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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Vichy contre Mounier. Les Non-Conformistes face aux années 40. (1997)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Michel Bergès, Vichy contre Mounier. Les Non-Conformistes face aux années 40. (1997). Paris: ECONOMICA, 1997, 406 pp. Publication du Centre d'analyse politique, no 3. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 31 décembfe 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Emmanuel Mounier fut-il "fasciste", alors que Vichy, revisité par l'historiographie consacrée, ne le serait point ?

Il y a quelque temps, dans une polémique parisienne, qui en poursuivait une plus ancienne, le fondateur-directeur d'Esprit, qualifié au passage de "Heidegger français", fut accusé d'avoir été le "ministre de la Culture de Vichy" [1]. Un historien israélien a également prétendu que, sans être favorable au fascisme, Mounier l'était tout de même un peu, "sans le savoir", et rejoignait sur de nombreux points, comme le dénigrement de la démocratie représentative, les analyses de la jeune Droite des années 30, des revues Réaction, Combat, Ordre Nouveau. Le fait que tous ces "fascistes spiritualistes", avoués ou honteux, se soient retrouvés ensemble dans le premier Vichy ne plaiderait-il pas pour cette thèse [2] ?

Un historien suisse, dans le même sens, a soutenu que Mounier, bien que se référant à des valeurs opposées, avait reconnu l'authenticité de l'élan spirituel des jeunes fascistes, de leur volonté de purification contre un monde vermoulu. Il avait pris avec eux une "communauté de direction", même s'il jugeait leur action concrète déplorable et oppressive [3], Ce "compagnon de route de la gauche" aurait aussi manifesté, selon ce dernier, une "volonté de dialogue" et un "souci de communication" en acceptant de se rendre à Rome au Congrès sur les corporations, en mai 1935, à l'invitation de l'Institut fasciste de la Culture. Cela, en compagnie de non-conformistes français, dont jean de Fabrègues, Thierry Maulnier, représentants des Jeunes Droites, Robert Aron, Claude Chevalley et René Dupuis, d'Ordre Nouveau, Georges Roditi, Paul Marion, de L'Homme Nouveau, André Ullmann, Louis-Emile Galey, d'Esprit, Pierre Gimon, des jeunesses patriotes, Pierre Ganivet. Mounier ne tint-il pas encore une conférence en 1934 devant des étudiants nazis ? Ne rencontra-t-il pas dans un camp de jeunes en Belgique des membres de la "Hitlerjugend" à l'été 1936 ? Ne publia-t-il pas en novembre 1936 un bref article sur le personnalisme dans Les Cahiers franco-allemands d'Abetz ? Ne demanda-t-il pas enfin, en 1939, à l'attaché culturel de l'ambassade de Paris d'échanger des numéros d'Esprit contre des revues allemandes ?

Philippe Burin, qui règle le cas Mounier en trois pages, refuse de considérer que cela pouvait constituer une activité normale pour un directeur de revue catholique, attaché à prêcher la bonne parole face à un adversaire antipersonnaliste, à enregistrer des "témoignages", à dialoguer ouvertement et de façon critique, au nom d'une conception chrétienne de la dignité de toute personne et d'une présence engagée au monde. Il avance une interprétation : ce serait par pacifisme, par peur de la guerre, et aussi pour "préserver la crédibilité de leurs propres espérances de rénovation" que les personnalistes, comme par vertige, auraient été "fascinés" collectivement par les fascismes. Cet auteur parle encore "d'identification partielle", de "sentiment de parenté", de "séduction" ("généralement inavouée"), "d'attraction" dans le "champ magnétique des fascismes". Un fascisme inconscient, occulte et occulté en quelque sorte.

