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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Gérard Bergeron, Ce Jour-là... le Référendum. (1978)
Introduction à l'auteur


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gérard Bergeron, Ce Jour-là.. le Référendum. Montréal: Les Éditions Quinze, 1978, 256 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée, le 12 avril 2005, par Mme Suzane Patry-Bergeron, épouse de feu M. Gérard Bergeron, propriétaire des droits d'auteur des ouvres de M. Gérard Bergeron]

Introduction à l'auteur

QUAND UN THÉORICIEN DESCEND
SUR LE PLANCHER DES VACHES
 *


Par Jean Blouin

Poli mais incrédule, manifestement sur la défensive, il avait demandé à réfléchir. Quand il a consenti à me rencontrer, au deuxième appel, je croyais la question définitivement réglée. C'était mal le connaître. Non seulement a-t-il été nécessaire de le reconvaincre dès mon arrivée chez lui, à Sillery, mais voilà même qu'après avoir commencé l'entrevue il s'arrête, hésite, affirme une nouvelle fois sa profonde réticence à s'offrir ainsi en pâture au public.

À quoi peut bien rimer une résistance si tenace ? Faire comme si elle n'existait pas ? Sauter par-dessus ? J'aurais voulu, mais elle s'est imposée. Obstinément. jusqu'à concentrer toute l'attention. Calé dans son fauteuil, soudain silencieux, il attend, réfugié derrière un léger sourire comme pour mieux me voir venir. Fausse modestie ? Peur de se compromettre ? Sa réaction agace d'autant plus qu'elle semble immotivée, ne sourdre de nulle part.

Je n'ai plus le choix, j'aiguille l'entretien sur cette résistance, je la questionne. Il s'y prête. Et, peu à peu, le raccord se fait. Elle est, elle devient son auteur, l'identifie, le distingue. Gérard Bergeron est au plus haut point cette résistance. Jeu ? Affectation ? Une peur plutôt, viscérale : peur du vedettisme, de tout ce qui pourrait faire de lui une espèce de mandarin.

"Je refuse tout simplement, dit-il, de donner l'impression de me prendre trop au sérieux..." Et, après quelques secondes : "Tout en prenant très au sérieux ce que j'essaie de faire. J'aime beaucoup cette pensée de Bertrand de Jouvenel, que j'ai reproduite en exergue à mon dernier livre : "En un mot, ce que je dis peut être de faible valeur, mais ce dont je parle est d'une extrême importance"."

Que dire ? Je lui rappelle qu'à l'occasion il est journaliste politique et que l'effacement sied mal à celui qui, amené à commenter les événements, peut en modifier le cours par son influence sur l'opinion. Ne fait-il pas partie de l'actualité aussi ? Et, à force de se taire, ne donne-il pas prise aux déformations ? Ne risque-t-il pas d'être mal compris ? Beau dilemme. Il semble tiraillé. D'autant plus que la trentaine d'articles sur la dernière campagne électorale au Québec et sur ses conséquences politiques qu'il a publiés à ce jour dans le Devoir ont eu pour effet de raviver la discussion à son sujet. Qui est-il ? A quelle enseigne loge-t-il ?

Paradoxalement, le politicologue de l'Université Laval entrouvre la porte de son univers en voulant la refermer. La matière parlée et écrite s'organise, la filiation prend corps. Je comprends que tout ce qui empêchait de tourner en rond depuis le début nous situe en plein coeur du "cas" Gérard Bergeron. Aurait-il été Isocrate sans cela ? L'homme se découvre tout entier dans cette tradition d'anonymat amorcée sous ce pseudonyme, en 1956, par une série d'articles dans le Devoir qui eurent l'heur de mettre au jour sans détour, avec une pénétration inédite, les assises sociopolitiques du régime duplessiste, sorti une fois de plus vainqueur des élections du 20 juin précédent. Tradition d'anonymat qui s'est prolongée dans le mur de discrétion dont il a su s'entourer jusqu'à maintenant. Va pour parler idées, pour raconter son itinéraire intellectuel dans une revue universitaire, à l'exemple d'autres collègues, va pour les cours et les conférences devant des publics restreints et sur des sujets distanciés. Mais devenir le sujet d'un article de magazine à grand tirage ! Comment se surprendre que mon insistance l'agace à son tour ?

