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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Gérard Bergeron, “Les transformations socio-économiques entre 1945 et 1960.” Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Bergeron et Vincent Lemieux, L'État du Québec en devenir, chapitre 1, pp. 21-36. Montréal: Les Éditions du Boréal Express, 1980, 413 pp. [Autorisation formelle accordée, le 12 avril 2005, par Mme Suzane Patry-Bergeron, épouse de feu M. Gérard Bergeron, propriétaire des droits d'auteur des ouvres de M. Gérard Bergeron.]

Gérard Bergeron

Les transformations socio-économiques
entre 1945 et 1960
.”


Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Bergeron et Vincent Lemieux, L'État du Québec en devenir, chapitre 1, pp. 21-36. Montréal : Les Éditions du Boréal Express, 1980, 413 pp.

Introduction
Ventilations
Rétrécissements
Germinations
Conclusion

Introduction

Printemps et été 1945 : fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe puis en Asie. Juin 1960 : prise du pouvoir par le Parti libéral du Québec. La rondeur numérique de cette période inciterait à la présenter comme un bloc chronologique qui n'aurait eu guère plus de signification que d'avoir, pour ainsi dire, occupé le temps entre la grande crise intra-canadienne de la conscription et le lancement de la Révolution tranquille au Québec.

« Tout sortant de tout », partir de telle date abruptement déterminée pour raconter quelque tranche d'une vie collective entraîne toujours une certaine déperdition de sens historique. Toutefois, il n'est pas imposé de toujours remonter le contre-courant de la filiation des événements passés. La périodisation est toute naturelle de ces années qui s'écoulèrent de la fin de la guerre jusqu'à l'autre jointure qui s'est opérée entre septembre 1959, mort de Maurice Duplessis, et juin 1960, arrivée au pouvoir des libéraux sous la direction de jean Lesage. Mais cette période de quinze ans ne doit pas être réduite à quelque arrière-plan d'un décor historique inerte, ne serait-ce que parce qu'on en gardait un souvenir très vivace dans les années de l'âge d'or de la Révolution tranquille.

Lorsqu'aujourd'hui l'analyste considère cette période de 1945-1960, l'une ou l'autre de ces deux tentations le guette : l'assombrir démesurément ou la banaliser en insistant sur son caractère de simple continuité à l'époque précédente. Ni rose, ni noire cette époque était plutôt grisâtre, peu propice aux rêves collectifs. Toutefois, des espoirs sociaux étaient en voie de s'accomplir pendant que des programmes d'action politique, ajournés ou bloqués, mûrissaient dans le silence ou en discussion, attendant les conjonctures favorables sur lesquelles on n'avait pas encore prise politique. Tout n'aura donc pas commencé au tournant de 1959-1960, si c'est à partir de ce moment que « tout », par une série d'impulsions inédites, allait prendre significations et amplifications nouvelles.

Valéry trouvait ridicule l'historien qui se met tout à coup à parler au futur - qu'il connaît en sa propre contemporanéité au moment d'écrire. L'historien, par prudence non moins que par définition, doit se confiner aux divers paliers de profondeur du passé. L'actuel propos n'est pas d'histoire ni d'historicité ; forcément très bref, il serait plutôt d'atmosphère. Il s'agit d'une recomposition schématique des conjonctures très générales précédant l'époque plus récente qui fait l'objet, en autant de tranches, des autres études de ce recueil. L'auteur ne vise pas à être « scientifique » complètement, mais tout de même véridique, au moins partiellement, en essayant de mettre quelque ordre contrasté dans des réminiscences et lectures afin de reconstituer l'ambiance très particulière de ces années grises. Il est tout autant important de savoir d'où venait la Révolution tranquille que de connaître le pointillisme sur lequel elle s'achèvera...

On peut ramener à trois métaphores synthétiques les caractéristiques des années 1945-1960 : période de ventilations, de rétrécissements et de germinations. Ventilations à certains niveaux de la mentalité collective avec des ouvertures sur le monde et sur l'avenir ; rétrécissements par et à l'intérieur d'une politique officielle médiocre, sans envol et, pour tout dire, appauvrissante ; germinations, lentes mais efficaces, de divers projets socio-économico-culturels s'accomplissant hors de la politique ou à son encontre. Il n'était pas fatal, mais il apparut naturel que ce qu'on allait appeler la « Révolution tranquille » sortît de ces germinations toute de vitalité nouvelle.

Ventilations

« La guerre, yes sir ! » s'exclame avec un enthousiasme ironique le héros de Roch Carrier. La Guerre, ce fut d'abord la fin de la Crise : autant dire une grande libération ! Au chômage des années grises allait succéder le plein, puis le suremploi : celui des jeunes, instruits ou non, qui avaient pu éviter l'armée, celui des femmes qui n'auraient pas eu jusque-là l'idée de quitter la maison. Toute la machine économique, grippée ou rouillée, s'était mise à fonctionner à plein rendement.

Les libéraux au pouvoir à Ottawa et à Québec s'étaient présentés comme « rempart » contre la conscription pour service outre-mer. Ce ne devait pas être une « guerre impériale » comme celle de 1914-1918. Quand, après les sévères crises de 1942 et 1944, la conscription aura quand même été imposée, les Canadiens français n'en subiront pas un traumatisme semblable à celui de 1917. Au sortir de la guerre, la conscience qu'ils avaient que les hommes politiques fédéraux avaient pris la décision in extremis, d'ailleurs portée par la prospérité économique toute fraîche et encore prometteuse, effaça tout : l'unité nationale avait été rudement secouée, mais les responsabilités furent mises au compte de la nécessité et non de la félonie. Louis Saint-Laurent allait présider à l'entrée sur la scène mondiale du Canada comme la « première des puissances moyennes ». Le nationalisme canadien-anglais rattrapait celui des Canadiens français, du moins pour ce qu'on pourrait appeler son « usage externe ».

