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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Michel BERGÈS, Machiavel, un penseur masqué ? (2000)
Introduction. Le mystère Machiavel


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Michel BERGÈS, Machiavel, un penseur masqué ? Bruxelles: Éditions Complexe, 2000, 360 pp. Collection: Théorie politique. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 31 décembfe 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

INTRODUCTION.

LE MYSTÈRE MACHIAVEL

PREMIÈRE ÉNIGME : L’HOMME, LE CONTEXTE ET L’OEUVRE

Le fonctionnaire florentin
La formation (1469-1498)
Le secrétaire de la République (1498-1512)
Épuration et création compensatoire (1512-1520)
Machiavel rempile avec les Médicis (1520-1527)

L’observateur d’un baril de poudre
L’imbroglio de la politique extérieure
Rivalités et factions intérieures

Pour une méthode globale
Historicisme et contextualisme
La synchronie du sens

SECONDE ÉNIGME : MORALE OU POLITIQUE ?

Les fondements de l’ordre politique
Les réponses humanistes des Grecs
Omnis potestas a Deo : la transcendance chrétienne

Science politique et valeurs

Machiavel (1469-1527) constitue un mystère pour la philosophie et la science politique. Au coeur d’un débat qui dépasse l’homme, on doit trancher, le concernant, entre l’image qu’il a laissée de lui, traduite dans le langage courant par des injures et des qualificatifs péjoratifs, et le sens réel d’une pensée qui, au-delà de la mort elle-même, a traversé le temps et nous interpelle de façon lancinente, comme une bouteille jetée à la mer.

Pourquoi cette fonction historique d’anti-destin, malgré les feux follets de contresens qui ont serpenté en la défaveur de cette pensée dès le XVIe siècle, poussés pour certains jusqu’à l’autodafé de ses livres et de son effigie ?

Crime impardonnable : ce briseur d’idoles, cet iconoclaste maudit aurait-il coupé le pouvoir de toute transcendance en furetant sous le tabernacle, jusqu’à démasquer les secrets politiciens de tous les temps, devenant insupportable à la théorie de pharisiens ultérieurs qui l’ont pourchassé de leur haine ? Aurait-il d’emblée trop remué la question taboue en Occident des relations entre religion et politique ? Quelle boîte de Pandore ce sorcier du pouvoir a-t-il ouverte ? Quels diables s’en sont échappés comme des ressorts ?

Une lecture compréhensive, « machiavélienne » et non « machiavélique » de l’oeuvre, est-elle possible face au poids écrasant de l’herméneutique qui s’est projetée et sédimentarisée sur elle, jusqu’à l’obscurcir ? Selon quelles modalités méthodologiques peut-on la déployer ? En tenant compte des progrès de l’historiographie moderne et en des temps aujourd’hui plus cléments pour l’Europe que ceux des guerres obscures de cette Toscane du XVe siècle livrée à tous les spadassins, reîtres et grands fauves de la Renaissance qui forma un contexte vital, comment dépasser le « mythe Machiavel » ?

Deux énigmes surgissent concernant ce Florentin. Comme s’il s’agissait d’un Sphinx, des questions que l’on pose dépend la compréhension de ses écrits.

D’abord, problème épistémologique : quel lien établir entre l’homme, son espace-temps historique et l’oeuvre elle-même ? Surgit ici le Machiavel, esprit scientifique qui décortique le pouvoir comme un chirurgien de la Renaissance étudiait secrètement un cadavre avec ses instruments à lui ou soignait autant que faire se peut un corps malade. Sans anesthésie et sans immunologie.

Ensuite, problème philosophique : comment articuler, face à son regard sulfureux sur le pouvoir, morale et politique ? Reflet, là, du Machiavel mythique, inventeur présumé de la Raison d’État et du « machiavélisme »…

PREMIÈRE ÉNIGME :
L’HOMME, LE CONTEXTE ET L’OEUVRE

LE FONCTIONNAIRE FLORENTIN

Afin de fleurer de façon introductive une pensée enracinée, qui fut aussi une démarche humaine conquise sur la vie de tous les jours, officielle et privée, il est bon de préciser quelques repères temporels. Avant de dévoiler le mythe et de mieux définir l’énigme.

La formation (1469-1498)

Nicolas Pierre Michel Machiavel naît à Florence le 3 mai 1469, « à la quatrième heure de la nuit », dans la maison familiale près du Ponte-Vecchio. De Bernardo, notaire, et de Bartolomea de’Nelli. On le baptise le lendemain à Santa Reparata. Sa famille, de petite noblesse toscane à l’origine, embourgeoisée par la suite, possède des terres et une petite métairie à quelques lieues de la cité, sur les hauteurs. Certains ancêtres furent gonfaloniers. D’autres ont participé en tant que prieurs à la corporation des Arts majeurs de la ville.

Bernardo amène souvent ses enfants dans la propriété campagnarde au-dessus de la cité aux lys rouges, notamment lors des mauvaises saisons, quand l’air vicié de la ville est porteur d’épidémies et de maladies chroniques. Nicolas, qui y voit ses grands-parents, découvre la nature à dos de mule, porté dans des paniers de châtaignier avec ses soeurs, Primerana et Margherita ou son frère Totto, qui plus tard deviendra prêtre.

Son père fréquente des humanistes et des patriciens de la cité. Il aime collectionner et relier les vieux livres. Il donne à ses enfants une éducation soignée. Dans son journal de souvenirs familiaux, il détaille les étapes de la formation du jeune Nicolas : l’école de da Poppi à l’église Saint-Benoît de l’Estude, puis des précepteurs. L’enfant apprend à lire, étudie la grammaire, les mathématiques, puis, en compagnie de fils d’autres humanistes, les lettres latines. Bernardo note qu’à 12 ans il peut rédiger tout seul des textes en latin. Lorsqu’il a 17 ans, il l’envoie dans le quartier faire relier une histoire de Rome qui marquera Nicholas toute sa vie : les trois premières Décades de Tite-Live. L’étudiant, passionné de littérature latine et de poésie, traduit le De Natura rerum de Lucrèce. Il suit, dans les pas de son père, des cours de droit. Sa mère, qui a composé des madrigaux, lui a transmis l’amour de la musique. Il joue lui-même du luth.

Le secrétaire de la République (1498-1512)

Ses études terminées, le jeune juriste et lettré se présente le 19 février 1498 à un recrutement de gratte-papier au Vieux Palais de la Cité. Il n’est pas retenu. Le 18 juin suivant, il devient secrétaire à la deuxième Chancellerie qui s’occupe des affaires intérieures et de défense. Un mois plus tard, il est affecté au secrétariat des Dix qui supervise les deux services des affaires intérieures et extérieures. Là, il entame une carrière de bureau, avec l’appui de certains protecteurs (Salviati, Giocomini…), puis du futur gonfalonier à vie, Piero Soderini. Ses fonctions de rédacteur l’engagent pour quinze ans dans l’action quotidienne de la politique de la république sodérienne des classes moyennes, entre peuple, haute bourgeoisie et aristocratie. Rapidement, il devient responsable administratif à la Chancellerie des affaires extérieures. On lui confie aussi des fonctions de terrain en raison de ses compétences d’écriture et de jugement. En haut lieu, on apprécie sa finesse, sa modération respectueuse. Il tranche par son intelligence rapide des faits et des hommes.

Les postes d’ambassadeurs étant réservés aux fils de grandes familles, le simple légat va accomplir des missions ponctuelles d’information et de négociation. Ce n’est pas un décideur, mais un exécutant aux ordres de la Seigneurie et des Conseils. Il est envoyé à plusieurs reprises autour de Florence, en Italie (auprès notamment de César Borgia qu’il craint mais dont il reconnaît l’efficacité). Il se rend aussi à l’étranger : quatre fois en France (en 1500, 1504, 1510, 1511, traitant avec Charles VIII puis Louis XII et nouant des liens d’amitié avec le président du Parlement de Paris, Antoine du Prat), deux fois en Allemagne auprès de l’empereur Maximilien (1507, 1509), à la Cour de Rome (où il suit notamment l’élection du pape Jules II). En tout, près de quarante missions extérieures, où il fallut trouver des alliances, calmer ou attiser des factions rivales de Florence et d’autres cités, surveiller les troupes étrangères, obtenir des délais pour payer ou rentrer de l’argent, faire patienter les rois et leurs ministres… Le tout complété par des responsabilités continues à partir de 1506 en matière de milice, de levée de troupes et de protection de la cité. Le fonctionnaire Machiavel pourra écrire, ultérieurement, que les quinze années vouées à la République ne furent ni « dormies » ni « jouées » par lui.

Il perdit son père en 1500, se maria en 1501 avec Marietta Corsini. Il fut souvent absent du foyer, mais éleva cinq enfants, Bartolomea, Bernardo, Lodovico, Guido et Piero. Son ami Vespucci édita sa première oeuvre littéraire en 1506 (la Première Décennale, écrite deux ans avant). Il rédigea aussi des rapports détaillés sur les pays traversés (la France et l’Allemagne), la Seconde Décennale (en 1509). En 1512, le secrétaire a le temps d’achever, malgré l’urgence des événements, les Capitoli, poèmes commencés en 1505, portant sur l’occasion, la fortune et l’ambition.

En août 1512, les Médicis reviennent à Florence avec les armées espagnoles et l’appui du pape Léon X. La Seigneurie s’est trouvée incapable de résister. Les milices aussi, transformées en groupes de fuyards. Les choses vont s’accélérer pour Machiavel.

Épuration et création compensatoire (1512-1520)

Le secrétaire est compromis par son attachement à la République. La débandade de ses chefs, la fuite peu glorieuse de Soderini le condamnent. Il est licencié et remplacé par le secrétaire privé des Médicis. On lui demande des comptes sur la gestion de la milice. Début novembre 1512, il est interdit au Vieux Palais et dans toute charge publique. Il est assigné à Florence qu’il ne doit pas quitter pendant dix ans, ne pouvant même pas se rendre à sa métairie de Sant’Andrea in Percussina. En décembre suivant, après l’épuration, un complot mené par des jeunes républicains, dont certains sont ses amis, est découvert. On l’arrête. On le jette en prison. On le torture en lui faisant subir six fois de suite l’estrapade, c’est-à-dire qu’on le monte à une corde, soutenu par les bras, et on le laisse retomber par terre violemment de tout son poids. Le chef du complot est décapité. Les autres meneurs, emprisonnés. Lui, et quelques autres, sont assignés à résidence. On l’exile dans sa métairie familiale. Il n’a pas le droit de quitter Florence.

