolution des emplois non manuels routiniers quand on met ces données sur la féminisation en parallèle avec les indices de stabilité de l'emploi du tableau 2. Au moment même où les femmes accentuent leur présence, durant les années soixante-dix, l'indice de stabilité connaît une évolution défavorable marquée: de légèrement positif qu'il était, il devient négatif et rejoint celui des cols bleus. Seul échappe à ce sort le groupe des travailleurs autonomes des bureaux, de la vente et des services, quoique l'instabilité gagne progressivement les rangs des travailleuses. On peut se demander, toutefois, si ce statut d'autonome ne conduit pas les travailleurs à fournir, dans certains cas, une disponibilité à plein temps toute l'année, sans que la totalité de ces heures ne corresponde à une rémunération; les données disponibles ne permettent pas de répondre ici à cette question.

[319]

Les trois secteurs de travail ici concernés présentent des situations fortement contrastées. La situation des travailleurs de bureaux était très avantageuse au début de la période, avec un coefficient de stabilité certes modeste quand on le compare à celui des gestionnaires et des professionnels les mieux protégés, mais de loin supérieur à celui de l'ensemble des cols bleus et même des catégories de professionnels et techniciens sans diplôme universitaire travaillant dans le secteur «social». Mais on assiste, au cours de la période, à la création d'un fossé entre les travailleurs de bureaux et ceux qu'ils servent quotidiennement: les gestionnaires et nombre de professionnels consolident leurs positions, alors que les employés voient les leurs se détériorer.

On peut probablement interpréter dans le même sens, d'ailleurs, la montée continue et fulgurante au cours de la période des rapports 4 et 5 (tableau 4): de plus en plus de gestionnaires et de professionnels n'ont pas d'employés de bureau à leur service; ils intègrent de plus en plus à leur propre travail, au moyen de la micro-informatique, la part la plus qualifiée du travail que faisaient leurs subordonnés, tandis que ces derniers tendent, sauf exceptions, à accomplir des tâches de plus en plus routinières et offrant moins de stabilité d'emploi.

En ce qui concerne la place des hommes et des femmes dans ce processus de détérioration de la position des travailleurs de bureau, soulignons plusieurs éléments intéressants. En premier lieu, la position des hommes et des femmes se déstabilise à peu près dans les mêmes proportions (de 67,9% à 60,0% chez les premiers, de 57,2% à 46,6% chez les dernières); mais comme les femmes détenaient au départ une position beaucoup moins avantageuse, moins de la moitié d'entre elles se retrouvent maintenant dans des emplois stables. En deuxième lieu, et paradoxalement, les emplois de bureau offrent encore aux hommes et aux femmes nettement plus de stabilité que la moyenne des emplois accessibles à chacun des sexes respectivement; mais l'emploi croissant de femmes dans la catégorie correspond quand même à une détérioration de la position de l'ensemble des travailleurs qui s'y retrouvent. On peut même conjecturer, en reprenant l'argumentation proposée par Fox et Fox (1986), que l'embauche de femmes contribue à ravaler les conditions de travail des employés masculins aussi bien que féminins.

Le secteur des services a toujours été organisé autour d'une force de travail très instable, et cette tendance n'a fait que s'accentuer au cours de la période, surtout au cours des années soixante-dix. Ce phénomène est certes lié à la présence croissante des femmes dans ces emplois, mais l'instabilité s'accroît rapidement chez les hommes, alors qu'elle plafonne (à un niveau très élevé, il est vrai) chez les femmes. L'appartenance des [320] titulaires de ces positions aux classes moyennes est donc de plus en plus incertaine.

Le secteur des ventes jouissait dans l'ensemble d'une stabilité d'emploi relativement bonne au début de la période, mais cela reflétait principalement les privilèges masculins, tandis que les femmes étaient très instables. La situation a changé abruptement avec l'accroissement subit du nombre de ces dernières. Les hommes voient leur stabilité d'emploi se détériorer, surtout dans les années quatre-vingt, alors que les femmes voient la leur progresser quelque peu. Ceci dit, l'écart (en faveur des hommes) demeure l'un des plus considérables de tout le tableau.