À l'intérieur du pays, l'industrialisation intense et son corollaire, l'urbanisation accélérée, avaient déjà commencé à créer des maux spécifiques, mais pour l'heure comptait davantage le succès d'ensemble de la politique de reconversion de l'économie de guerre à une économie de paix. Les Canadiens accédaient au Welfare State selon les lignes qu'avait annoncées pendant la guerre le Plan Marsh, réplique canadienne au Plan Beveridge de Grande-Bretagne. Les politiques économiques d'inspiration keynésienne se faisaient fort d'aplanir par avance les phases de récession. Elles purent absorber, sans trop de dommage, la poussée inflationniste entraînée par la guerre de Corée sans mettre en péril les programmes de sécurité sociale.

En même temps que les autres Canadiens, les Québécois francophones allaient s'ouvrir à la vie internationale, coopérative et pacifique, ainsi qu'à des avenirs de progrès socio-économique désormais possibles à l'intérieur. Mais l'accroissement continu des pouvoirs fiscaux dans la capitale fédérale entraîna tôt des difficultés financières et constitutionnelles dont nous ne sommes pas encore sortis (et qui font plus loin l'objet du chapitre 11). Considérons pour le moment la « ventilation » au monde extérieur des Canadiens français dans ces années d'après-guerre.

J'ai développé ailleurs l'idée que, dans les années d'après-guerre, les Canadiens français étaient en train d'effectuer « le grand écart entre le provincialisme d'hier et l'internationalisme d'aujourd'hui sans le passage intermédiaire du nationalisme pan-canadien [1] ». Les Canadiens anglais, pour leur part, suivaient l'ordre logique du passage du colonialisme au nationalisme (ou canadianisme), prenant en particulier une conscience, plus claire mais inquiète, des attractions continentales qu'exerçait sur eux, sans même le vouloir explicitement, le colossal voisin du sud. Les Canadiens français, se sentant moins précaires devant la prépondérance américaine, se trouvaient engagés dans un processus d'ambivalence où la jeune génération semblait être sollicitée davantage par l'attrait du monde extérieur, y compris américain mais sans s'y restreindre, que par l'intérêt général pour la chose canadienne.

L'observation valait surtout chez les étudiants universitaires et les jeunes intellectuels de façon générale qui, en particulier, s'éveillaient avec une curiosité active aux problèmes du sous-développement dans ce qu'on allait appeler le Tiers-Monde. Depuis toujours, les Canadiens français avaient été un des peuples les plus missionnaires au monde. Avant Louis Saint-Laurent, un Rodolphe Lemieux et un Raoul Dandurand, un Ernest Lapointe et un Laurent Beaudry avaient joué un rôle de premier plan dans la phase naissante de la politique extérieure du Canada. Dans les années d'après-guerre, un certain snobisme professionnel attirait les sujets brillants des universités québécoises dans le service diplomatique avec le résultat que, de tous les ministères fédéraux, celui des Affaires extérieures était peut-être le seul où ils pouvaient escompter détenir, à tous les niveaux, une influence à peu près proportionnelle à leur nombre.

En outre, la politique extérieure canadienne commandait un assentiment général de tous les Canadiens sur les grandes positions internationales de la défense conjointe avec les États-Unis, de l'OTAN, du Commonwealth, de l'aide aux pays en vole de développement, de l'ONU et du maintien général de la paix. Lors des conflits de Corée et de Suez, le réflexe de l'anti-militarisme systématique de naguère n'avait pas joué au Québec. À la suite du journal nationaliste Le Devoir, La Presse de Montréal et Le Soleil de Québec améliorèrent nettement leurs pages internationales. Les services de radio et télévision de la Société Radio-Canada firent un effort marqué dans les domaines de reportages et commentaires internationaux. L'émission Point de Mire, qu'animait René Lévesque, répétait, avec les moyens accrus de la télévision, l'extraordinaire phénomène de communication qu'avaient été les causeries radiophoniques de Louis Francoeur au début de la guerre jusqu'à sa mort tragique en 1941.

Cet internationalisme d'ouverture au monde, contredisant l'ancien provincialisme du repli sur soi, n'avait toutefois pas un fondement nationaliste, fut-il généreux. Il était d'emblée réception au monde et à l'universel, tandis qu'à l'intérieur on assistait à une conversion au social dont la face négative était un rejet implicite du politique. André Laurendeau écrira plus tard qu'« en 1950, la jeune génération découvrait "le social" et enterrait joyeusement le nationalisme [2] ». Il aurait pu ajouter aussi : ... ainsi que « le politique » - laissé à quelqu'un d'autre... En plus grande profondeur, on pouvait observer qu'aux valeurs anciennes de nationalisme, de patriotisme et d'autorité se substituait la trilogie nouvelle de démocratie, de civisme et de liberté. Les débats courants en matière d'éducation, par exemple, se faisaient au nom du droit fondamental de l'homme à l'instruction et aux chances égales pour tous et non pour la défense de la tradition catholique et de la culture canadienne-française.

À la fin des années 1950, la mentalité collective québécoise s'était ventilée par l'apport d'idées nouvelles, d'origine extérieure et de portée universelle, qui se répandaient largement dans diverses couches de la population. C'était déjà plus qu'une conscience diffuse, mais se diffusant activement plutôt, que des choses, devenues pensables tant on en discutait, allaient bientôt n'être plus interdites.

Rétrécissements

Les germinations, dont nous voudrions faire état plus longuement, se produisirent dans l'ambiance de ventilations idéologiques nouvelles, mais ce fut bien malgré des rétrécissements qu'imposaient les pouvoirs politiques officiels. La dynamique d'évolution d'ensemble était faite du va-et-vient entre ces trois éléments. On ne saurait passer tout à fait sous silence le deuxième, tout en gardant l'intention de privilégier l'étude du troisième.

Pendant toutes ces années de l'après-guerre jusqu'à 1960, l'Union nationale fut au pouvoir à Québec et, sauf pour une courte période de moins d'une année, ce fut sous la direction de Maurice Duplessis. On en a dit beaucoup de mal, peu de bien, sauf l'essentiel peut-être, qui était justement cette faculté de racornir les questions qui sollicitaient l'attention inquiète de plusieurs groupes sociaux, d'en rapetisser les porte-parole et leaders. Ce fut l'apogée d'un provincialisme stérilisant avec une génération en retard : le duplessisme, ou un rétrécissement de sens.

