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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Gérard Bergeron, PETIT TRAITÉ DE L'ÉTAT. (1990)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gérard Bergeron, PETIT TRAITÉ DE L'ÉTAT. Paris: Les Presses universitaires de France, 1990, 263 pp. Collection: La politique éclatée. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée, le 12 avril 2005, par Mme Suzane Patry-Bergeron, épouse de feu M. Gérard Bergeron, propriétaire des droits d'auteur des ouvres de M. Gérard Bergeron]

Introduction générale


Personne n'a jamais vu l'État si ce n'est par ses éléments symboliques et ses appareils, ou par les activités et décisions de ceux qui parlent en son nom. En traiter comme d'un sujet historique comporte un premier risque de réification par l'effet cinétique des phrases constituant le discours sur l'État. Ce risque, dont il faut être préalablement conscient, n'est pas toujours facilement évitable. À cause de l'exubérance de sens du phénomène, ainsi que de son caractère de fiction juridique mais produisant des effets réels et observables, et sans même évoquer les turbulences de sa très longue émergence, l'État souffre mal d'une définition a priori qui semblerait l'enfermer en une essence.

L'État ? - Lequel : celui des avocats ou des diplomates, celui des organisateurs d'élections ou des « hommes d'État », celui des fonctionnaires publics ou des militants de partis ? Ou encore celui des éditorialistes ou des démarcheurs de lobbies, celui des percepteurs ou des douaniers, celui des juges de la cour suprême ou des agents de police ? Il y a surtout l'État comme l'unité d'un ensemble social : celui du Citoyen, des citoyens, inévitablement de tous les citoyens, y compris des abstentionnistes et des dépolitisés. Chacun, ou tout le monde qui n'est pas en complète indifférence de l'État, en a une conception plus ou moins vague, mais toute personnelle et se multipliant en des groupes plus ou moins vastes. Avoir « son » propre État de cette façon en détermine aussi un aspect, un élément ou un « morceau », qui sont tous réels et assez généralement compatibles.

Les recherches courantes sur l'État le présentent d'ordinaire selon une polyvalence à peine moins diversifiée que la gamme des statuts sociaux et des intérêts personnels ou corporatifs des multiples citoyens et des différents agents publics. Les disciplines de formation des chercheurs prédéterminent les données et aspects privilégiés pertinents à l'analyse. L'État du juriste recouvre mal celui de l'économiste ; et l'un et l'autre n'ont pas de correspondance immédiate à celui du sociologue, du géographe ou du militaire de carrière.

On ne saurait toutefois dire qu'il y a autant d'États que de spécialités distinctes dans le vaste domaine des sciences sociales. Les champs analytiques privilégiés pour la recherche finissent par se toucher et requièrent des liaisons entre secteurs pour éclairer un domaine particulier. Certaines sciences de la société peuvent, d'autre part, se donner l'État comme objet d'analyse ou, ce qui est moins rare, comme encadrement structurel au moins implicite d'autres phénomènes : ainsi font telle histoire ou telle économie ou telle philosophie, toutes dites « politiques ». La focalisation sur l'État est plus courante et, pour ainsi dire, plus naturelle en science politique. Les disciplines voisines de la sociologie et de l'anthropologie comportent des branches politiques et retrouvent souvent l'État comme unité d'analyse.

Avant même la tentative de construire la notion, la plupart des auteurs présentent l'État selon au moins quatre éléments fondamentaux : une structure d'organisation politique régissant, en régime d'obligation juridique, une collectivité sociale sur un territoire déterminé. Ces quatre composantes suffisent à une notion minimale de l'État. Pour une conception plus pleine de l'État, il faut davantage : chaque élément doit être davantage spécifié et surtout les rapports qui les lient doivent être quelque peu raffinés en faisant appel à d'autres caractéristiques.