Ici comme dans le cas des services, le découpage en catégories dans les données disponibles laisse à désirer: on peut penser qu'hommes et femmes ne vendent pas les mêmes biens et ne rendent pas les mêmes services, ce qui correspond à des différences sur le plan de la stabilité d'emploi. Mais on peut également croire que les barrières entre emplois féminins et masculins s'atténuent puisque les conditions d'instabilité des deux groupes se rapprochent notablement avec le temps.

En somme, le travail non manuel routinier occupe une place qui demeure toujours aussi importante dans la division du travail, mais on constate une féminisation et une précarisation de plus en plus marquées; selon toute probabilité, d'ailleurs, ces deux phénomènes se renforcent mutuellement. Le travail de bureau perd la position privilégiée que lui procurait sa proximité avec le travail non manuel qualifié. La vente et les services confirment leur statut d'activité précaire, sauf dans le cas d'un certain nombre de vendeurs masculins. La polarisation des classes moyennes se manifeste donc ici avec force.

Le travail autonome

Quelle place la compression des effectifs dans le travail manuel laisse-t-elle aux travailleurs autonomes? Dans l'ensemble, ces positions suivent l'évolution générale du travail manuel, celle d'un déclin graduel. Celui ci est plus sensible dans l'agriculture, où les effectifs changent à peine, mais où des ouvriers agricoles de plus en plus nombreux viennent remplacer les exploitants: en 1971, il y avait près de deux fermiers pour un ouvrier, il n'y en a plus qu'un en 1986 (rapport 11 du tableau 4). Chez les ouvriers, le rapport 12 révèle une légère montée de la place relative des autonomes, qui se manifeste principalement dans le secteur de la construction (rapport 14).

Les femmes, nous l'avons déjà mentionné, sont presque absentes des catégories de travailleurs manuels autonomes. À peine voit-on une [321] petite minorité d'entre elles parvenir, au cours de la période, à s'établir à leur compte dans l'agriculture et dans l'activité manufacturière; elles demeurent dans l'ensemble exclues du contrôle du capital nécessaire à une telle entreprise. On notera cependant au passage qu'un travailleur agricole sur cinq est maintenant une travailleuse.

Avant de passer à l'examen des données relatives à la stabilité d'emploi, rappelons que celle-ci prend une couleur un peu particulière dans le cas des travailleurs autonomes: comme aucun contrat de travail ne régit cette main-d’oeuvre, la notion de plein temps peut refléter davantage une période de disponibilité que d'activité rémunérée. Ceci dit, les contrastes de stabilité d'emploi entre autonomes et employés sont suffisamment marqués dans l'agriculture et dans la manufacture (mais pas dans la construction et le transport) pour que l'on puisse dans l'ensemble considérer les positions d'autonomes comme plus avantageuses.

L'agriculture n'offre donc une forte stabilité qu'aux fermiers (et dans une moindre mesure aux fermières), les salariés constituant au contraire le groupe le plus précaire dans toute la main-d’oeuvre. Alors que le statut d'autonome dans le secteur manufacturier n'apportait aucune garantie supplémentaire de stabilité en 1971, un écart important s'est maintenant creusé dans le cas des hommes: les salariés demeurent relativement précaires, alors que les autonomes bénéficient d'une situation de plus en plus avantageuse. Mais de tels avantages demeurent hors de portée du groupe féminin. La construction demeure un secteur de forte instabilité, même pour les travailleurs autonomes. Le transport, enfin, bénéficie du même niveau de stabilité que le secteur manufacturier, mais les travailleurs autonomes ne jouissent d'aucun privilège sur ce plan. Dans l'ensemble, donc, seules l'agriculture et l'activité manufacturière offrent à un petit nombre de travailleurs autonomes, presque tous masculins, les avantages d'une activité de travail régulière.