Il se trouve qu'un homme, s'étant approprié complètement « son » parti dont il avait fait une machine électorale fort efficace, résumait en sa personne ce régime très mal accordé aux besoins des temps nouveaux. Par ses allures d'homme fort il semblait occuper toute la scène politique, alors qu'il avait plutôt un don particulier de se manifester à l'avant-scène. Il y avait chez lui du « roi-nègre [3] » pour l'imposture et du « big boss [4] » pour la férule.

Ce régime présentait des caractéristiques propres de fonctionnement qu'il importe de dégager avant d'établir à quelle « idéologie » il ressortissait. Ces traits s'accentuèrent avec le temps : surveillé de près par une forte opposition libérale de 1944 à 1948, ce gouvernement devenait parlementairement trop fort à partir de sa seconde puis de sa troisième réélection en 1948 et en 1952. Son caractère rétrograde s'accusa dans les six ou sept dernières années.

On a parlé à son sujet d'autocratisme ; la nuance d'autoritarisme conviendrait mieux pour signaler que ce pouvoir n'était pas absolu, mais aussi que l'homme, fort par la projection de son leadership dans le parti et le régime, posait le principe d'autorité comme valeur politique suprême. Cette conviction chez lui dépassait bien la vanité qu'il ressentait de se faire appeler « Chef » ou « Boss ». La vie sociale se résumait à l'application simplifiée de la règle hiérarchique : celui qui commande d'en haut et tous ceux qui, à tous les autres niveaux, doivent obéir sans discussion. Son estime pour les grands entrepreneurs capitalistes ne se fondait pas sur leur richesse mais sur le pouvoir qui leur permettait de commander. Son respect pour la hiérarchie ecclésiastique était de même nature, abstraite et dépersonnalisée, quitte à mépriser ouvertement « les évêques qui mangeaient dans sa main »...

Pour lui, l'ordre naturel des choses ne pouvait être que celui qui était déjà établi et qui, parce qu'il l'était, y trouvait ses titres à durer. Tout ce qui tendait vers un certain égalitarisme par des nouvelles promotions sociales était perturbateur. La politique était conçue comme un des moyens de sélection des forts ; et les forts ce sont ceux qui arrivent à s'imposer par travail et par ruse, préférablement par les deux, encore qu'il convenait de ne faire l'éloge que du premier. Associés et collaborateurs étaient principalement jugés par la claire reconnaissance auprès du Chef de leurs liens de dépendance. Il tolérait l'opposition officielle pourvu qu'elle se rendit compte qu'elle ne remplissait qu'un rôle de circonstance, auxiliaire plutôt que subsidiaire. Elle souffrit du reste du complexe de l'échec à la suite de ses échecs électoraux répétés. Que des groupes sociaux aspirent à exercer une influence politique sans pouvoir l'asseoir sur un pouvoir économique correspondant semblait à Duplessis une absurdité. C'était le fondement de son anti-syndicalisme buté. L'autorité vient de Dieu et, pour l'heure, c'est lui qui l'exerce, dûment désigné par le peuple qui en décidait ainsi de quatre ans en quatre ans. Ce n'était toutefois pas un régime de dictature malgré ce culte malsain de l'autorité personnelle, car les oppositions n'étaient pas muselées, bien que souvent intimidées. Si certaines avaient plutôt tendance à couver leur impuissance politique, d'autres trouvaient à s'employer dans les mouvements socio-économiques ou culturels, en marge de la politique.

En rapport aux changements, la règle suprême du régime duplessiste était qu'il fallait qu'il y en eut le moins possible et que ce fut plutôt dans le sens d'« améliorer davantage » les législations existantes. Il ne s'agissait pas de moderniser, mais de s'accommoder vaille que vaille à des structures existantes. Cet État québécois dont on ne parlait pas encore, le « gouvernement de la province » plutôt, ne grandissait pas en charges et responsabilités correspondantes au large développement social et économique qui s'accomplissait par ailleurs et sans lui.

Ce gouvernement, autoritariste et finalement restreint dans son activité, n'avait qu'une faculté relative d'empêcher et presque nulle d'innover. D'où une somme de retards considérables à combler dans le système d'éducation, en matière sociale, en équipements collectifs, en administration publique, en relations du travail. La société et l'économie québécoises étaient plus « modernes » que l'État, qui tardait, qui freinait, loin de donner les impulsions nécessaires. On commence à peine à étudier l'enchevêtrement des causes qui ont entraîné cet écart frappant [5].

Le duplessisme, qui n'était pas une doctrine, était au moins constitué de principes de gouvernement (ou de non-gouvernement). On pourrait à son sujet parler d'idéologie-personne. De ce point de vue, il ramène à l'unité une série de paradoxes apparents. Son succès électoral persistant ne saurait être imputé qu'à l'astuce et à l'emprise d'un politicien sans scrupules. Peut-être s'analyserait-il en définitive comme le reflet d'une société mi-inquiète et mi-satisfaite, hésitant au seuil de transitions inégalement engagées et non encore perçues comme nécessaires.

Un critique récent de nos idéologies ramène à ces quelques thèses l'idéologie de Duplessis, « présentée sous la forme d'un discours autoritaire, dogmatique et simplificateur [...] À la base, il y a des principes éternels et immuables d'ordre et de stabilité dictés par la divine Providence qui fixe à chacun sa place dans la société. Dès lors, une hiérarchie est nécessaire et la lutte des classes ne saurait exister dans une société chrétienne où chacun travaille dans la sphère où l'a placé la volonté de Dieu. Il ne peut donc y avoir ni problèmes ouvriers, ni problèmes sociaux, car la bonne entente et le paternalisme inspirent les relations de travail. Les syndicats n'ont aucune raison d'être si ce n'est de dénoncer les abus. Pas question de grèves. L'État pour sa part ne doit jouer aucun rôle social et économique. C'est l'individu qui est responsable de solutionner ses problèmes de bien-être, de sécurité sociale et d'éducation. D'ailleurs, en ce domaine, les institutions privées et religieuses font du bon travail. Le gouvernement fédéral doit se tenir à l'écart de ces domaines, car l'autonomie provinciale est souveraine [6] ».

