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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léandre Bergeron, La charte de la langue québécoise. VLB Éditeur et Léandre Bergeron, 1981, 51 pp. [L’auteur nous a accordé le 11 mars 2016 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Le document que vous avez présentement entre les mains a été rédigé par Léandre Bergeron.

Tous ceux qui auraient des commentaires, des critiques, des ajouts, des recommandations, des suggestions à faire peuvent les faire parvenir à l'auteur à l'adresse suivante : C.P. 16, Macouâteur, Abitibi, J0Z 2V0.
[6]

La langue est le signe principal d'une nationalité.
(Michelet)

Les Québécois forment une nationalité. Le signe principal de la nationalité des Québécois est la langue québécoise.

[7]

La charte
de la langue québécoise


Préambule

La langue québécoise se porte bien et s'épanouit au pays du Québec.

La langue québécoise est bien vivante. Six millions de Québécois la parlent dans tous les coins du Québec, à la maison comme au travail, dans la chambre à coucher comme dans les lieux publiques, dans les bois de Lebel-sur-Quévillon comme à l'Assemblée nationale, dans les brasseries comme dans les universités, à la maternelle comme dans les officines des ministres, au fond des mines comme dans les parcs publics, dans le fond des rangs comme sur les ondes, dans les salons d'Outremont comme dans les ruelles de la rue Panet et dans les cellules de Saint-Vincent-de-Paul.

Elle englobe les Québécois dans toutes les sphères d'activités, du tête-à-tête intime au discours électoral, de la chicane domestique à l'annonce publicitaire, du balbutiement du nouveau-né aux discussions échevelées de la pause-café, des règlements de comptes aux cours magistraux, des parties de balle aux séances de spiritisme, des échanges au comptoir aux conversations feutrées des clubs sélect.

Et elle se chante comme elle s'est jamais chantée dans la bouche du gars de truck dans sa vanne à celle de la vedette à l'écran, de l'Abitibi à Natashquan, de la boîte à chanson aux grandes salles de spectacle.

Et elle se dit comme elle s'est jamais racontée dans toutes les salles de spectacles comme dans les théâtres de rue et de cuisine, en monologues dans les grandes places comme en dialogues de sourds dans les cafés-théâtre, dans les séances de classe comme dans les activités culturelles derrière les barreaux.

Et elle se promène maintenant dans le grand monde bien au-delà des frontières du Québec dans les colonies québécoises en Floride, avec les tabarnacos au Mexique, avec des bâtisseurs de maisons au Maroc, avec des étudiants et des touristes sur les pavés de Paris, avec les voyageurs du spirituel dans les [8] comptoirs de l'Inde et les chercheurs de plan quinquennal dans les rues de Stockholm, avec des chansonniers et des groupes rocks sur les scènes d'Avignon et de la Suisse romande.

Elle se laisse lire en rapaillages dans les salons européens, en pièces détachées dans la banlieue parisienne, en démanche de Don Quichotte dans les salles de lecture de l'université du Wisconsin, et endimanchée dans les discours miméographiés de délégués officiels du Québec aux conférences de Dakar et de Tombouctou.

Elle s'est même mise à se traduire pour d'autres peuples qui veulent entendre notre spécificité et parler de Melville aux Américains, faire entendre nos matantes à Tokyo et faire rêver de nos forêts les citadins de Berlin.

Elle est riche des colères et des passions d'un petit peuple si longtemps retenu dans la servitude coloniale ; elle est riche des sueurs et des blasphèmes des travaillants de la terre, de la forêt et des trous de mines ; elle est riche des douleurs et du poids des familles nombreuses, interminables ; elle est riche de la misère du chômage chronique et du bien-être social. Elle est riche de paroles pour dire la frustration sous le régime clérical et pour rire en même temps de tout cela. Elle est riche de chansons interrompues par le vacarme des machines et l'anonymat de l'asphalte. Elle est riche de ses amours mal tournées et de ses séparations déchirantes. Elle est riche de son j'm'en-câlisse devant les problèmes fabriqués de toute pièce et de son sens historique de l'astuce. Elle est riche de son silence.

Elle est riche du déracinement de ses nouveaux-riches.

Elle est riche d'une jeunesse décrochée des schémas vieillots, bouleversée mais enceinte de nouvelles conceptions et façons d'être au monde.

Elle est riche de toute la vitalité de ses romanciers, poètes, dramaturges, de ses parleurs et paroleurs, porte-voix, bourgots de ses misères d'être au monde.

Elle est riche de chaque individu québécois qui affirme dans ses silences comme dans ses sacres, dans ses mots télescopés comme dans ses phrases ratoureuses, sa québécitude.

Elle est riche de son enracinement en terre d'Amérique, stimulée par son bain américain, amenée, provoquée à dire au temps des chapelles démolies la québécitude de l'ère du Verseau.

[9]

Elle est riche du vocabulaire du Vieux Monde pour articuler les forces du Nouveau.

Elle est riche de toutes les tensions d'un petit peuple encore humide de son accouchement au seuil du XXIe siècle, encore timide devant les grands, hésitant à marcher parmi tout ce grand monde.

Mais elle est pauvre des fois et va s'appauvrissant quand elle est soumise à la terreur des policiers du bon parler, ces petits SS d'un régime dépassé qui veulent la réduire à leurs petites catégories si tant rationnelles, à leur si tant petite conception du monde, douillette et rassurante, ces petits préfets servant un régime qui comprend savamment bien qu'en encadrant la parole d'un peuple, on encadre non seulement sa pensée mais la totalité de son être.

Mais riche qu'elle est de deux cents ans ou presque de paroles interdites, elle balaye d'un revers de langue ces petits pions du pouvoir et leurs grands tableaux du dites - ne dites pas. Car malgré l'assaut en règle de Régies, d'Offices, de Conseils si tellement ressemblants à l'Académie du grand Cardinal, la langue québécoise se laissera pas aouère. Malgré l'agression subtile jusque dans des programmes de télévision insignifiants et annonces publicitaires racoleuses, sans parler des tentatives de nos ministres de l'éducation successifs, elle se fera pas mettre la camisole de service des pompiers de la radio d'État.

La langue québécoise se porte bien. Et de mieux en mieux. È dit, elle affirme, è conteste, è crache ses sacres contre le malheur, è ricane, è s'amuse follement, è chante, è discute, è râle, è crie, è hurle comme une déchaînée, è jouit. On l'étouffera pas.

[10]

[11]

Définitions

CHARTE. Ce mot a ici son sens premier, c'est-à-dire papier sur lequel on écrit une entente entre plusieurs personnes.

LANGUE. Système de signes parlés d'abord et quelquefois écrits par un groupe, une communauté, un peuple pour communiquer idées, émotions, passions. Ce système de signes forme un cadre de pensée qui agit sur la pensée elle-même et conditionne la vision du monde du groupe qui l'utilise. Corollaire. Toute intervention directe dans le fonctionnement d'une langue modifie le cadre de pensée, la vision du monde de ceux qui la parlent.

Exemple. Réduire le vocabulaire d'un peuple et lui imposer une « bonne » façon de parler, c'est, d'abord et avant tout, assurer sa soumission pour ensuite le manipuler à sa guise.

LANGUE FRANÇAISE ou LE FRANÇAIS. La langue française est le système de signes verbaux codifié par l'Académie française, Malherbe, Vaugelas et successeurs, et dont les normes se retrouvent aujourd'hui dans les dictionnaires tels que le Larousse et le Robert, et dans des grammaires telles que le Grevisse. Cette définition vaut pour les qualificatifs dont on l'entoure : français international, français standard, français conventionnel, bon français, français correct. En même temps cette définition exclut ce qu'on appelle l'argot, le français non-conventionnel, le français dialectal, les dialectes de France, les patois de France, la langue occitane, l'alsacien, le basque, le breton, le mauvais français, le français bâtard, le créole.

LANGUE QUÉBÉCOISE ou LE QUÉBÉCOIS. La langue québécoise est le système de signes parlés d'abord et quelquefois écrits par le peuple québécois. Ce système comprend : 1° le vocabulaire et les structures grammaticales du vernaculaire que nos ancêtres ont amené de diverses régions de France ; 2° le vocabulaire emprunté au français comme à l'anglais depuis deux siècles de domination coloniale ; 3° le français dit international ou standard.

[12]

Le québécois, loin d'être un terme réducteur, comprend donc le français moderne plusse tout le fond linguistique propre aux Québécois. La partie ne pouvant comprendre le tout, il est tout à fait inapproprié de dire que le français est la langue du Québec. De même l'emploi de termes comme le français québécois, le franco-québécois, le français-canadien manquent tout à fait de rigueur parce qu'ils dissèquent une totalité linguistique et privilégient une partie au détriment du tout dans la plus pure tradition colonialiste qui veut que tout se définisse en fonction d'une métropole (les termes Proche-Orient, Moyen-Orient, Nord-Ouest québécois en géographie par exemple) et cela, exactement comme la tradition sexiste dans tous les domaines y compris la langue (le masculin l'emporte sur le féminin dans les règles d'accord des adjectifs).

Un dessin et un exemple :


Ainsi, pour une interrogation simple, le français a :

1) l'inversion. Ex : Y vas-tu ?
2) le jeu de l'intonation. Ex : Tu y vas ?
3) la phrase avec « est-ce que ». Ex : Est-ce que tu y vas ?

