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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Engagement politique et distanciation: le cas Duverger.
Éléments d’une socio-histoire de la science politique bordelaise
. (2011)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Michel Bergès, Engagement politique et distanciation: le cas Duverger. Éléments d’une socio-histoire de la science politique bordelaise. (2011). Congrès de l'Association française de science politique, Strasbourg, 2011. Section thématique no 1: Pour une socio-histoire de la science politique. Texte inédit. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 30 août 2011 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]


Introduction

Les enjeux d’une socio-histoire de la Science politique française, renouvelés récemment [1], sont évidents :

– intellectuels d’abord, surtout épistémologiques, car ils confrontent chaque génération de politologues en révélant leurs paradigmes, leurs réseaux de concepts, leurs boîtes à outils méthodologiques, leurs objets de prédilection, au-delà des modes qui ont agité aussi l’ensemble des sciences sociales et humaines de leur période et ont marqué l’hybridation de chaque discipline, même parfois avec les « sciences dures » [2].

– historico-institutionnels, ensuite. À ce niveau, se pose évidemment la question du rapport de ce savoir sur la politique avec la politique elle-même, dans des conjonctures et des configurations académiques évolutives, locales, nationales, voire internationales. C’est cette seconde dimension que nous retiendrons ici principalement.

Diverses avancées ont eu lieu et sont aussi en cours sur ces questions.

Deux « origines » françaises de la discipline-carrefour sont généralement retenues, plus complémentaires et continues qu’antinomiques :

– D’abord la « grande reconstruction de l’après-guerre », période prenant comme barrières les dates entre 1945 et 1950. Quelques travaux ont déjà reconnu l’influence directe des États-Unis en tant que modèle scientifique, mais aussi en tant que vecteur principal via l’Unesco, voire la Cia et certains services extérieurs américains d’influence, du développement de ce savoir en France et en Europe, dans un contexte de « guerre froide », donc de fortes tensions idéologiques au sein des sciences humaines et sociales [3].

– Ensuite, ce qu’il y avait avant cette « grande refondation » : c’est-à-dire le temps de la Science politique classique, fixée au moins en France depuis le XVIIIe, si ce n’est depuis le XVIIe siècle, étudiée attentivement par Dominique Damamme, jusqu’à l’École Libre des Sciences politiques de Paris, analysée de façon spectrale par Pierre Favre [4].

Dans cette brève note de recherche sur un sujet plus limité, nous nous situerons entre ces deux « origines ».

Notre propos concerne en effet l’école de science politique de Bordeaux : celle-ci, peu nombreuse en hommes, a été fondée cependant par Maurice Duverger, auteur de la thèse célèbre, Les Partis politiques, continuée encore par le doctorant de ce dernier, Jean-Louis Seurin, passionné de politique comparative (que Duverger dirigea dans une thèse sur Les Partis politiques américains, parue aux Presses de la Fsp), puis par Jean-François Médard, dont Jean-Louis Seurin dirigea à son tour la thèse sur Le Pouvoir local aux États-Unis. Sans parler de Jacques Lagroye, qui, professeur agrégé d’histoire à l’origine, issu de Bordeaux, ayant fait sa thèse sur « Chaban-Delmas » et le pouvoir local, prit la succession de Maurice Duverger en personne à la tête du Département de Science politique de Paris 1 Sorbonne. Cette filière, qu’on peut désigner relativement par le terme d’« école », n’a pas été sans influence sur la lente reconstruction de la Science politique française [5]. Un des enjeux qu’elle a rencontré, c’est bien évidemment le lien de la « jeune discipline » avec le Droit public de tutelle, dont certains membres se trouvaient originairement issus.

Le cas de Maurice Duverger, au-dessus des différentes générations qui se sont succédées dans le site, est intéressant à plus d’un titre.

D’abord, nous sommes en présence d’un « père-fondateur » volontariste, qui peut servir de guide pour la période de reconstruction de l’après-guerre. Dans ses mémoires, Le Sel et le refus, parlant de son implication dans les journées d’échange à Paris entre l’Unesco et l’Ipsa, il reconnaît que ces institutions internationales ont joué un grand rôle [6]. N’a-t-il pas réalisé quant à lui, notamment, un voyage aux États-Unis en mars-avril 1953 [7], en tant qu’invité du Département d’État dans le cadre de la loi Smith-Mundt, connu qu’il était outre-atlantique pour avoir synthétisé en français les jalons d’une analyse scientifique et théorique des partis politiques ?