Germinations

Après qu'on ait d'abord célébré avec une pointe de nostalgie la Révolution tranquille, il était naturel que des études plus récentes fassent montre d'une critique serrée allant jusqu'à la démystification. On tend à démontrer qu'elle fut plus tranquille que révolutionnaire, qu'elle n'a guère produit que des effets d'adaptation ou de rattrapage ; en somme, qu'elle n'a pas eu lieu.

En portant son attention sur ses antécédents, on pourrait fournir une vision analogue. Elle n'aurait pas eu lieu, non plus, tant elle était contenue en germe dans les idées, les intentions et les mesures de la période précédente. Pourtant, elle vaut d'être distinguée comme période spécifique. Entre 1960 et 1965, il s'est passé quelque chose de nouveau au Québec et qui ne devait plus se reproduire, le tournant de 1935-36 et l'après 15 novembre 1976 pouvant servir de référents pour la nuance de l'affirmation. Elle manifestait un esprit tout nouveau imprégnant une société en conscience de son brusque éveil ; et c'est une nouvelle engeance politicienne qui l'avait provoquée en faisant appel à la notion et au rôle de l'État. C'était assez pour que beaucoup de Québécois et des observateurs étrangers s'en déclarent agréablement étonnés. Il convient de le reconnaître longtemps après, d'autant qu'un certain désenchantement en aura tôt signalé l'existence éphémère.

Ni « tranquille », ni « révolution », ce fut au moins une évolution plutôt tapageuse et bavarde avec des rythmes de mutation en certains secteurs. Il était exact que la décennie précédente la préparait et l'appelait même. Doublement : d'abord par des réactions critiques d'inégales ampleur et continuité contre les abus et insuffisances du régime en place, puis par des productions d'oeuvres et d'institutions dont la présence même portait témoignage de ses carences ou de ses refus.

Diverses études récentes, souvent des thèses, nous permettent de mieux évaluer ce qu'était à l'époque la pensée critique de publications comme Le Devoir et Cité libre, de canaux d'expression comme Radio-Canada et l'Institut canadien des affaires publiques, de travaux provenant d'institutions universitaires comme la Faculté des sciences sociales de Laval, l'Institut d'histoire de Montréal, l'École des hautes études commerciales, de l'action politique et syndicale (principalement de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada -CTCC, future CSN), etc. Il n'est pas inexact qu'en grande partie l'opposition au régime se situait en dehors de la politique immédiate, sur la place publique à la foire aux idées. Mais c'est aussi un peu exagéré pour deux raisons : le caractère surfait de l'influence sur la population de certaines de ces voix critiques et, aussi, parce que ces expressions, s'égrenant au fil d'une période de plus de dix ans, n'ébranlaient guère le régime en place qui avait bien d'autres moyens de couvrir, par ses propres messages aussi bien offensifs que défensifs, l'ensemble du territoire.

Sans être animé par l'intention d'amenuiser l'aspect mutationnel de la Révolution tranquille, nous proposons de considérer ce qui était déjà acquis ou engagé dans l'époque précédente en des domaines d'activité où il est généralement reconnu qu'elle a permis d'effectuer des pas en avant : en éducation, en services sociaux, en relations de travail (rôle du syndicalisme et du patronat). Nous ajouterons le secteur coopératif qui, dès les années 1940, faisait montre d'une vitalité remarquable, la maintenant du reste pendant les années d'optimisme de la décennie 1960. Ainsi serait illustré le propos principal que, pendant que le gouvernement (ou l'État) stagnait ou freinait, des dynamismes sociétaux déjà en marche se trouvaient à préparer les voies à une dynamique politique plus globale et consciente d'elle-même, caractéristique propre de la Révolution tranquille.

*  *  *

Quand la Commission Parent se mit résolument à l’œuvre au début des années 1960 pour une réforme fondamentale du système d'éducation, les éléments du dossier avaient presque tous été soulevés, d'une façon ou d'une autre, devant l'opinion dans la décennie précédente. Dans des colloques, comme celui qui s'est tenu à la salle du Gesù dès février 1950, ou dans des rencontres plus ambitieuses, comme la Conférence provinciale sur l'éducation de Montréal en juin 1958, dans les travaux de recherches autour de la Commission Tremblay, dans les associations et rencontres d'enseignants, dans diverses associations professionnelles ou culturelles, ainsi qu'à la radiotélévision ou à différents forums de libre discussion, les maux dont souffrait notre système d'enseignement furent diagnostiqués, des responsabilités furent mises en cause, des protestations furent enregistrées, des remèdes furent exigés.

Tant et si bien que la conviction était généralement partagée qu'une réforme radicale de tout le système scolaire jusqu'à l'université s'imposait et ne saurait plus tarder. Il était reconnu comme débordé de toutes parts, inadéquat jusqu'à l'anachronisme, générant des impasses plutôt qu'ouvrant des voies d'accès. Les taux de scolarisation étaient trop bas et il fallait favoriser J'éducation de masse au-delà du niveau primaire. La qualification des maîtres était insuffisante - de même que leur rémunération. L'enseignement technique fonctionnait comme une pièce séparée du système. La querelle au sujet des subventions publiques aux universités avait été l'occasion, pour ces dernières, de prendre conscience de leur indigence dramatique en équipement d'enseignement et de recherche, ainsi qu'en personnel.

Il fut encore généralement reconnu que les structures d'autorité n'avaient rien de démocratique si ce n'est, à la base locale, la représentativité des commissions scolaires, permettant d'ailleurs toutes sortes d'abus dont les premières victimes étaient le personnel enseignant, socialement déconsidéré et sous-payé. Tout le réseau de l'enseignement religieux était à repenser dans ses rapports avec le système public. Bref, à la veille d'une explosion démographique, le Québec était bien inapte à affronter les défis d'une civilisation de plus en plus urbaine et industrielle. Ainsi, ce n'était pas d'une lucidité extraordinaire que de dire tout haut ce qui crevait les yeux. Mais il y a une loyauté rétrospective à rappeler que de plus en plus de Québécois s'en rendaient compte, protestaient et préparaient dans les esprits les changements qui ne pouvaient qu'être imminents. D'autant que ce n'était pas une partie gagnée d'avance. Il n'y avait pas que l'État à éveiller et à faire bouger, mais aussi des mers d'inertie et des archipels de résistance farouche... Il faudra une commission royale d'enquête, présidée par le vice-recteur d'une université pontificale et prélat domestique, pour enfin mettre la hache dans le Département de l'instruction publique, et, à partir de cette décision fondamentale, pour pouvoir rebâtir à neuf. La création du ministère de l'Éducation sera l'objet d'une dure et ultime bataille en plein âge d'or de la Révolution tranquille. Mais la guerre culturelle pour cet objectif avait commencé à se livrer une dizaine d'années plus tôt : longtemps guerre de reconnaissance et de tranchées, d'usure.