Étranges métaphores physiques (la "magnétisation" et la "nébuleuse fascistoïde"), parfois complétées par une image biologiste de la "contamination" ou de la "contagion" d'un bouillon de culture et d'une "culture" propice - de droite ou de gauche - par un "virus" venant de l'étranger (le fascisme saisi en tant que "maladie" et modèle abstrait ne pouvant venir que de l'étranger). Tout cela ne dénote-t-il pas une conception "naturaliste" des modes de diffusion des idées politiques, si tant est que le "personnalisme" puisse être comparé au fascisme ? Burin poursuit : Mounier et les fascismes n'eurent-ils pas les mêmes adversaires déclarés, ne désirèrent-ils pas ensemble une "communauté solidaire de certaines valeurs irrationnelles d'action et de fraternités collectives", ne partagèrent-ils pas un même respect de la "mystique du chef", une même "foi en la jeunesse", une commune "âme de personnalisme" ? Le clou final : subissant "l'éblouissement de l'été 1940", le directeur d'Esprit aurait fait partie de ces hommes de gauche qui connurent "un lamentable aboutissement" en prenant Hitler pour un héros de l'histoire européenne porteur de "délivrance", et le régime de Vichy, amené par la défaite, pour un heu de rénovation possible (Mounier aurait accueilli le nouvel ordre français "comme la base sur laquelle pourrait être construit avec son appui et celui de ses amis l'édifice du nouvel âge").

Le cas du philosophe, soupçonné ainsi implicitement d'avoir jeté aux orties son personnalisme catholique, soulève un problème d'interprétation. Nonobstant les chroniques et la correspondance publiées du philosophe, lumineuses en soi [4], en dépit de l'ouvrage de Jean-Louis Loubet del Bayle sur "les non-conformistes des années 30" [5], de l'étude de Michel Winock sur l'histoire de la revue Esprit [6], ou du travail de Bernard Comte sur l'École d'Uriage et sur l'attitude de Mounier en 1940 [7], les contempteurs persistent dans l'amalgame. Quelle réponse donner à des jugements aussi expéditifs ? Si une relecture attentive de ses écrits permet déjà de mieux comprendre son comportement, on peut aujourd'hui trouver des compléments d'information décisifs dans les archives de Vichy. Ouvertes récemment, celles-ci contiennent des documents inédits d'un extrême intérêt, qui effacent les polémiques spéculatives et les procès d'intention, en révélant des faits avérés. C'est cette approche que l'on se propose de privilégier ici.

Né à Grenoble en 1905, fils d'un préparateur en pharmacie [8] de socialisation catholique, Emmanuel Mounier avait eu le courage de refuser, en temps de crise, son poste d'agrégé de philosophie obtenu en 1928 pour fonder, autour de 27 ans, après avoir fréquenté divers cercles catholiques, la revue Esprit. Ce laboratoire d'idées allait servir de repère à de nombreux jeunes de la génération des années 30 et 40, au-delà d'ailleurs du catholicisme intellectuel. On n'est cependant jamais maître de sa réputation posthume. L'engagement de Mounier en est-il la cause ? Jusqu'à sa mort brutale en 1950, ce dernier s'efforça, dans une période fertile en événements, de confronter un catholicisme de la liberté et de la personne humaine (le fameux "personnalisme") avec la politique, en essayant de ne jamais rattacher celui-ci à celle-là, ou de l'en déduire (mais la réciproque n'est pas vrai). Oublié des éditeurs des années 80-90, le philosophe-éditorialiste, en dehors de la littérature comme des sciences humaines, à la façon de nombreux pamphlétaires de son époque, traverse aujourd'hui le Styx.

Il est très difficile d'affronter le jugement des générations ultérieures. Les herméneutiques historiographiques actuelles ne se montrent-elles pas plus sévères pour un penseur que l'on ne lit plus guère, ou que l'on consulte de façon superficielle, qui n'a passé que quelques mois dans des institutions périphériques de Vichy afin d'y défendre ses valeurs, que pour un ancien président de la République, qui appartint de fait, lui, au camp des hagiographes de la Révolution nationale en 1942-1943 ? Pourtant, François Mitterrand, qu'incidemment, nous retrouverons dans cet ouvrage proche des adversaires du personnalisme, qui a longtemps dissimulé ses positions vichyssoises, a rejoint la Résistance plus tard que Mounier, engagé lui très tôt en 1940 à Lyon. Le philosophe, s'interroge Michel Winock, serait-il devenu le "bouc émissaire de notre passé imparfait" [9] ? Pour quelle raison ?

