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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul BERNARD, “Imaginer le réel pour réaliser l’imaginaire.” in ouvrage sous la direction de Johanne BOISJOLY et Gilles PRONOVOST, La sociologie et l’anthropologie au Québec. Conjonctures, débats, savoirs et métiers. Actes du colloque annuel de l’ACSALF de mai 1983, pp. 103-118. Montréal: L’ACFAS (Association canadienne-française pour l’avancement des sciences), Les Cahiers de l’ACFAS, no 33, 1985, 238 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[105]

La sociologie et l’anthropologie au Québec.
Conjonctures, débats, savoirs et métiers.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF, mai 1983.
DEUXIÈME partie

Imaginer le réel
pour réaliser l’imaginaire
.”
 *

Par Paul BERNARD

La sociologie [106]
Les contextes de la pratique sociologique [108]
Haro sur les sciences humaines [111]
La formation des sociologues [114]

J'hésitais entre plusieurs titres pour ma communication. Ils m'étaient suggérés aussi bien par les multiples facettes de mon objet, la sociologie telle qu'elle se pratique au Québec, que par les divers aspects, du plus épistémologique au plus pragmatique, de la question à laquelle cet atelier doit tenter de répondre : quelle orientation donner à la formation dans notre discipline en regard de l'emploi ? J'ai pensé sortir de cet embarras, en même temps que donner un aperçu de tout ce à quoi je veux toucher ici, en faisant état de certains des titres qui me sont venus à l'esprit. J'ai donc le titre épistémologique : "la sociologie, dialectique de l'imaginaire et du réalisme". Le Titre messianique : "Le sociologue, traducteur et dialectiseur des rapports sociaux et de leurs représentations". Le titre grandiose : "Les sociologues, utopistes d'un monde en voie d'informatisation". Le titre inquiet : "La sociologie, option perdante sur le marché de l'emploi ? Le titre moralisateur : "L'informatisation est une chose trop sérieuse pour être laissée entre les mains des informaticiens". Et enfin le titre revendicateur : "Pas de société de l'information sans imagination sociologique".

Je compte coller ensemble tous ces morceaux en procédant à la formulation des propositions suivantes. En premier lieu, la formation des sociologues devrait tirer principalement son inspiration d'une part d'une conception explicite de la sociologie, et d'autre part des pratiques de travail actuelles et possibles des sociologues.

À propos de la sociologie, en deuxième lieu, je dirai qu'elle est une dialectique du réel et de l'imaginaire, et que comme toute dialectique elle se dégrade quand elle laisse échapper l'un de ses pôles contradictoires. Trop réaliste, elle devient fonctionnaliste et positiviste, tourne le dos à l'histoire et dégénère en instrument de pouvoir et des pouvoirs, de confort et de conformisme. Trop imaginaire, elle n'est plus qu'oriflamme, elle n'éclaire plus les débats et procure des arguments à ceux qui nous considèrent comme des "pelleteux de nuages".

[106]

Quant aux pratiques auxquelles sont et pourraient être appelés les sociologues, en troisième lieu, je crois que nous avons toujours été des traducteurs, des interprètes, trouvant des termes de comparabilité entre les pratiques et les croyances des divers groupes. Ce rôle prend à l'heure actuelle une tournure particulière, puisqu'une bonne partie de notre société se lance dans l'encodage et le décodage de sa propre vie au moyen de la micro-informatique. Les sociologues ne doivent pas se laisser doubler dans ce virage, faussement appelé technologique, par ceux qui, hors mais aussi dans les sciences sociales, pensent pouvoir mettre les rapports sociaux en programmes sans en faire une analyse proprement sociologique.

En dernier lieu, la formation des sociologues ne devrait pas être d'abord définie en fonction des habitudes prises dans les institutions qui présentement la dispensent ; elle devrait prendre urgemment acte des transformations actuelles et situer dans ce contexte le développement de l'imagination en même temps que l'apprentissage de la rigueur.

LA SOCIOLOGIE

Dans le célèbre film de Pierre Perreault, Pour la suite du monde, l'un des personnages exaspérés, lance à son interlocuteur : "Tu es un homme de la controverse". J'ai toujours pris plaisir, quant à moi, à considérer ma discipline comme un discours de la controverse. Certes, elle n'est pas toujours à la hauteur de mes attentes ; il arrive qu'elle mette la lumière sous le boisseau, qu'elle contribue à fermer plutôt qu'à ouvrir les débats. Mais dans l'ensemble, en particulier dans sa pratique québécoise, elle dérange plus qu'elle n'arrange. Il en est ainsi parce que la sociologie fait ressortir la diversité dans l'espace et dans le temps. Elle indique que ce qui se fait ici ne se fait pas forcément ailleurs, et qu'il existe donc des possibles différents de notre quotidien. Elle montre que nos rapports sociaux ne sont pas immuables, qu'hier ils ne furent pas comme aujourd'hui, que l'avenir sera ce que nous en aurons fait dans les conditions de notre présent.