Quand on considère la force impressionnante de la CEQ aujourd'hui, promue au rang d'une des trois grandes confédérations syndicales, on a peine à imaginer la période héroïque de la première corporation des instituteurs et institutrices, de la grève des enseignants de Montréal, des luttes pour la reconnaissance syndicale et le salaire minimum, etc. Il s'agit d'une histoire fournie, confuse, marquée de luttes intestines, à évolutions contradictoires : tantôt selon la ligne progressiste, tantôt selon la ligne conservatrice. Les professionnels de l'enseignement étaient en butte à l'inaction ou à l'hostilité gouvernementale, aux mesures intimidantes et autoritaristes des commissions scolaires, à la mollesse du Département de l'instruction publique, incapable souvent d'imposer ses propres réglementations. Est spécialement notable la présence active des instituteurs dans le grand débat portant sur le système scolaire, car « leur connaissance concrète des milieux et conditions de travail, des perceptions locales et régionales des fonctions de l'enseignant, contribuèrent à maintes réunions à concrétiser une discussion souvent globalisante. Quant elle obtient de l'État en 1959, une reconnaissance encore partielle mais enfin réelle, la Corporation des enseignants enregistra une victoire de rattrapage qui amorçait la transition indispensable [7] ».

Du côté de l'université, la solidarité des enseignants marquait le pas en comparaison. La syndicalisation proprement dite n'apparaîtra que dans les années 1970. Dès 1951, les « professeurs de carrière » de l'Université Laval se groupèrent en association, leurs collègues de l'Université de Montréal suivant quatre ans plus tard. Les années 1950 virent une augmentation considérable des effectifs étudiants et une expansion du corps professoral universitaire. Progressivement, les rapports quasi familiaux qui étaient courants entre la direction ecclésiastique et les professeurs tendirent à se séculariser, à se professionnaliser. Les associations de professeurs des universités traditionnelles établirent leur jonction avec leurs collègues de McGill et ceux de la nouvelle université de Sherbrooke. Ainsi céda l'isolement d'une profession naissante et un peu mythique, qui pouvait prendre la parole dans le grand débat sur la réorganisation de l'enseignement dit « supérieur », sur la promotion de la recherche et sur le mode de financement des deux. D'ailleurs, le contentieux fédéral-provincial sur les subventions publiques aux universités était une question à l'ordre du jour qui n'allait trouver son règlement institutionnel que sous les Cent jours de Paul Sauvé.

Ces querelles rendaient l'Université pour ainsi dire à son milieu. Pendant ce temps, les organisations d'éducation permanente et de la radio éducative véhiculaient pour leur part discussions, réflexions, propositions sur ce qu'on appelait communément « la crise de conscience du Canada français ». La question de l'enseignement jusqu'à l'université y tenait une place centrale et dominante. Tous ces réseaux de libre discussion avaient été mis en place bien avant le lancement de la Révolution tranquille, alors qu'allait se produire comme une renaissance de nos universités.

*  *  *

L'institution la plus active et la plus efficace dans la phase antérieure à la Révolution tranquille fut certes le syndicalisme ouvrier. Les multiples luttes qu'il dut mener contre un gouvernement aux législations rétrogrades et aux pratiques partiales et autoritaires le forçaient d'être à la pointe du combat social. Les grandes grèves de l'amiante en 1949, de Louiseville et de Dupuis et Frères en 1952, de Murdochville en 1957, etc., ponctuent cette histoire tendue, parfois violente, et aux victoires incertaines de part et d'autre.

On se contentera d'évoquer ici plutôt la contribution de l'organisation syndicale, principalement de la CTCC, à l'action politique au sens large et qui en faisait probablement le syndicalisme le plus progressif de l'Amérique du Nord. En quelques années, avec la fin du rôle dominant des aumôniers dans des structures confessionnelles, se substituèrent aux cercles d'études dominés par ceux-ci des services d'éducation politique, des comités d'orientation législative puis d'action civique et, enfin, d'action politique proprement dite. Ce sera la fin d'un discours abstrait et doctrinal pour faire place à l'étude des questions économiques, des techniques de négociation, d'arbitrage et de grève, parfois en conjugaison avec les ressources et le personnel des départements de relations industrielles des universités.

Ces nouveaux modes d'expression ne pouvaient éviter de s'attaquer aux problèmes fondamentaux de l'organisation politique elle-même. Mais toujours en restant en deçà de l'adhésion partisane - comme c'est encore le cas aujourd'hui. Souvent mis en situation de défense, les leaderships syndicaux se trouvaient à mener des luttes dissymétriques qui, en s'employant à contenir et à dénoncer les abus du régime, ne réussissaient toutefois pas à l'ébranler. Mais le leadership de la CTCC, principalement, jouait comme un rôle d'appoint, presque de suppléance, à la direction du Parti libéral dont la Fédération, avec sa Commission politique, n'allait manifester sa puissance d'opposition qu'à la toute fin des années 1950.

Les organisations syndicales se firent vigilantes dans la lutte constante pour l'amélioration des conditions de travail et des modifications afférentes (salaire minimum, sécurité des travailleurs, du secteur public, refonte de la loi des relations ouvrières à défaut d'un code du travail, etc.). Mais leurs revendications sociales étaient beaucoup plus larges et portaient sur l'ensemble du mieux-être de la société (famille, santé, vieillesse, allocations familiales, aide aux mères nécessiteuses, etc.). Elles présentèrent des dossiers impressionnants sur les besoins criants en matière d'habitation, par exemple, ce qui débouchait déjà sur l'aménagement urbain. Mais c'est peut-être sur la question dominante de l'éducation que la propagande syndicale se fit la plus constante et la plus pressante, réclamant des réformes précises : gratuité scolaire et subventions équitables aux maisons d'enseignement ; école obligatoire jusqu'à l'âge de seize ans et intégration des premières années du cours classique au programme du secteur public ; démocratisation de l'administration des commissions scolaires et du Conseil de l'instruction publique (sans encore en demander l'abolition) ; etc.