Par ailleurs, il est trompeur de considérer comme État toute formation de nature politique, fût-elle embryonnaire, rudimentaire ou fort peu diversifiée. Lucien Febvre y voyait une « confusion d'idée intolérable » [1]. Des historiens et des anthropologues cèdent volontiers à l'analogie et au grossissement. Cette simplification comporte au moins cet inconvénient de ne plus pouvoir nommer correctement l'État quand, à telle période de l'histoire, il surgit, enfin, indiscutablement avec toute sa force et son éclat, pour s'imposer ensuite jusqu'à ce jour dans sa complexité spécifique.

Ce n'est pas dire qu'il faille négliger complètement tout cet avant politique, fort long, qui a précédé l'avènement de l'État. Cette préhistoire de l'État, s'étirant sur des millénaires, est quelque dix fois plus longue que celle de son histoire proprement dite. Voilà un premier point à enregistrer dès l'abord : à cette échelle, l'État est un phénomène récent et son histoire en est jeune. L'État, en effet, n'apparaît qu'à la charnière d'un Moyen Age européen, féodal et impérial, en processus de dislocation et de la période d'une Renaissance remettant tout en cause, y compris les fondements de la vie politique. Les « États », antiques dont il sera traité en une première partie, ne sont pas des États en ce sens (qui est le bon) : d'où les guillemets pour marquer la différence, ainsi que des expressions d'approximation classificatrice pour en établir les trois espèces préétatiques, comme les notions d'infra-États, d'extra-États et de cités-État (qui seront présentées en Introduction aux chapitres de la première partie).

Des auteurs signalent parfois le caractère accidentel de l'apparition de l'État. Avec raison, peut-être ou en partie, mais il convient surtout d'ajouter que, dès son apparition, l'État allait se consolider, prendre de l'expansion et engager même la dynamique de son autoreproduction. Le programme s'accomplira avec un tel succès que l'État paraît plus fort que jamais après ces quelque quatre ou cinq siècles jusqu'à coloniser politiquement la planète entière ! Une telle pérennité et une telle postérité ne sont plus de l'ordre de l'accident historique. A la période charnière, l'État n'était qu'un des concurrents possibles pour la remise en ordre générale : d'autres dynamiques en cours, de religion, de classes, d'ethnicité, par exemple, auraient pu se mettre en lice. Ainsi qu'on le verra, elles finirent par se rallier, et d'autant plus aisément et commodément qu'à la phase décisive elles n'engagèrent pas à fond le combat contre l'État en sa première forme monarchique.

*

Il ne serait pas trop des ressources d'une sociologie historique et d'une philosophie politique sur le thème de l'État pour tenter de rendre compte d'un phénomène socioculturel d'une telle ampleur et qui n'a fait que s'accentuer avec le temps. Sur un fond d'histoire politique générale, l'État pourra souvent n'apparaître qu'en filigrane. Mais, quoique d'intensité variable, cette présence en continuité historique est probablement le premier trait essentiel de l'État, et non pas quelque attribut vague ou allant de soi. Bien que les travaux de chacune de ces disciplines ne se présentent habituellement avec ce caractère de mixité, l'histoire politique (y compris internationale), d'une part, et, de l'autre, la contribution de penseurs sur la question de l'État à chaque époque correspondante seront donc utilisées pour retracer la trame directrice de l'apparition et de l'évolution des États. Cette démarche pourra étonner au premier abord, surtout par les dénivellements d'objet, d'une section àl'autre à l'intérieur d'un même chapitre. Son aspect peut-être « hybride » est voulu. Si elle était valable, ce serait finalement par des résultats qui n'auraient pu être acquis autrement.

Si l'État n'est pas une « chose », comme aime à le répéter une pensée positiviste, toutefois son entrée en force dans l'histoire moderne, qu'il se trouvait à inaugurer conjointement avec la Renaissance et la Réforme, créait ce qu'on pourrait appeler un nouvel « état de choses » dans l'ordre de la civilisation. Et, à la fin de ce XXe siècle, l'État n'en est-il toujours pas à la case initiale du grand jeu politique ? On devra prendre des précautions analytiques pour la saisie spécifique d'une évolution qui, de sa nature, déborde de toutes parts. Une interprétation sociologique de l'État en fonction de son histoire propre requiert quelques principes d'analyse interreliés.