Le "branchisme"

Il avait mentionné au téléphone qu'on le considérait d'abord comme un théoricien de la science politique, domaine où il a acquis une réputation dépassant de beaucoup les frontières du Québec. Devant lui, sur la table, pour en témoigner : Fonctionnement de l'Etat et la Gouverne politique, parus à Paris respectivement en 1965 et en 1977. Et voici qu'encore indécis il y a quelques instants il entreprend de parler de ce monde de la théorisation générale qui semble bien éloigné du réel politique, dans l'effort même d'en découvrir une compréhension plus profonde, par-delà les circonstances divergentes de l'histoire et de l'actualité. Gérard Bergeron s'y enferme littéralement pendant de longues périodes d'années où il ne fait rien d'autre, depuis que, jeune professeur au nouveau département de sciences politiques de l'Université Laval, en 1954, et mis en situation de démêler l'inextricable écheveau politique international, il a senti le besoin d'un cadre global, d'une grille qu'il n'a jamais cessé d'élaborer de reprise en reprise ces vingt dernières années. "On ne décide pas un jour de devenir théoricien, insiste-t-il, on le devient progressivement en rapport avec des problèmes pressants de recherche qu'on se pose."

On ne l'est pas "impunément" pendant si longtemps, pourrait-on ajouter : c'est une activité prenante, entière, qui façonne son homme, qui finit par le "déformer" et le plier à ses règles. Et si nous touchions là du doigt la source de la "controverse" entourant ce journaliste politique, lui qui a le don d'énerver les partisans, que bien des gens aimeraient voir faire un choix-clair-une-fois-pour-toutes ! Le reproche le chicote : "L'idéal inaccessible serait d'en être, de cette société, et de pouvoir en parler comme n'en étant pas. De pouvoir garder la tête froide sous le coeur chaud, et le plus possible ses humeurs sous contrôle."

C'est peut-être une forme d'engagement plus exigeante que le "branchisme" avec sa chaleur du foyer "partisan". Branchisme ! Il a créé ce néologisme dans une réplique au journaliste et chef de parti René Lévesque qui l'avait justement invité à se brancher, il y a quelques années, dans l'une de ses chroniques. L'appel n'est donc pas nouveau. Ce qui l'est, c'est la conjoncture actuelle, plus que jamais à l'alignement absolu, officiel, et qui tolère plutôt mal le doute, l'indécision, la volonté de recul et la pleine liberté d'appréciation de l'analyste de carrière. Surtout que ça vous a de ces airs de transcendance et de havre de paix au-dessus de la mêlée sociale !

Il réfléchit un instant. "Depuis vingt ans, dit-il, je recommande le branchisme parce que ce sont les branchés qui font marcher les sociétés. Peut-être qu'un jour j'en serai moi-même un, qui sait ? Mais je veux garder ma liberté totale d'évaluation au sein même de mon engagement. Autrement je deviens un partisan parmi d'autres. L'engagement profond n'est pas la partisanerie, et, d'une certaine façon, la contredit. Mais ça nous mènerait trop loin de creuser une idée comme celle-là... Ajouter un partisan de plus ne compense pas la perte d'un des rares analystes non partisans mais profondément engagés dans les situations qu'ils s'efforcent de comprendre. Vous savez, c'est plus difficile de garder la tête froide et un sens critique en alerte face à des mouvements et des valeurs avec lesquels vous êtes en sympathie naturelle que de se laisser aller à ses préférences d'instinct ou à ses humeurs du moment, pour ensuite, après coup, arranger des arguments rationnels pour justifier tout cela ! C'est ainsi que "je me comprends" ; je ne me comprendrais d'ailleurs pas très bien comme "partisan" dans le rang, ce que je ferais sans doute très mal. Et, pour tout vous dire, les gens des partis semblent s'en douter... et quelques-uns d'entre eux m'ont même dit que j'avais la chance d'être plus utile en ne contraignant pas mon tempérament ni la conception que je me fais de mon métier. L'important, pour eux, c'est qu'il n'y en ait pas trop qui fassent pareil métier ou en aient cette conception. Il n'y a pas foule : tout le monde peut se rassurer !" Un sourire illumine son visage. "Et puis vous savez, poursuit-il, je crois que je ne serais même pas partisan de mon propre parti s'il me prenait la fantaisie d'en fonder un..."