Dans cette perspective, la sociologie se présente comme une contre-idéologie. Non seulement est-elle souvent associée à la production d'idéologies alternatives, mais elle enraye partiellement, par le mouvement même de son analyse, le fonctionnement des idéologies dominantes. Les travaux de Pierre Bourdieu sur l'arbitraire culturel nous ont appris que nul pouvoir n'est plus efficace que celui qui nie sa propre nature, c'est-à-dire que l'idéologie ne fonctionne jamais mieux que quand elle suppose et impose le règne de la nécessité, de l'homogénéité et de l'évidence. A cela souvent s'opposent les sociologues.

Diversifiant, on ne s'étonnera pas que la sociologie soit elle-même diversifiée. Elle est, en même temps qu'elle désigne, un ensemble de possibles, d'enjeux et de controverses. C'est là ce que j'appellerai son pôle imaginaire.

Ce que je viens de dire n'implique pas, par ailleurs, que tout ce qui est imaginatif ou controversé appartient par définition à la discipline sociologique. Le problème de l'innovation se pose en [107] sociologie un peu de la même manière que dans le domaine de l'art contemporain. La duplication y est dépourvue de sens, seul ce qui ne s'est jamais encore fait y mobilise l'attention. En même temps, il ne suffit pas de planter deux clous dans une toile ou de joindre trois morceaux d'acier de structure pour s'imposer. Il faut rompre avec la pratique courante, tout en conservant une référence à l'histoire d'un champ et aux règles qui président aux débats sur ce qu'est précisément la nature de ce champ. Dans le cas de la sociologie comme entreprise de connaissance systématique, voire scientifique, la légitimation du discours reposera d'une part sur la rigueur logique de celui-ci, et d'autre part sur le sérieux des procédures mises en œuvre pour assurer sa vérification empirique. En ce sens, ne seraient pas considérées comme sociologues, quel que soit par ailleurs leur intérêt, les propositions non justiciables en principe d'une confrontation avec les "faits" (ce dernier terme semble beaucoup plus approprié que celui de "données"). Ne seraient acceptées qu'à titre provisoire, en tant qu'hypothèses intéressantes, les propositions testables mais non encore testées.

C'est là le pôle réaliste de la sociologie. Si le pôle imaginaire de celle-ci ouvrait les portes à la diversité, c'est plutôt un rappel à l'unité qui se manifeste ici. Ce dont il est question, en effet, ce sont des règles de la conviction intersubjective : dans quelles circonstances Alter sait-il qu'Ego sait, ou du moins, quand accepte-t-il de l'admettre jusqu'à plus ample informé ? Il ne s'agit pas ici, bien sûr, de nier le premier pôle en mettant une sourdine à la diversité et aux contradictions du monde ou en appelant à une illusoire convergence théorique. L'unité dont il est question vise simplement à éviter un renfermement sur eux-mêmes des paradigmes sociologiques, à maintenir des lieux et des règles de confrontation entre ces diverses approches.

C'est une relation dialectique qui lie ces deux pôles de la sociologie. Ils sont, c'est l'évidence, en tension l'un avec l'autre. L'imaginaire s'impatiente des raideurs du réalisme ; celui-ci réclame qu'on retombe sur ses pieds. Pour peu que s'instaure entre eux un dialogue de sourds, la dialectique est pervertie et l'entreprise sombre dans l'autoritarisme théorise ou empiriste. En même temps, ces deux pôles n'ont de sens que l'un par rapport à l'autre, ils forment une totalité. Il ne s'agit pas de trouver entre eux un illusoire juste milieu (laissons-y la vertu !). On ne pourra rencontrer que des synthèses provisoires, historiquement déterminées, impliquant les sociologues et les acteurs sociaux dans la construction de visions aussi signifiantes que possible en un moment donné. Ces visions donneront d'autant mieux sens à la réalité que celle-ci aura de sens. Plus encore : le sociologue pourra d'autant mieux contribuer à réaliser l'imaginaire qu'il aura correctement imaginé le réel, c'est-à-dire qu'il en aura fourni une représentation adéquate et signifiante.

Je voudrais présenter, en terminant cette section, une dernière figure de cette dialectique et de ses avatars. On peut classer les travaux des sociologues en trois grandes catégories : les essais, les recherches et les manipulations (de données). On reconnaît ces dernières à ce que le seul fil conducteur offert au lecteur, tout au long du texte, c'est la succession de phrases du genre : quand on se [108] tourne vers le tableau X ( ou vers l'interview V, ou vers le cas Z, etc.) » on remarque que... Ces océans de sociologie spontanée, ces entrelacs d'interprétations ad hoc présentent d'autant moins d'intérêt que sont mal explicités les principes d'assemblage de ces "do-it-yourself-kits" de l'analyse empirique. Quant aux essais, dont on peut suivre les brillantes évolutions à la bourse des idées ou sur la crête des vagues que constituent les modes intellectuelles, les conditions de leur mise à l'épreuve demeurent le plus souvent mystérieuses. En effet, leurs auteurs laissent à des tâcherons le sale boulot” du tri et de la vérification de leurs intuitions. Ce sont pourtant ces derniers qui font vraiment de la recherche. Non seulement élaborent-ils des interprétations de la réalité sociale, mais ils inventent des moyens de confronter, en regard d'un matériel de recherche, les diverses explications plausibles. Ils départagent, en quelque sorte, les vraies des fausses "évidences".