De façon générale, la base du système économique libéral n'était pas mise en cause. Mais il était demandé à l'État de suppléer à ses carences, de contrôler la « rapacité » des entrepreneurs « capitalistes », de surveiller l'inflation et d'établir un régime fiscal plus équitable. Dans le domaine des richesses naturelles, l'État se devait d'être interventionniste : d'abord commencer par n'en plus céder à l'étranger, interdire la dilapidation des forêts, exploiter lui-même les ressources hydrauliques, établir des usines de transformation, etc. De ce brassage d'idées et de critiques répétées n'émergeait pas une doctrine « socialiste », certes. Mais, en comparaison des valeurs alors prévalentes dans le milieu et dans les autres corps constitués, l'idéologie syndicale définissait un rôle d'interventionnisme pour l'État devant dépasser largement sa responsabilité de garant général de bonnes relations de travail.

Tout cela se produisait en situation de relative prospérité économique, marquée par récessions et reprises et non pas par crises et relances. Ces quinze années virent une baisse modérée du taux de natalité passant de 28 pour mille en 1945 à 24 en 1960 ; c'est dans la perspective plus longue d'un demi-siècle que le déclin paraîtra dramatique : de 34 pour mille en 1924 à 14 en 1974. Le taux de chômage était tolérable jusqu'après la guerre de Corée, n'atteignant que 3,8% en 1953 ; avec. une tendance à augmenter dans les années subséquentes, il n'atteindra le taux de 9,2% qu'en 1960. Le revenu personnel par tête, qui était de $600 en 1946, atteignait $ 1492 en 1961, soit un indice de 134% en dollars constants par rapport à 1946. Les salaires augmentaient à un rythme plus rapide que le coût de la vie : alors que l'indice du salaire moyen n'était que 69,3 en 1945, il atteignait 168,9 en 1959. Bien qu'en deça de la moyenne nationale, les revenus au Québec en cette période permettaient une élévation marquée du niveau de vie.

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Du côté patronal, les réclamations étaient plutôt mesurées, l'ambiance étant surtout au pessimisme et à l'insécurité : diminution des heures de travail, baisse de la productivité, poussées inflationnaires. Mais l'Association professionnelle des industriels (API) qui se trouvait naturellement en défense, malgré des législations favorables, devant la montée des aspirations ouvrières, ne put maintenir indéfiniment son idéologie ultra-libérale. Malgré une certaine accointance passée avec des membres du régime en place, l'Association, grâce à un renouvellement de ses dirigeants, gagnait quelque audace à la fin des années 1950 en demandant à l'État de préparer un plan directeur de développement économique et de mettre en place des services de recherche scientifique. Toutefois, l'Association n'allait pas jusqu'à soulever des questions dont la promotion lui eut été autant utile qu'aux ouvriers : enseignement technique, politique tarifaire, développement du secteur secondaire, etc.

Plus ouverte aux questions du big business, d'un recrutement plus large et non confessionnel, la Chambre de commerce de la province de Québec débattait de problèmes et d'objectifs plus larges que ceux qui retenaient l'attention de l'API. Se définissant comme « l'interprète des hommes d'affaires auprès des législateurs de la nation et de la province » (sic), elle patronnait des études et tenait des congrès annuels sur des thèmes généraux comme le développement industriel, l'éducation, les relations fédérales-provinciales, le commerce avec les États-Unis, l'inflation, etc. Parlant au nom d'une centaine de chambres affiliées, la Chambre était à la fois un lieu de débats et d'études, un vaste groupe de pression qui semblait agir de l'extérieur, mais qui, en une certaine occurrence (l'établissement de la Commission Tremblay sur les questions constitutionnelles) au moins, était assez près du régime en place. On lui doit en particulier d'avoir patronné les premières études sur le développement économique et industriel en insistant sur le renouvellement des réseaux de communications, en lançant l'idée d'une sidérurgie à la faveur de l'exploitation nouvelle du minerai de fer et en posant, d'une façon générale, la question d'un meilleur rendement pour le Québec de ses richesses naturelles.

Moins obsédée que les membres de l'API par les problèmes de relations de travail, la direction de la Chambre provinciale se trouvait à donner la réplique aux organisations syndicales au niveau des problèmes économiques généraux de la collectivité. D'une part, un discours libéral et nationaliste ; de l'autre, un discours interventionniste et humaniste : ces deux discours, plus antinomiques qu'ils ne paraissaient, vont plus loin aujourd'hui après avoir passé à travers les turbulences de la Révolution tranquille. Mais, en leurs termes essentiels, on pouvait déjà les entendre dans les années 1950.

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Le Complexe Desjardins à Montréal est le symbole monumental du succès de l'entreprise coopérative au Québec, du moins dans le secteur de l'épargne et du crédit. Tout partit d'une modeste maison de Lévis sur laquelle est apposée une plaque commémorant la première caisse populaire fondée par Alphonse Desjardins en 1900. On n'a pas à trancher entre les jugements contraires, et probablement excessifs dans les deux sens, qui ont été portés sur la formule coopérative, ni sur la façon dont l'expérimentent encore les Québécois. Le propos actuel consiste à rappeler seulement une extraordinaire réussite de solidarité des « économiquement faibles » dans notre milieu. Les années 1945-1960 furent une phase de consolidation des secteurs faibles et d'expansion des secteurs plus dynamiques.

Cette histoire pouvait se présenter comme une démonstration a contrario de ce que l'initiative populaire et locale peut produire collectivement sans avoir à en référer à l'appui et à la protection étatiques. De fait, quand l'appel sera lancé à l'État de modifier ses législations contraignantes, celui-ci, sceptique et d'apparence hautaine, n'acceptera d'émanciper le statut des entreprises coopératives que sur le tard.