Petit côté littéraire

Ambiguïté ? Idéalisme ? Un fait paraît incontestable : la crédibilité qui a marqué chacune de ses incursions journalistiques depuis les dernières années du duplessisme, que ce soit en 1963 au moment de la poussée créditiste et des premiers assauts du F.L.O. ; en 1970, année de la prise du pouvoir par Robert Bourassa, de la crise d'Octobre et de ses séquelles, dans le défunt Magazine Maclean ; et enfin depuis la dernière campagne électorale. Chaque fois, des articles dont la substance - de vrais petits essais politiques et historiques - et la lucidité tranchent nettement sur la denrée habituellement servie dans les journaux.

Des articles agréables à lire aussi, d'une écriture alerte, imagée, qui sait marier humour et sérieux, où les formules évocatrices empruntées à la vie de tous les jours n'ont rien d'académique et font comprendre simplement les choses les plus compliquées. D'où tient-il ce style si peu apparenté à la norme universitaire ? "J'ai un petit côté littéraire qui m'a suivi fidèlement depuis mes premiers rêves d'écrivain, à l'adolescence : la littérature était alors la seule matière scolaire qui m'intéressait."

Il a déjà donné libre cours à ce penchant en commettant une littérature de détente quantitativement très importante. A preuve les cinq mille pages environ que totalise sa production radiophonique - soit le double de l'ensemble de ses écrits politiques -, composée de quelques textes humoristiques pour l'émission Chez Miville et surtout de présentations esthético-sociologiques  de la chanson, en particulier dans le cadre de l'émission le Petit Dictionnaire de la chanson qu'il a écrite entièrement pendant cinq ans sous le pseudonyme d'Alain Sylvain - du prénom de ses deux aînés -, le tout s'échelonnant de 1957 à 1967, au milieu de ses réclusions "théoriques" et de ses premiers raids journalistiques. Et que dire de ce recueil ironique, amusant et si éclairant en même temps, de portraits de nos hommes politiques paru en 1968, aux éditions du jour, sous le titre Ne bougez plus ! qui démontre bien que l'homme réel, concret, quotidien, l'intéresse autant que la politique elle-même !

Chez Gérard Bergeron, c'est évidemment le journaliste politique qui fait problème. Entendons-nous : problème auprès des "colleurs d'étiquettes" moins intéressés à la justesse d'une analyse ou à la simple ligne d'une argumentation qu'à distribuer "ceux qui sont de notre bord" et "ceux qui sont de l'autre bord". Etre à part est pour lui chose familière. C'était l'être beaucoup, par exemple, en 1944, à l'âge de 22 ans, que de s'inscrire en sociologie à Laval, faculté à peine naissante et à l'avenir incertain ; a fortiori si vous affichiez dans ce Québec d'alors très "provincial" un intérêt marqué pour la politique internationale avec l'intention d'en faire une carrière dans le journalisme ; mais ce sera l'enseignement qui deviendra son premier métier.