LES CONTEXTES DE LA PRATIQUE SOCIOLOGIQUE

L'évolution des rapports sociaux a imposé aux sociologues québécois, depuis deux décennies, une succession d'objets d'étude : l'éducation, puis généralement l'appareil d'État, les mouvements populaires, le travail et l'économie, plus récemment la santé, en particulier la santé et la sécurité au travail, et la situation des femmes. Le phénomène est d'autant plus marqué chez nous, par opposition au Canada anglais ou aux États-Unis, que ceux qui se définissent ici comme sociologues travaillent assez souvent en dehors des milieux académiques. Ils fournissent à une société largement dépourvue d'élites économiques des experts, de même que des élites et contre-élites idéologiques. Les enjeux immédiats, particulièrement ceux qui sont traités au niveau politique, inspirent directement non seulement leurs sujets de recherche, mais aussi les thèmes de leurs interventions.

Que font exactement ces sociologues ? En un mot plutôt qu'en mille, ils font de l'interprétation. Dans certains cas, ils font la lecture de l'opinion publique, souvent pour le compte des puissants ou de ceux qui voudraient l'être, en tout cas pour ceux qui peuvent se payer la technologie requise. Dans d'autres cas, prenant fait et cause pour certains mouvement sociaux, ils recherchent, font surgir ou suscitent le sens profond de la situation ou des attentes d'un groupe. Dans d'autres cas encore, ils établissent des langages communs entre des groupes que les circonstances conduisent à confronter leurs histoires différentes.

Ceux qui s'adonnent à ces activités ne s'inscrivent pas tous de la même manière dans la dialectique de l'imaginaire et du réalisme. Mais rares sont ceux qui échappent aux tensions de cette détermination contradictoire. Bien de simples comptes rendus de situations débouchent sur le constat que leur signification n'est pas évidente, qu'elle n'est pas unique, qu'elle n'est pas unanime, qu'elle n'est pas dictée par la nature des choses ou par la technique. La plus banale mise en parallèle de deux sondages d'opinion publique successifs conduit à une mise en œuvre minimale du concept d'historicité. En sens opposé, rares sont ceux qui proposent leurs idées comme de simples émanations de leur esprit, sans mettre à contribution des faits empiriques recueillis, il est vrai, avec un soin variable.

[109]

Je voudrais évoquer maintenant deux données trop souvent négligées, mais qui pèsent déjà et pèseront de plus en plus sur la pratique des sociologues comme interprètes. Notre société et nous-mêmes comme praticiens devrons assumer une informatisation de plus en plus répandue d'une part, et notre nord-américanité de l'autre.

Au sujet de l'informatisation, il faut éviter une méprise. Nous ne sommes pas en présence d'un nouveau champ de travail pour la sociologie, comparable à la famille, au droit ou à l'éducation. Il s'agit plutôt d'un passage obligé pour notre société et donc pour notre sociologie. Un très grand nombre de nos activités font et vont faire l'objet d'un encodage et d'un décodage. Or, un ordinateur ne fait que ce qu'on lui ordonne ; il opère, avec une vitesse, une fiabilité et une capacité de mémoire phénoménales, à partir d'instructions et d'informations qui se donnent comme des représentations des processus qui doivent être contrôlés et orientés. Si ces représentations sont inadéquates, un écart se crée tôt ou tard entre le programme informatique et les objectifs qu'il traduit d'une part, et la vraie vie de l'autre. La correction de ces écarts peut vraisemblablement être laissée aux ingénieurs et aux informaticiens quand il s'agit de fabriquer des plastiques ou des transistors. Mais dans tous les processus, et ils sont extrêmement nombreux, où les rapports sociaux jouent un rôle de premier plan, les représentations imaginées par ces technologues risquent d'être fort naïves.

Notons que ces représentations naïves ne sont pas toujours sans efficace ; c'est souvent la "vraie vie" qui s'adapte à celles-ci quand il n'y a pas de choix, quand un pouvoir impose de tels schèmes. L'évolution de la division du travail en fournit de nombreux exemples, comme l'a montré avec force Braverman. Ceci dit, dysfonctions, résistances et redéfinitions de la situation dont le plus souvent cortège à tous les programmes, qu'ils soient informatiques ou bureaucratiques, politiques, "sociaux", scolaires, etc.

Le sociologue n'est donc pas ici en pays étranger. Évoquons pour nous en convaincre l'une des plus vieilles découvertes de la sociologie des organisations, celle des cercles vicieux bureaucratiques. Blau a montré dans le cas d'une agence de placement, on s'en souviendra, que l'adoption d'un critère de performance grossier - le nombre brut de placements réalisés - avait conduit à des résultats absurdes : les cas les plus difficiles, et donc ceux auxquels en principe l'agence devait accorder le maximum d'attention, étaient délaissés à cause de leurs répercussions désastreuses sur la performance mesurée. Autre exemple, en prise directe dette fois avec l'univers des programmes informatiques : l'instauration des transactions inter-caisses est venu confirmer - conformément aux prévisions de Caldwell - le mouvement de centralisation technocratique déjà amorcé dans les Caisses populaires Desjardins, au mépris du modèle d'entraide communautaire qui avait présidé à l'émergence de cette institution.