Désormais commence pour le fonctionnaire républicain une période sombre, tourmentée, dépressive. Mais aussi, particulièrement créative. Il conserve pour ami Francesco Vettori, fils de riche famille, nommé par les Médicis ambassadeur à Rome auprès du pape (on avait ainsi remercié ce membre de la Seigneurie d’avoir contribué à retourner le Conseil de Florence et à liquider la République). C’est l’homme avec qui il s’était rendu en mission en Allemagne. Puissant, il est intervenu avec son frère et un ou deux autres amis du camp des aristocrates pour le faire libérer de prison (sous caution) et plaider sa cause auprès des nouveaux seigneurs. Machiavel lui écrit près de vingt-cinq lettres miraculeusement conservées.

Il se démène pour retrouver un emploi. Bien que le pouvoir soit désormais et pour longtemps totalement médicéen. Vettori est bien vu de la Maison qu’il sert à Rome, tout en gardant des liens permanents avec ses amis de Florence. Le secrétaire mise sur ce patron qui saura habilement utiliser son intelligence de la situation internationale en suscitant des rapports qu’il maniera lui-même en haut lieu, sans intervenir efficacement en sa faveur. Souvent découragé, Machiavel patiente. Il a six bouches à nourrir avec les seuls moyens de sa métairie. Que faire ?

Il se met à écrire, travaillant tous les soirs à la lumière d’une bougie, dans sa solitude campagnarde. Il se rend peu à Florence. On a l’impression qu’il compense ses déboires personnels et professionnels par l’écriture. Et qu’il vit, au fond du gouffre, après la prison et la torture, « un rêve de Perrette ». Il a l’illusion de retrouver l’enthousiasme du temps de Laurent le Magnifique. Il joue à l’humaniste. Mais avec retard. Comme s’il s’agissait d’une parodie de la grandeur de Florence. Sans trop y croire. Son dialogue avec les auteurs anciens, qui renoue aussi avec sa jeunesse latiniste et ses songes romains, apparaît pathétique.

En 1513, il engage la rédaction d’un ouvrage ourdi de longue date : une réflexion sur les Décades de Tite-Live. Il s’arrête soudainement, pour rédiger un opuscule de quatre-vingts pages dont il aurait eu l’intuition en cultivant un champ. Des amis encouragent son projet. Il s’agit du Prince, rédigé en latin, envoyé, puis lu à quelques proches par petits paquets, dédicacé d’abord à Julien de Médicis, qui meurt en 1516, sans l’avoir lu. Machiavel le lui aurait présenté un jour sous forme de manuscrit. Le nouveau Seigneur, entouré de ses braques, se préoccupa uniquement de nourrir ces derniers, sans rien dire. Un chroniqueur commente :

« Ce que voyant, Nicolas s’en fut, indigné, et jura à ses amis que s’il n’était pas homme à conjurer contre les princes, son livre lui, le vengerait [1]. »

Finalement, toujours désireux de servir sa cité, il décide après avoir consulté des proches, de l’offrir à Laurent le Second, le descendant du Magnifique. La dédicace apparaît, dans le fond, conditionnelle, désabusée. Machiavel, loin d’être flagorneur, conseille. Il place cependant la barre très haut. Trop. La Maison qui a désormais tous les pouvoirs à Florence et à Rome, sera-t-elle la force rédemptrice pour bouter l’ennemi barbare hors de l’Italie ? Voici les conseils d’un homme du peuple pour être grand, tirés de ce que j’ai appris et vu, et de ce que j’ai lu chez les auteurs anciens, lance-t-il au nouveau Magnifique (on appelle ainsi à Florence tous les hauts dignitaires et seigneurs). Mais à vous d’être grand !

« Malheureusement, il prêche dans le désert, et pour des sourds », commente Edmond Barincou [2]. Léon X, un des plus népotistes des papes refuse de l’employer, de même que ses deux neveux.

Échaudé, le secrétaire a compris. Le Prince ne sera pas édité. En décembre 1516, il effectue une mission commerciale à Livourne, enfin autorisé à circuler. Il poursuit la rédaction pendant cinq ans d’un autre ouvrage qui restera lui aussi manuscrit, les Discours sur la Première Décade de Tite-Live, commentaire du livre tant aimé depuis son adolescence, particulièrement ressassé depuis la mort de son père qui le lui avait fait relier, et dont il avait hérité vraisemblablement avec la bibliothèque familiale. Il en lit des extraits au cercle de Cosimo Rucellai, qu’il fréquente, à qui il dédicacera les Discours en 1517.

Mais il est toujours désireux de servir et de retrouver un poste. Il espère une intervention effective de Vettori, qui, lui, l’exploite, l’amuse, tergiverse. Machiavel poursuit sa création littéraire. Encouragé par les humanistes littéraires du cercle Rucellai, il se lance dans l’écriture de pièces de théâtre. Un voeu de jeunesse ? Il aurait rédigé, vers 1504, à la demande du gonfalonier Soderini, une pièce aujourd’hui perdue, Les Masques, portant sur la vie politique florentine, à la façon d’Aristophane. Il sait aussi que la comédie est prisée à la cour de Léon X [3]. En 1517, composition d’un poème politique inachevé, L’Âne d’or, sur le modèle d’un récit d’Apulée.

En 1518, Machiavel écrit sa comédie qui aura le plus de succès, et la publie au moment du mariage de Laurent II de Médicis : La Mandragore. Il en assume les représentations avec musique, danse et chant entre les actes. Il se délecte encore à traduire et à adapter la pièce de Térence, L’Andria, qui avait fait l’objet d’un cours de Politien à l’université du temps de Laurent Ier le Magnifique. Il rédige encore une nouvelle comique, L’Archidiable Belphégor. La même année, il se rend à Gênes, pour raisons commerciales.

En 1519, hanté par les questions militaires, desquelles dépendait tout le sort de l’Italie, comme le laissait pressentir l’exhortation du Prince, il tire les leçons de son expérience à la tête de la milice florentine, agrémentées de commentaires des auteurs anciens sur le sujet : il achève L’Art de la guerre en 1521. La Fortune va-t-elle lui sourire enfin ?

Machiavel rempile avec les Médicis (1520-1527)

En 1520, au Palais Médicis, il rencontre le cardinal Jules (le futur Clément VII) qui, pour le tester, lui demande un rapport sur la réforme de l’État à Florence. Il s’exécute prudemment, en dosant le poids des différentes institutions à envisager. Pour montrer ses talents, il publie un opuscule sur l’histoire d’un homme politique illustre, Castruccio Castracani. De juillet à septembre, il obtient une mission commerciale à Lucques, à la demande du cardinal. À son retour, en raison du succès de son ouvrage sur Castracani, celui-ci lui octroie une bourse de soixante-sept florins pour engager une histoire officielle de Florence qui l’intègre de façon temporaire à l’Université. Par étapes, Machiavel redresse la tête.

En avril 1521, l’ancien fonctionnaire refuse un emploi de secrétaire d’un condottiere. Pour lui, les « affaires » politiques, les seules, les vraies, captent tout son intérêt. Son ami Vettori, confident de Jules de Médicis, devient membre du Conseil de la Marchandise et l’appuie. En mai 1521, les Huit de Pratiques l’envoient auprès des franciscains de Carpi pour négocier. Il est à nouveau légat officieux. Il rencontre François Guichardin avec qui il se met à correspondre. Jules de Médicis devient le pape Clément VII le 18 novembre 1523. La Mandragore est réimprimée en 1524 et l’année suivante. En mai 1525, Machiavel termine les Histoires florentines. Un mois après, il est envoyé en mission par le pape auprès de François Guichardin nommé chef des troupes de l’Église. Il doit mettre sur pied une milice, mais le projet échoue. En août 1525 est levée son interdiction d’exercer toute charge publique. Il présente à Clément VII sa chronique officielle de Florence. On double son salaire d’historien désormais appointé. Il obtient une mission commerciale à Venise. La Clizia est représentée pour la première fois en public avec succès.

Les Médicis l’utilisent vaguement. En raison de ses compétences militaires, il sert à nouveau la cité : en avril 1526, on confie à l’auteur de L’Art de la guerre la tâche d’organiser la défense des murailles de Florence. Un peu comme du temps du pouvoir républicain avant sa débandade. Machiavel est nommé responsable des fortifications. En février 1527, à Parme, auprès de Guichardin, toujours responsable des troupes pontificales, il observe les combats des armées espagnoles retournées cette fois contre la Ligue italienne menée par Clément VII. Les impériaux triomphent. Rome est saccagée le 6 mai. De là, il apprend la chute de Florence le 22 mai suivant.

Le 10 juin, un éphémère gouvernement républicain s’installe à nouveau. Machiavel, qui avait frayé non sans mal avec les Médicis, est bien sûr oublié. Il sera définitivement écarté des affaires. Il meurt à Florence d’une maladie de ventre malgré (ou à cause de) une potion qu’il s’était administrée lui-même, le 22 juin 1527. On l’enterre chrétiennement dans le tombeau de ses ancêtres. Dans sa lettre à Vettori du 16 avril 1527 il avait écrit : « J’aime ma patrie plus que mon âme ». La réciproque ne fut pas toujours vraie.

Cet homme modeste, placé à un poste-clé, qui assista à tous les événements importants de son temps, profita de son passage dans les coulisses du pouvoir pour observer sans fard le laboratoire qu’il avait sous les yeux concernant l’art politique dans la Florence du Quattrocento.

Quel spectacle !

L’OBSERVATEUR D’UN BARIL DE POUDRE

Pendant une période de soixante années, Florence, énorme ville-réseau pour l’époque avec 80 000 habitants, étale sa richesse en plein soleil [4]. On a frôlé, nous dit Fernand Braudel, la révolution industrielle [5]. Les drapiers de la cité, soutenus par les fils de la finance, fournissent toute l’Europe. La ville marchande a délaissé ses structures médiévales oligarchiques pour donner le pouvoir, en 1434, après des luttes fratricides entre clans familiaux, aux Médicis. Comme par hasard, ce sont des banquiers, entrepreneurs et propriétaires fonciers qui ont édifié une holding européenne démultipliant leur fortune.

Cosme l’Ancien, puis son petit-fils Laurent le Magnifique, ont fait de cette cité un des joyaux de l’Italie, un temps au-dessus de Rome. Florence va « battre la mesure ». L’étalement de la richesse de la haute bourgeoisie efface l’aristocratie ancienne. Le surplus se déverse sous forme de mécénat sur les arts et la culture, entre les mains des nouveaux seigneurs. Laurent lui-même, qui acheta les plus grands artistes du temps, joua à l’écrivain. Ce fut, au sommet, un âge d’or. Les palais, les sculptures, les peintures, les églises ruisselantes de beauté, en témoignent encore.