Stabilité d'emploi
et pouvoir de classe


Avant de conclure l'analyse de ces données, il est nécessaire de revenir sur la signification à prêter à notre indice de stabilité. Il nous a servi tout au long de notre démarche à caractériser plusieurs changements intervenus dans les diverses composantes des classes moyennes en termes de précarisation et de polarisation des statuts. Mais en est-il bien ainsi? Ou ne peut-on y voir plutôt, du moins en partie, l'expression d'une volonté de certains travailleurs (et surtout de certaines travailleuses) de ne pas chercher un emploi à plein temps, afin de se garder du temps pour d'autres activités [1]. Le phénomène du temps partiel volontaire [322] est sans doute réel, mais nous avons quatre indications de ce qu'il ne met pas en péril nos conclusions.

En premier lieu, il existe des groupes de femmes qui maintiennent, voire accroissent leur stabilité au cours de la période, particulièrement dans les emplois qui semblent offrir les meilleures conditions de travail, comme la gestion et les emplois professionnels dont les titulaires ont un diplôme universitaire. On peut donc penser que le travail à temps partiel ne dépend pas que de pressions extérieures au monde du travail rémunéré, et en particulier des obligations familiales. Il résulte plutôt d'un calcul des coûts et bénéfices qui tient également compte des conditions de travail offertes. En conséquence, la stabilité d'emploi apparaît comme un indicateur imparfait mais quand même valable de ces conditions de travail.

En deuxième lieu, comme nous l'avons déjà mentionné, nous constatons également une forte déstabilisation des emplois occupés par des hommes en dehors des catégories de gestionnaires et de professionnels (principalement les diplômés universitaires dans ce dernier cas). Or, les hommes continuent à afficher une stabilité d'emploi globale bien plus forte que celle des femmes, signe de ce que non seulement ils peuvent, mais également de ce qu'ils veulent travailler à plein temps. La décroissance du taux d'obtention d'un tel statut indique bel et bien une transformation des emplois eux-mêmes dans le sens de la précarisation.

En troisième lieu, Picot, Myles et Wannell (1990, p. 28-29) ont montré que le nombre d'heures de travail et le taux de rémunération vont de pair et se polarisent tous deux: les travailleurs les moins bien payés sont les mêmes qui ont peine à trouver du travail régulier, tandis que ceux qui occupent les positions privilégiées en tirent à la fois un bon revenu et une stabilité dans l'emploi. Cette dernière variable est donc un bon indicateur de la situation d'ensemble des emplois, de leur position dans la hiérarchie des classes.

En dernier lieu, nous nous intéressons principalement dans ce texte à la transformation de la structure des positions de classes. De ce point de vue, les importants changements que nous avons constatés dans les niveaux de stabilité caractéristiques de ces diverses positions indiquent un changement réel de la structure de classes. Et ce changement n'est pas moins réel s'il résulte d'une modification de la composition sexuelle de la main-d’oeuvre (ou de sa composition d'âge, soit dit en passant) dans certaines catégories que s'il provient plutôt d'un changement du niveau de stabilité de l'ensemble des travailleurs de ces catégories, qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes. Nous avons d'ailleurs noté à plusieurs reprises que les changements de composition accompagnent souvent la [323] déstabilisation de la position des travailleurs aussi bien que des travailleuses.

Il se trouve donc une proportion croissante de travailleurs qui occupent les positions de classes moyennes les moins garanties soit par la possession d'un capital ou d'un diplôme universitaire exclusif, soit par la participation à la gestion; bon gré mal gré, ils se retrouvent dans des emplois à temps partiel ou ne fournissant pas de travail toute l'année. Langlois (1990) a montré que de tels emplois sont de plus en plus imposés aux travailleurs plutôt que souhaités, tandis que selon Bernier (1985) et David (1985), ils procurent à leurs titulaires des avantages sociaux notablement réduits par rapport à ceux des plein-temps.

Sans prétendre que tous les emplois appartenant aux catégories de classes dont le niveau de stabilité change connaissent une évolution uniforme de leurs conditions de travail, on peut tout de même tracer un portrait d'ensemble de l'évolution des diverses catégories des classes moyennes de 1971 à 1986. La classe moyenne managériale et professionnelle comprend les gestionnaires de même que les professionnels avec diplôme universitaire, auxquels nous avons annexé les professionnels et techniciens sans diplôme universitaire du secteur des sciences naturelles. Cette catégorie est en croissance et comprend maintenant presque un travailleur sur cinq; encore largement masculine, elle fait cependant une place croissante aux femmes. Elle procure une stabilité d'emploi exceptionnellement élevée. Sa position privilégiée en fait une service class selon l'expression d'Abercrombie et Urry (1983).