Plus généralement, les sociologues de l'organisation ont montré que nulle norme ni autorité ne saurait se fonder sur une représentation adéquate de la réalité, d'autant plus que cette dernière est mouvante et mouvementée, lieu d'affrontements non seulement d'intérêts, mais aussi [110] de définitions de situations. Les normes sont toujours trop rigides, mais quand on en sort c'est pour s'en remettre à des autorités qui sont, elles, trop arbitraires ; la protection contre cet arbitraire renvoie malheureusement à l'élaboration de nouvelles normes, et ainsi de suite. Comme l'affirme le dialecticien Touraine, les médiations sont aussi des obstacles. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que le jupon de la sociabilité dépasse de la robe bureaucratique ; la loi d'airain de l'oligarchie ne peut se comprendre, disait Gouldner, qu'en rapport avec une tendance opposée vers 1a démocratie.

Dans cette perspective - celle de la controverse - la santé n'est pas savant dosage de composantes chimiques allopathiques. L'éducation n'est pas habile programmation de connaissances académiques et de procédés pédagogiques préparés en fonction de l'étudiant moyen. La vie urbaine, c'est plus que l'accès aux centres d'achats et aux galeries commerciales, ces nouveaux lieux privés de la vie publique. Le village global, c'est autre chose que de pouvoir choisir entre deux téléromans, trois matches sportifs, quatre vidéos et cinq marques de désodorisants.

L'ordinateur n'est pas non plus cet Être suprême qui peut décider en toute connaissance de cause du sort de chacun. Il n'est capable en fait d'aucun jugement : il ne connaît que les consignes. Ses réponses ne peuvent faire preuve de plus d'intelligence que les questions qui lui sont posées. Cela le sociologue, entre autres, peut et doit le dire. Non pas pour égarer les gens dans un illusoire rejet de cet instrument - rappelons que l'automobile s'est imposée en dépit des incantations à l'effet qu'elle ne remplacerait jamais un bon cheval ; mais pour le démystifier, pour ouvrir le débat sur la façon dont les processus y sont saisis, représentés et traités. Voilà un des lieux les plus importants d'application de l'imagination réaliste, des possibles concrets.

La cause n'est pas désespérée, car la dissociation entre conception et exécution à laquelle conduit souvent le progrès de l'informatisation atteint déjà certaines limites et secrète des contre-tendances. Par exemple, élaboration d'une sous-culture informatique dont les membres défient les "copyrights", modifient, piratent et échangent à qui mieux mieux ; recomposition des tâches chez les journalistes et les écrivains qui entrent eux-mêmes leurs textes ou chez les experts qui font eux-mêmes des recherches dans des banques de données ; hausse phénoménale de la proportion de la population qui est familière avec la manipulation de symboles abstraits (écritures, données chiffrées, etc.), source potentielle d'autonomie élargie, même quand ces aptitudes ne sont pas reconnues, voire sont méprisées, comme dans le cas des secrétaires.

La nord-américanité, seconde donnée importante de l'évolution de notre pratique, est objet de vifs débats au Québec. Sommes-nous un morceau de France en Amérique, ou plutôt une société largement américaine dans laquelle on parle français ? C'est de dernier pôle que privilégie Robert Charlebois quand il chante Vivre en ce pays. Mais de larges secteurs du monde intellectuel, culturel et politique ont pris l'option opposée. IL est vrai que la France nous a donné Althusser et les événements de 1968, mais aussi le phénomène bureaucratique et l'architecte Taillibert. Et si Parsons et Pacman nous viennent des [111] États-Unis, il en est de même de C. Wright Mills et de courants importants du mouvement féministe. Nous avons avec l'organisation sociale et la culture américaine une familiarité que peut seule procurer une longue fréquentation, un partage quotidien. En revanche, l'histoire du Québec ne se confond pas avec celle du reste de l'Amérique du Nord et nos liens avec la France sont bien réels. Nous nous obligeons quotidiennement à nous redire l'Amérique dans nos propres mots.

Cette caractéristique peut bien sûr contribuer à marginaliser notre société, ou à imposer un double coût à chacune de ses démarches. Mais il n'est pas impensable d'en tirer, au contraire, des bénéfices. Faisant de nécessité vertu, nous pourrions consacrer davantage de nos énergies à devenir pour d'autres sociétés les interprètes, les transformateurs des productions de la société américaine. Pour peu que l'on donne à transformation un sens ouvert et pour peu que l'on considère les productions dans un sens large, cette proposition ne devrait pas réduire notre activité intellectuelle à la portion congrue. Les mobilisations dont est capable notre petite société, ne nous conduiront jamais à envoyer quelqu'un sur la lune. Mais elles peuvent nous amener par exemple à adapter les logiciels à notre culture, à ajuster à de nouveaux contextes la notion de "sunset law" - en vertu de laquelle toute mesure bureaucratique doit faire la preuve de son efficacité pour ne pas être abolie au bout d'une période déterminée - , à critiquer et à redéfinir les expériences visant à rapprocher l'école des milieux populaires, à faire écho au fort courant de recherche sociale empirique et radicale qui se développe depuis quelques années, etc., toutes choses qui nous viennent largement d'outre-quarante-cinquième.