[15]

Le québécois a, en plus de ces trois formes, une forme qui lui est propre, l'ajout du -ti ou du -tu après le verbe. Ex. : Tu y vas-ti ? ou Tu y vas-tu ?

GÉNIE D'UNE LANGUE. Tendances que manifeste une langue d'après ses caractéristiques et sa structure. On peut dire, par exemple, que la langue anglaise préfère les mots courts et les termes concrets tandis que la langue française depuis le 17e siècle préfère des mots de construction savante, plus longs et plus abstraits. Par contre, le génie de la langue québécoise, qui est celui du vernaculaire français du 16e siècle, préfère nettement les mots concrets, courts et imagés.

Ce sens du mot génie a rien à voir avec ce à quoi on l'identifie le plus souvent, c'est-à-dire l'intelligence.

ÉVOLUTION NATURELLE D'UNE LANGUE. Changements que subit la langue d'un peuple à travers l'histoire au gré des bouleversements politiques et sociaux qu'il subit. On s'entend pour dire que la langue française est sortie du bas latin de la Gaule pour évoluer naturellement jusqu'au 17e siècle où elle a été arrêtée dans son évolution naturelle et a subi l'intervention savante. De la même façon, on peut dire que nos ancêtres ont perpétué l'évolution naturelle de la langue française en Amérique puisqu'ils quittaient la France au moment où l'intervention savante commençait à se faire sentir.

INTERVENTION SAVANTE. Action délibérée qu'exercent sur la langue des gens dits lettrés appuyés par le pouvoir pour orienter celle-ci vers des buts précis, la codifier, lui donner une forme fixe selon des critères qu'on croit objectifs. Ainsi on peut dire que l'action de Malherbe, Vaugelas et l'Académie française sur la langue française est une intervention savante.

LANGUE VIVANTE. On dit qu'une langue est vivante quand elle est encore utilisée quotidiennement par une communauté linguistique. Mais on dit également qu'elle est vivante quand elle évolue encore, assimile des mots selon les besoins de ceux qui la parlent.

[16]

LANGUE MORTE. On dit qu'une langue est morte quand elle n'est plus parlée quotidiennement par une communauté linguistique. Le latin est considéré comme une langue morte. Mais on emploie également ce terme pour désigner une langue qui, quoique toujours parlée par une communauté linguistique, assimile difficilement des mots et accepte difficilement d'évoluer à cause d'une trop forte intervention savante. Ainsi le fait que la langue française n'ait pu assimiler le mot alunir sans une controverse épique quand les astronautes américains se sont posés sur la lune en 1969 peut nous porter à croire que la langue française est une langue morte.

LINGUISTE. Individu ayant poursuivi des études en linguistique et obtenu un diplôme en ce domaine au niveau de la maîtrise ou du doctorat. Disons qu'un linguiste sérieux est d'abord un scientifique qui étudie des faits de langue et se borne à en comprendre les différents aspects. À distinguer d'un policier de la langue.

POLICIER DE LA LANGUE. Individu souvent sans connaissances linguistiques sérieuses mais armé d'une solide peur de toute évolution de la langue, dont le rôle est de défendre et protéger la langue, propriété de l'État, contre toute atteinte venant soit du peuple ou d'une puissance étrangère.

Il va de soi que seules les langues appartenant à l'État ont ce genre de policiers. Une langue qui appartient à son peuple ne peut avoir de tels énergumènes à son service puisque le peuple lui-même veille instinctivement à sa propriété linguistique.

Une des langues à être propriété d'État est la langue française. Il lui faut donc des policiers. (Voir la partie historique.)

Au Québec, une certaine élite colonisée a cru qu'en adoptant la langue française comme idiome national et langue d'Etat, on protégerait le peuple contre l'assimilation. Mais avec la langue française il fallait importer les policiers qui viennent avec ou en recruter sur place. Ce qui fut fait. On se mit à mépriser notre patrimoine linguistique pour en arriver à la qualifier de langue de chevaux. (Voir la partie historique.) On installa des policiers de la langue française dans toutes les [17] institutions. On retrouve ces policiers à Radio-Canada, à Télé-Métropole, dans divers postes de radio ; dans les journaux et magazines ; dans les divers ministères du gouvernement, surtout à l'Éducation et aux Affaires culturelles ; dans les écoles, dans les cégeps, dans les universités (où ils se retrouvent surtout dans les départements de français). Un corps d'élite fut créé : c'est l'Office de la langue française.

Description. Ce policier porte pas d'uniforme. Il se déguise en monde ordinaire mais le plus souvent avec chemise et cravate, complet sombre, conservateur. On le reconnaît souvent par son parler très bon-français, son assurance très Cardinal-Richelieu et son horreur de tout mot ou expression qu'il ne peut retrouver écrit chez un bon auteur français. Il voit des anglicismes partout et en imagine au besoin. Il croit que canceller, barguigner et focailler viennent de l'anglais et fait une crise d'hystérie (écrite ou parlée) quand vous osez parler du droit des peuples à disposer de leurs langues.

Un certain nombre de femmes peuvent jouer ce rôle policier. On les retrouve souvent parmi les journalistes de la presse écrite ou parlée, parmi les enseignants et ces dames du monde en toilettes élégantes aux parfums très Madame-de-Sévigné.

Recrutement. Pour devenir policier de la langue française, l'intelligence n'est pas de rigueur. Le plus important est la conviction profonde et inébranlable que nous sommes au fond des Français qu'un destin funeste a jeté comme une épave sur les bords du Saint-Laurent dans cette Amérique polluée d'Anglais et d'anglicismes. En deuxième lieu, il est bon de développer un air paternaliste vis-à-vis tout ce qui émane du peuple québécois comme d'un enfant gentil mais mal léché, adopter le plus possible l'accent radio-canadien et la démarche d'une personne bien, sûre d'elle-même, protégée qu'elle est par tout un appareil d'État et appuyée par une des grandes civilisations occidentales. Il n'est pas mauvais non plus de parsemer son parler de mots d'argot parisien parce que, dans la tête d'un policier de la langue française, un mot de la langue interdite en France est de beaucoup préférable à tout mot québécois qui, par définition, sent le concret, le terroir, la réalité vécue, la vie quotidienne québécoise, l'ordure, quoi.

[16]

TERRORISME LINGUISTIQUE. Activité principale des policiers de la langue française qui consiste à faire peur au monde et à les maintenir dans cette peur. Cette peur est celle de la disparition comme individu et comme peuple par l'assimilation à la masse anglo-saxophone ambiante.

Évidence. La peur fait pas des enfants forts mais des névrosés qui ne demanderont pas mieux que de s'assimiler à l'autre qui, lui, semble pas avoir peur.

VERNACULAIRE. Langue spontanée, libre, que l'enfant entend en tétant sa mère, sur le dos de son père qui rythme ses phrases à son pas ou à sa ronde, en se bousculant avec ses frères et soeurs, ou sur les genoux de ma tante Emma. Une langue que l'enfant apprend à imiter de sa mère, de son père, de ses soeurs et frères, des voisins, de la visite le dimanche après-midi. C'est essentiellement une langue parlée et vécue dans la gorge, dans la bouche, dans les tripes comme dans tous les muscles du corps, et dans la tête et le coeur comme une communion charnelle avec son monde.

Le vernaculaire est une langue apprise mais non enseignée comme telle.

Le vernaculaire est une langue interdite mais plus ou moins tolérée dans certains États-nations modernes. Dans d'autres, le vernaculaire est entretenu comme source d'enrichissement de la langue d'État.

[17]

Article 1

La langue québécoise est une liberté.

Explication. Les langues vernaculaires sont essentiellement des langues en liberté. Elles ne connaissent que l'évolution naturelle. Par contre, les langues d'État ne sont le plus souvent que des camisoles de force linguistiques et idéologiques pour maintenir les sujets de l'État (les citoyens) dans son giron (boulot-métro-dodo).

Article 2

PROPRIÉTÉ

La langue québécoise est la propriété commune
et inaliénable du peuple québécois
.

Corollaire. La langue québécoise appartient ni à l'État du Québec, ni à l'État canadien, ni à quelque Office de langue, Conseil, Commission, Régie que ce soit.

Explication. Certains peuples ont l'impression (justifiée dans certains cas) que leur langue leur appartient. Dans le cas du peuple français, c'est un fait historique que sa langue lui a été spoliée par l'État (voir la partie historique) au 17e siècle, par la création de l'Académie française dont le rôle était de « nettoyer la langue des ordures qu'elle avait contractées dans la bouche du peuple ». La Révolution de 1789 ne fit que confirmer cette usurpation et l'enseignement obligatoire de 1881 sous la 3e République confirma cette emprise de l'État sur la parole française. Aujourd'hui le peuple français parle une langue que l'État français lui prête comme un privilège quand il veut parler comme il faut mais doit se réfugier dans l'argot, les dialectes ou [18] langues régionales, toutes ces langues interdites, dans la vie quotidienne.

D'autre part, les anglophones (Britanniques, Canadiens-anglais, Américains, Australiens et autres) n'ayant pas connu ce genre d'usurpation de leur langue par la monarchie absolue, ont conservé à l'égard de leur langue un rapport de propriété commune qui fait qu'ils se sentent libres d'utiliser leur langue comme on utilise une voie publique pour se rendre d'un endroit à un autre ou pour faire une promenade le dimanche après-midi.