Sa pensée, le personnalisme, a influencé maints représentants des élites françaises de son temps. Ses jugements sur le pouvoir constituent un enjeu idéologique de longue durée. Plusieurs décennies après, les mésinterprétations le concernant peuvent s'expliquer par le fait que l'on se heurte ici, une fois encore, au "syndrome de Vichy". Mounier dérange en raison du poids symbolique de la période et des lieux de pouvoir évoqués dans lesquels il s'est effectivement engagé. À cause aussi de sa tentative de confronter un code éthique et religieux au monde désincarné du politique. Bref, de mêler mystique et politique. Mounier sert à la fois de paratonnerre et d'écran de fumée. D'autres personnages surgissent autour de son action pédagogique et culturelle. Le silence sur ces derniers a été longtemps de rigueur. Ne touche-t-on pas à la République des Lettres, à l'intellocratie médiatique, à certains parangons culturels de Vichy ? Ne charge-t-on pas Mounier pour les décharger eux ? Bel exemple de dissonance cognitive liée à la relégitimation a posteriori de ceux qui ont intérêt à faire oublier leur passé. Position aussi déformante que, à l'autre bout, le conformisme moralisateur des projections militantes de la génération intellectuelle des années 80-90, qui a beau jeu de juger les hommes hors les faits.

Ici, les militances contre Vichy, constructions mentales cinquante ans après, se méprennent sur l'engagement dans la Résistance. Beaucoup ne voient point qu'il s'est agi d'un acte difficile, progressif pour certains, fulgurant pour d'autres. Il y eut plusieurs formes de résistance, plusieurs camps, issus de tous les bords politiques, souvent, au niveau des élites, de l'intérieur de Vichy même. Certains tentèrent d'organiser leur propre jeu à Alger, contre Londres. Mais le patriotisme vichyssois, maréchaliste, giraudiste, darlaniste, les réactions antiallemandes sont-elles de la "résistance" ? Au sens organique et institutionnel du terme, non, tant qu'il n'y eut pas de rattachement effectif ou de contacts avec les autorités gaullistes. Mais moralement, ou politiquement ? Les Allemands et les ultras firent-ils la différence ? Des hommes issus du camp de la soumission à l'Armistice, s'engagèrent "sur le tard" dans les actions et les organisations spécifiquement gaullistes pour participer à la libération du pays [10]. Beaucoup le firent progressivement, en gardant un temps des accointances avec leur milieu vichyssois d'origine, leur profession officielle, leurs anciens amis. Faut-il établir, cinquante ans après, une grille par ordre croissant, dévalorisant ceux qui ne se sont engagés "qu'en" 1942 ou 1943 ? Voire qu'au début de 1944 ? Y avait-il foule dans les rangs des premiers résistants en 1940 ?

Rappelons que les reconnaissances d'appartenance certifiée à la Résistance officielle retiennent un engagement de six mois avant le débarquement du 6 juin 1944. Autre élément d'appréciation : à la BBC, le 8 janvier 1942, le lieutenant-colonel Tissier avait demandé aux fonctionnaires et aux magistrats demeurés en poste en France, de conserver la confiance apparente de leur administration, d'organiser au besoin la grève du zèle, facilitée par l'enchevêtrement des nouvelles réglementations, de constituer clandestinement des contre-dossiers, de se méfier de leurs propres collègues et amis. Bref, de ne pas quitter la France et de se montrer discret. Pour la Résistance gaulliste, rester à Vichy, même à certains postes répressifs d'exécution, ne constituait pas une faute ou un acte répréhensible. En janvier 1942, les premières consignes d'épuration administrative données à Jean Moulin par De Gaulle stipulaient que pour être placé à la Libération sur la liste des indésirables, un fonctionnaire devait avoir manifesté ouvertement de la haine à l'égard des gaullistes, fait étalage de sentiments germanophiles ou commis des brutalités (pour la police), avoir exercé une action " nuisible au pays ou répressive vis-à-vis des patriotes" [11], mais point avoir seulement exécuté les ordres de ses chefs.