Si le Québec devait s'engager davantage dans la voie définie ici, les sociologues, en tant que spécialistes du travail d'interprétation, devraient jouer un rôle de premier plan. Car si plusieurs des objets dont on procéderait à l'adaptation se présentent à première vue comme techniques, tous ils renvoient, en dernière analyse, aux conditions sociales de leur conception et de leur mise-en-œuvre. Il ne s'agit pas pour nous d'ouvrir les portes à l'américanisation galopante ; une telle affirmation supposerait d'ailleurs que nous jouons d'un poids déterminant dans cette ouverture, alors que celle-ci se déroule hors de nos volontés. Mais nous pouvons exercer un rôle critique, d'autant plus efficacement engagé qu'il est discriminant. De plus, cela multiplierait les occasions d'arriver à une production sociologique originale, tenant à la fois des tendances pragmatiques américaines et de l'ampleur de vues européenne. Je souligne qu'un tel contexte de diversité constitue un milieu de formation à peu près idéal pour de jeunes sociologues.

HARO SUR LES SCIENCES HUMAINES

Si les voies d'avenir pour notre société et pour notre sociologie étaient bel et bien celles que j'ai évoquées, comment devrions-nous procéder pour aborder ces champs de pratique et nous y insérer ? Il me semble qu'en parallèle à un changement de la formation, dont je parlerai dans la section suivante, la tâche comporte cinq aspects principaux. [112] Les premiers sont d'ordre défensif, les suivants supposent des avancées en des territoires trop peu fréquentés.

Il faut en premier lieu, avec l'appui des disciplines connexes, contrer les attaques très réelles dont les sciences humaines font l'objet dans les cercles économiques, politiques, voire universitaires. Je citerai à titre d'exemple un document publié et largement diffusé en 1983 par le ministère de l'Éducation du Québec - qui, bien sûr, n'engage en rien sa responsabilité ! - intitulé "Les emplois de 1990 : les options gagnantes". On peut y lire : "Nous aurons toujours besoin de spécialistes en sciences humaines. Là n'est pas la question. Mais l’État-Providence s'estompera de plus en plus. Comme pour la formation professionnelle courte, il faut céder ce champ à ceux qui, pour des raisons diverses (financières, intellectuelles, etc.) ne peuvent accéder à d'autres programmes. Ils suffiront amplement à combler les quelques postes disponibles" (p.25). Ce texte est anti-humaniste par plus d'un aspect : non seulement réserve-t-il la formation en sciences humaines aux imbéciles et aux mal-pris - près du quart, notons-le, des diplômés actuels du premier cycle universitaire - mais il procède, à l'encontre de toutes les réflexions et critiques produites et reprises par les sciences humaines sur le sujet, du postulat du monopole professionnel : la santé est l'affaire des médecins, l'ordinateur et ses usages celle des informaticiens, la technologie et le développement celle des ingénieurs, etc. Nulle part n'est-il question des ressorts sociaux de la mobilisation et du développement économiques, des effets des rapports de classes sur la rigidité de l'État et de sa bureaucratie, de la matrice culturelle qui doit se traduire dans le traitement de données et dans l'aménagement des télécommunications, du sens que prend ou que perd le travail pour diverses catégories de travailleurs, pour les jeunes, pour les femmes, etc.

Paradoxalement, étant donné ce qui vient d'être dit, il faut en deuxième lieu constater que la sociologie la plus largement pratiquée, celle de la controverse, est en concurrence avec des sociologies alternatives et beaucoup plus conservatrices. On trouve l'une des plus importantes parmi celles-ci dans les travaux de plusieurs économistes, comme j'ai tenté de le montrer dans un texte des Actes de l'ACSALF de 1982. Pour contrer, il faut d'une part risquer de se confronter à de savants échafaudages d'équations - appliquées d'ailleurs bien souvent à des problèmes qui débordent l'économie - pour en faire ressortir et en critiquer les postulats implicites. Il faut d'autre part récuser une division du travail intellectuel, en partie héritée d'un certain marxisme, qui met le “social” à la remorque de l'économique : le développement économique, par exemple, n'a pas que des conséquences sociales, il dépend aussi des rapports entre classes et entre groupes ethniques, des mouvements de revendication qui traversent la société, des affrontements autour de l'État, etc.

Il faut en troisième lieu mettre en relief la spécificité du travail des sociologues - comme de beaucoup d'autres spécialistes des sciences sociales d'ailleurs - en montrant que leurs analyses ne sont pas qu'un habillage savant de leurs propres préjugés et idéologies. La chose est évidemment délicate à plusieurs points de vue. Ainsi, chaque [113] acteur social est sociologue en un certain sens, puisqu'il doit, pour s'insérer dans un système de rapports sociaux, avoir une perception minimale des règles sociales de celui-ci. En même temps, les sociologues de métier tentent, par un effort organisé de rupture avec la sociologie spontanée et d'examen approfondi des faits, d'aller plus loin et de proposer des interprétations qui détectent les véritables causes des processus sociaux dans leur complexité historique. Par ailleurs, ces sociologues se donnent souvent pour mission de proposer des interprétations aux groupes qu'ils étudient et de favoriser une prise de conscience chez ceux-ci ; il serait par conséquent illogique qu'ils mettent en œuvre une forme quelconque d'autorité professionnelle dans leur action. Comment donc assurer que la contribution spécifique du sociologue est prise au sérieux, sans utiliser cependant des moyens qui aliènent celui-ci des autres acteurs sociaux ?