Les Québécois, pour leur part, n'ont pas subi non plus cette usurpation de leur langue par la monarchie absolue puisque leurs ancêtres ont quitté la France au moment où commençait à se faire sentir l'intervention royale dans le domaine linguistique. Ils ont donc conservé vis-à-vis leur langue un rapport bien différent de leurs cousins français, un rapport de propriété commune, il va sans dire, mais également un sentiment de très grande liberté vis-à-vis elle, se sentant libres non seulement de s'en servir comme une voie publique mais aussi comme un rempart contre l'assimilation projetée du colonisateur anglais et un instrument de musique qu'on joue pour se désennuyer le dimanche après-midi.

Mais depuis que les campagnes contre le « mauvais français » québécois, contre le « lousy French », ont pénétré dans toutes les couches de la population, il s'est développé chez beaucoup de Québécois un complexe de langue qui amène des comportements linguistiques particuliers. Beaucoup se réfugient dans le mutisme ou le balbutiement aussitôt qu'ils sont appelés à parler dans un contexte qui sort quelque peu de l'ordinaire de la vie quotidienne. Ils sont convaincus qu'ils parlent mal et doivent donc se taire devant ceux qui parlent « bien » et admirer leur virtuosité. Certains autres vont oser parler mais avec la timidité de ceux qui n'ont pas vraiment le droit de parole. D'autres ont préféré l'assimilation tout court et se retrouvent par milliers aux États-Unis et au Canada anglais. D'autres encore essaient de « bien parler », adoptent un accent et des tournures qu'ils croient « bon français », articulent et prononcent les e muets. Nos anciennes religieuses en sont le meilleur exemple. La langue phony (ou faux-nez) par excellence.

[19]

Il y a ceux qui sont allés apprendre le « bon parler » en France ou qui ont suivi des cours de diction sur place avec des « maîtres » français et qui sont fiers de dire que, quand ils se promènent sur les quais de la Seine, les Français ne peuvent pas les distinguer d'un Français moyen. Le summum de la déculturation.

Mais maintenant, et de plus en plus nombreux, il y a ceux qui renient absolument pas leur vernaculaire mais l'expriment fièrement et l'enrichissent des apports de la vie moderne. Pour eux, leur patrimoine linguistique est une richesse vivante qu'il faut continuer de nourrir pour articuler notre réalité québécoise en cette fin du XXe siècle. L'avenir est à eux.

Article 3

DROIT

La langue québécoise est le droit de parole
des Québécois
.

Ce droit de parole peut s'affirmer en toutes circonstances, dans les fonctions officielles autant que dans la vie quotidienne, dans les bureaux d'administration autant que dans les cuisines et chambres à coucher.

Ce droit peut s'exercer au-delà des frontières du Québec, dans toutes les relations diplomatiques, professionnelles, commerciales ou personnelles.

Dans les pays francophones, les Québécois répandront la culture et la langue québécoise par divers moyens y compris films, livres, spectacles, etc.

Évidence. Les peuples francophones en général et même les Français sont bien disposés à notre égard et nous apprécient dans la mesure où nous affirmons notre québécitude dans notre langue.

[20]

Constatation : Les Français sont gênés de voir des Québécois se déguiser en pâle reflet de Français moyen, en pastiche d intellectuel parisien.

Dans les pays autres que francophones, les Québécois manifesteront leur fierté d'être québécois en utilisant leur langue sans honte ni mépris d'eux-mêmes.

Article 4

NORME

La norme de la langue québécoise
est l'usage qu'en font les Québécois.


[21]

HISTORIQUE

Le Moyen Âge, la belle époque de l'Église comme État. Les nations n'existent pas encore. Des groupements humains plus ou moins inféodés (et non pas gouvernés, comme aujourd'hui, il va de soi) parsèment toute l'Europe, des villes-républiques aux royaumes de roitelets, des villes-franches aux empires théoriques à la Charlemagne. Et tout ce monde parle des langues vernaculaires.

Une seule langue non-vernaculaire que parlent quelques pions au service de l'Église-État, et quelques lettrés, le latin d'Église. Au Moyen Âge, l'Église est l'État-providence, la mouman, la Mère, qui offre le salut éternel au lieu du bien-être social et du salaire minimum de notre État moderne, notre mouman à nous.

Mais voilà que pointe par-ci par-là le soupçon de l'État séculier, l'embryon de l'État-nation moderne. Le Pape est contesté et subit quelques humiliations. Jules II sort son armure de casseroles.

Espagne

Mais à la périphérie du royaume papal voilà qu'une Isabelle de Castille entend bien occuper plus de place et de pouvoir qu'un petit duc de Vérone. Avec son charmant Ferdinand d'Aragon à ses côtés et son beau Colomb qui part pour la Chine (1492), elle compte étendre sa domination non seulement sur des terres lointaines mais dans la vie quotidienne et dans la tête de ses sujets. Et quoi de plus proche du sujet que sa langue vernaculaire ? Elle a son petit Cardinal Richelieu tout trouvé en la personne de Nebrija qui lui propose de remplacer le vernaculaire du peuple par une langue codifiée de grammarien. Car la révolte est vernaculaire. La parole libre est, par définition, révolte contre l'Autorité. Et le Ministre de la [22] Propagande de la belle Isabelle rédige sa Gramática castellana et oblige la nouvelle industrie de l'imprimerie à n'écrire que selon ses règles et avec ses mots. La parole du peuple est usurpée par l'Etat qui en fait un outil de domination sur le peuple lui-même.

France

Richelieu a vraiment rien inventé quand, un siècle et quart plus tard, artisan de la monarchie absolue, de l’État-c'est-moué, il entreprend de « donner une loi officielle au langage comme à l'Etat ». Mais il faut dire que le terrain a été préparé. Remontons quelques siècles avant lui et jetons un coup d'œil sur les territoires de l'ancienne Gaule.

Au nord de la Loire, des groupements humains avec ducs et roitelets qui parlent des langues vernaculaires assez parentes pour qu'on puisse les regrouper sous le nom de langues d'oïl, sauf pour la péninsule armoricaine où le vernaculaire est descendant du celte, le breton. Au sud de la Loire, des groupements humains avec comtes et vicomtes et des langues dont la parenté les rassemble sous le vocable de langues d'oc. Le sud a ses troubadours et le nord ses trouvères, qui chantent tous en vernaculaire.

Vers l'an 1000, deux suzerains se partagent le nord, le duc de Normandie qui ira conquérir le royaume d'Angleterre et y imposer sa langue, et d'autre part, le roi descendant de Hugues Capet qui trône en Ile-de-France, dans sa capitale de Paris.

Mais les ambitieux capétiens n'en restent pas là et à coups d'épées, de mariages diplomatiques et d'intrigues, agrandissent leur domaine. Au 13e siècle, le soleil de la Méditerranée attire leurs descendants et, au nom de la sainte religion catholique, ils brûlent les « hérétiques » Cathares du sud de la Loire et occupent tout le Midi. En 1271, le comté de Toulouse est réuni au royaume de France.

Avec la guerre de Cent ans, ils peuvent s'approprier des descendants du duc de Normandie, parti pour l'Angleterre, toutes les parcelles de territoire qu'ils leur restaient sur le continent. Et le francien, ce vernaculaire de l'Île-de-France, devient le françois que font rimer Rutebeuf et Villon. On dit « le [23] moins pire », « pas si pire », « la plus bonne ». Le « ne » de la négation tend à disparaître en faveur du « pas » et du « point ». Fin XVe siècle, l'imprimerie inventée, la seule langue qui peut aller sous presse est la royale. La Renaissance, avec son engouement pour l'Antiquité, gonfle le vocabulaire françois de mots grecs et latins. Le vernaculaire du roi commence à s'imposer comme langue du royaume de France.

En 1532, la Bretagne passe sous la domination françoise. En 1534, François 1er demande à un certain Jacques Cartier de trouver un chemin vers les Indes en passant par le sauvage pays incertain du Québec. Cette requête royale en bon françois vernaculaire amènera la naissance d'un peuple qu'on appellera au XXe siècle québécois et le développement d'un rameau vernaculaire qu'on appelle aujourd'hui la langue québécoise.

En 1539, François 1er proclame l'ordonnance de Villers-Cotterêts qui fait du françois de François la langue officielle du royaume de France. La langue du roi remplace le latin dans toutes les pièces juridiques du royaume. Le latin, langue d'Église, langue officielle de l'État-providence religieux du Moyen Âge, voit son terrain miné et son influence réduite aux dépens de la langue du pouvoir séculier.

La métropole embryonnaire de Paris, siège du pouvoir séculier grandissant, se met à siphonner les provinces conquises, et recruter les meilleurs cerveaux parmi les provinciaux colonisés pour bâtir l'État séculier moderne avec l'équipement du bord. Le petit Clément Marot, qui ne connaît que le vernaculaire occitan de Cahors, apprend le françois à dix ans et invente, devenu adulte et poète, l'accord des participes avec avoir.