Le segment dominé des classes moyennes professionnelles, c'est-à-dire les travailleurs sans diplôme universitaire du secteur social, occupe un dixième de la main-d’oeuvre; ce sont en majorité des femmes. L'instabilité d'emploi y est aussi grande que chez les cols bleus salariés, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Une situation fort semblable prévaut chez les travailleurs non manuels routiniers, un fort groupe de quatre travailleurs sur dix qui se féminise de plus en plus. Ces deux catégories des classes moyennes (la moitié de la main-d’oeuvre au total) connaissent une polarisation de plus en plus marquée par rapport à la classe moyenne managériale et professionnelle; elles tendent à se rapprocher de plus en plus de la situation de la classe ouvrière traditionnelle.

Les classes moyennes fondées sur le statut de travailleur autonome constituent une petite partie de la main-d’oeuvre et sont très largement masculines. Elles réussissent à maintenir une certaine stabilité d'emploi, par contraste avec les cols bleus salariés (à peine plus du quart de la main-d’oeuvre à l'heure actuelle), un groupe masculin qui voit une modeste stabilité d'emploi initiale lui échapper de plus en plus.

[324]

Enjeux et défis

Ce n'est pas pour rien que la possible disparition, ou du moins la profonde transformation des classes moyennes au cours des deux dernières décennies a tant attiré l'attention des chercheurs et du public. Quoiqu'il soit notoirement difficile d'établir un lien direct entre la position de classe d'une part et la conscience ou l'action de classe de l'autre [2], il est clair que l'évolution de notre société est étroitement reliée à la transformation de la structure de classes que nous avons décrite et aux significations qui lui seront prêtées. Nous discuterons brièvement des conséquences de cette évolution sur les plans du développement économique et des orientations politiques.

De nombreux auteurs ont fait état d'une polarisation profonde de la société américaine. Harrison et Bluestone (1988) parlent d'un demi-tour qui, depuis le milieu des années soixante-dix, a mis fin à la croissance des revenus réels et favorisé leur dispersion, qui a privé un très grand nombre de travailleurs de leur sécurité d'emploi, voire de tout emploi, et qui a sapé les programmes de sécurité sociale. Loin de s'orienter vers une croissance à long terme au prix de sacrifices à court terme, l'économie américaine serait en train de sacrifier son potentiel au nom d'une brutale restauration des profits. Reich (1991) constate la même polarisation, dans un monde où les échanges se globalisent et où la notion d'économie nationale perd graduellement son sens. Une classe d'«analystes symboliques» tire son épingle du jeu sur le plan international et devient de plus en plus insensible au sort du reste de la population, dont les emplois sont mis en jeu par un capital de plus en plus mobile.

Myles (1990, 1991) analyse la situation du Canada dans une perspective similaire. Plutôt qu'une abstraite globalisation, il croit cependant que l'économie mondiale se dirige vers des styles différents de capitalisme propres à de vastes régions supranationales; le Canada se trouve évidemment dans l'orbite américaine, malgré certaines particularités sur le plan des interventions étatiques dans le vaste domaine du marché du travail et de la sécurité sociale. Ce qui caractérise ce vaste ensemble nord-américain, c'est la cassure du modèle de régulation fordiste, fondé sur des rémunérations relativement élevées consenties à des travailleurs assez peu qualifiés de la grande industrie, ceci afin de soutenir la consommation des biens produits par cette industrie. Myles souligne que ce soutien s'étale sur l'ensemble du cycle de vie, ce qui suppose un partage des responsabilités entre les entreprises et le secteur étatique.