Ombre au tableau ? Les intempéries économiques, à partir de 1470, annoncent un gros orage. L’axe commence à basculer de la Méditerranée vers l’Atlantique. Le protectionnisme des monarchies territoriales limite la diffusion des produits italiens. L’industrie textile baisse ses prix et, de là, sa qualité. Cela se ressent au niveau commercial puis bancaire. Les riches achètent des terres et des oeuvres d’art, au lieu de réinvestir dans les circuits financiers ou commerciaux. Lentement, la crise va suivre la régression des prix. L’inquiétude et la morosité entachent la fin du règne de Laurent. Le réseau des Médicis, toujours puissant jusque vers 1550, ne peut plus soutenir, comme du temps de Cosme, la politique de la cité.

Cette vision, trop économiste, doit être complétée. Le vrai problème, c’est bien la politique. Fernand Braudel parle à tort de « période de paix ». Hostile à une histoire-bataille autour des guerres, de la diplomatie, des grands hommes, des luttes de clans et de factions, bref à une histoire politique au sens fort, il n’a pas lu, semble-t-il, les Histoires florentines de Machiavel.

Or, là, le fonctionnaire républicain dresse un portrait spectral des frictions et des enjeux de pouvoir qui court-circuitent sans cesse son terrain d’observation, la cité des Médicis. Projette-t-il une vision du monde ? Ou bien l’objet qu’il fait surgir correspond-il à la réalité ? C’est la politique à Florence, extérieure comme intérieure, qui sent le soufre. Pas son observateur.

L’imbroglio de la politique extérieure

Première leçon de Machiavel : la guerre est permanente. C’est le ressort principal du temps, le mal qui ronge les cités et toute l’Italie. La politique extérieure mène le bal. Il en remarque l’absurdité et la fatalité :

« Les guerres auxquelles les Florentins sont obligés de prendre part sont causées le plus souvent par les autres peuples ou princes de l’Italie [6]. »

Dans le premier chapitre du Livre VI des Histoires, il parle de la « vanité des guerres d’alors ». Ce ne sont que des jeux stériles et ruineux. Elles ne rapportent rien au vainqueur. Contrairement à celles de l’Antiquité, elles ruinent l’État, ne sont pas fêtées par le peuple, dépouillent les citoyens qui subissent sans cesse des agressions extérieures. Comme généralement on ne tue pas les ennemis et qu’on ne fait aucun prisonnier, le vaincu, une fois réarmé et muni de nouveaux chevaux, revient à la charge. Les butins sont distribués aux soldats et condottieres. Le vainqueur se trouve dépossédé de sa victoire. Pour se défendre, il doit lever de nouveaux impôts, saigner le peuple, le pressurer encore plus. Ces guerres-là s’achèvent toujours au moment de la mauvaise saison. Les armées regagnent leurs quartiers d’hiver, se débandent. Les avancées sont perdues. Tout est à recommencer avec le printemps. Machiavel le note :

« Comme on était en hiver, les chefs jugèrent à propos d’interrompre la guerre jusqu’à la belle saison. Ils avaient d’ailleurs dans leur armée beaucoup de maladies causées par le mauvais air qui avait régné pendant l’automne [7]. »

Les trêves ne sont pas non plus faites pour durer. Les parties en conviennent. Machiavel précise :

« Le Traité de paix portait que l’on pourrait non seulement redemander ce que l’on avait perdu, mais encore faire la guerre à quiconque s’opposerait à ce qu’on le recouvrât [8]. »

Autre remarque : les guerres ne bénéficient même pas à ceux qui les lancent, princes, comtes, marquis, ducs, pétris d’ambition ou de rancune. Leurs résultats restent trop incertains. Peu efficaces, elles détruisent les contrées et les villes inutilement. Fernand Braudel plaisantait en parlant de « drôles de guerre », théâtrales, interminables, symboliques et verbales. Comme s’il ne s’était agi que de parades de chevaux, d’oriflammes, d’armures, de combats de coqs. Avant la pénétration de l’artillerie, de la poudre, des canons, elles n’auraient fait que peu de morts, consistant surtout à prendre une ville par ruse ou par force, après un blocus plus ou moins long ! Machiavel constate, lui, que les « appétits de guerre » se révélaient souvent sanglants : en 1481, la bataille entre le duc de Calabre et le duc de Rimini, Roberto, général des troupes papales, fit plus de mille morts en une journée de combat ininterrompu, l’infanterie se montrant d’ailleurs plus terrible que la cavalerie, qui fut balayée [9].

Autre leçon : c’est le caractère explosif et tortueux de la situation extérieure qui produit cette logique des guerres. On en recense presque une par an. Il n’y avait pas une Italie, mais cinquante ou cent. Des petits duchés, marquisats, comtés ou principautés. Des républiques urbaines (Gênes, Lucques, Sienne, la Sardaigne, la Sicile…). Les États pontificaux, éclatés en provinces. Et surtout, dans la cour des grands, la république de Venise, le duché de Milan, territoire des Sforza, le potentat des Médicis à Florence, et le royaume de Naples, confié aux Aragon. Ces entités sont entre les mains, comme des jouets, de familles dynastiques au pouvoir économique considérable. Elles constituent des principats palatiaux qui font l’objet d’affrontements sanglants dans chaque ville entre clans rivaux. Jusqu’aux massacres, à l’assassinat, à la conjuration. Au-dessous, les couches populaires sont compressées et tenues en laisse. Une aristocratie en perte de vitesse reste bonne à marier pour ses titres et ses terres. Enfin une Église, autant puissance économique (par ses terres et les bénéfices prélevés), force militaire que religieuse, prétend s’imposer. La papauté arbitre et constitue un enjeu de pouvoir considérable entre les grandes familles qui s’allient ou s’affrontent à tour de rôle pour l’élection des papes. Comme liant, la corruption, le népotisme, la concurrence, l’ingérence, les mésalliances, les prétentions, les stratégies… C’est un baril de poudre !

Autre constat : on se trouve en présence d’un système complexe d’interactions, d’alliances, de « ligues » sans cesse changeantes et imprévisibles. Les trêves se font et se défont. Les accords d’hier entraînent les guerres du lendemain. La situation est inextricable. Impossible à analyser. Pourtant Machiavel arrive à en dresser l’histoire minutieuse. C’est fastidieux, mais édifiant. Les batailles s’enchaînent à n’en plus finir. La guerre produit la guerre !

En 1440, bel exemple, éclate le conflit entre la Lombardie et la Toscane. Aussitôt, deux coalitions se font : Visconti, le pape, le roi de Naples, contre les Vénitiens, alliés aux Florentins et au comte Sforza. Ce dernier cherche à capter la république de Milan. Dont il va vite s’emparer. Le pape intervient pour proposer une paix. Une trêve de cinq ans est tentée, mais le roi de Naples s’absente. Ce dernier, aussitôt le traité signé, déclare la guerre à la Toscane. Venise attaque Sforza, s’allie au roi de Naples, contrôle Sienne et veut Bologne. Florence choisit le duc de Milan et se prépare à la guerre. Machiavel commente :

« Tous ces événements ne permirent plus aux Florentins de douter d’une guerre prochaine ; ils firent donc les préparatifs accoutumés de défense ; créèrent les Dix, soldèrent de nouveaux condottieri, envoyèrent des ambassadeurs à Rome, à Naples, à Venise, à Milan, à Sienne pour demander des secours à leurs amis, démasquer les faux amis, gagner les hésitants, et percer les desseins des ennemis [10]. »

Les Vénitiens attaquent aussitôt le duc de Milan. Les armées alignent d’un côté 18 000 cavaliers et 3 000 fantassins. De l’autre, 16 000 et 6 000. Les campagnes sont ravagées, les petites villes livrées au pillage. Le conflit s’internationalise de façon inédite pour l’Italie. C’est une escalade fatale. Machiavel ajoute, parlant de sa cité :

« Afin d’accroître leur prestige et d’effrayer leurs ennemis, la République et le duc de Milan conclurent un traité d’alliance avec le roi de France pour la défense de leurs États respectifs, et ils firent célébrer cette nouvelle dans toute l’Italie par des manifestations magnifiques d’allégresse [11]. »

L’incendie repart de plus belle. Et puis, après la trêve hivernale, la paix est souhaitée. Les partis en discutent à Rome. Sforza et Venise signent un traité entre eux le 9 avril 1454. Mais aussitôt c’est le roi de Naples qui attaque Gênes qui, elle, pour se défendre, fait allégeance au roi de France. Le duc d’Anjou, envoyé sur place, assume Gênes. Le roi de Naples meurt. Et le pape change. Le nouveau roi de Naples, Ferdinand, reproche à Florence d’avoir aidé Anjou…

Si l’on se projette dix ans plus tard, même scénario échevelé. Deux nouvelles ligues se forment. Le roi de Naples s’allie cette fois au pape. Venise s’entend avec Milan et les Florentins. Mais soudain, Venise bascule. Puis le pape se dresse contre Florence. La situation dégénère. Florence, en 1478, veut renverser le pape par un concile. Un an après, c’est Gênes qui se révolte contre Milan. Et puis, las, Laurent le Magnifique propose la paix à Naples. Florence se réconcilie passagèrement avec le Saint-Siège. Nouvelle coalition. Le pape, les Vénitiens, les Génois, les Siennois d’un côté. Les Florentins, le roi de Naples, le duc de Milan de l’autre. La trêve est bientôt rompue. En 1482, c’est contre les Vénitiens que se retournent Naples, Milan, Florence et le pape…

Et ainsi de suite. Une valse à mille temps ! Comme dit Machiavel :

« On peut ainsi regagner par la paix ce qu’on a perdu par la guerre [12]. »

Et vice versa ! Tout se fait et se défait sans cesse. Où est la cohérence ? Deux ans après, la Ligue de 1482 n’existe plus. Les Vénitiens se rallient à nouveau au duc de Milan… Machiavel suggère même que Sixte IV, pape belliqueux, est mort parce que l’idée de paix l’avait rongé. Le nouveau pape, Innocent III, va calmer le jeu. Mais la toupie s’affole à nouveau. Guerre entre Naples et Rome en 1484, entre Florence et le pape Alexandre VI…

Au tournant du siècle, c’est le roi de France, Charles VIII, puis son successeur qui interviennent. On les a appelés. Ils arrivent. Ils voudraient bien le royaume de Naples. Le pape, Borgia, se tourne pourtant vers la France : il veut marier son fils César et accroître ses États. Florence s’immisce à nouveau. Elle veut éviter que les Vénitiens ne rejoignent la France. C’est pourtant ce qu’ils font le 10 février 1499 avec la Ligue de Blois. Un des enjeux pour Florence, c’est aussi d’avoir un port. Pise ferait l’affaire… Mais Venise est toujours là à tirer les ficelles. Voilà les Français en Toscane. Puis à Rome. Ils signent un traité avec le pape. Ce dernier meurt. Tout est à refaire.