Même si les universités n'enseignent que le latin et le grec et que toute pensée un tant soit peu abstraite s'articule toujours en latin, le vernaculaire françois se lâche lousse dans tout le royaume. Rabelais ramasse des mots partout et vous les enfile de joyeuse et gaillarde manière, Brantôme écrit comme il parle ou presque et Du Bellay publie en 1549 la Deffence et illustration de la langue françoise, manifeste enthousiaste en faveur d'une langue nationale authentique. Les poètes de la Pléiade sont tous d'accord avec lui. « Le latin, à ta place ! » Le françois, langue [24] vernaculaire du roi, doit occuper le champ de la parole tout entier et s'enrichir comme bon lui semble de mots grecs et latins, de mots d'autres langues vernaculaires, de mots de métiers, doit créer des mots s'il en ressent le besoin. Vive la liberté de la langue du roi ! Le brave Meigret veut dresser des règles de grammaire selon l'usage du monde et laisser le monde dire « j'ai passé par là » ou « je suis passé par là ». Ronsard écrit : « Plus nous avons de mots dans notre langue, plus elle sera parfaite ». On écrit « i leuz a dit », « su ta tête », « un affaire », « une âge », « une poison » (prononcé poéson). Montaigne écrit « astheure ». Meigret trouve que l'accord des participes passés est une exercice « inutile, incongru, pour courtisanes élégantes ». Il ne se doute pas, le pauvre, qu'elles auront le dernier mot, ses précieuses, sur la belle langue de France. Les éléments conservateurs se manifestent déjà. Dubois veut réduire le français à la syntaxe latine, et enfin Malherbe vient... éteindre les feux de joie de la parole du 16e siècle. Et s'éteint aussi toute velléité démocratique qu'avait fait naître la Réforme protestante quand Henri IV reprend le royaume en main. L'Église-État en perte de vitesse appuie l'État-Nation qui s'affirme. Le grand Cardinal sera le symbole et la réalisation de ce mariage de raison pour la plus grande gloire de la plus grande dictature du 17e siècle.

Richelieu fait exécuter le duc de Montmorency. La noblesse à sa place ! À la cour, comme parasite entretenu ou la tête dans le panier ! Et le peuple, lui, à sa place aussi ! À Paris, révolte des compagnons (1633), écrasé ; à Lyon, saccage des bureaux de la Douane (1633-42), vengé par pendaison ; à Rouen, émeute des ouvriers cordeliers et papetiers (1634), écrasée ; insurrection des croquants des pays occitans (1636), écrasée.

Enfin Malherbe vint... à Paris en 1605. Courtisan des plus intriguants, il devient le poète officiel de Henri IV vieillissant et, avec sa formation de juriste, le premier policier de la langue françoise. « Il faut épurer la langue. » Du concept de pureté de la langue à celui de pureté de la race, il n'y a qu'un pas qui se glisse bien, n'est-ce pas ? Il décrète l'exclusion du parler du peuple (vernaculaire de Paris), l'exclusion de termes régionaux (vernaculaires des provinces de France), l'exclusion de tous les termes de métiers (vernaculaires des ouvriers). La seule langue [25] françoise est celle de la cour. Voilà qui est dit. Et que les écrivains se conforment avant tous, compris ?

La fille de Montaigne, Mademoiselle Le Jars de Gournay, proteste : « La vraie douceur des langues, comme celle du vin, consiste en leur esprit et vigueur ». « Le grand mérite c'est la richesse ». Tout travail est vain là ou manque « la splendeur de la liberté ». La cour la traite de vieille folle d'un siècle révolu et le rouleau compresseur continue sa course.

En 1626, un édit royal interdit à tous les imprimeurs, sauf ceux de Paris et de Lyon, d'imprimer autres choses que « des livres d'heures, de catéchisme et des thèses de doctorat ».

En 1631, paraît le premier hebdo, La Gazette, organe officieux de Richelieu où Louis XVI agit souvent comme correcteur (censeur, s'entend).

En 1634, Richelieu étatise la langue en fondant le corps policier pour la régir. Il fonde l'Académie française « qui doit réglementer et gouverner la langue »... « nettoyer la langue des ordures qu'elle avaient contractées ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du Palais, ou dans les impuretés de la chicane... ». Et il embrigade des collaborateurs. « Son Éminence, par ordre particulier, a voulu être consulté sur tous les prétendants, afin de fermer la porte à toute brigue et ne souffrir dans son assemblée que des gens qu'il connaisse ses serviteurs, » dixit Chapelain, son porte-parole.

Voiture et Guez de Balzac se font tordre le bras pour assister aux séances de la noble institution. Il faut qu'elle fonctionne. Et qu'elle condamne Corneille pour son Cid séditieux et l'enjoigne à écrire à la gloire du régime, comme il le fit quelques années plus tard dans Horace, ce monument au fascisme dix-septième siècle.

L'Académie fait des petits. Des salons s'ouvrent et le bel esprit se promène parmi les précieux. Et Louis XIV devenu grand se paie Versailles et ses jardins pour s'éloigner de la puanteur du peuple de Paris, cultiver ses courtisans et régner en grand despote. « Que me chaut 100 000 croquants ? » La langue se « purifie » encore avec Vaugelas et s'éloigne davantage de la vermine populaire.

Vaugelas dit : « Les honnêtes gens disent plus et le peuple pu ». Et : « Il n'y a qu'un maistre des langues qui en est le roi et le tyran, c'est l'usage. » Mais de quel usage parle-t-il ? L'usage de [26] qui ? L'usage de la cour. Mais pas même de toute la cour du roi. De la partie la plus « saine » de la cour. « Ce mauvais grammairien, et ignorant de la langue du passé (dixit Ferdinand Brunot), s'en est trop rapporté à la Cour et à des prétendues oreilles délicates, à des femmes qui, s'il avait retardé sept ou huit jours à leur poser la question, auraient été d'un tout autre sentiment. » Les règles de la grammaire française dictées par des cocottes de luxe. « Et ainsi s'est introduite, et pour longtemps, une extrême confusion, là où l'instinct populaire, tout grossier, abandonné à lui-même, eût apporté unité et clarté » (toujours Brunot).

Un adversaire de Vaugelas comme LaMothe LeVayer élève la voix : « Le style même, qu'on prétend perfectionner, souffre de cet excès de polissure, il perd sa vigueur à mesure qu'on repasse dessus ». « Quant au langage, on le réduit à la mendicité. »

Mais rien à faire. Le grand policier a le dernier mot, en vérité. Il condamne les mots actif, adolescent, allégresse, angoisse, anxiété, ardu, banquet, clameur, condoléance, finalement, etc., qui survivront malgré lui et d'autres disparaîtront comme se condouloir, se conjouir, convoiteux, nettir, oeillader, etc., ou bien partiront avec la « racaille du royaume » vers le Québec incertain, mauvaiseté, barguigner, canceller, barbier, focailler, etc. Le mot conception est chassé comme un mot sale excepté dans Immaculée Conception. Poitrine est exclus car il évoque « ce sein que je ne saurais voir ». Et le mot sein lui-même dans ce sens, Corneille doit le retirer de ses textes. Il faut le remplacer par gorge, beaucoup plus haut et plus noble, n'est-ce pas, qui donnera aux Françaises le soutien-gorge, mot qui évoque pour nous plutôt un rack à goître et ne saurait remplacer notre brassière, bon vieux mot vernaculaire de France qui signifiait à l'époque « chemise de femme très ajustée ». Mais allons plus loin encore. Une de ces précieuses qui dictait le bon goût à Vaugelas a honte de dire : « J'aime le melon ». Ouache ! Mêler le mot aimer, si noble, à ce vulgaire et si concret melon, oh horreur ! « Il faut dire : « Je goûte le melon. J'approuve le melon ».

Molière essaie bien de ridiculiser ce beau monde mais sans succès d'ailleurs. Il réussira mieux à se moquer du peuple et de sa langue, et même de la bourgeoisie montante (relire le  [27] Bourgeois gentilhomme) qui ne connaît pas encore sa place dans l'ordre social de la monarchie absolue.

Et voilà. Le génie de la langue françoise fait un virage à droite et vers le haut. Il s'éloigne du concret, du vulgaire, de la boue, de la plèbe. Il préfère les mots abstraits qui ne peuvent évoquer la réalité physique, politique et sociale des peuples de France. Bossuet corrige même ses textes. Au lieu de : « Jésus présentant sa face... aux crachats de cette canaille » qu'il écrit en 1660, il écrira en 1666 : « Jésus présentant son visage à toutes les indignités de la troupe vulgaire ».

Des contestataires dans ce nouvel ordre linguistique ? Oui. Un certain faiseux de dictionnaire, un certain Furetière, académicien (comment s'est-il faufilé là, celui-là ?), inclut dans son dictionnaire qu'il publie en 1684 des mots populaires, des mots de métiers, des mots utilisés par sa mère, son grand-père. Oh, scandale ! On le chasse de l'Académie. Lèse-majesté ! Lèse-pureté-de-la-langue-françoise ! Et Furetière est également chassé de la société du beau monde, de la société des honnêtes gens. Et Madame de Sévigné de dire : « Je trouve que l'auteur fait clairement voir qu'il n'est ni du monde ni de la cour, et que son goût est d'une pédanterie qu'on ne peut pas même espérer corriger... »

Et pendant ce temps-là, des braves croquants de France débarquant dans le Québec incertain, parlent comme le dictionnaire de Furetière sans l'saouère et montent leur campe dans l'pays.

En 1694, l'Académie adopte pour la langue française l'orthographe des greffes royaux, ou « ancienne orthographe, qui distingue les gens de lettres d'avec les ignorans et les simples femmes ».