Ce qui succède à ce modèle, c'est (contrairement à ce qui se passe en Europe, par exemple) la création de très nombreux emplois, mais à [325] un faible niveau de qualification professionnelle et de rémunération. Cette stratégie mise sur une flexibilisation statique, fondée sur l'abondance d'une main-d’oeuvre à bon marché et précaire. A cela, on peut opposer une flexibilisation dynamique, fondée sur l'adaptation aux changements technologiques d'une main-d’oeuvre stable, qualifiée et constamment recyclée. Cette seconde voie est plutôt caractéristique du Japon, de l'Allemagne et de pays où prévaut la concertation entre partenaires sociaux.

Ehrenreich (1989) a justement tenté de cerner les conséquences socio-politiques des changements dans les classes moyennes. Elle montre comment son segment managérial et professionnel s'aligne de plus en plus sur les intérêts du capital, abandonne ses objectifs de service et d'autonomie en faveur d'une orientation exacerbée vers la consommation privée. Les espaces et les services publics sont graduellement laissés à l'abandon et ils entrent dans une spirale de désorganisation. Quant aux segments moins bien protégés des classes moyennes traditionnelles, méprisés et de plus en plus précaires, ils ne sont pas en mesure de renverser cette dynamique infernale.

Wright, Howe et Cho (1989) ont également montré, dans une comparaison des processus de formation de classes aux États-Unis et en Suède, l'influence déterminante du niveau d'emploi dans le secteur public et de la présence d'un mouvement syndical fort dans la formation des alliances et des antagonismes entre la classe capitaliste, les diverses composantes des classes moyennes et la classe ouvrière. On voit immédiatement l'intérêt de réaliser des analyses parallèles au Canada et au Québec, qui présentent des situations intermédiaires entre celles des États-Unis et de la Suède pour ce qui est de ces deux facteurs [3].

Nous ne disposons toutefois pas de travaux spécifiques sur la formation de classes en ce qui concerne la société québécoise. Le peu que nous savons nourrit inquiétudes aussi bien qu'espoirs. D'un côté, le [326] Conseil des affaires sociales nous rappelle qu'il existe deux Québec dans un, que la dynamique de notre développement clive la population sur le territoire, laissant dans des régions en voie d'abandon des groupes dépendants et démunis, et concentrant dans les grands centres, surtout Montréal, une population davantage polarisée.

Mais de l'autre côté, mettant à profit les intuitions d'économistes régionaux comme Jacobs (1980), les dirigeants patronaux, syndicaux et étatiques sont peut-être en train de mettre ici sur pied de nouvelles formules de concertation orientées vers la valorisation de l'emploi et de la qualification professionnelle—c'est ce qu'appelle de ses vœux depuis fort longtemps Fortin (1990). Comme l'affirme bellement Ehrenreich dans la conclusion de son ouvrage, les biens de consommation sont rares et le seront de plus en plus dans un monde en crise écologique; mais il n'y aura jamais pénurie de tâches signifiantes, ni d'ailleurs de gens pour les accomplir, pour peu justement que le travail soit organisé de façon à tirer parti des forces vives de chacun.

Dans cette perspective, on peut esquisser un certain nombre de défis qui se présentent à la société québécoise et à ses classes moyennes. Il faut tout d'abord que nous prenions collectivement position quant à l'organisation du travail que nous souhaitons développer dans notre société. Tout nous pousse actuellement vers le modèle qui envahit l'Amérique du Nord, un modèle de flexibilité statique, de polarisation des classes et d'éclatement des classes moyennes. Nous avons lié notre sort au continent par un accord de libre-échange dévorant; il ne constitue d'ailleurs qu'un faible rempart contre l'imposition ici des volontés économiques américaines. De plus, notre système d'éducation est loin de produire une main-d’oeuvre adaptée au XXIe siècle, avec entre autres un taux de décrochage au secondaire qui frôle les quarante pour cent.

La niche socio-économique qu'occupera notre société dans la division internationale du travail sera de toute évidence beaucoup plus intéressante si nous nous orientons dans une direction différente, dont les maîtres mots seraient la qualification professionnelle, la flexibilité dynamique et la recomposition des classes moyennes. Pour y arriver, il faudra naviguer très serré: remanier notre structure de production, probablement autour de la notion de grappes industrielles, mobiliser et former notre main-d’oeuvre, conquérir une marge de manœuvre dans nos politiques de développement économique.