Le hic, c'est que le programme de l'époque en sociologie ne prévoyait rien sur la politique internationale. Où se former ? A la faculté, les énergies intellectuelles sont mobilisées par l'étude des problèmes corsés d'industrialisation et d'urbanisation qui confrontaient le Québec d'après-guerre. "Je me suis débrouillé tout seul et avec les moyens du bord, lisant les journaux étrangers pour pallier l'insuffisance des ressources du milieu." Il va écrire ses premiers articles pendant les trois années que durera son cours, sur la fin de la guerre, sur l'instauration de la période de paix puis sur le déclenchement de la guerre froide, d'abord dans la Revue dominicaine, l'ancêtre de la revue Maintenant, également décédée, et dans l'hebdomadaire culturel Notre Temps, lancé par Léopold Richer en 1945. De 1947 à 1950, il poursuivra des études spécialisées en relations internationales à Genève et à Paris. A son retour, il inaugurera l'enseignement de cette discipline à Laval.

Ne pas nous entre-dévorer

Isocrate, c'est l'internationaliste de carrière métamorphosé en québécologue de circonstance à cause de Duplessis. Pas surprenant que nul ne l'ait soupçonné de se cacher derrière ce pseudonyme. Son penchant de théoricien pour le "comment" des choses le mit immédiatement sur la sellette. A l'invitation qu'il lançait de rallier le parti libéral québécois, pour se débarrasser le plus vite possible de l'autocratie au pouvoir, en conclusion de sa première série d'articles, deux membres de l'intelligentsia de l'époque manifestèrent une opposition particulière : Pierre Elliott Trudeau, que son "socialisme" inclinait davantage vers la C.C.F., et René Lévesque, un isolé mais déjà "travaillé" par l'action politique, qui disait crûment, dans les couloirs de Radio-Canada, qu'il n'avait pas foi dans les libéraux d'alors. Rien n'empêche qu'en se ralliant plus tard à ces idées-là, ils deviendront, comme il le dit lui-même en un éclat de rire, ses "deux meilleurs produits d'éducation des adultes".

Ce ne sont pas là deux "élèves" ordinaires. Gérard Bergeron avoue être fasciné par la force charismatique des deux Premiers ministres, deux personnalités magnétiques hors série dont l'étranger, selon lui, présenterait peu d'exemples : "Peut-être Giscard et Mitterrand, en France, à l'heure actuelle, eux aussi engagés dans un match décisif d'où une France toute renouvelée peut sortir. Si j'avais le loisir d'écrire un parallèle à la Plutarque, quel merveilleux sujet ce serait !", Les grands traits lui apparaissent déjà : “Ils se ressemblent en ce qu'ils sont deux communicateurs hors pair, ce qui, je l'avoue, me fait un peu peur aussi. Je sais qu'ils ont une grande estime l'un envers l'autre, ce qui évidemment ne peut s'avouer publiquement. Chose bizarre, c'est le cosmopolite de métier et de formation qui a enfourché le cheval de la nation." Quant au côté doctrinaire du Premier ministre du Canada, "Trudeau, affirme Gérard Bergeron, est moins dogmatique qu'on le pense. Son dogmatisme est avant tout une forme négative qu'il oppose aux dogmatismes qu'il a combattus dans sa jeunesse : celui des curés, des jésuites, des nationalistes, du Devoir. Mais ses réflexes de rigidité donnent souvent l'apparence d'un dogmatisme qui se ferme. Le non-dogmatisme de Lévesque est, chez lui, d'instinct : c'est le gars qui veut que ça marche, et pas n'importe comment, mais ses exigences proprement idéologiques passent en second. Souvenez-vous de ce qu'il a dit le jour de l'assermentation de son cabinet, évoquant une "absolue envie que ça marche !" ”

Gérard Bergeron a côtoyé à peu près tout ce qui a exercé le pouvoir depuis vingt ans : le noyau influent de la Révolution tranquille, le "French Power" et les trois colombes, les têtes d'affiche du Parti québécois, sans altérer aucunement sa totale indépendance. Dès qu'ils se lancent dans la politique, il cesse toute relation avec eux. Conséquence qu'il recherchait précisément : "Si je peux encore parler publiquement aux gens des deux bords, c'est peut-être parce que je ne suis pas identifié à l'un ou à l'autre par des liens d'amitié, pour ne pas parler des solidarités partisanes. Il ne suffit pas d'être intérieurement indépendant, il faut l'être extérieurement, si j'ose dire. N'ayant jamais adhéré à aucune coterie, je n'ai pas à rompre, à m'en dissocier."