Et voilà que pointe le « siècle des lumières », l'Encyclopédie, les philosophes et la déesse Raison. Voltaire s'élève comme le grand contestataire de l'ordre monarchique mais, en matière de langue, il est aussi conservateur que Vaugelas. Il se fait le défenseur de la pureté de la langue française et propage l'idée que toute évolution de la langue ne peut être que corruption par rapport au modèle parfait laissé par le classicisme du 17e siècle.

Mais, en ce siècle de raison, on va plus loin encore. Les assises de la langue de Vaugelas, c'est-à-dire l'usage qu'en fait [28] « la partie la plus saine de la cour », ne suffisent plus. On veut du plus solide. On affirme que les règles de grammaire se fondent sur la raison et les grammairiens vont se tordre les méninges pour expliquer logiquement les accords des participes passés et autres règles aussi absurdes. Et Rivarol, à l'aube de la Révolution, fait l'éloge de la pureté et de la clarté de la langue. « Les styles sont classés dans notre langue comme les sujets dans notre monarchie... et c'est à travers cette hiérarchie des styles que le bon goût sait marcher... Racine et Boileau parlent un langage parfait dans ses formes, sans mélange, toujours idéal, toujours étranger au peuple qui les environne. »

La Révolution elle-même, menée par des bourgeois qui rêvent de s'emparer du pouvoir, répugne à user de la langue populaire. On proclame « la chasteté de la langue française », on combat les « patois » comme de l'obscurantisme antirévolutionnaire tout en considérant l'éducation du peuple comme inutile et même dangereuse.

Mais ce conservatisme en matière de langue, que Napoléon bénira, sera miné quelque peu par des écrivains comme Hugo qui écrira : « Le jour où elles (les langues) se fixent, elles meurent » ; et d'autres se mettront à puiser dans l'argot (ce vernaculaire interdit), pour donner un peu plus de vie à leurs écrits.

En 1832, l'orthographe de l'Académie devient l'orthographe de l'État.

Avec l'instruction obligatoire à la fin du 19e siècle, l'idéologie toujours conservatrice qui entoure la langue française s'installe dans les écoles et s'impose maintenant à tout citoyen français. La langue est un objet de vénération, un peu comme la virginité de Jeanne d'Arc. L'État prête à tout Français ce joyau rare, l'espace d'une vie. Interdit d'y toucher, déjouer avec excepté dans les règles du bel esprit aristocratique d'antan.

Mais, en France, aujourd'hui, qui la parle, cette langue de salon ? Qui se limite à ne parler que selon les préceptes appris à l'école ? Peu de Français. Car la vie ne se limite pas à des conversations de courtisanes. Comme il y a toute une partie de la réalité vécue quotidiennement qu'une langue figée par des bonzes de siècles révolus ne peut pas exprimer, la majorité des Français se réfugient dans des langues interdites, l'argot, les « dialectes », les « patois », les langues vernaculaires, quoi.

[29]

De plus, il n'y a pas que ce réflexe de paria devant la langue de l'État. Des contestations ouvertes se manifestent dans l'écrit. Un certain Bernard Henry Lévy écrit dans Combat (11-71) au sujet de Charlie-Hebdo : « On présente la langue bourgeoise comme une langue morte et abstraite, desséchée et sclérosée ; la langue populaire au contraire, comme une langue vive et concrète, toute pénétrée du flux de la vie quotidienne. D'un côté une parole qui n'en est plus une, une parole froide et pauvre malgré ses élégances, une parole terne et inerte malgré les métaphores. De l'autre, au contraire, une parole chaude, colorée, chaleureuse, et grosse de toute expérience vécue... Deux langues, deux mondes, deux cultures ; une culture vaine et vide, culture des possédants qui à vouloir tout embrasser ont perdu la vie même ; une culture pleine et dense, lourde et chargée de sens, la culture populaire. »

Ça bouge aussi dans le royaume de France.

Angleterre

La langue anglaise a subi une toute autre évolution que la langue française.

Au 16e et 17e siècles, la royauté anglaise essaie bien de concentrer plus de pouvoir entre ses mains, mais c'est impossible. La contestation de l'autorité du roi qui fait pour ainsi dire partie de la tradition anglaise depuis le 13e siècle se manifestera de plus belle au 17e quand une bourgeoisie naissante avec Cromwell comme fer de lance renversera la monarchie.

L'Angleterre ne connaîtra pas de monarchie absolue, de Dieu-Soleil et de cour de précieux mais plutôt, et plus tôt qu'ailleurs, une House of Gommons et un roi réinstallé qui se fera lentement gruger ses pouvoirs par la classe bourgeoise.

Cette évolution politique se répercutera nécessairement sur la langue. Cet amalgame d'anglo-saxon et d'ancien français (ce dernier importé par la conquête du duc de Normandie, Guillaume le Conquérant), est, au 16e siècle, une langue vernaculaire riche de l'apport de toutes les classes sociales et de tous les coins d'Angleterre. Shakespeare en fera la brillante illustration. C'est la langue de tout le monde, un peu comme [30] l'est le françois de Rabelais et Brantôme. Elle est bien vivante, collée à la réalité quotidienne, imagée, concrète, comme l'est le vernaculaire françois que nos ancêtres apportent avec eux en ce Québec incertain.

Mais pendant que la langue vernaculaire françoise subit l'assaut répété des Malherbe, Vaugelas, la codification de l'Académie et la réduction à la préciosité de la cour, le vernaculaire anglais, lui, continue son évolution naturelle. Le roi ne peut certainement pas imposer sa façon de parler puisqu'il a perdu à peu près toute autorité. Et on verra jamais la fondation d'une British Academy pour légiférer sur la langue. Au contraire, pour les Anglais, la langue anglaise est un bien commun comme une voie publique que tous peuvent emprunter, chacun selon ses moyens, les uns avec des carosses tirés par des chevaux fringants, d'autres à pied et un bâton à la main pour chasser les chiens errants. Personne, en Angleterre, ne sait qui décide du bon ou mauvais usage d'un mot ou d'une tournure. Évidemment, comme la bourgeoisie anglaise montante assume une ascendance sur le peuple, sa langue à elle tendra à devenir la langue de tous les Anglais, mais l'apport linguistique des classes dites inférieures n'est jamais négligée et cette ouverture se manifestera à l'égard des autres langues. L'anglais empruntera des mots selon les besoins sans s'en remettre à quelque corps policier que ce soit. Des gens de lettres vont bien codifier cette langue mais la philosophie derrière le dictionnaire d'Oxford sera toujours de s'en remettre à l'usage le plus répandu, selon les conventions sociales et morales que partage la majorité de la population.

Il faut ajouter tout de suite que cette tradition libérale et démocratique à l'égard de la langue, les Anglais la doivent aussi en partie à la Réforme protestante qui balaya l'Angleterre et répandit certaines notions de démocratie que l'Église romaine avec son Autorité papale n'a jamais connues. La lecture de la Bible, non pas en latin, mais, en anglais, y fut pour beaucoup dans l'alphabétisation du peuple d'Angleterre.

[31]

Amérique

Au 17e siècle, des colons anglais persécutés pour leur croyance religieuse, quittent la mère-patrie et s'installent sur les côtes du Nouveau Continent. Ces puritains, qui lisent leur Bible tous les jours, nourrissent déjà des idées d'indépendance vis-à-vis la mère-patrie que leurs descendants du 18e siècle réaliseront. La Révolution Américaine qui éclate en 1774 amènera la naissance d'un république où les hommes de race blanche sont en principe égaux devant la loi. L'autorité n'est plus celle de la House of Gommons et encore moins celle du roi d'Angleterre. Elle s'incarne dans le Congrès américain. Et la langue suivra cette évolution. Au début du 19e siècle, un Webster se met à rédiger un dictionnaire où il incorpore les mots qu'il retrouve chez ses compatriotes américains. Cette langue de souche anglaise poursuit selon le génie du vernaculaire anglais son enrichissement. Elle s'assouplit encore davantage et intègre des milliers de nouveaux mots à chaque décennie. Des différences se dessineront dans le vocabulaire et même dans la structure entre l'anglais de Londres et celui de Washington mais personne ne s'en formalisera. Des Anglais d'Angleterre mépriseront bien l'anglais de leurs cousins d'Amérique et certains intellectuels américains quitteront les États-Unis en vomissant sur sa vulgarité pour rejoindre l'establishment cultivé de Londres au début du vingtième siècle. Mais avec la première Guerre mondiale, l'ascendance américaine se manifestera et renversera la vapeur. Les Américains découvriront leur culture propre et l'affirmeront à un tel point que les lexicographes de Londres publient un Oxford Dictionary of the American Language et les Américains eux-mêmes, en étudiant leur langue, parlent du basic American.

Ces deux langues, l'anglais et l'américain au génie commun, jouissent d'une extraordinaire vigueur et s'adaptent aux nécessités du monde moderne avec une souplesse remarquable, justement parce qu'elles ont su garder leurs racines dans le vernaculaire de leurs peuples. Le petit Américain peut écrire dans une composition « She's bugging me all the time » (équivalent de « è m'achale toujours ») sans se faire dire qu'il parle la langue des babouins ou des chevaux. On lui dira que ça [32] se dit, qu'il n'y a pas de mal à ça, mais que dans la langue écrite plus formelle on va rechercher un autre registre qui lui fera écrire : « She bothers me ».