Pie III gouverne un mois. Il meurt aussi. Son successeur, Jules II, brouille alors le jeu. Les Borgia écartés, c’est la lutte entre Rome et la France. L’Allemagne maintenant veut s’en mêler. Mais elle hésite. L’Angleterre rejoint la France. Un schisme se prépare. Et une internationalisation du conflit. Le pape réplique : il crée une Ligue avec l’Espagne. Tout semble s’arranger au concile de Latran, en mai 1512. Pour un temps seulement… Et l’on pourrait continuer.

Voilà le spectacle que Machiavel contemple ! Il ne l’invente pas. Et, malgré l’imbroglio, il découvre une autre hypothèse, vérifiée par les faits. Les guerres, la politique étrangère, déterminent la politique interne des Cités. En tout cas, les deux sont liées. Car, au dedans, les partis et les factions en lutte, afin de se venger de rivaux au pouvoir, cherchent des appuis au dehors. La guerre extérieure alimente la guerre intérieure. L’inverse est vrai aussi !

Rivalités et factions intérieures

Machiavel, qui est contre les guerres donc, qui souffre de voir l’Italie ainsi déchirée et sous influence étrangère, s’oppose très fermement aux violentes inimitiés et à la lutte des « factions pernicieuses » qui divisent les Cités et surtout sa ville natale. Pour lui, les partis politiques constituent le mal.

Florence est divisée en sept corporations d’Arts majeurs (juges et notaires, changeurs, médecins, droguistes, drapiers, soyers, fourreurs) et quatorze d’Arts moyens et mineurs, représentant les petits métiers et les commerçants [13]. Ces groupes organisent la profession mais surtout composent le collège des électeurs et des éligibles (les prieurs). Dans cette période, le popolo, piétaille condamnée au silence, que méprise passablement Machiavel chaque fois qu’il le peut, se trouve « horsjeu » : en dehors des carnavals, des fêtes, des processions ou d’une plongée permanente dans « le fleuve noir de la sorcellerie », pas de luttes sociales en bas de l’échelle sous les Médicis. C’est une force d’appoint dans les conflits entre clans de la haute bourgeoisie, de l’aristocratie, comme entre les couches moyennes, divisées et alliées de façon alternée par corporations aux puissants qui mènent la danse. Les grands se payent d’humanisme artistique. La petite et moyenne bourgeoisie, attirée par les lettres plus que par le mécénat palatial, se complaît dans la sentimentalité et une idéologie de fuite vers l’Antiquité. Les marchands, les métiers, qui aiment les espèces sonnantes et trébuchantes, prônent le civisme. Mais tout le monde se méfie de tout le monde.

Les institutions forment des entrelacs compliqués. En cas de crise, on appelle par le tocsin les habitants sur la place de la Seigneurie pour décider des réformes institutionnelles (c’est le parlamento) en criant « au Peuple et à la Liberté », ou pour convoquer une assemblée exceptionnelle de citoyens (la balia), qui légifère à la place des autres conseils dans des cas graves. À l’antique, les noms des citoyens éligibles inscrits sur les rôles et dans les corporations pour être magistrats sont tirés au sort dans des sacs de cuir, les bourses. En temps normal, le Conseil du peuple vote à la fève, à la majorité des deux tiers pour approuver les lois. Trois autres conseils contrôlent la politique : celui des cent vingt et un, celui des cent, celui des soixante-dix, qui, lui, désigne les membres de la Seigneurie. Celle-ci, composée du conseil des prieurs et du magistrat chargé de la justice remplacé tous les deux mois (le gonfalonier), dirige et propose les lois. La chancellerie, gérée par un fonctionnaire de métier, comprend l’appareil des bureaux.

Les factions ? Les Médicis ne furent pas épargnés. Cosme l’Ancien, dont Machiavel dresse un portrait princier, a été modéré à l’égard de celles qu’il avait vaincues. Il sut habilement acheter le peuple pour conserver la main. Mais l’introduction de magistratures par tirage au sort, qu’il accepta d’appliquer, atteint le pouvoir oligarchique constitué autour de lui. Le résultat ? Moins de concussion, plus d’équité dans les jugements, plus de liberté de parole et de critique dans les rues. Mais les puissants, qui avaient cru affaiblir Cosme en proposant ces changements, perdirent rapidement leur influence. Un clan mené par le gonfalonier Pitti en 1458, voulut ressaisir le pouvoir. Il changea les membres des conseils, noyauta les magistratures (écartant même un grand-parent de Machiavel, Girolamo, banni, déclaré rebelle, trahi lors de sa fuite et exécuté dans la prison de Florence [14]).

Pendant huit ans, la cité subit une politique « insupportable par ses violences ». Cosme, trop vieux et malade, fut dominé par un groupe cupide. Son meneur, Luca Pitti, qui reçut maints cadeaux, se fit construire en mégalomane deux palais somptueux, utilisant comme main-d’oeuvre des repris de justice amnistiés. Machiavel ajoute :

« Afin que Dieu même parût avoir sa part de cette duperie, il ordonna des processions publiques et des prières solennelles pour le remercier d’avoir restitué à la république ses honneurs d’antan [15]. »

Florence fut mise en coupe réglée et « saignée au dedans par ses propres citoyens ».

À la mort de Cosme, les rancunes se déchaînèrent. Son fils Piero, faible et malade de la goutte, fut la proie de toutes les manoeuvres. Un complot se prépara contre lui. Un conseiller, Neroni (le mal nommé), suggéra de faire rembourser tous les prêts généreux accordés par Cosme. Ce fut un tollé. Des banqueroutes de marchands suivirent, ruinant la cité. Deux partis se formèrent, se réunissant la nuit et préparant un affrontement direct. Le clan anti-Médicis fut trahi par un de ses membres qui révéla le nom des conjurés au moment où on devait remplacer la Seigneurie. Ceux-ci avaient passé des alliances à l’extérieur. Piero mourut en 1469, quatre ans à peine après son père Cosme.

En raison de la corruption croissante et de la mobilisation d’alliés extérieurs contre Florence, la situation se dégrada. Le pape Sixte IV appuya les conjurés qui envisagèrent d’assassiner les deux fils de Piero, Laurent et Julien, pendant un repas, le 26 avril 1478. La tentative fut reportée… dans l’église Santa-Reperata, au cours d’un office. Julien fut tué, mais Laurent, seulement blessé, se réfugia dans la sacristie. Avec l’appui de la foule, il reprit rapidement la situation en main. Au même moment, appuyé par un cardinal aux ordres du pape, Salvietti, une autre partie des conjurés tenta de s’emparer de la Seigneurie. La démarche échoua. Salvietti et ses hommes furent tous tués à l’arme blanche par les gardes ou pendus aux fenêtres. Les Piazzi, qui avaient fomenté le coup, furent arrêtés, liquidés férocement. Le cadavre d’un des derniers trépassés fut déterré, tiré à travers places et rues par la corde avec laquelle on l’avait pendu et jeté dans l’Arno. Soutenus par une foule vengeresse, les Médicis triomphèrent ainsi.

Cependant le scénario s’inversa après la mort de Laurent le Magnifique. Chassé par une révolte des classes moyennes et populaires autour de Savonarole, en 1494, le fils de Laurent, Piero, tenta de revenir au pouvoir, tant en attaquant Florence qu’en recherchant des appuis contre elle. Un coup d’État fut préparé en 1497. On donna ce jour-là une distribution énorme de pain au peuple. La « populace », ajoute Machiavel, bien qu’appauvrie, était prête à tout compromis. Mais la pluie retarda les troupes de Piero. Les partisans de celui-ci firent une nouvelle tentative avec l’appui du pape et du cardinal da Ghizzano. Le complot fut déjoué et dénoncé publiquement. Après diverses hésitations, les conseils condamnèrent à mort six notables influents qui eurent la tête tranchée. Machiavel, peu machiavélique, commente :

« L’exécution eut lieu dans la cour du Palais du Capitaine. Toute la ville en demeura pour ainsi dire plongée dans les ténèbres ; chacun semblait respirer la vengeance [16]. »

Les haines passionnées éclatèrent encore un an après, lors de la mort de Francesco Valori, qui avait exigé une condamnation sévère lors du précédent complot.

Ces exemples, pris par Machiavel dans la période médicéenne de Florence, révèlent bien les conflits permanents au sommet de la cité, portés à leur paroxysme, attisés voire suscités par les guerres extérieures. Un autre événement dont il rend compte souligne la violence intérieure de sa ville : la politisation de Savonarole. Ce fut un tremblement de terre, conséquence de la crise économique, sociale et politique qui couvait. Et un exutoire aux rancunes.

La foudre s’était abattue sur la flèche de la cathédrale quelques jours avant la mort de Laurent de Médicis, emporté par une maladie d’estomac à 44 an, en avril 1492. Signe du ciel ! s’écria aussitôt un moine dominicain que Laurent avait cru bon de faire revenir dans sa cité à la demande de son philosophe officiel, Pic de la Mirandole [17], afin notamment de restructurer le couvent de Saint-Marc. Quelle idée !

L’Église du temps était assez spéciale, il est vrai. Lors de la cooptation du pape Innocent VIII, l’assemblée cardinalice comptait de drôles de représentants, mondains et immoraux. Ceux-ci donnaient à Rome des fêtes de nuit. Ils menaient grand train (avec des fortunes de 100 000 ducats, comme celle du Cardinal de La Balue). Ils jouissaient de concubines (tel Rodrigue Borgia, père de six enfants). Le nouveau pape donna la pourpre à des fils de famille, comme celui de son propre frère, ou celui de Laurent de Médicis (Jean, âgé seulement de 13 ans, ce qui ne s’était jamais vu dans l’histoire de l’Église). Alexandre VI, successeur d’Innocent VIII fut choisi le 11 août 1492 par une élection simoniaque, après force intrigues et marchandages : ce n’était autre que… Rodrigue Borgia. Celui-ci poursuivit sa vie antérieure et peupla le Sacré Collège de créatures à lui. Il favorisa de façon népotique son clan familial, dont son troisième fils, César, et sa fille, Lucrèce. Comment rendre alors la papauté indépendante et puissante contre les tyrans italiens et les factions romaines sans lever une armée, sans faire de politique, sans organiser des mariages ou des divorces, sans s’appuyer sur les autres grandes familles des cités italiennes, voire sur des souverains étrangers, et même sans utiliser les « assassinats de confiance » ou le poison ?

Des prédicateurs critiquèrent très tôt cette Église-là. L’un d’entre eux sort du lot : Jérôme Savonarole, né en 1452 dans une famille noble de Ferrare, entré dans l’ordre de Saint-Dominique et très tôt sensible à la « ruine de l’Église » (titre de son premier écrit). Envoyé à Florence pour prêcher, en 1482, il eut un choc. Lors de son arrivée dans la cité « païenne » et mondaine des Médicis, il vit un étrange cortège : une cavalcade de masques et de chanteurs, accompagnée de mercenaires pris dans la lie du peuple (les bravi), entourant un cardinal ceint d’une grande épée et paradant sur un cheval.

