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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-Paul Bernard, LES ROUGES.
Libéralisme, nationalisme et anticléricalisme au milieu du XIXe siècle
. (1971)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Paul Bernard, LES ROUGES. Libéralisme, nationalisme et anticléricalisme au milieu du XIXe siècle. Montréal: Les Presses de l'Université du Québec, 1971, 395 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 13 juin 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 3 août 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[vi]

LES ROUGES.
Libéralisme, nationalisme et anticléricalisme
au milieu du XIXe siècle.


Préface

Je cède au lieu commun en rappelant l'enracinement de l'historien dans les interrogations de sa propre époque. On ne croit plus, sauf chez certains positivistes attardés, à une sorte de passé en soi que les documents nous permettraient de reconstituer comme un objet. La distance temporelle est relative à la place de l'historien dans le temps, à la solidarité qu'il entretient consciemment ou non avec les hommes de son époque, avec leurs angoisses et leurs partis pris. L'historien tisse, raccommode ou refait le tissu de la mémoire collective. Ce que l'on appelle objectivité vient ensuite, par un dépassement que permettent les procédures objectives, mais où subsistent et jusqu'à la fin les questions que le chercheur partage avec ses contemporains.

Ce sont là des énoncés très généraux mais dont peu de sociétés contemporaines auront, à l'égard du Québec, illustré la portée. La révolution dite tranquille a été surtout féconde en interrogations sur nous-mêmes, sur la signification du destin de notre collectivité. Des interrogations, dis-je, car des réponses vraiment décisives - qui comportent à la fois de fermes visions d'avenir et une logique un peu stricte des moyens - il y en a bien peu. Des incertitudes ainsi étoilées dans tous les sens ont, à tout le moins, été fécondes pour la science historique et, à un moindre degré me semble-t-il, pour les autres sciences humaines. Pourquoi étions-nous, en 1960, ce que l'histoire nous avait fait ? Depuis dix ans, cette lancinante question n'est pas confinée au monde des chercheurs : elle est partout criée sur la place publique et souvent murmurée dans le silence de la conscience.

C'est dans cette perspective qu'il faut lire l'ouvrage extrêmement important de Jean-Paul Bernard. Il exprime à sa manière, et avec [viii] toutes les garanties de la recherche scientifique, nos incertitudes les plus amples quant à notre destin. Il pare, bien sûr, à une lacune des travaux historiques sur le Québec. Nous manquions d'une vue d'ensemble, provisoire comme tout bilan de recherche, sur ces radicaux des années 1850 qui, sur le plan doctrinal comme sur le plan électoral, ont illustré des voies possibles de notre passé. Mais il ne s'agit pas d'une lacune parmi d'autres, d'un trou à combler comme il en est tant dans l'historiographie du Québec. L'histoire des collectivités, comme celle des individus, n'est pas étale. Il s'y trouve des conjonctures plus resserrées que les autres : des nœuds où de grandes forces ont semblé confluer, où des choix décisifs ont paru s'imposer, où des options ont été mises en place pour un long avenir.

Ainsi, les années 1850 ont eu une importance exceptionnelle pour toute la suite de notre destin.

J'y vois d'abord l'échec retentissant d'une définition de notre nation. Sous le colonialisme français, un certain sentiment de l'identité et de la différence s'était tout naturellement manifesté : on en peut glaner, chez nos historiens, de nets témoignages. Ces impressions spontanées se sont prolongées assez longtemps sous la domination anglaise. Les journalistes du Canadien, la bourgeoisie parlementaire ont pris le relai de cette conscience diffuse pour la porter au niveau de la systématisation idéologique, avec les accents, les sélections, les décalages qui sont, en ces circonstances, loi courante. Pour eux, il y avait une nation francophone : soumise au joug colonial, elle devait attendre et préparer le jour de l'indépendance. On comprend dès lors, il me semble, la césure bien connue dans l'idéologie de cette petite bourgeoisie. Les députés ont combattu d'abord le pouvoir colonial indigène au nom des libertés britanniques pour introduire ensuite, dans les années 1820, d'autres considérations, y compris une nostalgie jusqu'alors inédite du régime français. C'est que, et ceci est une hypothèse, que leur pays n'est plus peuplé, en majorité écrasante, de francophones. On sait d'ailleurs que l'émigration anglaise s'est faite alors pressante et massive. Bien avant 1837, un gros problème se trouvait ainsi posé : bien avant 1837, les idéologues l'ont pressenti. Certains d'entre eux, dans les années 1830, ont choisi la seule voie un peu cohérente : une indépendance et une démocratie pour un avenir rapproché. Mais entre le sentiment quotidiennement vécu de l'identité et sa consécration officielle dans des structures, chacun sait que le chemin est long. Il l'était particulièrement en ce temps-là.