D'abord, ne pas perdre de vue la trame proprement politique du processus en prenant en compte les conditionnements sociaux et diverses influences religieuses, culturelles, démo-géographiques et économiques : autrement dit, reconnaître àl'État (ses monarques, leurs chanceliers et légistes, etc.) une relative autonomie causale sur son être propre en voie d'auto-affirmation. Surtout, voir comment le phénomène se ramenait, àsa phase cruciale, en une « différenciation des fonctions publiques qui les détache des autres formes de la vie sociale, qui les institue en des organes propres et les centralise pour faire apparaître l'unité de l'État souverain » [2]. L’idée de centralité de l'État exprime un processus de nature davantage attractif et durable que de contingentes prétentions impériales. Les études récentes à l'enseigne du couple centre/périphérie trouvent ici un remarquable terrain d'exercice, par-delà l'apparence de paramètres facilement tautologiques. Par-dessus tout, il importe de ne jamais oublier le territoire, dont on peut dire au sens premier qu'il supporte tout le reste [3], et qui est la donnée la plus déterminante et la plus constante ne serait-ce que par son inertie.

Une autre dimension sera aussi examinée, qu'implique celle de la territorialité, soit le rapport interne/externe. Ce rapport est différent, et non moins important, que celui du centre et de la périphérie à l'intérieur de l'unité de base. Il permet de situer l'entité étatique dans son environnement international et transnational, de considérer les deux faces, externe et interne, de cet unique attribut essentiel qu'est la souveraineté, et dont le publiciste Jean Bodin s'est fait le premier théoricien à la fin du XVIe siècle dans son œuvre célèbre sur La République (1576).

Cette vision dualiste est tout autant indispensable à l'époque de la formation des États (les États se formant les uns contre les autres ... ) qu'aujourd'hui. L'énergie compressive d'implosion trouve souvent sa dérivation dans des forces d'explosion externe. Révolutions et guerres civiles ont leur contrepartie dans les guerres internationales, sans oublier de rappeler brièvement les intrigues et agitations qui y mènent. Le grand traité de paix est, dans l'ordre externe, l'équivalent, plusieurs fois multiplié, de la constitution étatique dans l'ordre interne.

*

À la fin de cette démarche introductive, une définition de l'État moderne ou tout court (encore une fois, sans les guillemets de l'« État » antique) ne saurait être que provisoire et indicative. Un historien américain ramène aux « critères » suivants l'émergence de l'État : « L'apparition d'unités politiques durables et géographiquement stables, le développement d'institutions permanentes et impersonnelles, le consensus sur la nécessité d'une autorité suprême et sur le loyalisme auquel cette autorité a droit de la part de ses sujets. » [4] Cette formulation a le mérite d'enregistrer les composantes simultanées d'un fait historique sans précédent. Des définitions de l'État lui-même peuvent contenir des éléments similaires mais selon un arrangement àtournure plus analytiquement « fonctionnelle ». Ainsi, celle de Charles Tilly, décrivant l'État « comme une organisation, contrôlant les principaux moyens de coercition sur un territoire donné, qui est différenciée des autres organisations en action sur le même territoire, qui est autonome, centralisée et dont les composantes sont coordonnées les unes les autres » [5].

Les éléments rassemblés dans ces deux descriptions résument la problématique de la recherche à poursuivre. Nous ne sommes pas à la recherche d'un critère dur et incontestable de l'État valable pour toutes les saisons de sa vie multiple ; nous tentons de circonscrire initialement l'objet d'une étude. Chacun des éléments des précédentes citations de Delos, Strayer et Tilly pourraient être repris, décomposés et élargis, pour une problématique plus complète. Nous trouvons, surtout, plus utile de fournir plutôt une description générale du phénomène global de l'apparition de l'État dans l'histoire :

1 / L'État est une formation juridique souveraine, datant d'environ quatre siècles, qui est le résultat d'un ensemble de forces politiques en action se dégageant d'une formation, large comme l'empire ou dispersée comme la féodalité, après en avoir neutralisé la puissance ; et dont les forces qui lui avaient donné naissance ont été instituées, puis centralisées pour former une entité politique distincte qui peut entrer en relations d'indépendance et d'égalité avec d'autres entités du même type que lui.