René Cassin, compagnon du Général De Gaulle à Londres des juin 1940, a rappelé quant à lui opportunément, dans ses mémoires, les modalités d'adhésion à la Résistance des différentes catégories de Français. Afin de lui remonter le moral, il les présenta à un De Gaulle dépressif, un soir de juillet 1940, alors que ce dernier s'interrogeait sur la légitimité de son aventure [12]. Viendraient successivement au gaullisme, lui expliqua-t-il, d'abord les marins et les montagnards, ces hommes solitaires face aux éléments immuables de la nature, enclins à l'introspection, éloignés des lieux de pouvoir au fond de leurs territoires, sensibles au sens du permanent. Puis, ceux dont les conceptions sociales, le sens de l'honneur, l'amour de la liberté, seraient heurtés par le pouvoir pétainiste : les intellectuels, les salariés, les mineurs, les ouvriers, les petits paysans, les prêtres de campagne. Puis, les lésés du régime : les fonctionnaires révoqués, les déçus du maréchalisme. Puis, les gros propriétaires, les milieux d'affaires, les notables. En dernier, les militaires et les officiers, trop habitués à obéir. Mais beaucoup s'engageraient, progressivement. Et tous représenteraient en bloc, au delà des dates de leur décision, sans qu'il y ait à les discriminer, les forces vives de la France libre. Ces propos, prononcés en situation, face aux incertitudes de l'année 1940, donnent une juste mesure du problème de l'engagement dans la période en question, souvent traité de façon déformante, cinquante ans après, par les "juges suppléants de la vallée de Josapha", selon l'expression de Lucien Febvre dans Combats pour l'Histoire.

Mounier sert donc de cible à des intellectuels qui, quelque part, règlent des comptes avec les valeurs qu'il incarna. Il semble être victime de la convergence de deux modes inversés de traitement du réel historique de cette période : celui du désir d'oubli de leur passé par les uns, celui des reconstructions présentes et anachroniques du passé par les autres.

Cependant, la polémique concernant le passage du philosophe personnaliste dans des institutions pédagogiques, journalistiques et culturelles de Vichy, au delà d'une éventuelle "compromission" avec un régime considéré comme illégitime, a le mérite de nous interroger sur l'homogénéité d'une idéologie non-conformiste dans les années 30, sur son rapport au pouvoir dans les années 40, de même que sur l'existence d'un "fascisme" spécifiquement français. Et incidemment, sur le premier Vichy et le contenu de ses politiques culturelles. Comment apprécier l'influence du courant plus ou moins inspiré par Mounier pour ce qui est des questions de jeunesse, de réforme sociale, du rapport entre christianisme et politique, du diagnostic de "crise de civilisation", des enjeux de l'esprit et de la culture dans une société de masse perçue déjà à l'époque comme technicisée, matérialiste, individualiste ? Autant d'éléments intéressants pour la compréhension contemporaine des idées politiques dans une période de "crise" et d'effondrement des valeurs. Le cas Mounier soulève aussi un problème théorique important : quelles relations établir entre les idéologies, le champ philosophique et la sphère religieuse, ici entre catholicisme et politique ?

Par hasard, un jour de novembre 1992, aux Archives nationales, l'ouverture d'une liasse contenant les papiers du Cabinet du ministre de l'Intérieur de Vichy pour la période 1941-1942, parmi divers cartons sur l'étatisation de la police, nous a révélé un dossier intitulé "Jeune France" [13]. Or c'est dans cette association culturelle, créée le 22 novembre 1940, qu'Emmanuel Mounier s'était particulièrement engagé pour défendre sa conception de la culture. La liasse en question, qui livrait notamment de nombreuses notes d'André Chérier, chargé au Cabinet de Pucheu des questions de jeunesse en 1941-1942, apportait des indications extrêmement précieuses sur ces problèmes de même que sur le rapport avec Vichy de cette nébuleuse idéologique que représente le réseau intellectuel des "non-conformistes", duquel d'ailleurs les auteurs critiques séparent symptomatiquement Mounier. Que contiennent donc ces documents ?