Point ici de recette magique. La sociologie ne peut élargir son audience que par un patient travail de conscientisation. Travail de critique, comme celui qui a été mené il y a quelques années à propos de la publication des sondages d'opinion publique. Travail d'accès à l'information, que les sociologues pourraient mener de pair avec les journalistes, afin que l'abondante recherche sociale faite dans le secteur d'État soit diffusée, soumise à l'évaluation et à la critique, disponible intégralement dans les débats publics. Soulignons par exemple le scandale que constitue la non-publication après un an, par la Commission des écoles catholiques de Montréal, du rapport du Contre de Recherche en développement économique de l'Université de Montréal sur l'Opération - renouveau - interventions en milieux défavorisé - en dépit du fait que ses conclusions sont déjà prises en compte dans les processus décisionnels de l'organisme en ces matières.

Nous avons peut-être insisté, au Québec, sur l'aptitude de la sociologie à effectuer une rupture, à poser de bonnes questions, et pas assez sur sa capacité d'apporter des réponses, de départager empiriquement les différentes hypothèses plausibles. Il faut faire une large publicité aux travaux de haute qualité qui portent sur des problèmes sociaux importants ; cela contribuera à dissiper la confusion trop souvent entretenue entre recherche empirique et orientation platement fonctionnaliste. Exemplaire à cet égard est la recherche récente de l'économiste Bernard Brody sur les comparaisons salariales entre les secteurs privé et public. L'auteur y démontre que les conditions de validité de telles comparaisons, aux plans technique mais aussi théorique et épistémologique, ne sont aucunement réunies dans les travaux du Bureau de recherche sur la rémunération du Conseil du trésor du gouvernement du Québec. Beaucoup de ces critiques spécifiques consistent à mettre en doute la "normalité" des profils salariaux qui se retrouvent dans le secteur privé, à montrer le caractère idéologique et anti-démocratique d'un tel postulat. Dans ces conditions, il vaut la peine de signaler que suite, entre autres, aux interventions publiques du chercheur lors du conflit du secteur public, en 1982-83, le rôle du Bureau de recherche a été très considérablement réduit.

Il faut en quatrième lieu faire concrètement la jonction avec l'informatique et avec la nord- américanité. J'ajouterai peu de choses à ce que j'en ai déjà dit, sauf pour souligner le danger de rester [114] accrochés, dans l'un et l'autre cas, à de fausses images et à une information de seconde main. La vie américaine, par exemple, arrive à nous canalisée par les organisations les plus puissantes de cette société - au premier chef les méga-médias ; elle fait donc l'objet de processus de sélection, l'homogénéisation, de massification. Des contacts plus directs et plus approfondis avec la société et la sociologie américaine révéleraient par contraste toute une diversité, des sous-cultures, des problèmes régionaux, des mouvements sociaux, etc. non sans analogies avec notre propre situation. Quant a l'informatique, elle est trop souvent perçue soit à travers les discours à son sujet - qu'ils soient optimistes ou pessimistes - soit à travers l'usage très spécifique et limité qui en est fait dans les cours de méthodes quantitatives des départements de sociologie. Rien ne vaut une pratique personnelle de certains de ses usages - depuis le traitement de texte jusqu'à l'analyse de données, en passant par les recherches bibliographiques et l’analyse de contenu - pour comprendre les grandeurs et les misères du contrôle cybernétique.

En dernier lieu, les sociologues doivent s'engager, bien sûr avec d'autres, dans la définition de l'avenir de notre société. Remarquables, à cet égard sont à la fois notre relatif silence sur plusieurs des problèmes les plus graves (voir l'article de Gary Caldwell dans ces Actes) et la vitesse avec laquelle nous brûlons les modèles que nous avons adorés. De l'étatisme néo-nationaliste, nous sommes passés à l'anti-impérialisme plus ou mois maoïste, puis à une espèce d'indéfinition faite d'hostilité au modèle du capitalisme autochtone et de bienveillance à l'égard d'un projet autogestionnaire qui passe mal les épreuves de la réalité. Est-ce à dire qu'on cesse d'être un sociologue, voire un intellectuel, à partir du moment où l'on propose aux problèmes sociaux des solutions qui dépassent les limites de la micro-expérimentation sans atteindre celles du chambardement total ? Bien sûr, la réaction légitime du sociologue face à ces problèmes sera le plus souvent de montrer qu'ils sont mal posés. Mais une fois reformulés, ils continuent d'appeler des réponses éclairées.

LA FORMATION DES SOCIOLOGUES

J'ai affirmé au début de cet article que la formation des sociologues devrait moins être fonction des habitudes prises dans les institutions d'enseignement que d'une conception de la sociologie et d'une analyse de sa pratique. J'ai établi mes positions quant à ces deux derniers éléments, et je peux donc en tirer maintenant les conséquences, sans par ailleurs entretenir beaucoup d'illusions sur les probabilités d’évolution d'une situation que beaucoup d'universitaires ne reconnaissent pas comme une cric - j'y reviendrai un peu plus loin.