Un autre aspect frappant c'est le caractère strictement autochtone de l'entreprise, de ses grands succès, de ses demi-réussites et de ses échecs. Ce système non étatique de gestion et de services collectifs se pensait intégralement en français et pouvait s'exprimer en cette langue pour toutes ses opérations qui en vinrent à dépasser le stade artisanal de la période héroïque. Son influence éducative fut aussi considérable : initiation aux opérations comptables, aux méthodes de gestion, aux techniques de réserve et de prêt, aux politiques (prudentes) d'investissement, etc. Enfin, le mode d'intégration fédérative en partant de la base, par secteur et par région, tout en permettant d'éviter les écueils de toute grande organisation (centralisation et technocratisation), constituait une indispensable école d'apprentissage et de responsabilité démocratiques.

À cet égard, la vulgate coopérative allait évidemment trop loin dans les années 1930, surtout lorsqu'elle se présentait comme une idéologie de remplacement au dilemme capitalisme-communisme. On se souviendra encore que l'idéologie corporatiste de ces années-là avait une prétention encore plus grande de renvoyer dos à dos les deux ismes redoutés. Mais dans les années 1950, tandis que la doctrine corporatiste deviendra évanescente, le pragmatisme coopératif aura couvert le territoire québécois d'un réseau d'institutions qui, « à sa manière, témoigne d'une transition dans les mentalités et les réalités socio-économiques puisqu'il redonne, en partie tout au moins, au peuple québécois la copropriété et la gérance d'une partie de ses moyens de vivre et de se développer [8] ».

Conclusion

Une germination étant le passage d'une vie ralentie à une vie plus active dans l'embryon d'une graine, il convient de ne pas trop vouloir prouver la thèse en exagérant la portée des dynamismes sociaux dont nous venons de faire état. Les exemples retenus restent toutefois significatifs puisque ces mouvements se trouvaient à mettre en cause des intérêts et des solidarités touchant la totalité de la société à différents niveaux. Bien sûr que les thérapeutiques suggérées n'étaient pas toujours à la hauteur des diagnostics prononcés. Il y avait même un certain écart gênant entre les deux, comme le montrerait l'analyse de beaucoup de textes idéologiques de l'époque [9].

Mais nous soumettons que l'étude de ces dynamismes sociaux, dont l'enracinement était aussi large dans notre société, est au moins tout autant révélatrice que les débats plus dégagés et conclusifs qui se tenaient entre intellectuels et leaders d'opinion, sur différentes tribunes, à travers les media, et par le cana associations diverses. Mais si l'on fait la somme de tout ce qui était alors débattu, de part et d'autre, on se rend compte d'un large foisonnement d'idées réformistes et novatrices dont les praticiens de la Révolution tranquille allaient abondamment s'inspirer.

De toutes parts, l'État « provincial » était mis en accusation pour son incapacité à s'ajuster aux tâches nouvelles d'une société dont la croissance naturelle engendrait des transformations d'une espèce toute nouvelle, qualitative. C'est l'aspect de la critique qui apparaît le plus valable encore aujourd'hui. Les incorrections anti-démocratiques courantes du régime et beaucoup d'abus manifestes de ses pratiques administratives entretenaient la conviction des opposants. Mais il s'agissait de plus que de cela : la détermination de rompre avec l'époque précédente était aussi évidente que la volonté, constamment répétée, des nécessaires transitions dont l'évolution générale était indiquée.

Une génération nouvelle, sortie des mouvements de jeunesse (d'action nationale, mais surtout d'action catholique), des écoles de sciences sociales et de divers groupements sociaux s'affirmait, qui interpellait les pouvoirs officiels pour leur politique d'expédients à courte vue ou, plus globalement, pour leurs abstentions ou désistements. Cela qui devait être fait fut fait, avec toutefois l'arrière-pensée, sans illusion, que tant qu'un tel régime serait à la gouverne de la chose publique québécoise... Mais dès lors qu'une équipe de rechange prendrait place, moyennant un nouveau visa électoral, pourrait être entreprise la tâche de remodernisation de l'État, qui tardait sur le processus de développement socio-économique loin de le faciliter ou de le canaliser.

Un historien de cette période de l'après-guerre conclut que « les Québécois dans l'après-guerre ont substitué les choses réelles, les états de faits concrets aux concepts et aux doctrines. Ils se sont ainsi placés en situation de compréhension des conditions de vie et de développement de l'homme réel par rapport à l'homme abstrait, à l'homme doctrinal [...] De ce nouveau savoir social, émergeaient des questions radicales quant aux finalités poursuivies et aux justifications à définir pour fonder les rapports et les choix sociaux et économiques [...] [L'État] ne peut plus se contenter d'administrer la société québécoise en parallèle voire même en retrait de puissants réseaux de pouvoir privé [...] [car] ces réseaux sont débordés [...] Toutes ces critiques pointent en direction de l'État, de sa fonction pédagogique et législative, de son rôle d'initiative et d'information. Selon des niveaux d'intensité variable, la critique de l'État est omniprésente. Lui seul étant en situation en raison de ses ressources et information, de dégager les priorités collectives en tenant compte de l'ensemble des besoins, des disponibilités financières et de l'interrelation des secteurs à moderniser [10] ».

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Il n'en demeure pas moins que l'Union nationale de Maurice Duplessis en a une série de victoires électorales en 1944, 1948, 1952, 1956, que son successeur désigné, Paul Sauvé, marchait à un triomphe presque assuré en 1960 s'il avait vécu, malgré la régénération des forces libérales avec Jean Lesage. Il faudrait se servir ici d'une autre grille de lecture sociale pour un tout autre niveau de description et d'analyse. Il ne nous reste plus que l'espace pour lancer les quelques pistes suivantes dont il n'est pas certain que toutes les explications d'arrivée convergeraient pour une interprétation globalisante.

- Cette génération, occupée à la critique sociale et démocratique, ne faisait pas l'action politique directe au sein du Parti libéral du Québec, ni n'avait constitué un tiers-parti socialiste dont elle nourrissait le rêve impuissant.

- C'était une génération du « social d'abord » qui, ayant fait les mouvements syndical et coopératif, les institutions d'éducation populaire, Le Devoir nouveau et Cité libre, Radio-Canada, quelques facultés universitaires en sciences humaines, se situait à la marge du politique et qui, pour ce qu'il en restait, s'employait dans la fonction publique fédérale qui l'accueillait.