2 / Ses éléments constitutifs sont, au minimum une collectivité humaine, fixée sur un territoire déterminé et unifiée sous l'égide d'une organisation politico-juridique propre, réglementant, moyennant son privilège exclusif de l'usage de la force, de façon générale et virtuelle la quasi-totalité des intérêts globaux et fondamentaux de cette collectivité.

3 / Dans ses relations extérieures, il s'affirme par rapport aux autres États, négativement par le caractère d'indépendance qui le constitue formellement, et positivement par celui d'immédiateté où il se trouve devant le droit international, envers lequel il jouit d'une grande liberté d'apprécier les normes ou de s'obliger par elles, tout en acceptant, en principe, la suprématie de ce droit dans ses relations avec les autres États.

4 / Au total l'État se trouve ainsi à projeter un aspect sociologique sui generis dans les rapports sociaux où il se trouve impliqué, aussi bien avec les autres États et les formations politiques qui lui sont inférieures qu'avec celle qui lui est supérieure comme la communauté interétatique, et dont il se reconnaît être un membre constituant.

*

On terminera cette introduction à une notion initiale, mais non pauvre, de l'État par l'énumération des grandes fonctions sociales que lui, seul, peut remplir. Il est le premier identificateur des sociétés de base par ses statuts de nationalité et de citoyenneté, ainsi que par l'émission de ses symboles distinctifs, drapeau, sceau, monnaie, hymne national, etc. Il est aussi le grand ordonnateur de la vie sociale, lui imposant un ordre général tout en émettant des « ordres » de prescription et d'interdiction, puisqu'il se reconnaît une responsabilité générale d'intervention virtuelle au nom du bien commun. Il assume, en particulier, un rôle dominant de protecteur des sécurités individuelles, familiales, régionales, etc., ainsi que d'arbitre officiel et, surtout, ultime dans les cas divers de conflits sociaux de toute espèce. L'État est aussi le premier communicateur, ou entrepreneur en communications, avec tous les réseaux dont il a charge, allant de la gamme de tous les transports à la question de la ou des langues officielles, ainsi qu'aux systèmes d'éducation. Il est, enfin, le médiateur de sa population dans l'environnement international en même temps qu'il participe, avec les autres États, à la vie de la communauté mondiale des hommes.



[1] Dans l'Introduction au tome X, L'État de l'Encyclopédie française, Paris, Larousse, 1935.

[2] Selon la remarquable définition de J.-T. Delos, La Nation ; t. Il, Le nationalisme et l'ordre du droit, Montréal, L'Arbre, 1944, p. 8.

[3] Selon un auteur britannique : « ... the state is merely and essentially an arena, a place, and yet this is the very source of its autonomy » (Michael Mann, The autonomous power of the state : its origins, mechanisms and results, Archives européennes de Sociologie, XXV, 1984, p. 187).

[4] Cet auteur continuait : « C'est dans l'Europe occidentale des années 1100 à 1600 que nous chercherons les signes de ces changements » (Joseph R. Strayer, Les Origines médiévales de l'État moderne, Paris, Payot, 1979, p. 23).

[5] Charles Tilly, The Formation of National States in Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, p. 683. (Œuvre collective de huit chercheurs appartenant à plusieurs nationalités, et publiée sous la responsabilité du Pr Tilly. La citation est une traduction de l'auteur.) Quant à la formulation d'une « organisation, contrôlant les principaux moyens de coercition sur un territoire donné », on y aura reconnu le critère classique de l'État depuis Max Weber.



Retour au texte de l'auteur: Gérard Bergeron, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 avril 2009 8:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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