Outré, il entama son chemin de croix. Le son de cloche était différent de celui des franciscains que les Florentins écoutaient jusque-là, flattant leur ville, leur culture humaniste et leurs oreilles. Le dominicain tonna, vitupéra, dénonça, prophétisa. Sans audience au début, il parla de l’Apocalypse. Ses sermons dressèrent le tableau des moeurs dépravées de la cité, lançant ensuite invectives et menaces qui effrayèrent les auditoires. Mais voilà : après un bref séjour à Sienne, rappelé donc par Laurent de Médicis à Florence, à son retour, la crise et les rancoeurs aidant, il prit un tout autre chemin.

Il enflamme maintenant des églises pleines. Le popolo est du spectacle. Des notables, des intellectuels viennent aussi écouter ses transes visionnaires. C’est lui qui avait contribué à la chute des Médicis en 1494. Piero s’était rendu auprès du roi de France, Charles VIII, sans consulter les conseils, comme pour lui faire allégeance. Une révolte éclate le 9 novembre, regroupant les partisans du dominicain et tous les adversaires des Médicis (ils étaient nombreux) qui se soulèvent au cri habituel de « Peuple et Liberté ». Savonarole prêche :

« Le Glaive est venu ! les prophéties s’accomplissent ; c’est le Seigneur qui mène ces armées. »

Il se rend aussitôt auprès de Charles VIII qui promet qu’il respectera la cité. Il y entre bientôt aux cris de Viva Francia. Un mois plus tard, le prêtre se met à faire de la politique dans ses sermons. Il est pour la révision de l’impôt, du commerce. Il crée un mont de piété. Il propose une réforme des institutions de la cité. Lors des Rameaux, il fait déclarer Jésus roi de Florence. Il veut une république populaire, chrétienne.

Il prêche inlassablement contre le luxe et la dépravation de la cité. Un historien de l’Église, Fernand Mourret, raconte :

« Pendant le carnaval de 1497, il fit dresser sur la place de la Seigneurie une grande pyramide octangulaire, haute de trente brasses et large de cent vingt. Sur quinze degrés étaient déposés les objets apportés par les habitants de Florence : harpes, luths, violes et guitares, parfums, pommades et cosmétiques, oeuvres des poètes païens et des humanistes frivoles, tableaux lascifs de la jeune école florentine. On entassa au pied de la pyramide, des sarments, des étoupes et de la poudre. Une troupe d’enfants vêtus de blanc fit le tour du monument en chantant des cantiques. Puis, à un signal donné, le feu fut mis aux quatre angles du “bûcher des vanités”. Quand le premier jet de flammes, mêlé de fumée, s’éleva vers le ciel, les cloches sonnèrent, les trompettes de la Seigneurie retentirent et un formidable cri de triomphe sortit de toutes les poitrines, comme si l’empire de Satan venait d’être anéanti [18]. »

Alors le dominicain ne se sent plus. Il attaque le pape, qu’il accuse de simonie. Il veut que tout Florence suive les règles de vie d’un monastère. Il transforme des épouses en nonnes, contre l’avis des maris. Des jeunes à sa dévotion, les fanciulli (les jeunes du frère), entrent dans les maisons en bande, brisent les tables de jeu, les instruments de musique, dénoncent les délinquants, jusqu’à leurs propres parents. Le pape envoie des brefs à Florence, puis un émissaire. Il interdit au dominicain de prêcher. L’autre continue.

La Seigneurie, qui sait à quoi s’en tenir sur le pape, laisse faire un temps. Savonarole demande un nouveau concile. Il écrit à tous les monarques d’Europe. Sa lettre à Charles VIII est interceptée par le Vatican… Il se durcit au moment du renouvellement périodique de la Seigneurie, qui partage la ville en clans chaque fois. La coupe est pleine. Les partisans des Médicis, les franciscains (regroupés autour de Fra Mariano), le nouveau parti des Enragés (les Arrabiati) ne supportent plus son intégrisme et sa folie. Comme dit Machiavel non sans humour noir :

« Il sentait déjà le brûlé ; car la ville, instruite de sa nouvelle contestation avec le pape, fatiguée et ennuyée de ses prophéties sinistres, commençait à s’irriter contre lui : c’est pourquoi il cherchait autant qu’il le pouvait à éloigner le mal qui le menaçait […]. La ville, divisée, était ballottée entre deux partis inégaux, et aussitôt après l’entrée en fonctions des seigneurs désignés pour le mois de mars, on reçut de nouveaux brefs du pape, extrêmement pressants. On délibéra plusieurs fois sur cette affaire ; et comme d’abord la Seigneurie était divisée d’opinion, il en résultait des altercations extrêmement sérieuses [19]. »

Attiré, semble-t-il, par les flammes, Savonarole lance alors un défi à ses adversaires, relevé par un franciscain. Le 7 avril 1498, place de la Seigneurie, après avoir beaucoup hésité, il accepte « l’épreuve du feu » consistant à marcher sur un étroit sentier entre les flammes d’un bûcher. La pluie annule la tentative. La foule, immense, s’impatiente puis s’agite nerveusement. Des rixes éclatent. L’opération dégénère en un tumulte indescriptible. En un jour, dans un bûcher éteint par le ciel, le prestige de Savonarole s’écroule. Le peuple, furieux, conscient d’avoir été honteusement trompé, attaque son couvent de Saint-Marc, où il s’était replié. On l’arrête. On lui fait un procès rapide. Il est torturé, jugé en présence d’envoyés du pape. On l’accuse de fausses prophéties mais surtout, d’avoir comploté contre le gouvernement et établi une intelligence avec des puissances étrangères. On le condamne à être pendu au gibet sur la place de la Seigneurie, puis au bûcher, afin de séparer complètement son âme de son corps. Le supplice a lieu le 23 mai 1498… La république des classes moyennes commence. Et un mois après, Machiavel devient un de ses fonctionnaires. Il restera marqué, nous y reviendrons, par cette « révolution culturelle ».

La théorie savonarolienne de l’union de tous les citoyens pour le « bien commun » de la cité dans la paix, rachetée par une pénitence et une ferveur religieuse conséquente, influença des notables, les quartiers populaires, les jeunes étudiants, mais aussi tous les intellectuels qui venaient écouter ses sermons. L’un des philosophes les plus célèbres de Florence, Marsile Ficin, qui eut les faveurs des Médicis et de Machiavel, les écouta lui aussi avec admiration, avant de déchanter, comme beaucoup d’autres, et de stigmatiser son ancienne idole a posteriori [20]. Savonarole fut considéré comme un grand esprit, un excellent thomiste, un orateur remarquable, un interprète érudit des écritures saintes et du christianisme primitif. Ce prédicateur politisé, qui annonce Martin Luther, n’avait qu’un défaut : il prétendait entendre des voix et parlait au nom de Dieu lui-même. Et surtout, il osa défier le pape en personne. Un temps, la République de cette cité licencieuse avait fermé les yeux. Mais elle ne pouvait continuer à laisser insulter le souverain pontife. Défier l’autorité ! On le lui fit bien voir !

Voilà plantés les éléments du décor. Celui de l’oeuvre. Mais aussi de la pensée. On ne peut séparer Machiavel de sa ville natale. Mieux que quiconque, il a compris son âme, qu’il définit dans ses écrits inconsciemment :

« Quand Florence eut recouvré son ancienne puissance, alors cette ville, si fervente de discourir, et qui toutefois ne juge pas les gens sur leurs propos mais sur leur réussite, changea de langage [21]. »

Un « changement de langage » ? Efficacité des marchands florentins ! Les contemporains de Machiavel furent des malins et des bonimenteurs. Endurcis par les affaires, République oblige, ils s’habituèrent à la violence de la parole publique, aux émotions populaires, aux complots, aux règlements de compte expéditifs. D’où ce regard impitoyable, réaliste et sceptique sur le monde. Les enthousiasmes artistiques, festifs, quotidiens, la joie de vivre dans la cité des Médicis, eurent pour toile de fond ce décor sanglant. Machiavel épouse la mentalité et les modes de raisonnement de sa ville. Son réalisme, finalement, n’est pas le sien. C’est celui, collectif, de ses concitoyens. Pour eux, la réalité des affaires et de la politique passe avant les discours, dont les arrivistes se parent comme de masques. Une leçon pour la suite des temps.

En tout cas, ce n’est pas Machiavel, fonctionnaire modeste, qui fut machiavélique. Mais son objet d’observation : Florence, dans une époque terrible où rôdait quotidiennement la mort politique. Les hommes de pouvoir, non encore retenus par le Droit, ou si peu, se donnaient libre cours comme des bêtes fauves. La punition des complots révèle aussi une politique républicaine et angoissée des moyens : exécutions immédiates, promenades des cadavres dans les rues, bûchers rédempteurs, pendaisons aux fenêtres, procès publics, tortures… Machiavel, par ses objets, est bien le fils de cette ville-là. Mais, lui, en humaniste, parle aussi de « ténèbres » !

POUR UNE MÉTHODE GLOBALE

Une démarche historique s’impose d’emblée pour tenter d’articuler l’homme, un tel contexte, et le contenu de ses écrits. Là, deux approches sont possibles, que l’on a tendance trop souvent à opposer : l’une, historiciste, l’autre, structurale.

Historicisme et contextualisme

La première méthode éclaire tel écrit par des éléments biographiques, sociaux ou événementiels susceptibles de fournir une « explication » de la pensée. On relie des faits contemporains à un texte et à un auteur. La chose est d’autant plus facile, avec Machiavel, que, nous l’avons vu, la période est riche en événements. Mais cela en épuise-t-il le sens ? Le risque est de proposer une lecture au premier degré. Et aussi de diviser en tranches la vie de l’auteur analysé, en postulant une unité factice de l’homme ou, à l’inverse, une série de « coupures » affublant celui-ci de plusieurs personnages successifs. Quels liens établir alors entre les différentes oeuvres ? Poussée trop systématiquement, cette méthode est susceptible de faire éclater la cohérence d’une pensée. C’est ce travers qui est pourtant revendiqué par Christian Bec, au nom d’une plus large partie de l’historiographie machiavélienne de tendance historiciste et contextualiste :

« La méthode synchronique à laquelle on a eu recours […] pour exposer les points forts de la pensée politique de Machiavel présente l’avantage de la clarté. Elle doit permettre au lecteur de s’orienter dans les multiples démarches d’un raisonnement qui, n’étant pas philosophique, ne s’élabore jamais en un système cohérent d’explication globale du monde. Jamais Machiavel ne pense à rassembler et unifier ses observations et ses réflexions politiques en une théorie unique. Au contraire, il recourt tantôt à un argument, tantôt à un autre, au gré des convictions et des buts qui sont alors les siens. Jamais, donc, cette espèce de système que nous venons de présenter n’est apparu comme tel à notre homme. Contre tous les philosophes interprètes de Machiavel en termes philosophiques, L. Firpo a parfaitement raison de dire : “Si quelqu’un l’avait traité de philosophe, il s’en serait assurément moqué et Dieu sait avec quelles plaisanteries” [22]. »

Reste à savoir si la mise en relation du texte avec des événements de son temps éclaire suffisamment la pensée elle-même. L’approche atomistique suggérée ici dissout la cohérence de l’oeuvre dans les instants multiples de la vie de l’auteur et dans les traces des pratiques contemporaines qu’il décrit. Le sens en ressort-il grandi ?