Nous suivrons ici, en respectant les faits et les représentations des acteurs en situation, une démarche de micro-histoire. Le dossier Mounier servira de fil directeur dans une première partie, complété par la lecture des oeuvres du fondateur d'Esprit et de sa revue. Mais aussi par l'exploitation d'archives et de témoignages inédits sur la politique culturelle de Vichy, comme par une certaine révision des apports historiographiques à ce sujet.

Nous dépasserons ensuite, dans une deuxième partie, l'étude du cas considéré, pour recomposer plus largement le fonctionnement du réseau "non-conformiste" de 1940 à 1942, dont l'histoire détaillée a été écrite par Jean-Louis Loubet del Bayle pour les années 30. Ce que l'on pourrait appeler l'affaire Mounier, au premier abord limitée, révèle en effet le bouillonnement de la vie politique de la zone non-occupée dans une période charnière du "premier Vichy", d'août 1941 à novembre 1942. Elle dévoile les querelles du cénacle non-conformiste et permet d'affiner certains développements de l'historiographie du sujet [14]. Elle éclaire aussi, à travers la pratique des indicateurs, des écoutes téléphoniques et de la censure postale, que livrent les documents Chérier (les vieilles méthodes policières !), la bataille sans merci des différents clans en lutte pour le pouvoir, ici en matière de jeunesse et de culture. On comprend mieux les intentions et les orientations doctrinales des non-conformistes droitiers, dont certains étaient parfois pour Mounier des amis ou alliés de la veille. Regroupés dès février 1941 autour de Pierre Pucheu et de Paul Marion (Secrétaire général à l'Information et à la Propagande), proches du Cabinet civil de Pétain, ceux-ci se sont montrés les plus farouches adversaires du "personnalisme" mouniériste, tout en contribuant à l'élaboration théorique de la Révolution nationale. Selon quels contenus et quelles modalités ?

Dans une troisième partie, après le déploiement d'une analyse historienne inductive, nous reviendrons sur l'interprétation des faits analysés. La méthode qualitative mise en oeuvre pour aborder ce sujet est fondée sur la compréhension, au sens weberien de reconstruction de la rationalité des acteurs selon leurs valeurs. À partir d'un point de vue subjectiviste et culturaliste, proche de celui d'un Lucien Febvre en matière d'histoire culturelle, attaché à la tentative de reconstruction de la grille sensible et intellectuelle des acteurs observés, elle implique un effacement momentané de l'observateur. Mais celui-ci, à partir d'une problématique politologique sur les idées politiques et les réseaux intellectuels, se doit d'élargir les perspectives et de confronter in fine son objet avec d'autres approches. Donc, ici, point d'opposition entre les faits et les interprétations. Des moments d'analyse, une démarche en spirale, qui se déploient du micro vers le macro, en passant par divers niveaux de grossissement du réel. Un terrain étroit d'abord. Un espace-temps séquentiel. Une vie, singulière. Un système de sens. Puis le monde d'un réseau. Après, des ensembles plus vastes. Des familles de pensée. Un continent idéologique. On dépasse alors un individuel vertigineux, où l'on pourrait s'enfermer, s'engloutir. Les focales de l'objectif s'ouvrent et se ferment, s'adaptent aux interactions, à la fluidité, comme aux cristallisations d'un instant. Surgit, entre l'isolat des monades irréductibles et les structures collectives, une "identité politique" mouvante. Le "non-conformisme". Espace affectif et intellectuel d'une génération à jamais disparue ?