Les langues anglaise et américaine sont devenus elles aussi des langues d'État. On n'a qu'à voir comment d'autres langues vernaculaires ont été bafouées et méprisées par les Anglais et les Américains, comment l'unilinguisme anglo a été coutume dans tous les pays colonisés par ces puissances (Irlande, Ecosse, Canada, Inde, etc.). Il est certain que ces deux États-nations ont utilisé leurs langues comme outil de domination et d'assimilation (le Québec en sait quelque chose) mais il faut reconnaître que ces puissances modernes n'ont jamais chercher à écraser et réprimer leurs propres vernaculaires. Bien au contraire, elles les ont nourris, cultivés, pour puiser allègrement et maintenir ce contact très concret avec la réalité. De la même façon que le jazz né dans la misère de l'esclavage des Noirs américains est devenu une musique que les Blancs eux-mêmes nourrissent, le vernaculaire anglais des Noirs comme des cowboys du Texas fournit à l'Américain moyen un éventail d'expressivité qui fait l'envie d'auteurs et de chanteurs français, sans parler des journalistes français et autres utilisateurs français de la parole. La langue d'un Bob Dylan qui chante qu'en vernaculaire est aussi importante pour l'establishment américain que la langue soutenue des professeurs de Harvard.

Québec

Nos ancêtres, à peu près tous de condition modeste, croquants, « filles du roi », paysans déshérités, soldats, ont apporté avec eux, dans leur bouche, dans leur tête et dans leur coeur, la langue vernaculaire de diverses régions de France (Île-de-France, Saint-Onge, Poitou, Normandie, etc.). Avec la Conquête de 1760, coupés qu'ils sont de la « mère-patrie », assujettis à de nouveaux maîtres, anglais ceux-là, les Canayens, comme ils s'appellent à l'époque, 60 000 qu'ils sont, vont devoir survivre avec les moyens du bord. Une certaine petite élite fréquentera les salons des maîtres anglais et adoptera certains termes anglais mais la grande majorité, réfugiée dans les terres, [33] conservera le vocabulaire et la syntaxe du vernaculaire français et l'esprit de liberté qui va avec tout vernaculaire, la création de mots selon les besoins, surtout par analogie (banc de neige, qui rappelle banc de sable, poudrerie, et le reste) ou par l'emprunt aux langues amérindiennes pour nommer les choses et définir leur réalité d'ici. Pendant qu'en France la langue vernaculaire du roi devient langue d'État et subit codification et épuration, nos ancêtres perpétuent en terre d'Amérique l'évolution naturelle des vernaculaires de France, les mots et tournures des vernaculaires du 16e et 17e siècles mais dans un contexte géographique différent et dans un état de résistance au colonisateur.

Tout peuple colonisé qui veut survivre conserve, il va de soi, ce qui lui colle de plus près, sa langue vernaculaire, et l'élève comme un rempart contre l'assimilation. Nos grands-grands-parents n'ont rien fait d'autre en continuant à utiliser barguigner, canceller, licher, acter, hâler, hante (pour jante), et quelques 10 000 autres mots qui plongent leurs racines dans les vernaculaires des provinces de France. Et cela malgré toutes les tentatives d'assimilation, malgré le Rapport Durham (1840), et surtout malgré les campagnes de « bon parler » qu'un clergé réactionnaire chassé de France inscrit dans sa mission religieuse. Malgré tout, certains intellectuels du début du XXe siècle valorisent les mots québécois et les considèrent comme partie intégrante du français d'Amérique. Des Adjutor Rivard, des Louis-Philippe Geoffrion font, avec des équipes de collaborateurs, la cueillette de nos mots vernaculaires et publient en 1930 le Glossaire du parler français au Canada qui rassemble déjà environ 9 000 mots bien de chez nous. Mais les campagnes de « bon parler » dans les collèges classiques et les écoles commencent à porter fruit.

Mais elles sont quoi, ces campagnes de « bon parler » ? Elles sont tout bêtement des tentatives d'application du régime linguistique de l'État français avec toute l'idéologie 17e siècle qui vient avec. Non pas d'abord l'emprunt tout à fait légitime du vocabulaire d'un Français qui essaie de s'exprimer dans les bouleversements sociaux et politiques du 19e et 20e siècles mais surtout, et avant tout, la chasse aux mots et tournures vernaculaires et l'installation à leur place du discours de Bossuet et de Fénelon. Et c'est pourquoi le peuple québécois se réfugie [34] dans un mutisme apparent, un balbutiement, pendant des décennies. Et puisque le seul vocabulaire qu'on entend claironner est celui de la liturgie, le peuple le soumet au génie de la langue vernaculaire. Ça donne câlisse !, cibouère !, tabarnaque !, osti ! Vous dites qu'on pale mal ? C'est ben vrai, on pale mal, parce qu'on s'sent mal.

Et pendant ce temps-là, une petite élite cultivée, laïque de nom mais cléricale de pensée, s'en-va-t-en France faire des études, apprendre le « bon français » pour revenir mépriser la langue vivante de ses pères et mères au nom de la « littérature française », de la « linguistique française », au nom de la « science de la langue ». Ces curés en soutane, ou sans, installés au chaud dans les universités à charte vaticane et autres institutions de « haut » savoir vomissent, en phrases françaises bien aristocratiquement léchées, leur dédain pour notre patrimoine linguistique, et clament leur vénération pour l'Académie française. (Ne créent-ils pas une Académie canadienne-française qui veut être le pendant de l'autre ?) Au lieu de valoriser notre vernaculaire et d'y intégrer des emprunts d'une France essayant d'articuler la réalité qui découle de la Seconde Guerre mondiale pour que nous aussi nous puissions analyser avec nos mots et ceux de nos cousins de France notre réalité à nous, ces braves colonisés rejettent tout ce qui est du pays et importent des spécimens Vieille-France. Les Fridolinades ne sont pour eux que de l'amuse-populace, la Bolduc une honte, un Homme et son péché une insignifiance moralisatrice pour garder le bon peuple à sa place, n'est-ce pas ?

Mais malgré cet establishment bien au chaud dans sa bonne conscience et ses chaires feutrées en dollars et cents, des jeunes Québécois se mettent à regarder la télévision et par-dessus la clôture. Certains articulent des poèmes et romans qu'ils croient un apport à la « culture française universelle » pendant que d'autres supplient Larousse d'incorporer dans son dictionnaire des canadianismes de bon aloi. D'autres encore mijotent la Révolution tranquille.

Et voilà qu'elle éclate, cette révolution qui verra le peuple québécois prendre conscience de lui-même comme peuple et s'orienter vers une certaine souveraineté. Mais, hélas, en cette même année 1960, début de la tranquille révolution, notre petite élite popularise un mot pour mépriser davantage notre [35] langue. C'est lancé. Nous ne parlons pas le français, mais la langue des chevaux.

Quelle ironie tout de même, qu'en même temps qu'on amorce une décolonisation au niveau politique, on sombre, au niveau de la langue, dans la pire aliénation du colonisé. D'une part, on veut sortir d'un état d'infériorité, d'une citoyenneté de seconde zone, et, d'autre part, on méprise ce qui nous caractérise le plus, notre originalité linguistique. Mais il faut préciser que ce n'est pas le peuple qui le voit ainsi mais une certaine élite dite éclairée. En effet, cette élite bien peu sûre d'elle-même croit que pour repousser l'envahissement de l'anglais, seule une autre langue de calibre international peut le faire. Donc, chasser le vernaculaire québécois comme une honte et faire adopter par tous les Québécois le français dit international. Au lieu d'enrichir notre vernaculaire de l'apport du français moderne, ces maîtres-chez-nous, encore trop colonisés, veulent chromer les Québécois en Français moyens et folkloriser notre vernaculaire. C'est vraiment pas faire confiance au monde. Tous ces petits maîtres, de gauche comme de droite, veulent importer de France tout ce qu'il y a de plus vieillot, de plus dépassé et de plus aberrant dans la douce France, le carcan linguistique et l'idéologie qui vient avec. Car ils ont des ambitions, ces petits maîtres : faire du Québec un État unitaire à la française, centralisé à mort et, pour cela, il faut faire comme Richelieu, « gouverner la langue comme l'État », imposer au peuple une langue d'État qui encadre sa pensée et en fait un citoyen robot docile (boulot-métro-dodo) qui va rire de ses belles-sœurs au théâtre le soir pour se « détendre ».

Pour ce faire, on plante des policiers de la langue française dans tous les médias (radio, télévision, journaux, revues), dans toutes les écoles, toutes les universités, dans tous les ministères. On crée un corps d'élite, l'Office de la langue française, qui nous dit quoi dire et ne pas dire. Tout mot ou tournure qui n'est pas dans le Larousse, le Robert ou le Grevisse est à bannir comme une perversion. Tout terme ou tournure qui ressemble de près ou de loin à l'anglais est un anglicisme. Et davantage, on se veut plus catholique que le pape, plus français que les Français. On va manger des « hambourgeois » quand les Français eux-mêmes mangent des hamburgers dans leur dictionnaire Collins-Robert.

[36]

C'est-i pas grave ?

De iousqu'on va avec ça ?

Au lieu de nous orienter vers la libération de nos forces vives et l'épanouissement de notre créativité vernaculaire, on veut nous enfermer dans le carcan État-nation moderne avec une langue réduite, aseptisée, formaliste, étroite, contrôlée, châtiée pour que, n'est-ce pas, notre seule articulation culturelle soit de discourir avec des Sénégalais à la langue blanchie, des Suisses romancés et des Occitans avec l'acsagne, de la pureté et de la chasteté de la langue française.