La synchronie du sens

L’autre méthode est plutôt synchronique. Sans nier l’apport de l’historicité, elle traite de façon structurale un ensemble de textes en considérant qu’il forme un tout dont on ne peut rien distraire, un corpus unique et cohérent dont toutes les parties sont liées. La compréhension surgit alors, non des seuls événements qui entourent l’oeuvre, ou du processus d’adaptation de l’auteur à ceux-ci, mais d’une logique complexe qui travaille les textes et leur auteur de façon interne et externe. Comment ?

L’histoire des idées, avertit Michel Foucault, reste difficile à définir :

« Objet incertain, frontières mal dessinées, méthodes empruntées de droite et de gauche, démarche sans rectitude ni fixité [23]. »

Le philosophe admet cependant que cette discipline pose un regard sur les « à-côtés », les « marges », les « ombres », sur « la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophent pas », sur les « rumeurs latérales » constituées de choses « inavouables ».

L’histoire des idées, ajoute-t-il, « s’adresse à toute cette insidieuse pensée, à tout ce jeu de représentations qui courent anonymement entre les hommes ; dans l’interstice des grands monuments discursifs. C’est la discipline des langages flottants, des oeuvres informes, des thèmes non liés. Analyse des opinions plus que du savoir, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée mais des types de mentalité […]. Elle met en rapport des oeuvres avec des institutions, des habitudes ou des comportements sociaux, des techniques, des besoins et des pratiques muettes ; elle essaie de faire revivre les formes les plus élaborées de discours dans le paysage concret, dans le milieu de croissance et de développement qui les a vues naître. Elle devient alors la discipline des interférences, la description des cercles concentriques qui entourent les oeuvres, les soulignent, les relient entre elles et les insèrent dans tout ce qui n’est pas elles [24]. »

Mais en généalogiste et en archéologue, Foucault refuse les analyses formalistes ou interprétatives : pas de recherche de « sens caché », d’autre discours, d’allégories, d’images. Il écarte encore les tentatives de révélation de genèse, de continuité, de totalisation. Sa théorie des formations et des pratiques discursives, de la positivité, de l’archive, des énoncés, propose d’autres postulats et d’autres objets.

Un discours est une pratique obéissant à des règles, pas un document sur lequel on déposerait du sens (ce serait plutôt un monument). On ne peut le saisir que dans sa « discontinuité ». Le sens ne risque-t-il pas alors d’être réduit à un discours mort, dépassé, enfermé dans la prison de pratiques discursives situées historiquement ? On connaît les postulats foucaldiens qui en découlent. L’oeuvre d’un auteur n’est pas une découpe suffisamment pertinente, placée ou non dans les réseaux de sens et les contextes qui la soutiennent. L’auteur n’est plus une catégorie pertinente pour étudier les discours. Ceux qui circulent sont souvent anonymes, sans auteur, et on doit les rechercher chez des écrivains mineurs, oubliés voire anonymes. Le sens ne s’épuise pas dans les liens entre l’auteur et l’oeuvre. Il est produit par la réécriture de l’observateur extérieur qui dépasse ces deux entités généralement fétichisées. Mais Foucault se rattrape heureusement. Il avoue qu’il peut y avoir des « points de partage » nombreux entre histoire des idées et méthode généalogiste [25]. Comment pourrait-il en être autrement ?

Notre objectif, tout en appliquant certains pans de la méthode foucaldienne à Machiavel (la théorie des épistémè), est bien de reconstruire la cohérence et les agencements de l’oeuvre prise à la fois comme un discours fermé sur lui-même, mais aussi comme un ensemble traversé par d’autres discours. L’oeuvre devient alors une sorte de compromis, de « moyenne », d’espace de négociations entre des blocs de sens variés et contradictoires. Tout auteur assimile des modèles culturels environnants, collectifs, de façon plus ou moins consciente. Mais il en est aussi le démiurge. C’est lui qui résout les contradictions entre ce qu’il a le droit de dire, ce qu’il ressent, ce qu’il voit, et ce qu’il comprend de la pensée collective, confuse, trouble, dans laquelle il baigne, entre le haut et le bas.

Le discours de l’oeuvre n’est finalement pas contradictoire avec les pratiques discursives d’une époque donnée. Notre postulat, contre une méthode historiciste étroite et contre une « archéologie » qui dissout les oeuvres et les auteurs dans des « structures » collectives de sens en exigeant de ces derniers qu’ils soient toujours anonymes et inconscients, c’est qu’il existe bien une philosophie politique machiavélienne. Laquelle ? Comment en reconstruire la cohérence ?

La difficulté, avec Machiavel, c’est qu’au-delà de l’espace-temps de sa vie, a surgi un mythe interprétatif de sa pensée. On dépasse fatalement son contexte daté. Et l’on se trouve face à un nouvel objet dont le sens complémentaire interroge l’oeuvre. Il incite à se replonger dans le « texte ». Face à cette difficulté supplémentaire, n’est-il pas souhaitable de faire converger les méthodes diachronique et synchronique ?

Il reste à déchiffrer un corpus énorme et foisonnant, en se montrant fidèle autant au contexte qu’au texte, à l’homme et à sa culture ambiante. Pour cela, il est utile de prendre en considération autant les premiers écrits, les lettres familières, les rapports diplomatiques du légat de la République, que les textes politiques consacrés. Le regard, le sourire de Machiavel sur la vie, les hommes, le monde, sont enfermés dans un bloc d’écrits que l’on ne peut tronçonner. Cela dit, il ne s’agit point de créer de façon artificielle et schizoïde un « jeune » auteur par rapport à un plus « vieux » ou un plus « sérieux » : la majeure partie des écrits littéraires est contemporaine des grands traités et date de l’exil. La difficulté est bien d’éviter les périodisations artificielles, les projections de soi, ce que Lucien Febvre dénonce comme « le péché des péchés, le péché entre tous irrémissible : l’anachronisme ». Comment procéder alors ?

La première partie de cette étude se propose de reconstitue la Raison politique machiavélienne. Sans isoler chaque oeuvre et sans les étudier séparément, en repérant dans chacune ce qui relève de la chronique politique du temps ou de la référence à l’histoire antique – méthode légitime et éclairante, bien investie par Christian Bec [26] –, il s’agit de proposer une synthèse sur la pensée machiavélienne du pouvoir. Celle-ci ne peut séparer totalement Le Prince des Discours, même si une différenciation est possible : Le Prince constitue une synthèse entre histoire et approche événementielle sur les principats, les Discours une réflexion plus historique sur les républiques (l’équivalent événementiel étant pour celles-ci les Histoires florentines). La Raison politique n’est pas donc pas une Raison d’État, un livre de recettes pour gouverner à l’intention des princes du futur. Il s’agit d’une démarche intellectuelle. Machiavel propose en effet, en philosophe et en historien, mais aussi en « journaliste » diplomatique de la politique de son temps, un discours structuré sur les formes de gouvernement et sur le pouvoir, tant dans ses dimensions rationnelles que dans ses aspects imprévisibles. Selon lui, si l’on s’en donne les moyens, on peut mettre sur pied une politique du « bien commun » dans la cité, soit sous forme princière, soit à travers des institutions républicaines. Cependant, il reconnaît qu’aucune forme n’est durable, ni idéale, et qu’elle dégénère fatalement dans la violence et la corruption. Comme si le pouvoir constituait un « mal » en soi et se trouvait inséparable de la nature des hommes. Cette contradiction apparente, qui n’en est pas une, ne forme-t-elle pas un autre aspect de l’énigme machiavélienne ?

La deuxième partie de cet ouvrage suggère une réponse. Une des clés se trouve, semble-t-il, dans le repérage de divers ensembles discursifs contemporains de Machiavel qui parlent dans l’oeuvre. En s’inspirant d’une méthode phénoménologique (qui doit à Michel Foucault et à son archéologie du savoir tout en s’en démarquant [27]), il s’agit de décrire ces ensembles tels qu’ils surgissent dans leur manifestation visionnaire et métaphorique comme dans leur dimension externe et collective. Brouillent-ils le sens ? Orientent-ils la pensée dans sa structure et ses contenus ? Ne donnent-ils pas une certaine incohérence aux écrits de celui qui est considéré pourtant comme un des fondateurs de la « science » voire de la « Raison » politique modernes ? Au-delà des langages qui se croisent, un imaginaire nocturne étaye dans une vision du monde problématique la Raison machiavélienne. Lequel ? Comment ?

Après avoir mieux cerné ces relations complexes, au niveau de leur « réécriture » entre l’homme, le contexte et l’oeuvre, il reste à comprendre la seconde question de l’énigme. Le rapport entre science et valeur, morale et politique, tel que le révèle le mythe Machiavel.

SECONDE ÉNIGME :
MORALE OU POLITIQUE ?


LES FONDEMENTS DE L’ORDRE POLITIQUE

L’épistémologie classificatoire des courants de pensée politique varie en raison de l’hétérogénéité des auteurs et des doctrines. Pour voir clair dans un corpus immense et apparemment contradictoire, on différencie généralement les conceptions holistes de celles individualistes, chacune pouvant être moniste (attachée à la recherche d’une unité plus ou moins hiérarchisée), dualiste, voire pluraliste (favorable à un pouvoir multiple plus ou moins partagé).

Les théories totalisantes valorisent le « bien commun », les approches individualistes, plutôt l’« intérêt général ». Les premières critiquent le défoulement des intérêts privés qui mettent en péril la cité. Les secondes insistent sur leur articulation à la chose publique qui la renforce. De là surgissent des questions classiques que Machiavel, qui tenta de les renouveler, eut à méditer en son temps.

Peut-on fonder un ordre politique sur les pratiques humaines ? Comment légitimer l’unité politique, l’absolu de l’Un, à partir de la multiplicité relative des intérêts de groupes sociaux ou de dirigeants possédés par une soif de puissance, toujours prêts à dominer autrui, à se faire la guerre, à fabriquer un ennemi ?