L'entrevue aboutit naturellement à la situation complexe du 15 novembre dernier, laquelle, de son propre aveu, l'exalte et l'inquiète tout à la fois. Ses interrogations profondes, il les refile aux thèses en présence, qu'il analyse méthodiquement tout en leur rappelant à tour de rôle des réalités "gênantes".

Cela fait sûrement avancer le débat. Mais lui, quel intérêt sert-il ? Est-il voué au conservatisme maquillé, à la façon du directeur du Devoir où paraissent ses articles, quelquefois en page éditoriale ? Il n'hésite pas : "Mon passé en est garant, j'ai toujours bien accueilli le changement. Et chaque fois que je prends la plume, c'est pour réclamer du changement." Dans le cas précis de la crise actuelle ? "Je voudrais être, dit-il en pesant bien ses mots, propagateur des schèmes qui vont peut-être nous empêcher de nous entre-dévorer. Je m'efforce de rechercher la solution intermédiaire et valable pour tous qui va émerger de la terrible confrontation qui s'annonce et à laquelle on n'échappera pas. Il ne faudrait pas se raconter des peurs qui auraient pour effet de bloquer des changements fondamentaux tout à fait nécessaires, non plus que se raconter des histoires de fausse sécurité, étant donné l'importance de ce qui est en jeu et le fait que nous ne sommes pas les plus forts."

Cette espèce d'attitude de la "porte ouverte" s'inscrit dans sa conviction que la solution concrète émergera quelque part entre les polarisations actuelles. De même qu'elle est l'expression d'une certaine fidélité : "Moi, j'ai un attachement profond pour le produit historique Canada qui est bien autre chose que ce qu'on s'obstine à appeler encore la "Confédération". Ma québécité ne détruit pas le Canada, elle devrait pouvoir y trouver sa vraie place, mais sur de tout autres bases. Elle ne peut sûrement pas tolérer un régime fédéral aussi mauvais. Ça non ! Le Canada vaut mieux que son régime constitutionnel, qui a fait son temps."

Cela affirmé, qui est du domaine de la subjectivité, la question du "comment" refait aussitôt surface, l'obsède : "Quand un théoricien, avoue-t-il, redescend sur le plancher des vaches, il a la coquetterie que ça marche, sinon il n'embarque pas." Gérard Bergeron devient alors éminemment pragmatique. "C'est maintenant, pas après, qu'il faut préciser la structure qui remplacera celle d'un fédéralisme au bout de son rouleau ; maintenant qu'il faut prévoir les modalités de ce qui, de toute évidence, prendra la forme d'un tout nouveau contrat d'association." Cette (dé)formation a pour effet de le placer à un autre niveau, une fois ses sympathies "non partisanes" admises : "J'ai une quasi-obsession, reconnaît-il, c'est que l'indépendance du Québec ne rate pas ; non pas qu'elle ait ou non lieu, mais qu'elle ne rate pas si elle doit avoir lieu."

Aussi a-t-il lancé dernièrement l'idée d'un réaménagement constitutionnel en profondeur qui, basé sur la reconnaissance officielle de la nation québécoise, préserve des avenues communes avec le Canada anglais. Il s'agirait d'un Commonwealth Etat du Canada/Etat du Québec, donc la libre association sur des points précis de deux gouvernements nationaux [1]. Des interlocuteurs du Canada anglais ont commencé à réagir favorablement [2] à cette idée, que Gérard Bergeron présente comme solution à une Confédération périmée et à une indépendance faite à n'importe quel prix, "y compris à celui, précisément, de ne pouvoir se faire".