C'est pourtant au lendemain de la Rébellion que, dans les débats idéologiques, les ambiguïtés et les apories se sont vraiment manifestées [ix] au grand jour. Retenons, pour faire court, un seul exemple, Étienne Parent, le vieux lutteur qui croyait jadis spontanément à l'indépendance future du petit peuple francophone, prône l'assimilation : « Nous invitons à ne point lutter contre le cours inflexible des événements. » Le 17 juillet 1839, il souhaite « qu'on se réunisse pour demander le gouvernement responsable », car il s'agit dorénavant « de composer avec tous les éléments sociaux épars sur les rives du grand fleuve une grande et puissante nation ». Il récuse le vieux rêve d'« une nationalité plus restreinte » pour prôner une « grande nationalité canadienne ». Mais, un peu plus tard, le voici qui reconnaît que « la langue française a pris de telles racines dans le Bas-Canada que rien au monde ne saurait l'en extirper ». En très peu de temps, un homme qui avait participé avec la plus grande ferveur et la plus stricte honnêteté aux tâtonnements idéologiques de ce pays était devenu, par sauts brusques, assimilateur puis canadien-français. On peut supposer qu'il ne fut pas le seul à se porter aussi rapidement aux diverses frontières de notre condition collective.

Au cours de ces quelques années, des choix très amples se sont brusquement confrontés. Nous en sommes devenus, en tout cas, des Canadiens français. On verra partout illustrée, dans ce livre, l'ambiguïté foncière de ce qualificatif. Les Rouges affirment, tour à tour, en dix ans, la spécificité foncière de la nation francophone et la nécessaire intégration aux États-Unis. Contradiction, disaient nos vieux historiens. Non : un vieux débat épandu au long du siècle qui suivit et qui, dans ces brèves années, se trouva ramassé en ses foncières composantes.

Car il est accoutumé de considérer les Rouges d'un bloc, dans une sorte de jeux où il n'y a que deux adversaires. L'Église ou les ultramontains d'un côté, les gens de « gauche », de l'autre. Mgr Bourget, Mgr Laflèche et leurs cohortes : les Doutre, Dessaulles et leurs troupes. Bien entendu, cette vue des choses n'est pas fausse. L'Église canadienne s'est faite alors monolithique, beaucoup plus que les opposants qu'elle a finalement écrasés. De ce combat elle est restée marquée pour longtemps. C'est ainsi un nouveau départ dans l'histoire religieuse du Québec que cet ouvrage se trouve à mettre en pleine lumière : les analyses que propose là-dessus Jean-Paul Bernard constituent une mise au point précise et nuancée. Mais l'apport le plus suggestif de ce livre se situe, je crois, au-delà. À sa lecture, nous retiennent par-dessus tout les incertitudes et les conflits chez les Rouges eux-mêmes. Les premières coordonnées communes une fois admises et tracées, il est impossible d'en faire une faction : ni même un parti au sens de ce que sera plus tard le parti libéral de Wilfrid Laurier, qui naîtra justement à la mort du pluralisme qui s'exprimait auparavant sous le nom de libéralisme. Un milieu où les questions de la [x] société de l'époque ont pu se formuler : voilà ce qu'a été, et j'en fais l'hypothèse au risque d'accentuer un peu trop les perspectives de l'auteur, le rougisme des années 1850.