Comment concilier les contraires et imposer à tous une loi juste, un équilibre entre autorité et obéissance, puissance et soumission ? Tous les courants ont conjugué différemment cette combinatoire logique.

Les réponses humanistes des Grecs

La pensée tragique et relativiste grecque instaura pour la première fois la politique en instance autonome. Mais dans son origine, plus que le produit d’écoles philosophiques, elle naquit de l’univers de la polis où le pouvoir devint collectif. Là, dans un espace public où l’intérêt commun surgit de la confrontation des affaires privées, la logique du discours, les techniques de parole par l’argumentation et la discussion contradictoire constituèrent le principal instrument d’influence collective, renforcé avec la généralisation de l’écriture. Le pouvoir commença à se mesurer à l’aune des techniques persuasives du discours qui transforma les assemblées en véritables tribunaux politiques. L’écriture quant à elle, froide, durable, efficace, permit la rédaction de lois dépassant l’oralité et la simultanéité des palabres de la place publique [28]. La parole collective dut affronter diverses sociétés secrètes à mystères à la recherche d’une sagesse coupée du monde. Contre ces sectes, elle devint le premier laboratoire de la théorie politique qui dans ses débuts bascula entre ces deux voies contradictoires [29]. Afin d’unir les citoyens en une communauté de semblables et d’égaux (les femmes, les étrangers, les esclaves s’en trouvant exclus), au-delà de la diversité des phratries, tribus, dèmes et cités d’appartenance, il restait à fonder l’ordre commun, applicable à des citoyens-soldats également impliqués dans la défense de leur cité. L’organisation d’un pouvoir multiple rendit l’ordre social assimilable à la loi désormais supérieure à la puissance des hommes. Mais sur quoi fonder cette loi (la diké, le nomos) qui se proposait d’harmoniser la cité en appliquant une morale laïcisée de tempérance (la sôphrosuné) ?

Des solutions pratiques surgirent dans des communautés bouleversées par l’apparition d’une économie monétaire et en proie à de violentes et incessantes luttes de clans dirigeants et de classes sociales. La création d’un droit laïcisé, une logique nouvelle de « procès » publics, une éthique de la mesure et de l’équilibre adaptée aux « classes moyennes », accompagna l’élaboration d’un droit public appuyé sur une constitution écrite applicable à tous. La politique devint l’affaire de « sages » et de mystérieux législateurs, à la fois devins purificateurs ou conseillers secrets des dirigeants. Les théoriciens classiques (Platon et Aristote), après l’inquiétant procès de Socrate (399 AC), apportèrent deux réponses divergentes à la question du fondement d’un « cosmos humain ».

Cet univers social devait reposer soit sur des conventions et des contrats réciproques, réalisant une harmonie en dehors des rapports de force, soit sur une transcendance abstraite liée à une conception de la nature. Celle-ci, au-dessus du discours, fut définie à partir de principes premiers et universels produits par la puissance de la pensée théorique : l’Idée, la Raison (logos), le bien, le Juste, le Bonheur, l’Harmonie… Mais jamais les Grecs n’accordèrent une quelconque importance à l’individu ou à la personne en tant que telle. L’ordre réel des cités, fondé aussi sur l’esclavage, continua de reposer au-delà des représentations, sur une logique parentale et inégalitaire de clans familiaux, de tribus, de groupes sociaux en lutte, en relations d’alliance, de guerre ou de défense face à des voisins ou des envahisseurs. Les fondements minaturels, mi-humains du politique, théorisés pour la première fois de façon rationnelle, posaient de sérieux problèmes d’application.

Pour les penseurs réalistes, dont Aristote, les hommes sont méchants naturellement. Cependant ils se trouvent contraints de vivre en société. Leur association apparaît soit naturelle et nécessaire, soit volontaire (ils se réunissent par une sorte de « contrat » pour défendre leurs intérêts communs). Grâce à une éducation appropriée, à une bonne police, à des lois justes, au respect de la coutume, ils peuvent devenir vertueux individuellement, puisque chacun possède en lui naturellement une morale de la raison, de la juste mesure et de la vertu.

L’histoire de chaque cité dévoile cependant une réalité éloignée de cet idéal. Les types variés de constitutions révèlent des éléments positifs et négatifs de fonctionnement. Chacune, qui distribue différemment l’autorité (la royauté, l’oligarchie, la démocratie), connaît avec le temps la corruption de ses fondements coutumiers ou écrits : la royauté dégénère en tyrannie, l’oligarchie en ploutocratie, la démocratie en démagogie. Aristote, penseur de la vertu, attaché à la réalisation dans la cité d’une « constitution » équilibrée (politéia) se dotant de « moyens adéquats » pour être « durable », fut le premier analyste réaliste et pessimiste de la tyrannie et de la corruption politique. Les hommes restent pour lui incorrigibles en matière de pouvoir. Comment échapper à l’entropie des formes institutionnelles qui se succèdent de façon cyclique, celle dégénérée d’un type entraînant l’émergence d’un autre type ? Au-delà de la morale, de la loi, du droit, Aristote a révélé crûment le pouvoir en ces pratiques.

Les penseurs idéalistes proposèrent, eux, une réflexion utopique et prescriptive à la suite de Platon. Ils imaginèrent une cité idéalement structurée, mathématique, à la mode pythagoricienne. Celle-ci devait se donner tous les moyens pour rendre les hommes meilleurs : éducation forcée, vie communautaire, découpage de l’espace social et territorial, gouvernement de rois-philosophes, hiérarchisation « spartiate » de pères de familles autour d’une élite divisée fonctionnellement… La cité utopique, éloignée du pragmatisme individualiste et de l’eudémonisme aristotélicien, fétichisa une loi construite. Elle se déclara virtuellement inégalitaire malgré ses velléités d’harmonie. Les hommes de la Grèce, attachés à leurs libertés parentales, sociales, villageoises, pouvaient-ils accepter le caractère totalitaire d’un programme imposé de façon théorique sans leur consentement, en dehors des discussions controversées de la place publique ?

Prise entre une vie politique violente, la recherche solitaire (socratique) de voies de sagesse et une utopie de papier irréalisable, la théorie grecque, balayée par le retour de la monarchie macédonienne de type oriental puis par l’empire romain, montra ses limites : l’homme, naturel ou social, plus ou moins en dehors des dieux de la cité, était devenu la seule mesure de la politique. Mais pouvait-il l’être de lui-même ?

Omnis potestas a Deo : la transcendance chrétienne

Après l’humanisme stoïcien, après l’éclectisme néoplatonicien de l’école d’Alexandrie, après aussi la synthèse romaine rêvée par Polybe et par Cicéron, la pensée chrétienne, venue d’Orient, inversa la problématique grecque. Elle réintroduisit le lien entre religion et politique à partir du postulat d’un Dieu transcendant. Mais si tout dépend dans l’ordre de la vie et du pouvoir de cette transcendance, comment situer l’homme, sa raison et sa conscience morale par rapport à elle ? Surgirent alors des discussions controversées sur les preuves de l’existence de Dieu, de la divinité du Christ, de la Trinité, sur les comportements mauvais de l’homme créature d’un Dieu bon, sur les relations entre foi et raison, intelligence, volonté et liberté… Selon la théorie très discutée de saint-Paul (omnis potestas a Deo), le pouvoir, qui dépasse la puissance humaine, vient d’un Dieu qui est premier. Sa créature, l’homme, même stylisée à son image, reste seconde et ne peut par définition totalement lui correspondre. Donc la puissance humaine reste douteuse. D’où la théorie du péché et celle apocalyptique de la chute. D’où aussi, sur le plan logique, la nécessaire division (qui épuisera l’Église) entre Dieu et César, c’est-à-dire entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, la cité céleste et la cité terrestre, le pape et l’empereur, la religion et la politique… Comment fonder celle-ci sur celle-là, alors que le dogme les oppose radicalement ? Un prince ne peut se déclarer supérieur au successeur de Pierre ni échapper aux règles de l’Église. Donc tout gouvernement, composé de membres de la communauté des chrétiens, doit se soumettre à l’autorité supérieure de la hiérarchie ecclésiale. D’où encore l’autorisation exceptionnelle accordée au peuple de tuer un tyran qui s’éloigne des principes chrétiens, ou bien l’obligation pour les princes de respecter des principes catholiques d’exercice du pouvoir qui les rabaisse au rang de simple croyant.

Cette morale resta proche de la philosophie antique, notamment du stoïcisme cicéronien.

Face à la réalité des pratiques de combat au sein de l’Église elle-même, et à cause de la violence de nombreux monarques, le dualisme fondateur du christianisme se crispa. La distance établie par le code entre Dieu et les hommes, entre l’Église et les princes, entre les rois et les tyrans, entre les dirigeants et le peuple des dirigés, rendit difficile l’harmonisation des parties avec le tout. Des schismes et des querelles internes partagèrent l’Église de Rome jusqu’à la faire imploser, sous la poussée de forces centrifuges mais aussi en raison de l’interférence de codes alternatifs qu’elle combattit inquisitorialement (germanique, « mahométan », judaïque, néo-romain, néo-grec, byzantin notamment) et qui brouillaient ses postulats.

Malgré une position inversée quant à la transcendance, des points d’achoppement surgirent dans les théories, comme la pratique du mal politique, la persistance de la tyrannie, ou la séparation entre dominants et dominés. Ces problèmes irritants contredisaient la transcendance – pour des systèmes de pensée qui, au-delà de leur universalisme, ne remirent pas en question l’esclavagisme, ne connurent pas une théorie des droits de la personne et méprisèrent profondément les femmes (malgré Antigone !), les étrangers ou les « incroyants ». Héritées et reprises dans des combinaisons variées, ces apories ont traversé de façon redondante la pensée ultérieure.

Selon les doctrines holistes, une entité supérieure à la multiplicité des parties composant le tout (le bien commun, la Cité, le Royaume, l’Empire, le Prince, l’État, l’Église, le Peuple, la Nation, la Volonté générale…) doit se dresser au-dessus des intérêts personnels et se donner les moyens légaux, policiers ou militaires de se faire respecter. L’intérêt privé se trouve rabaissé au rang de « passion », de « désir » ou de « vice », plié au régime de la loi, de la morale et de la vertu. Dans cette logique, la liberté de chacun apparaît relative au respect de la communauté hiérarchisée. L’individu n’est rien. La société est tout. Le pouvoir peut être celui d’un seul. Pour les doctrines individualistes, l’intérêt général ne peut naître que d’une agglomération d’intérêts particuliers.