Avec c'te gagne-là, on est pas sorti du béton.

Pendant qu'ils sucent leur Bloody Mary, ils suçotent le mot « racinette » pour traduire pour le peuple, n'est-ce pas, ce vulgaire routebire. Et pendant qu'ils commandent leur « bifteck » Chateaubriand dans un restaurant français bien installé près de leur blockaus, ces SS de la langue française n'entendent pas la clameur de la populace.

Et la populace clame.


Le peuple québécois parle, et parle bien. Il dit ce qu'il a à dire, pour ceux qui savent entendre et écouter. Il a une politesse dans la langue qui n'est évidemment pas celle de la bourgeoisie parisienne. Au code hypocrite d'une société de classes bien hiérarchisée où les tournures courbettes font dire à un patron « votre humble serviteur » à ses employés, le Québécois substitue une politesse plus vraie, plus authentique, plus égalitaire. C'est vrai que le vous est battu en brèche et que le tu prédomine. Parce que le vous est une soumission qu'on refuse et le tu une fraternité et une complicité contre les gros bonnets, ceux à qui il faut dire vous. Et cette habitude nous vient des Américains ? Elle nous vient du vernaculaire français du 16e siècle avant que le roi n'impose son code et sa gouverne au royaume de France. Et pourtant ça ressemble tellement à l'américain. Comme tant d'autres façons d'investir notre langue d'ailleurs. Parce que les deux peuples, Québécois et Américains, ont des racines dans des vernaculaires de deux pays d'Europe voisins, ont évolué d'une façon relativement autonome pendant deux siècles en Amérique, partagent des orientations démocratiques similaires et embarquent dans la troisième vague sans les carcans et les [37] stéréotypes du Vieux Monde. Similitude de parcours, évolution parallèle, avec peu d'interpénétration à part l'emprunt québécois, récent, de quelques mots américains.

La langue québécoise a ses registres [1] comme toute autre langue dite de civilisation pour jaser en famille, pour accueillir des étrangers, pour faire l'amour, pour faire des discours d'élection, pour dire des choses pas gentilles. Elle sait dire des choses crues comme la réalité, car notre réalité n'est pas souvent feutrée par des tentures Louis XV ; opaques comme la réalité, car, n'est-ce pas, notre réalité n'est pas toujours claire comme l'idéalisme fasciste de Rivarol ; concrète comme la réalité car survivre dans un Québec incertain, ça se fait difficilement avec des mots d'esprit et des envolées dans les hautes sphères de l'abstraction. Mais elle sait dire avec chaleur car elle est la langue de la complicité et de la connivence. Elle sait dire avec conviction car elle colle au sang comme la peau elle-même. Elle sait dire avec liberté car les codes imposés lui sont étrangers comme l'étaient les lois de Louis XIV pour nos ancêtres coureurs-de-bois.

[39]

Réponses à quelques
questions souvent posées


Q : Mais, grand Dieu, comment allons-nous pouvoir communiquer avec la francophonie si etc.

Tout d'abord, le français dit international faisant partie de notre langue, on n'a qu'à se servir de cette partie-là pour parler à Paris ou Dakar.

De plus, si la fameuse francophonie est un néo-impérialisme français pour maintenir une mainmise culturelle sur d'anciennes colonies, non merci. On est pas là pour ça. Mais si la francophonie est un regroupement de peuples ayant des racines vernaculaires communes ou encore une langue officielle qui recoupe ces vernaculaires, pourquoi pas entretenir des relations ensemble ?

Mais quelles relations ? Si un Wallon, un Suisse romand, un Québécois ou un Camerounais intéresse la francophonie dans la mesure où il est la réplique d'un petit bourgeois français cultivé, on a rien à faire là-dedans. Par contre, il devient intéressant de participer à la francophonie dans la mesure où ce sont les caractéristiques particulières de chaque peuple qui sont valorisées, et dans notre cas, certainement la richesse et l'originalité de notre langue.

D'ailleurs, est-ce que c'est pas ce qui se produit déjà ? Des Charlebois, Vigneault, Raoul Duguay, Diane Dufresne, Fabienne Thibault, Offenbach impressionnent les autres francophones autant, sinon plus, par l'expressivité et la créativité que leur permet la langue québécoise que par leurs talents musicaux.

On peut répliquer que, évidemment, ce sont des artistes, qu'il faut leur permettre une marge de jeu linguistique comme on permet à certains poètes ce qu'on appelle des licences poétiques.

[40]

Voilà une belle façon de folkloriser nos artistes, de les installer dans des niches, de les momifier pour qu'ils contaminent pas le reste du monde. Le vedettariat qu'on cultive est une belle façon de détruire la complicité entre les artistes québécois et le peuple qui les nourrit de sa richesse linguistique. D'une part, on permet à nos écrivains et artistes d'utiliser ce qu'on veut appeler notre "folklore" parce qu'ils sont des artistes, n'est-ce pas, et d'autre part, on neutralise leur impact en prêchant subtilement au peuple qu'il faut pas faire comme eux. Comment sont traités les textes des auteurs québécois clans nos écoles, cégeps et universités ? Comment voir autrement le fait que Radio-Canada diffuse d'une part des téléromans comme Race de monde et, d'autre part, un Travail à la chaîne où un participant peut gagner vingt dollars s'il sait qu'il « ne faut pas dire canceller mais annuler » ?

Le mépris qu'on a pour le monde et ses artistes a des limites.


Q : Mais le danger d'assimilation ? Les anglicismes ?

Toute langue vivante emprunte de ses voisins. C'est sain et c'est normal. Si on veut pas vivre dans un ghetto linguistique, c'est important de s'oxygéner. L'anglais et l'américain empruntent selon leurs besoins et trouvent que ça enrichit leurs langues. Le français emprunte très difficilement parce qu'il est pogné avec l'idée de « pureté » de la langue, etc. (Voir la partie historique.) Et il en souffre.

Une langue vernaculaire comme la langue québécoise, ancrée qu'elle est dans la dynamique d'un peuple en voie d'émancipation, emprunte sans complexes. Car, l'emprunt n'est pas, comme les terroristes de la langue veulent nous le faire croire, assimilation à l'autre, mais plutôt, appropriation du bien de l'autre qu'on façonne ensuite à sa manière et selon le génie de sa langue.

Nos grands-parents ont emprunté le mot drive et en ont fait drave et draveur quand ils devaient faire flotter des billots sur les rivières pour les amener aux moulins. Ça correspondait à une action spécifique, faire flotter des billots, et le mot anglais s'est arrêté là. Il n'a pas remplacé le mot flotter dans d'autres contextes. Un enrichissement pour notre langue. [2] Il fait partie [41] de notre patrimoine comme les gigues qu'on a emprunté de qui ? Et nos fèves au lard ou bines qu'on a emprunté de qui ? Et notre ceinture fléchée qu'on a emprunté de qui ? Et nos raquettes ? Et notre Franklin ? Et notre chaise berceuse ? Et notre pizza ? Et notre rock ? Et notre char ?

Il est normal d'emprunter des mots comme des choses, de les faire siens, de s'en servir selon nos besoins.

Mais il faut dire toute suite que nos besoins sont très limités, en fait, parce que le génie de notre langue sait intervenir. On a créé le mot magasinage à partir de magasin quand les Français, qui n'ont pas le droit de créer des mots à partir de leur langue, ont emprunté tout bêtement le mot shopping ; quand on a eu besoin de nommer l'endroit où stationner notre char, on a pris le mot stationnement qui se limitait jusque là à l'action de stationner et on en a fait le lieu de stationnement selon le génie propre du vernaculaire français qui est le nôtre. Les Français, eux, ont emprunté banalement le mot parking. Laquelle des deux respecte davantage le génie de la langue de nos origines communes ?

Partons pas en peur. Des linguistes sérieux disent en chœur qu'il y a danger d'assimilation quand l'emprunt dépasse 40% du vocabulaire et que la structure même de la langue (la grammaire, la syntaxe) est affectée.

Or, ces mêmes linguistes reconnaissent que dans le vocabulaire québécois, l'emprunt se situe aux environs de 1%. D'autre part, des linguistes sérieux reconnaissent que la structure de la langue québécoise n'est pas atteinte du tout. Mais alors, quand on me reprend quand je dis : « la fille que ch'sors avec", c'est quoi, si c'est pas de l'anglais ? Non, c'est pas de l'anglais. C'est de la bonne vieille structure vernaculaire françoise qu'épura on sait qui. (Voir la partie historique.) D'ailleurs, ajoutons pour tourner le fer dans la plaie que l'anglais dirait : « la fille je sors avec » (the girl I'm going out with), qui est loin de notre façon à nous de dire la chose. Quand les Québécois diront : « la fille je sors avec », là, on pourra tous se mettre à hurler. Mais, ça, c'est pas pour demain.