Ensuite, apparaît l’éclipse symptomatique de ce refondateur, posée notamment par la communication du politologue de Paris 1, Bastien François, lors du Congrès de Grenoble de septembre 2009, sur le sujet, « Maurice Duverger, la gloire avant l’oubli ». Même si le phénomène « d’oubli », de vaporisation est fréquent entre les générations académiques, rares étant les travaux durables, quelles que soient la plupart des disciplines, fascinées plus par leur révolution permanente que par la répétition, la reconnaissance des maîtres passés. Les théories sont aussi mortelles…

Enfin, comme dissimulée derrière le rideau académique, une question le concernant est revenue, redondante : ce publiciste n’a-t-il pas engagé la discipline nouvelle qu’il a contribué à instituer, dans l’objet qu’il était censé analyser objectivement, la politique, dans la politique elle-même, mêlant les genres de façon déconcertante ? Notamment pendant le régime de Vichy, puis, dans les années 45-50, sous la houlette de la démocratie-chrétienne, pour finir dans le « communisme italien » en 1989, en tant que sénateur européen du Pci ? Et aussi dans le journalisme, notamment au Monde d’Hubert-Beuve-Méry [8] ? Celui qui se désigne comme « politocologue », n’écrit-il pas, dans son entretien avec Claude Glayman, Le Sel et le Refus :


« Que le journalisme et la science politique soient pour moi les deux faces d’une même activité, cela se vérifie dès le départ de celle-ci. 1946, c’est à la fois l’année où j’entre au “Monde” et où je fonde l’Institut d’études politiques de Bordeaux [9] ».


Quant à l’engagement politique de Maurice Duverger avant sa « refondation » de la science politique, nous ne nous intéresserons ici qu’à la période de jeunesse du publiciste, de 1934 à 1944. Et là, nous disposons déjà, en ce qui concerne la période de Vichy, de l’apport d’un débat historiographique, à dominante interne aux juristes, qui a produit de précieuses avancées, principalement sur l’article de Duverger, « Le statut des fonctionnaires depuis la Révolution de 1940 », paru en 1941 dans la Revue du Droit public et de la Science politique, largement commenté.

Attentif quant à nous à une épistémologie « italienne », de socio-histoire, éloigné de la discussion sur le « positivisme » interne au droit, étant plutôt proche notamment de la méthodologie de Carlo Ginzburg, Pierro Camporesi, Giovani Levi ou Luciano Canfora, complétée par des approches des réseaux de sociabilité urbains, comme celles de Carl Shorske ou de Maurice Agulhon, nous suggérons d’appliquer au débat interne aux juristes l’éclairage d’un autre « positivisme », celui des historiens, si différent, voire incompatible. Cela sans oublier deux notions intéressantes : celle d’« engagement » et celle de « distanciation », bien théorisées par le socio-historien Norbert Élias [10]. Or là, le « cas Duverger » apparaît particulièrement significatif.

Une précision méthodologique s’impose sur ce point : le travail historique, fondé sur l’analyse critique des témoignages, des documents et monuments contemporains aux hommes, aux événements, aux structures, ainsi que de l’histo­riographie subséquente, marqué par les avancées de l’école positiviste du XIXe siècle [11], se doit de relier tout « texte » à des « intertextes », à leur « contexte » et configurations spatiales comme temporelles.

Une approche historienne des idées et des pratiques politiques ne peut en effet isoler les productions écrites et verbales, individuelles, les paradigmes d’attitudes durables ou de comportements éphémères, de leurs logiques collectives et inter-institutionnelles dans lesquelles celles-ci s’insèrent et qui leur donnent sens. Les idéologies et les actes en responsabilité à décrire, qui ont engagé des agents librement ou professionnellement, ont eu des conséquences appliquées et empiriques enserrées dans des modes d’actions plus larges, desquels on ne peut les séparer artificiellement. Dans « le cas Duverger », quels furent les participants volontaires en confrontation, quelles idéologies les portèrent ? De quels cercles de pouvoir imbriqués s’agit-il ? Ceux-ci, évolutifs et différenciés, de surcroît, recoupent l’étude de la scène politique bordelaise dans la moyenne durée (1919-1945). À partir de cette problématique historienne, nous traversons des réseaux politiques de sociabilité d’une ville, des centres de décision, tels la Faculté de Droit de Bordeaux, la mairie ou la préfecture régionale, selon les périodes [12].

En ce qui concerne Maurice Duverger, la question est simple : nous sommes en présence d’un engagement politique repérable, facile à analyser, puisqu’il suit un découpage chronologique « naturel » et classique en histoire, marqué par la rupture que constitua pour le pays le régime de Vichy, sans que cela implique, a contrario, une discontinuité absolue entre les deux périodes étudiées. Nous l’examinerons donc en condensé à deux niveaux : les années trente (I.) et les années de l’Occupation (II.) – Bordeaux se trouvant en zone occupée du 28 juin 1940 au 28 août 1944.



[1] Cf. Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort, Nouveau manuel de Science politique, Paris, La Découverte, coll. « Grands Repères », 2009.