Le fondement de toute autorité et de toute puissance reste la personne humaine individuelle soumise à une loi morale. Celle-ci, reliée ou non à une transcendance extérieure, apparaît irréductible à toute hiérarchie, à tout pouvoir. C’est sur l’intériorité de la conscience que repose le lien politique. La personne, qui incarne Dieu à elle seule, contient l’essence du peuple souverain. Cela implique le respect inviolable par tout pouvoir de la personne de chaque sujet. Et l’égalité de tous devant Dieu. Les « appétits » régulés deviennent socialement positifs : ils constituent, pour une théorie du salut par l’activité et la vocation de l’homme sur terre, des « avantages », des « besoins ». Ils sont à la base de « la richesse des nations » comme du service du bien commun. On ne parle plus de « vices », de « passions », mais d’« intérêts » précisément, liés à une théorie des droits et des devoirs de la personne [30]. La mise en forme représentative et l’articulation de ces intérêts pluralistes, étayés dès le XIIe siècle par une théorie juridique et souverainiste de la loi, du gouvernement, des corps et de l’État, fonderont plus tard la conception démocratique [31]. Le pouvoir devient la somme des individus.

La philosophie a donc toujours traité de façon différencialiste la question de l’origine hiérarchique ou associative du pouvoir. Située historiquement à la conjonction de ces apories grecques et chrétiennes par son appartenance à la Renaissance, l’oeuvre machiavélienne, dont nous postulons la cohérence au-delà de ses apories contextuelles, a-t-elle vraiment dépassé cette problématique ? Comment la situer dans la grammaire générative du code politique occidental ? Forme-t-elle un point de basculement, un massif incontournable entre la pensée holiste et la pensée individualiste du pouvoir ? Énigme du Sphinx oblige, une autre question surgit, liée à la précédente sur les fondements de l’ordre politique, divins ou humains : si l’homme est le levier du pouvoir, et non pas Dieu, ou si Dieu est trop lointain, quelle relation établir entre morale et politique ?

SCIENCE POLITIQUE ET VALEURS

La « science politique », depuis Hérodote, Platon et Aristote, s’inscrit dans la longue durée de la pensée sur le pouvoir. Il serait discutable de séparer totalement sa dimension analytique contemporaine – dont la sociologie des idées – des systèmes synthétiques de la « vieille » philosophie. Même s’il convient d’ignorer la question du meilleur des régimes possibles et de distinguer les jugements de faits des jugements de valeurs dans une conception positive des sciences humaines, il faut reconnaître que ces deux formes de connaissance ont un parcours lié. D’autant que, comme l’a montré Léo Strauss, une philosophie politique branche de la philosophie générale, découpée en morceaux comme « les parties d’un ver de terre », perd son honnêteté et sa dignité. Et qu’une science politique totalement détachée de la question des valeurs risque de devenir prisonnière de l’opinion publique, voire l’alibi d’un système de pouvoir, favorisant alors le nihilisme, le manichéisme, sinon le conformisme ou le philistinisme [32].

Cependant, le rapprochement des deux savoirs, la porosité de leur frontière, que l’on retrouve dans le concept américain de « théorie politique », connaissent un achoppement de taille avec l’oeuvre de Nicolas Machiavel.

Quoi de moins étonnant ? Plus que tout autre, celui-ci s’est vu reprocher d’avoir séparé, le premier, morale et politique, science et valeurs. Ce paradoxe colle à la peau du Florentin. Là surgit la seconde partie de son énigme, résumée en ces termes forts par Raymond Aron :

« La difficulté est double. D’abord, nous parvenons difficilement à pénétrer le mélange de politique rationnelle et de croyance astrologique, de foi en la fortune et de foi en la volonté, qui caractérise l’atmosphère philosophique des écrits de Machiavel. Ensuite et surtout, l’incertitude touche à la signification et à la portée de la méthode et de la philosophie que cette méthode entraîne. Machiavel est un des premiers à avoir analysé la politique en tant que telle, observé les successions d’événements, pour marquer les régularités et en dégager des conseils d’action. En d’autres termes, Machiavel semble adopter l’attitude du savant, l’attitude du savant et du technicien qui s’appuie sur les résultats du savant. Or une telle science a fait scandale et continue de faire scandale parce que la considération exclusive de l’efficacité, en fait de politique, risque d’aboutir à un amoralisme agressif. La question dernière du machiavélisme est là. La science politique à la manière de Machiavel restera une science secrète, comme honteuse, aussi longtemps que la politique, en s’isolant, se déshumanisera en un art de la puissance. Est-ce la méthode qui est responsable ? Ou la simplification de la réalité par les observateurs ? Les conséquences tirées de la science sont-elles illégitimes ? Ou enfin cette pseudo-science et cette pratique sont-elles également anormales, signe et expression d’une crise sociale et intellectuelle : l’effondrement des institutions, la disparition des croyances communes ne laisseraient place qu’à l’autorité arbitraire des chefs, se légitimant eux-mêmes par leur succès [33] ? »

L’objet décortiqué par Machiavel aurait-il déteint sur lui ? Pourtant, paradoxalement, malgré cette ambiguïté, philosophie et science politiques ont revendiqué ce dernier comme un de leurs pères fondateurs.

Il est donc important d’évoquer, pour apprécier la cohérence de la pensée du Florentin, les étapes de représentations calquées sur l’oeuvre machiavélienne après 1527. Comment la philosophie d’un côté, la science politique de l’autre se sont-elles positionnées ? Pourquoi et comment le peintre du pouvoir florentin, pris entre le marteau de la politique et l’enclume de la morale, est-il devenu un « mythe », sorte d’écho de plus en plus lointain et déformant des « discours » et de la raison contemporaine résonnant dans son texte ? Ceci fait l’objet de la troisième partie de cet ouvrage.

Après l’analyse du miroir machiavélien, il sera utile enfin de faire le point en évaluant, en conclusion, l’apport de la méthode globale retenue entre histoire et structure, avant de proposer des clés complémentaires de compréhension. Celles-ci, plus structurales, confrontent d’abord de façon comparative la globalité du texte au système des idées politiques saisi de façon plus large. Une problématique de recherche sur les fondements occidentaux de l’ordre politique doit situer précisément Machiavel par rapport à d’autres doctrines. Il faut ensuite, sur un plan plus phénoménologique, définir l’influence de la personnalité professionnelle de Machiavel, diplomate et dramaturge, et des représentations qui en découlent, sur sa pensée même.

En oubliant les commentaires « qui ont suggéré le plus de sottises aux amateurs comme aux professionnels » [34], on peut espérer, conscient que l’on n’épuisera ni le sens ni les interprétations d’une telle oeuvre, introduire une approche compréhensive d’écrits largement accessibles en traduction française [35].

Ainsi ressuscitera peut-être ce fonctionnaire briseur d’idoles de la Florence médicéenne du Quattrocento. Grâce au rite magique de la lecture, discret dialogue que les vivants entretiennent avec la pensée des morts.



[1] Edmond Barincou, Machiavel par lui-même, Paris, Le Seuil, 1957, coll. « Écrivains de toujours », p. 74.

[2] Edmond Barincou, Ibidem, p. 73.

[3] Christian Bec, Machiavel, Paris, Balland, 1985. Ouvrage fondamental et remarquable en termes de pédagogie pour s’initier à l’oeuvre comme au contexte. Cf. p. 28 et 336.

[4] Cf. à ce propos, pour une synthèse, Alberto Tenenti, Florence à l’époque des Médicis. De la cité à l’État, Paris, Flammarion, coll. « Questions d’histoire », 1968.

[5] Fernand Braudel, Le Modèle italien, Paris, Arthaud, 1989, p. 39-63.

[6] Histoires florentines, in Machiavel, Oeuvres complètes, traduites et annotées par Edmond Barincou, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1952, p. 1487.

[7] Histoires florentines, p. 1386.

[8] Ibidem, p. 1382.

[9] Ibidem, p. 1376.

[10] Ibidem, p. 1267.

[11] Ibidem, p. 1269.

[12] Ibidem, p. 1380.

[13] Cf. Christian Bec, Machiavel, op. cit. p. 87.

[14] Histoires florentines, p. 1291-1292.

[15] Ibidem, p. 1292.

[16] Ibidem, p. 1402.

[17] Cf. Donald Weinstein, Savonarole et Florence, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 219-220.

[18] Fernand Mourret, Histoire générale de l’Église, t.V., Paris, Bloud et Gay, 1910, p. 213.

[19] Histoires florentines, p. 1404.

[20] Cf. Donald Weinstein, op. cit., p. 192-200. Cf. également, au sujet de la position des intellectuels florentins au tournant de 1500, Christian Bec, Machiavel, op. cit., p. 71-72.

[21] Histoires florentines, p. 1373.

[22] Christian Bec, Machiavel, op. cit., p. 127.

[23] Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 179.

[24] Ibidem, p. 179-180.

[25] Ibidem, p. 181-183.

[26] Christian Bec, dans son Machiavel, op. cit., apporte les éléments essentiels de compréhension historiciste de l’oeuvre. Particulièrement éclairante est sa présentation du Prince. Il donne de précieux extraits de jugements historiographiques sur tous les points que soulève l’oeuvre machiavélienne.

[27] Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit.

[28] Cf. à ce propos les deux ouvrages de Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979 et La Logique de l’écriture, Paris, Armand Colin, 1986.

[29] Cf. à ce propos le livre lumineux de Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1997.

[30] Albert Hirschman, pour qui cela constitue dans l’histoire de la pensée un « pas de géant » insiste sur l’analyse de la transformation par Mandeville des « vices privés » en « bien public », et surtout sur le fait qu’Adam Smith, dans La Richesse des nations, a pour la première fois remplacé les mots « passions » et « vices » par « avantages » et « intérêts ». Cf. Les Passions et les intérêts, Paris, PUF, 1980, p. 21-23.

[31] C’est la problématique défendue autour d’une réflexion sur les partis politiques qui articulent précisément les intérêts privés et l’intérêt général, par Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun dans La Démocratie imparfaite. Essai sur le parti politique, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994.

[32] Léo Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ?, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1992, p. 15-58. Pour une réactualisation récente des questions posées par Léo Strauss, cf. le débat entre Jean Baudoin (« Sociologie critique et rhétorique de la déploration ») et Daniel Gaxie (« Désir de réalité et dogmatisme de la doxa »), Revue française de science politique, vol. 4, n° 4, octobre 1994.

[33] Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Le Livre de Poche, éditions de Fallois, coll. « Biblio essais », 1993, p. 61-62.

[34] Lucien Febvre, « Politiques d’humanistes, conflits de croyances : Érasme et Machiavel », in Au coeur religieux du XVIe siècle, Paris, École Pratique des Hautes Études, Le Livre de Poche, 1983, p. 156.

[35] Nous utilisons la traduction d’Edmond Barincou, Machiavel, OEuvres complètes, Paris, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1952. Les citations des pages de Machiavel indiquées ici, sauf exception, se réfèrent à cet ouvrage.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 mai 2015 6:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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