- Le duplessisme, comme mode anti-démocratique de gouvernement, dévalorisait la cause du nationalisme lui-même par ce qui apparaissait être une imposture de l'autonomisme par pure négation et simple diversion.

- Les origines populistes de l'Union nationale (la tradition 1935-36) et sa mythologie ruraliste (le crédit agricole, l'électrification rurale) entretinrent la fidélité des classes rurales par des réseaux efficaces de rétributions diverses dont le patronage, égalitariste et distributif, n'avait même pas à cacher une face cynique.

- Le régime avait une aptitude très spéciale à rallier la classe moyenne inférieure des régions urbaines, laissant aux libéraux la classe moyenne supérieure ou petite-bourgeoisie et constituant des « élites » moins immédiatement dépendantes.

- L'Union nationale a pu profiter de la prospérité générale et factice qui se prolongeait dans l'après-guerre jusqu'au milieu des années 1950, quitte à imputer au gouvernement fédéral la responsabilité de l'insuffisance de revenu fiscal pour pouvoir en faire davantage.

- En électoralisme, les libéraux étaient à inégalité au départ dans tous les domaines et, malgré une grande inégalité de moyens de toute espèce, réussissaient des performances remarquables en termes absolus, mais qu'amenuisait une carte électorale qui leur était défavorable.

- Apparaissent encore aujourd'hui, comme facteurs très fluides d'explication, le mythe de l'invincibilité électorale de Duplessis et sa réputation de grand défenseur autonomiste.

*  *  *

Au-delà des aléas électoraux, du reste passablement « dirigés » par les maîtres d’œuvre unionistes qui en avaient le « génie », la recherche d'une explication plus globalisante tiendrait dans l'entremêlement des rapports incertains entre une structure de classes sans grande bourgeoisie autochtone, avec un nationalisme défensif et provincialiste, et dans la situation d'une succession de générations inachevée. La Révolution tranquille allait manifester un réaménagement de tous ces rapports selon un nouveau dosage. La possibilité d'une mobilité entre les facteurs de ces rapports était déjà perceptible à la fin des années 1950. Ce qui permet de soulever la question : s'il eut pu rallier suffisamment d'éléments de la nouvelle classe politique, un Paul Sauvé survivant aurait-il fait la même Révolution tranquille ?

Gérard BERGERON

École nationale d'administration publique.



[1] « Le Canada français : du provincialisme à l'internationalisme », dans l'ouvrage collectif publié sous la direction de John S. Gillespie, The Growth of Canadian Policies in External Affairs, Durham, North Carolina, Duke University Press, 1960 ; également dans mon livre Incertitudes d'un certain pays, Québec, PUL, 1979, p. 31-60, Sur la distinction nationalisme-provincialisme, le passage suivant : « Cette volonté de durer tout en restant différent a été baptisée « nationalisme ». Nous préférons dire plutôt « provincialisme », parce que, selon nous, un « nationalisme » au 19e et 20e siècles tend par sa nature à être d'émancipation et, à une phase ultérieure, de domination. Il ne peut se contenter d'être un simple nationalisme culturel... il s'agissait d'avoir une « province » française bien à soi en cette Amérique du Nord, ce qui s'accomplit en deux temps en 1791 et en 1867. À partir de là, la vie collective canadienne-française connaît les caractères du provincialisme, c'est-à-dire repli sur soi, en vue de valeurs estimées transcendantes, le moins de perméabilité possible aux influences extérieures, cohésion et homogénéité de l'ensemble pour pouvoir, à l'occasion, mieux se défendre, etc. Ce provincialisme acceptait d'être à perpétuité, minoritaire » (p. 51-52). D'après ces distinctions, un véritable « nationalisme », ayant le double caractère d'être politique et non seulement culturel, émancipateur et non seulement conservateur, ne serait apparu au Québec qu'au début de la décennie 1960.

[2] Ces choses qui nous arrivent, Montréal, HMH, 1970, p. 26.

[3] La « Théorie du Roi-Nègre », fut lancée par André Laurendeau dans Le Devoir du 4 juillet 1959.

[4] Pour une interprétation du Bossism chez Duplessis, « Political Parties in Quebec », University of Toronto Quarterly, numéro spécial « Quebec Today », 27 : 3, avril 1958 ; en français dans Incertitudes d'un certain pays (pp. 91-110).

[5] Pour une intéressante interprétation de ces causes, de Dale Posgate et Kenneth McRoberts, Quebec : Social Change and Political Crisis, Toronto, McClelland and Stewart, 1976 (spécialement le chap. 5) ; et d'un autre point de vue, de Gilles Bourque, « La nouvelle trahison des clercs », Le Devoir, 8 et 9 janvier 1979.

[6] Denis Monière, Le développement des idéologies au Québec, Montréal, Québec-Amérique, 1977, pp. 307-308. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[7] Jean-Louis Roy, La marche des Québécois : le temps des ruptures, Montréal, Leméac, 1976, p. 340. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[8] Jean-Louis Roy, op. cit., p. 241. L'auteur avait écrit précédemment : « Ces instruments collectifs se sont quelquefois développés lentement, d'une façon presque artisanale. Avant de poser un jugement sévère sur les limitations de la formule, les hésitations et les lenteurs qui ont affecté son implantation, certains échecs enregistrés, il faut imaginer la société québécoise sans les institutions coopératives. En termes concrets, il faut réfléchir au sort des petits épargnants, des pêcheurs, des agriculteurs et se demander à quelles ressources ils auraient puisé la solution à leur isolement, leur pauvreté et leur exploitation. » (p. 237).

[9] Comme texte illustratif, on pourrait relever le manifeste de la Fédération des unions industrielles du Québec à son congrès de Joliette en 1955 reproduit dans Le manuel de la parole, textes recueillis et commentés par Daniel Latouche et Diane Poliquin-Bourassa, tome II, doc. 82, Montréal, Boréal Express, 1978.

[10] Jean-Louis Roy, op. cit., pp. 362, 363, 369, 367-8.



Retour au texte de l'auteur: Gérard Bergeron, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 11 mars 2009 7:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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