Aussi, je me hasarde à aller plus loin encore. On n'ignore pas les débats actuels des historiens sur la signification des événements de 1837 et de ceux qui les suivirent. Conflit ethnique ou conflit de classes ? - se demandait-on il y a quelques années. Aujourd'hui, des scolastiques dites « marxistes », mais peu soucieuses des sinueuses considérations dont Marx a donné l'exemple, proposent des classifications plus rigides encore.

Ce livre invite justement, par les analyses qu'il nous offre, à un examen plus attentif et plus nuancé.

En gros - je veux dire selon les premières vues des choses auxquelles on s'arrête si aisément - les Rouges expriment une idéologie bourgeoise. Mais, et tant pis pour ceux qui systématisent du premier mouvement, cette idéologie n'est pas homogène. Les uns insistent sur la nation, d'autres sur la démocratie au point d'y sacrifier la nation. Je voudrais bien savoir si ce sont là simples questions de situations de classe. J'y vois bien, comme on le remarquera peut-être dans ce livre, des conflits de générations bourgeoises par exemple. À mesure que progressera la recherche, je parie qu'on apercevra d'autres facteurs : je demande simplement que l'on ne ferme pas les questions avant qu'elles ne soient posées. En tout cas, le débat des années 1850 ne peut être ramené simplement à la dualité nation-classe ou encore à une rigide distribution des classes. Les règles du jeu ont été plus complexes et les joueurs me semblent avoir détenu, selon la distribution que proposait les modes de production économique et idéologique sans doute, des cartes souvent interchangeables.

Par exemple, la bourgeoisie francophone de l'époque se trouvait partagée en deux. Certains avaient, depuis longtemps, adopté les idéaux de la bourgeoisie anglaise : le commerce contre l'agriculture, l'éducation contre l'ignorance, les intermariages contre le tribalisme des unions matrimoniales. Après tout, ceux que l'on appelait, avant 1840, des « bureaucrates » n'étaient pas tous des bourgeois anglophones. Deuxième et grossier facteur de division : la bourgeoisie et le clergé. Celui-ci ne faisait-il pas partie de celle-là ? Prêtres et élites laïques ne se sont-ils pas retrouvés, peu après 1860, dans un même système du pouvoir ? L'après révèle toujours des solidarités latentes de l'avant : Marx a déjà dit quelque chose de ce genre ...

En définitive, et pour le confesser carrément comme y invite une préface, je préfère considérer les Rouges dont Jean-Paul Bernard nous [xi] raconte ici l'histoire à la manière d'un drame de la bourgeoisie. Encore faudrait-il savoir ce que peut signifier le terme de bourgeoisie et l'idée de conflits de classes dans un pareil milieu préindustriel. Problème et promesse de recherches encore.

Pour l'instant, ce que suggèrent les années 1850, c'est un conflit de pouvoirs et, du même coup, des conflits entre de grands choix offerts à la collectivité tout entière. Faut-il supplanter la bourgeoisie anglaise sur son propre terrain en trouvant garantie chez l'entrepreneur américain d'à côté ? Faut-il faire ici une démocratie qui dépasserait une démocratie britannique encore très aristocratique ? Faut-il reléguer la religion à la conscience alors qu'elle est constitutive de la nationalité ? Qu'est-ce qu'un peuple, une nation ou une démocratie ? Questions multiples qui sont celles de la bourgeoisie du temps.

Et qui sont aussi celles, à peine traduites en termes différents, de notre bourgeoisie d'aujourd'hui. Les lecteurs de ce livre d'un jeune maître de la science historique québécoise verront sans doute d'abord que nos débats actuels ressemblent, d'une manière parfois hallucinante, à ceux d'il y a un siècle. Ils constateront ainsi, et c'est là rendre hommage à la plus haute dignité de l'historien, que le dialogue avec les morts n'est jamais clos.

FERNAND DUMONT


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 2 janvier 2013 13:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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