Si la sociologie est une dialectique de l'imaginaire et du réalisme, si elle est avant tout une activité de recherche, plus ou moins tournée vers l'application, si elle nécessite une rupture d'avec les apparences les plus convaincantes, suivie de l'élaboration et de la mise à l'épreuve d'explications nouvelles, alors son apprentissage suppose l'acquisition d'aptitudes intellectuelles dont la pratique est difficile. Il y a en premier lieu le sens critique, c'est-à-dire le refus du principe d'autorité, tel qu'il s'incarne non seulement dans les [115] postulats idéologiques courants ou dans le fonctionnement bureaucratique, mais également dans les modes intellectuelles, même si ces dernières se donnent comme des mises en question des premiers. En second lieu vient l'incessant effort de départage entre jugements de valeur et jugements de fait, aucun des deux types ne devant se donner l'illusion de remplacer l'autre. En troisième lieu, la rigueur est nécessaire aussi bien dans l'expression que dans le processus de découverte lui-même. Dans le premier cas, il faut briser le réflexe de prudence qui conduit trop de textes à nager entre deux eaux ; il vaut infiniment mieux, comme le dit Stinchcombe, se tromper que d'être vague, car de ceci rien ne surgit, alors que l'erreur naît la vérité par la critique. Dans la recherche elle-même, la rigueur sert à la distanciation, processus d'abstraction et de généralisation au plan théorique, mise en œuvre  des règles de la vérification au plan empirique.

En dernier lieu, l'acquisition de ces aptitudes suppose une compréhension de la logique dialectique, des difficiles rapports de tension et de l'incessante recomposition des synthèses entre déterminations contradictoires. La vie est dialectique ; tels doivent donc être nos efforts pour la comprendre. Trop souvent ceux-ci se cantonnent dans l'élaboration logique théorique ou dans l'application de somptueuses techniques, voire même alternent sans se situer dans le difficile entre-deux, en pleine conscience de la nature théorique de toute méthodologie mais aussi en effort permanent pour échapper à l'enfermement théorique idéaliste.

L'atteinte de ces objectifs suppose un ajustement des programmes et de l'organisation pédagogique. Il faut d'abord insister sur le parfait contrôle de la langue, à la lecture et à l'écriture, et en particulier pourchasser l'imprécision. La familiarité avec l'anglais, langue de l'importante société voisine et d'une large part de la littérature sociologique, est indispensable, tout comme une connaissance élémentaire de l'informatique, ainsi que je l'ai indiqué précédemment.

L'imagination sociologique, la capacité de dépasser l'évidence du temps et du lieu présents, ne pourra s'appuyer que sur une fréquentation assidue de l'histoire et des autres disciplines des sciences sociales, en particulier des études comparatives.

Quant aux cours de théorie et de méthodologie, il faut résister à la tentation récurrente de les faire disparaître pour incorporer leur contenu dans les divers enseignements portant sur des objets spécifiques. La logique voudrait, il est vrai, que ces deux aspects du travail sociologique, dont tous souhaitent la convergence, soient enseignés de concert. Mais en pratique, rares sont ceux qui, au-delà de l’intuition et de quelques règles de base, manifestent un souci poussé de formaliser leur démarche à ces plans et d'en présenter la logique. A telle enseigne d'ailleurs que les cours de méthodes se limitent trop souvent à des techniques plutôt que d'explorer l'ensemble des conditions, des plus épistémologiques aux plus pragmatiques, de la mise à l'épreuve des hypothèses. A telle enseigne également que les cours de théorie sont trop souvent explorations d'auteurs et pas assez initiation aux méthodes du travail conceptuel : décorticage ou construction de [116] définitions, établissement des divers types de relations possibles entre concepts (hiérarchies d'inclusion ou de niveaux d'abstraction, causalité, analogie, logique déductive, etc.), rapports entre objet réel, objet construit et méthodologie, etc.

Enfin, si l’on veut former des sociologues aptes aux activités de recherche ici décrites, il faudra multiplier les trop rares occasions d'apprentissage au sens strict du mot, c'est-à-dire de formation par imitation et "feedback" immédiat, conduisant à une autonomie graduellement croissante. La voie de la facilité - et les grands nombres d'étudiants, sur lesquels nous reviendrons dans un instant - nous a souvent conduits à une formule pédagogique montreuse : un enseignement limité à des exposés, sans grand rapport avec des "essais" étudiants remis à la dernière minute, objets de commentaires limités et tardifs. A cela il faudrait substituer, en nous donnant les moyens et le temps de le faire correctement, des ateliers, du travail en bibliothèque et sur le terrain impliquant professeurs et étudiants, des essais et des exposés dont les versions successives seraient soumises à des critiques détaillées, des stages dans des centres ou groupes de recherche et des rencontres avec des sociologues hors-université, etc.