Ouvrons sans plus attendre le dossier de police de Jeune France et d'Emmanuel Mounier, première étape d'une évolution progressive vers des interrogations de plus en plus générales, imposées par la logique contenue dans les documents découverts.



[1] Marc Fumaroli, L'État culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, De Fallois, 1991, notamment pp. 91-113. Dans un autre genre, où l'amalgame est plus poussé, cf. de Bernard-Henry Lévy, L'idéologie française, Paris, Grasset, 1981.

[2] Zeev Sternhell, "Emmanuel Mounier et la contestation de la démocratie libérale dans la France des années trente", Revue française de science politique, décembre 1984, vol. 34, pp. 1141-1180, Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil, 1985, pp. 234-288, 299-317. Quant à l'amalgame de tous les non-conformistes des années 30, cf. pp. 301-311.

[3] Philippe Burin, La dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Le Seuil, 1986, pp. 88-90, 340-341, notes 58-62, p. 466.

[4] Emmanuel Mounier, Oeuvres, tome 4, Entretiens, Paris, Le Seuil, 1963.

[5] Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969, notamment pp. 161-164.

[6] Michel Winock, Histoire politique de la revue Esprit (1930-1950), Paris, Le Seuil, 1975.

[7] Bernard Comte, Une utopie combattante. L'École des cadres d'Uriage (1940-1941), Paris, Fayard, 1991 ; "Emmanuel Mounier devant Vichy et la Révolution nationale en 1940-1941 : l'histoire réinterprétée", Revue de l'Histoire de l'Église de France, tome LXXI, 1985 ; "Mounier à Lyon (1940-1942). De la reparution d'Esprit au procès de Combat", Bulletin des amis d'Emmanuel Mounier, 77, mars 1992, pp. 3-13.

[8] Dans un entretien avec Jean-Louis Loubet del Bayle en 1966, le philosophe Jean Guitton, ami de jeunesse de Mounier, expliquera par la situation professionnelle frustrante de son père les orientations ultérieures de sa réflexion en matière économique et sociale.

[9] Michel Winock, "Vichy et le cas Emmanuel Mounier", L'Histoire, mars 1995, n° 186, p. 53.

[10] Pierre Péan a bien analysé le problème dans son ouvrage sur François Mitterrand, Une jeunesse française, Paris, Fayard, 1994, notamment pp. 257-259.

[11] Cité par Charles-Louis Foulon, Le pouvoir en province à la Libération, Paris, Presses de la FNSP, 1975.

[12] René Cassin, Les hommes partis de rien, Paris, Plon, 1975 pp. 128-129.

[13] Archives nationales, Série ELA., liasses 3686 à 3696.

[14] L'étude de référence sur le sujet reste la thèse de Véronique Chabrol (à paraître), Jeune France. Une expérience de recherche et de décentralisation culturelle (novembre 1940-mars 1942), Université de Paris III, 1974, que l'auteur, fille de Paul Flamand, dirigeant de jeune France en zone occupée, a résumée dans les deux articles suivants : "Jeune France, un "maillon manquant" pour l'histoire de la décentralisation culturelle", in Cahiers de l'Animation, n° 53, 1985, pp. 85-94, "L'ambition de Jeune France", in La vie culturelle sous Vichy, Bruxelles, Éditions Complexe, 1990. Une des premières publications internes concernant jeune France est le tome II des Cahiers d'un homme de bon vouloir, de Jean Lagénie, consacré à "Jeune France Aquitaine", Bordeaux, dactylographié, juin 1976 (aimablement communiqué par l'auteur, mémoire vivante du théâtre français). On trouvera des informations complémentaires dans Christian Faure, Le pouvoir culturel de Vichy. Folklore et Révolution nationale (1940-1944), Lyon, PUL et Éditions du CNRS, 1989, pp. 57-62, Serge Added, Le théâtre. Les années Vichy, Paris, Ramsay, 1992, pp. 203-225, Laurence Bertrand Dorléac, L'art de la défaite (1940-1944), Paris, Le Seuil, 1993, pp. 223-243.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 15 juin 2009 19:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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