Les policiers de la langue sont des ignorants qui croient connaître quelque chose. Ils ignorent, ces petits messieurs, le génie du vernaculaire françois qui est à l'origine du français et du québécois moderne. Ils ignorent à peu près tout ce qui [42] constitue vraiment l'évolution des langues. Mais, ce qui est pire, ils s'arrogent le droit de « créer » des mots et de les imposer au monde parce qu'ils sont nourris par le pouvoir en place. (Ah, sacré Richelieu, t'es pas encore mort.) On leur donne le pouvoir de créer le mot racinette pour remplacer routebire, qui fait très bien l'affaire, parce que, eux, ils ont fait des études, n'est-ce pas, et savent que dans root béer il y a les mots racine et bière. Les savants ignorants du 16e et 17e siècles ont fait la même chose à la langue françoise et les Français en pleurent encore aujourd'hui. Franchement, est-ce qu'on a élu des souverainistes à Québec pour répéter en ce Québec incertain la triste histoire de France depuis Richelieu ? On a pas assez d'un Richelieu à Ottawa ?

Et, qui plus est, n'est-ce pas, ces policiers de la langue ont, non seulement le pouvoir, mais les moyens (nos taxes) d'imposer leur régime, y compris leurs experts en marketing et le cynisme qui vient avec. « McDonalds leur fait bien manger de la vache enragée dans les hamburgers ; ont leur fera bien avaler le mot hambourgeois, les caves. » Et tout cela en notre nom et pour sauver la nation.

Quant à ceux qui croient encore qu'il y a des dangers d'assimilation au Québec, qu'ils aillent voir ce que c'est que de la vraie assimilation chez les francophones du Manitoba et reviennent vivre avec le monde dans une région comme l'Abitibi qui, soit dit en passant, est collée à l'Ontario elle aussi. Là, la différence vous saute en pleine face.


Q : Mais la langue écrite ?

Il est vrai que jusqu'à maintenant, on nous a enseigné à écrire le français et le français seulement, ou enfin, ce qu'on croyait être le français. Et c'est une infirmité pour ne pas dire une aberration. Nos dramaturges et cinéastes doivent se forger une orthographe quand ils essaient de mettre sur papier des dialogues du pays. Les enfants dans nos écoles ne doivent pas écrire comme ils parlent. Seuls les gens qui « possèdent le français » ont droit à l'écriture, exception faite n'est-ce pas, de quelques artistes et écrivains qu'on voudrait bien folkloriser ou, pire encore, qui se folklorisent eux-mêmes. Combien déjeunes veulent plus rien savoir de l'écriture et de l'école parce qu'ils ont pas le droit d'écrire : « Chus tanné ». Les journalistes se font taper sur les doigts comme des écoliers du primaire quand ils glissent [43] dans leurs textes des mots québécois qu'ils n'ont pas mis entre guillemets (une langue entre guillemets, un peuple entre guillemets). « Mais, n'est-ce pas, on ne pourra pas nous lire à Paris ». Comme si les Parisiens qui peuvent s'attarder sur nos journaux ne peuvent pas en même temps apprendre quelques-uns de nos mots et enrichir leur vocabulaire ou simplement ré-apprendre des mots que Vaugelas leur a interdits.

Et pourtant, ce serait si facile et si libérant (mais peut-être trop libérateur pour le goût et à la digestion des pouvoirs en place ?) d'écrire des fois c'qu'on a sul coeur et dans a tête, de s'permette de rapprocher le mot écrit du mot parlé.

La langue écrite est une convention. Et les conventions, comme les constitutions, qui n'évoluent pas avec le monde ont des grandes chances de se retrouver dans les musées.

Avec le développement de l'audio-visuel, il est possible que d'ici quelques années l'écrit soit presque aussi désuet que les chiffres romains, mais, d'ici là, on pourrait essayer de rendre accessible au plus grand nombre de Québécois le mot écrit en leur laissant écrire les mots qu'ils prononcent tous les jours.

De plus, il serait bon en même temps de simplifier l'ortografe, « une des fabrications les plus cocasses du monde » (dixit Valéry), qui procède avec « une logique d'aliénés » (dixit A. Martinet), mais en y allant ben doucement. La désaliénation, comme toute cure, est souvent longue. Mais, on pourrait commencer quelque part. Les mieux placés pour amorcer le processus seraient les journalistes qui, en reprenant leur droit d'écrire de la griffe des correcteurs, pourraient s'entendre pour remplacer le ph par f  dans le mot téléphone dans tous leurs écrits. L'année suivante, à l'anniversaire dé l'abolition de l'Office de la langue française, ils oseraient laisser tomber les accents circonflexes sur les u et les i. Par exemple, ils écriraient : île, affût. Et ainsi de suite. Lentement, pour pas faire peur à personne. La plupart des écrivains emboîteraient le pas, excepté certains, comme Claudel, qui voient dans l'ortografe de toit, un toit au-dessus de leur tête.

Vous imaginez le soupir de soulagement de 5 992 000 Québécois (les 8 000 autres étant des défenseurs ou des mordus du statu quo linguae) et le plaisir d'écrire qui s'emparerait des [44] secrétaires, des ménagères, des wétrices, des analphabètes (ils sont 600 000, ils veulent s'écrire), des drop-outs, des ministres, des juges, des avocats, des professeurs du secondaire, et même du chef de l'Opposition ?

Non. Ce serait trop beau. Un peuple heureux d'écrire, et de se lire, et de participer à la désaliénation ortografique. Une fantastique orgie d'écriture avant que disparaisse avec le siècle cette méthode, préhistorique pour les moyens de communication qui s'en viennent, de dire les affaires qu'on a envie de s'dire.

[45]

Quelques
recommandations


Que chaque Québécois comprenne qu'il parle bien.

Que chaque Québécois comprenne que, s'il a certaines difficultés à s'exprimer, ce n'est pas en reniant sa langue vernaculaire et en adoptant le fameux « bon français » qu'il va mieux le faire, mais plutôt en étendant son vernaculaire qui a d'ailleurs le génie qu'il faut pour englober toutes les subtilités langagières qu'on voudra et davantage encore.

Que chaque Québécois comprenne que sa langue n'est pas celle des chevaux mais celle d'un peuple qui plonge ses racines dans le vernaculaire de France, l'un des très riches de la civilisation occidentale.

Que les journalistes se débarrassent au plus tôt de leurs correcteurs et assument leur rôle d'avant-garde dans l'écriture de la parole québécoise et la simplification de l'ortografe.

Que les professeurs de français réfléchissent à leur rôle dans le contexte linguistique actuel et agissent en conséquence.

Que les artistes et écrivains québécois voient à ne pas se faire folkloriser.

Que chaque Québécois fasse comprendre à son député à l'Assemblée nationale son sentiment sur la langue québécoise, sur l'Office de la langue française, et voie à ce que cet élu respecte les sentiments et les volontés de la majorité de ses commettants.

[46]

[47]

Bibliographie

Quelques ouvrages où on pourra retrouver la plupart des citations mentionnées :

BRUNOT, Ferdinand : Histoire de la langue française, Armand Colin, Paris. (23 tomes).

CAPUT, Jean-Pol : Histoire d'une institution : la langue française, (2 tomes).

DUNETON, Claude : Parler croquant, Stock, Paris 1973.

[48]

[49]

La charte de la langue québécoise

Table des matières

Préambule [7]
Définitions [11]
Articles [17]
Historique [21]
Réponses à quelques questions souvent posées [39]
Quelques recommandations [45]

[50]

[51]

Permission est accordée de reproduire le présent document en tout ou en partie à toute maison d'édition, québécoise à cent pour cent, y compris les Éditions de l'Homme et Leméac ; à tous les professeurs et étudiants du primaire, du secondaire, des cégeps, des universités, par Xerox ou autres moyens qui respectent les phrases, les mots et l'ortografe des mots de ce texte ; aux secrétaires, aux associations ou organismes non-gouvernementaux, y compris les associations de parents.

La reproduction de ce document est interdite à l'Éditeur officiel du Québec, à l'Imprimeur de la Reine ou à tout autre organisme gouvernemental ; à tout éditeur étranger, y compris les éditeurs soviétiques, chinois, américains et canadiens.

L'éditeur se réserve les droits de traduction en langues d'État mais accorde ceux-ci à toute langue vernaculaire, y compris le créole des îles Séchelles.

[52]

CET OUVRAGE

COMPOSÉ EN BASKERVILLE LÉGER CORPS 11 SUR 13

A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER

LE 15 NOVEMBRE MIL NEUF CENT QUATRE-VINGT-UN

PAR LES TRAVAILLEURS DES PRESSES

DE L'IMPRIMERIE GAGNÉ LIMITÉE

À LOUISEVILLE

POUR LE COMPTE DE

VLB ÉDITEUR.



[1] Registre remplace niveau parce que ce dernier terme suppose une hiérarchie dans la langue (niveaux élevé, soutenu, familier, vulgaire, etc.) qui correspond à la société de classe des trois siècles passés mais n'a plus de sens dans une société qui se veut plus démocratique. Le mot registre renverse la hiérarchie des niveaux et établit sur un pied d'égalité les divers champs d'activité linguistique. Ainsi on retrouve une série de registres qui, par exemple, correspondent à la chambre à coucher, à la chambre des députés, à la brasserie en compagnie de tel ou telle, à la conversation avec un intime, à la conversation avec un étranger, au discours électoral, etc. Même les linguistes un peu sérieux n'emploient plus le mot niveau mais registre.

[2] On trouve certains policiers de la langue assez épais pour nous dire qu'il faudrait remplacer Menaud, maître-draveur par Menaud, maître-flotteur.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 12 avril 2018 9:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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