Ces défis en entraînent à leur tour d'autres: celui de la concertation entre partenaires économiques, que nous avons mentionné plus haut; celui de réconcilier notre jeunesse avec l'école, probablement en transformant celle-ci de fond en comble; celui de réorienter l'action de l'État [327] pour lui permettre de donner de l'impulsion à notre projet de développement, en le débarrassant intelligemment d'un déficit qui handicape lourdement son action; celui, enfin, de mettre au point de nouvelles formules de coopération avec nos partenaires du Canada anglais, afin de négocier plus fermement notre place au nord du quarante-cinquième parallèle.

Les choses ne sont pas particulièrement bien engagées à cet égard. Peut-être cela découle-t-il de l'action corrosive que la polarisation est déjà en train d'exercer sur notre société, comme nous l'avons vu dans nos résultats. Bernard (1984) a déjà indiqué, en ce qui concerne les années soixante et soixante-dix, que l'extraordinaire mobilisation de notre société autour d'un projet de construction de l'État correspondait à une transformation profonde des inégalités sociales: l'immense majorité de la population voyait son sort s'améliorer, même si les inégalités perduraient. Au cours de l'actuelle période d'éclatement et de polarisation, cette mobilisation risque fort de s'effilocher. Non pas tant que les classes moyennes soient le siège exclusif et obligé des mouvements de mobilisation mais les menaces que font planer sur tous l'incertitude économique et politique sont souvent paralysantes, et elles risquent de conduire à une crispation autour d'objectifs sectoriels et corporatistes plutôt que sociétaux.

Annexe: catégories de classes,
stabilité d'emploi et composition sexuelle


Nos efforts d'analyse sont contraints par les données disponibles. En l'occurrence, les comparaisons historiques sont soumises à bien des vicissitudes: seules les données des recensements canadiens, recueillies pour des fins et selon des principes théoriques bien différents des nôtres, nous permettent de faire des comparaisons historiques d'une certaine ampleur. Nous devrons donc en tirer le meilleur parti possible.

Nous nous concentrons sur les recensements de 1971, 1981 et 1986. Techniquement, ce sont les seuls qui rendent accessibles au public des données codifiées en vertu des mêmes principes (en particulier le code standard des professions de 1971); on notera que les données du recensement de 1991 ne sont pas disponibles au moment de la rédaction de ce chapitre. Par ailleurs, la période ainsi couverte permet un recul intéressant: 1971 précède les chocs économiques qui ébranlent le modèle de régulation fordiste et aboutissent à sa remise en question dans les années quatre-vingt.

Comment est-il donc possible de rejoindre la structure de classes au moyen des données de ces recensements? Bien imparfaitement, il [328] faut le dire, par rapport aux ambitions de la structure théorique que nous avons ébauchée ci-haut. Mais suffisamment d'éléments sont présents, croyons-nous, pour que l'effort d'analyse soit largement récompensé. Le croisement de trois variables nous servira à mesurer la position de classe. En premier lieu, nous disposons de la classification sommaire des professions de Statistique Canada, c'est-à-dire d'une répartition en une vingtaine de catégories en fonction du genre de travail accompli. Cette classification permet de distinguer les rôles de gestionnaires, de diverses catégories de professionnels et de techniciens, d'agriculteurs, de cols blancs et de cols bleus; dans ces deux dernières catégories, les travailleurs sont encore répartis en fonction du secteur de travail: bureaux, ventes ou services dans le premier cas, manufactures, construction ou transport dans le second.

Bien que ce découpage ne soit pas très fin, il permet de cerner jusqu'à un certain point trois caractéristiques du travail qui nous intéressent: l'exercice de l'autorité, le rapport à la connaissance, et enfin l'insertion dans des milieux (bureaux, usines, chantiers, etc.) fort différents du point de vue de la composition de la main-d’oeuvre et de l'organisation du travail.