On le constate aisément : toute de nuances et d'ouvertures, rébarbative au slogan, sensible aux vibrations de la réalité, critique, la pensée de Gérard Bergeron ne s'encapsule pas dans les "fausses idées claires" des polarisations actuelles. Il est cet homme multiple, incernable totalement, irréductible aussi, dont les alternances, de la politique internationale à la question québécoise en passant par la théorie pure, lui ont fait vivre plus qu'à quiconque le déchirement entre l'ici et l'ailleurs, la difficulté qu'il y a d'être du Québec et du monde en même temps : "Publier à l'étranger des ouvrages de théorie générale ou avoir l'échiquier politique international comme objet d'étude n'a jamais déraciné le Québécois que je reste foncièrement." Il n'y a peut-être qu'ici, en pays incertain, qu'une telle précision s'impose. De poursuivre Gérard Bergeron : "L'important, finalement, ce n'est pas tant d'écrire sur ici que d'écrire à partir d'ici, selon une belle expression de Fernand Durnont."

Situation inédite

Pour ce qui est de la suite de ses travaux, à l'ère de l'alternance a succédé celle de l'intégration : il s'agirait maintenant, comme résultat second, de vérifier dans la société politique québécoise ses élaborations théoriques des vingt dernières années. Il dirige, à cette fin, un groupe de recherche en sciences politiques à l'Université Laval. Parallèlement, le journaliste en lui se tient sur un pied d'alerte en prévision des grandes étapes à venir, soit une élection fédérale à saveur de référendum, soit le référendum lui-même. Pressentant avec d'autres qu'il se passerait quelque chose de décisif à l'automne 1976, il avait d'ailleurs mis le point final à la Gouverne politique au mois de juin précédant l'échéance, pour se garder en complète disponibilité journalistique. "Les améliorations que j'aurais pu apporter à l'ouvrage, dit-il, ne valaient pas ce que je risquais de manquer ici en continuant à lécher un manuscrit..."

Ce nouveau départ le fascine d'autant plus qu'il a la conviction de vivre ici une situation inédite. Il s'est toujours inscrit en faux contre les analogies erronées avec les mouvements de décolonisation en Afrique ou en Amérique latine. Tout nous en distinguerait, à commencer par la présence américaine à notre frontière, notre degré de modernisation, notre industrialisation, la "douceur" de notre aliénation culturelle et la prospérité relative dont nous jouissons. Il retient comme "les cas les moins inexactement comparables" les Ecossais, les Wallons et les Basques, affirmant catégoriquement qu'il va falloir inventer notre propre modèle. "De ce point de vue, glisse-t-il en forme de boutade, c'est bien parti puisque nous vivons la situation, unique dans les annales de l'histoire contemporaine, d'un parti sécessionniste qui a pris le pouvoir avec pour principale promesse de ne pas faire la sécession tout de suite.

"Mais le reste, le plus important, conclut-il, et qui sera décisif pour le meilleur et pour le pire, est à venir, et assez tôt. Tous nous devrons être à la hauteur. Il faudra avoir un bon système nerveux, être en santé : nous en aurons besoin ! "


* Article de Jean Blouin paru dans le magazine Perspectives, 29 octobre 1977, vol. 19, n° 44. L'article comportait le sous-titre suivant : "Universitaire et journaliste politique, Gérard Bergeron cultive l'art difficile de s'engager sans se laisser inféoder." Nous remercions l'auteur et M. Jean Bouthillette, directeur adjoint de Perspectives, d'avoir permis la reproduction de ce texte.

[1] Voir le chapitre 17 : "Projet d'un nouveau Commonwealth canadien".

[2] D'autres ont réagi moins favorablement : voir les deux chapitres suivants pour la critique du professeur Donald SmiIey et la réponse de l'auteur.



Retour au texte de l'auteur: Gérard Bergeron, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 juillet 2009 13:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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