Il faut maintenant nous demander à qui peut s'adresser une telle formation. Au-delà du problème de la quantité d'étudiants évoqué ci-haut, il y a également celui de la qualité, car les exigences d'un tel programme sont très élevées, alors que le niveau académique des étudiants admis tend à décliner (abolition des profils d'accueil, et à présent, admissions virtuellement sans condition). En fait, la formation en sociologie est maintenant dispensée à trois clientèles distinctes : les étudiants qui se destinent à la recherche (y compris la recherche-action) en sociologie et poursuivront dans bien des cas leurs études aux cycles supérieurs ; ceux qui trouvent en sociologie et en sciences sociales une culture et une formation générale ; et enfin ceux pour qui la sociologie est une filière de relégation, une formation aux exigences suffisamment floues pour leur donner accès à peu de frais à un diplôme de premier cycle. Il est vrai que l'appartenance des étudiants à l’une ou l'autre de ces clientèles est difficile à déterminer, et qu'au surplus il peut y avoir des changements de catégories. Mais le traitement uniforme que nous offrons à tous, en même temps que la poursuite de la croissance de la dernière catégorie, sous la pression conjuguée de l'inflation de l'éducation et des coalitions d'intérêts dans le monde universitaire comme dans l'enseignement collégial, risquent de compromettre encore plus une formation sociologique déjà galvaudée.

Nous avons atteint un point où la formation et l'évaluation des étudiants se font assez largement hors du système formel. Le cours et les périodes de tutorat souvent désertés ne servent que très peu à la réalisation des travaux, fabriqués par des équipes dont certaines font penser que les borgnes sont rois au pays des aveugles. Le haut niveau et la faible dispersion des évaluations dans un très grand nombre de cours, les possibilités pour chacun de composer à sa convenance sa charge de cours et par tant de fixer la quantité de travail requise, le [117] plagiat, au sens réglementaire dans l'acception plus large et plus pernicieuse dénoncée par Maurice Lagueux, enlèvent une bonne part de leur signification aux procédures officielles d'évaluation ; les vrais jugements, et par conséquent l'accès réel aux occasions de se former (assistanats de toutes sortes, stages, etc.) sont souvent régis par des normes informelles dont 1'application relève de professeurs individuels ou de sous-groupes restreints, ce qui ne garantit aucunement l'emploi de critères diversifiés et de haut niveau.

C'est pratiquer la politique de l'autruche que de nier la présence et l'influence de la troisième clientèle. Par contre, les deux premières font un appel légitime aux ressources des sociologues, mais je doute qu'il faille pourvoir à leurs besoins dans le cadre des mêmes programmes, comme c'est le cas actuellement. Il me semble que nous pourrions conserver dans nos programmes propres les étudiants qui se destinent à la pratique de la sociologie et, leur nombre étant plus raisonnable, les encadrer de la façon décrite ci-haut, en utilisant en particulier les formules d'apprentissage. Quant à ceux qui cherchent plutôt une formation générale, souvent plus large d'ailleurs que la sociologie et englobant plusieurs sciences sociales ou humaines, il nous faut leur porter une attention soutenue, car la sociologie pourra d'autant mieux jouer son rôle d'accoucheur de l'imaginaire social qu'elle aura touché une large audience, à l'université comme ailleurs. Mais ces étudiants trouveraient mieux leur compte dans des programmes plus généraux et plus souples, auxquels notre discipline ferait bien évidemment une contribution importante.

La mise en commun avec les autres sciences sociales et le souci de porter le discours sociologique hors des cadres officiels de notre discipline ont beaucoup reculé dans plusieurs universités depuis une quinzaine d'années. Il faudra remonter cette côte, entre autres en faisant jonction avec les nombreux sociologues qui travaillent à l'université mais hors de nos départements. Il ne s'agit là d'ailleurs que d'une composante d'un mouvement plus large et tout aussi nécessaire de convergence entre les sociologues du sérail et ceux qui ont des milieux de pratique extérieurs. Si la sociologie est une dialectique de l'imaginaire et du réalisme, chacun de ces groupes, qui l'aborde par son pôle propre, pourrait apprendre beaucoup de l'autre.

Les propositions que je fais ici ne sont pas faciles d'application. Nous sommes en effet dans un cercle vicieux : la formation que je propose convient peu à la clientèle que nous avons, et celle-ci reflète les piètres perspectives d'une pratique professionnelle ou politique de la sociologie dans le Québec actuel. Mais il est une variable sur laquelle les sociologues universitaires ont un relatif contrôle : la mission et la clientèle de leurs programmes. La transformation que j'ai proposée ci-haut - surtout si elle s'accompagnait d'une réforme en profondeur du statut des sciences humaines au collégial - permettrait d'une part de ré-élargir l'audience de notre discipline et d'autre part de mieux former de futurs praticiens de la sociologie dont les perspectives d'emploi s'amélioreraient d'autant. Pour une discipline qui a toujours repoussé, et à bon droit me semble-t-il, étant donné sa nature, le modèle d'organisation et de protection professionnel, seule l'excellence est susceptible de générer la demande ; c'est d'ailleurs de [118] cette façon que se sont créés des emplois de sociologues, les milieux où ceux-ci travaillaient en venant à la longue à considérer comme essentielle leur contribution à l'imaginaire comme au réalisme.

Département de sociologie
Université de Montréal

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* En hommage à Jacques Dofny, que les grands survols et les controverses n'effraient pas.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 21 mars 2020 9:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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