Une deuxième variable nous permet de cerner de plus près encore la position de classe: il s'agit de la distinction qui oppose les employés à ceux qui travaillent à leur propre compte (les travailleurs autonomes). Jointe à la première variable, elle nous permet de mettre à part: parmi les gestionnaires, ceux qui sont autonomes, et donc fortement susceptibles d'être des employeurs; chez les professionnels et techniciens, les indépendants, en particulier dans le domaine de la santé; en agriculture, les fermiers; chez les cols blancs et chez les cols bleus, ceux qui ont leur propre entreprise ou du moins travaillent à leur propre compte. Les lacunes sont évidentes, toutefois. Nous ne savons pas avec précision quels autonomes sont en fait des employeurs, ni bien entendu le nombre de leurs employés. De même, nous ne pouvons pas identifier les gens qui jouent un rôle de supervision de premier niveau. Enfin, nous ne savons pas qui jouit de la protection du syndicalisme et de conventions collectives de travail.

Pour mieux cerner le rapport à la connaissance, nous avons mis à contribution une troisième variable, le niveau d'éducation. Elle nous servira seulement dans les catégories managériales et professionnelles, où le diplôme universitaire confère, dans l'ensemble, un accès privilégié à des espaces de pratique exclusifs et avantageux. Dans les autres catégories, le découpage professionnel est trop grossier pour qu'on puisse utiliser la variable scolarité; nous avons toutefois distingué les niveaux [329] de scolarité secondaire et post secondaire dans la santé, ce qui nous permet de cerner approximativement le personnel infirmier qualifié.

En combinant ces trois variables, nous obtenons un découpage en vingt-six catégories; on trouve dans le texte même des indications permettant de regrouper ces catégories de multiples façons, afin d'assurer une correspondance avec les différentes notions de classes moyennes que proposent diverses orientations théoriques.

Nous suivrons l'évolution de ces catégories de divers niveaux entre 1971 et 1986 au moyen de trois indicateurs. En premier lieu, nous analyserons leur part relative dans la main-d’oeuvre (tableau 1), pour répondre de la manière la plus directe à la question de l'évolution des classes moyennes. Cet examen se fera également au moyen de certains rapports entre les effectifs de catégories clés, ce qui permettra d'éclairer l'évolution de la division et de l'organisation de certains types de travaux entre les divers groupes qui les accomplissent. Nous avons retenu les rapports suivants pour les raisons indiquées ci-après (ces rapports se trouvent au tableau 4):

  • Rapport 1: travail non manuel qualifié [1 à 14] / travail non manuel routinier et travail manuel [15 à 26]: part globale du travail professionnel et de gestion;
  • Rapport 2: travail de gestion [1 à 3] / travail non manuel routinier non autonome et travail manuel non autonome [16 à 18, 22, 24 et 26]: la part du travail de gestion par rapport au travail dépendant;
  • Rapport 3: travail professionnel et technique [4 à 14] / travail non manuel routinier non autonome et travail manuel non autonome [16 à 18, 22, 24 et 26]: la part du travail professionnel et technique par rapport au travail dépendant;
  • Rapport 4 travail non manuel qualifié [1 à 14] / travail de bureau salarié [16]: organisation de l'appui technique au travail professionnel et de gestion;
  • Rapport 5: travail de gestion [1 à 3] / travail de bureau salarié [16]: organisation de l'appui technique au travail de gestion;
  • Rapport 6: employeurs [1] / gestionnaires [2-3]: prise en charge du travail de gestion par un appareil bureaucratique prenant le relais des employeurs;
  • Rapport 7: gestionnaires diplômés de l'université [2] / gestionnaires non diplômés de l'université [3]: niveau de qualification du travail de gestion;
  • [330]
  • Rapport 8: travail de gestion [1 à 3] / travail professionnel et technique [4 à 14]: clivage principal des classes moyennes professionnelles et managériales;
  • Rapport 9: professionnels et techniciens avec diplôme universitaire [4 à 8] / professionnels et techniciens non diplômés de l'université [9 à 14]: niveau de qualification du travail professionnel et technique;
  • Rapport 10: autonomes / salariés dans les bureaux, ventes et services [15 / 16 à 18];
  • Rapport 11: autonomes / salariés dans l'agriculture [19 / 20];
  • Rapport 12: autonomes / salariés chez les cols bleus [21, 23 et 25 / 22, 24 et 26];
  • Rapport 13: autonomes / salariés dans le secteur manufacturier et primaire [21 / 22];
  • Rapport 14: autonomes / salariés dans le secteur de la construction [23 1 24];
  • Rapport 15: autonomes / salariés dans le secteur du transport [25 1 26].