[2] Cf. là, par exemple, l’article récent de Pierre Favre, « Vers un nouveau basculement des paradigmes dans la Science politique française. À propos du Choix rationnel en politique. Débats critiques », Revue française de Science politique, Vol. 60, n° 5, 2010, p. 1000-1021.

[3] Sur le plan épistémologique, l’ouvrage de référence à lire, tant il apparaît « moderne » sur plein de problèmes, est La Science politique contemporaine. Contribution à la recherche, la méthode, l’enseignement, Paris, Unesco 1950, 741 p., qui donne une vue de la Science politique de l’époque.

Cf. par exemple la thèse de Joseph Vincent Ntuda Ebode, Les États-Unis, les associations occidentales de Science politique et la Question soviétique : sens et puissance à l’aube de la guerre froide, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1998. Ou encore le mémoire bordelais de Master 2 de Charlotte Lepri, aujourd’hui chercheuse à l’IRIS, Entre diplomatie et propagande : l’arme culturelle comme politique des États-Unis en France pendant la Guerre froide. De 1945 à la fin des années cinquante, Bordeaux, Master Sécurité globale, 2006.

Cf. également l’ouvrage de Brigitte Mazon, tiré d’une thèse dirigée par l’historien François Furet à l’Ehess, préfacé par Pierre Bourdieu, Aux origines de l’École des Hautes Études en Sciences sociales. Le rôle du mécénat américain, Paris, Éditions du Cerf, 1988. Cf. encore l’article sur Internet de Bernard Chavaux, « Guerre froide culturelle. Ehess : les sciences sociales françaises sous perfusion de la Cia », 2004.

On peut citer aussi l’énorme enquête de Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme : le Congrès pour la liberté de la culture à Paris (1950-1975), Paris, Fayard, 1995. De façon plus générale, cf. également de Frances Stonor Saunders, Who Paid the piper ?: The Cia and the cultural Cold War, Londres, Granta Books, 1999. Le linguiste Noam Chomsky, Christopher Simson et divers universitaires américains (Allan Needell, Kevin Gaines, Irene Gendzier, Bruce Cumings, Lawrence Soley), profitant de l’ouverture aux chercheurs d’archives historiques « déclassifiées », ont démontré l’activisme direct des services secrets du Pentagone, ainsi que de la Cia, en ce qui concerne le pilotage de la vie académique et artistique de la période dans le monde entier (cf. encore Christopher Simpson, Universities and Empire. Money and Politics in the Social Sciences during Cold War, New York, The Nes Press, 1998).

[4] Dominique Damamme, Histoire des sciences morales et politiques et de leur enseignement des Lumières au scientisme, Thèse de Science politique, Paris, Panthéon-Sorbonne, 1982 (deux tomes), sous la direction de Maurice Duverger ; Pierre Favre, Naissances de la science politique en France, 1870-1914, Paris, Fayard, 1989.

[5] À titre personnel, sans prétendre résumer à nous tout seul l’ensemble de l’histoire de la science politique française des années 1972-1995, il nous faut préciser qu’après avoir eu comme directeur de thèse Jean Leca, brièvement, à Grenoble, au moment où il partait à Paris, nous avons eu comme directeur de thèse ensuite Jacques Lagroye, jusqu’à ce qu’il parte lui aussi à Paris, alors que nous restions à Bordeaux sur nos recherches doctorales concernant l’Occupation, puis Jean-François Médard, qui partit en Afrique pendant quatre années, et enfin, en finale, Jean-Louis Loubet del Bayle de Toulouse, qui voulut bien accueillir nos travaux. Jean-Louis Seurin, un an avant sa mort, nous a « briefé » et sérieusement encouragé, comme Jean-François Médard, lors de notre préparation de l’Agrégation de Science politique, obtenue en 1996. Mille directions de thèses, mille misères ? Rien n’est moins certain, car l’apport de ces refondateurs, au-delà des aléas de leur propre carrière, nous a enrichi, même si nos savoirs se sont parfois heurtés, celui d’un historien ne se pliant pas facilement à n’importe quel académisme, témoignages et archives historiques obligent !

[6] Le Sel et le refus, 1975, Paris, tapuscrit, p. 189.

[7] Ibidem, p. 205-211.

[8] Ibidem, p. 170 et sq.

[9] Ibidem, p. 170.

[10] Cf. Norbert Élias, Engagement et distanciation. Contribution à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993.

[11] Cf. par exemple à ce propos les brillants ouvrages méthodologiques de Charles Seignobos, Introduction aux études historiques (en collaboration avec Charles-Victor Langlois), réédition aux Éditions Kimé, Paris, 1992 ; La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, Alcan, 1901.

[12] La présente note de recherche est liée à un travail de longue durée, engagé et travaillé par étapes, sur Le Pouvoir à Bordeaux, 1919-1945, à paraître.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 5 septembre 2011 10:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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