Nous analyserons également l'accès à la stabilité d'emploi, indice de l'aptitude des diverses classes à fournir à leurs membres une protection contre la précarité (tableau 2). La mesure que nous permettent les recensements est imparfaite; elle permet tout juste de calculer la proportion de la main-d’oeuvre expérimentée qui jouit d'un emploi régulier (la main-d’oeuvre expérimentée comprend tous ceux qui ont détenu un emploi dans l'année et demie qui précède le recensement, et nous avons défini les emplois réguliers comme ceux qui procurent à leur titulaire 48 semaines ou plus de travail à plein temps par année). Comme une partie de la main-d’oeuvre choisit volontairement de travailler à temps partiel ou une partie seulement de l'année, l'emploi régulier ne reflète pas univoquement une forte position de classe, même s'il en est un indicateur acceptable; nous mettrons d'ailleurs nos conclusions à l'épreuve en les examinant également pour le seul groupe masculin, moins sujet à ce phénomène du temps partiel volontaire.

Troisième et dernier indice, la composition sexuelle de diverses catégories de classes (tableau 3). Il est maintenant établi que la présence massive des femmes dans une catégorie d'emploi correspond en général à la dégradation de cette position (Fox et Fox, 1986); certains croient même que l'entrée des femmes s'explique par la volonté des employeurs d'utiliser celles-ci pour ravaler certains types d'emplois (Gagnon, 1982). Il est donc indiqué d'examiner la féminisation des diverses positions de [331] classes en parallèle à leur précarisation et à l'évolution de leurs effectifs au cours de la période. Par ailleurs, l'analyse de ce dernier indice nous permettra également de nous pencher sur la distribution des hommes et des femmes dans les structures de classes; nous rejoindrons ainsi les préoccupations de Boyd, Mulvihill et Myles (1991) que nous avons déjà mentionnées: les femmes, massivement plus présentes dans le secteur tertiaire, y sont cependant très sous-représentées dans les positions dominantes.

Notons que les tableaux 1, 3 et 4 présentent les données aussi bien pour la main-d’oeuvre expérimentée que pour les travailleurs à plein temps toute l'année; le lecteur pourra constater lui-même que les diverses tendances décrites se manifestent aussi bien dans l'une que dans l'autre de ces populations.

Soulignons enfin que si notre travail d'analyse ressemble à certains égards à celui de Brunelle et Drouilly (1985), qui ont étudié l'évolution de la structure socioprofessionnelle du Québec au cours de la décennie soixante-dix, il s'en écarte sur bien des plans. En premier lieu, la période couverte est plus longue, ce qui permet de mieux voir le changement, et surtout elle couvre la première moitié des années quatre-vingt, où une crise économique de grande envergure a provoqué des changements importants de la structure de classes. En deuxième lieu, la recherche de Drouilly et Brunelle, bien que basée sur les recensements, ne tient compte ni du statut d'emploi (c'est-à-dire du rapport au capital), ni de ce que nous avons appelé le secteur de travail; elle ne cerne pas non plus le rôle spécifique que joue le diplôme universitaire dans l'érection de barrières qui garantissent des monopoles avantageux. Enfin, ces deux auteurs postulent plus qu'ils ne mettent à l'épreuve l'hypothèse d'un rapprochement entre les travailleurs cols blancs et cols bleus. Comme nous le voyons dans l'analyse, chacune de ces caractéristiques de notre approche permet de mettre en relief des phénomènes inexplorés jusqu'ici.

[332]

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[1] Voir les analyses de Langlois (1990) à ce sujet.

[2] Voir entre autres Giddens (1981); pour ce qui est de la situation canadienne, voir Ornstein (1988).

[3] Voir Black et Myles (1986) et Clement (1990).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 avril 2017 7:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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