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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Gérard Bergeron, L’État en fonctionnement. (1993)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gérard Bergeron, L’État en fonctionnement. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris : L’Harmattan, 1993, 170 pp. Collection: Logiques politiques. [Autorisation formelle accordée, le 12 avril 2005, par Mme Suzane Patry-Bergeron, épouse de feu M. Gérard Bergeron, propriétaire des droits d'auteur des ouvres de M. Gérard Bergeron]

[7]

L’ÉTAT EN FONCTIONNEMENT

Préface

de James D. Driscoll *

1. La théorie fonctionnelle de l'État
2. Langue et théorie
3. La politique et la condition humaine


Fonctionnement de l'État (1965) de Gérard Bergeron fut une tentative remarquablement fructueuse d'intégrer, dans une plus ancienne tradition de réflexion philosophique portant sur la nature de la politique, la nouvelle vague des essais interdisciplinaires d'inspiration comportementale, qui sont apparus dans les années 1950. Au Québec, Bergeron est maintenant un aîné de sa profession, un professeur de prestige, et une voix influente du monde universitaire dans les débats que soulèvent les événements contemporains. Les critiques plus conventionnels de la science politique ont, toutefois, éprouvé de la difficulté à s'y retrouver devant cette combinaison inhabituelle de spéculation théorique et d'analyse empirique, qui fonde la série d'ouvrages, publiés entre 1965 et 1992, dans laquelle Bergeron développe une théorie fonctionnelle de l'État.

Ce que Bergeron a réussi par sa théorie globale de la politique embrasse, en quelque sorte, le développement de l'ensemble de la, science politique depuis la Seconde guerre mondiale. Il s'agit aussi d'un cadre analytique, fécond et souple, de concepts et de propositions qui tirent leur origine de préoccupations pratiques à l'égard de la paix, de la justice et de la sécurité internationale (Bergeron ayant commencé sa carrière., en 1950, comme professeur de l'histoire des relations internationales, de l'organisation des systèmes internationaux et n'ayant jamais abandonné l'étude de ce domaine, comme l'atteste sa trilogie sur la guerre froide : voir Du même auteur au début du présent volume).

[8]

Les intérêts théoriques de Bergeron se sont développés sur une double voie, celle d'une recherche, à caractère behavioral, de propositions universelles sur la vie politique elle-même, et celle d'une interrogation, de type herméneutique, plus contemporaine, sur les mécanismes de résolution de conflits que notre monde moderne institue par les moyens du droit et d'un appareillage organisationnel toujours de plus en plus complexe.

Ces récentes années, des tentatives ont été faites pour définir une« tradition politique canadienne » et réunir les textes qui ont alimenté la pensée politique indigène. La plupart de ces textes consistent en des réflexions, plutôt prévisibles sur les événements et sur les principes, elles-mêmes nourries par les schèmes idéologiques de l'Ancien Monde. Ce qui manque, c'est précisément cet effort d'intégration de la spéculation théorique et de l'analyse de la politique contemporaine, qui confère leur spécificité à la carrière de Bergeron et à sa conception du politique.

La conception bergeronnienne du politique comme phénomène de « politification » accorde à celle-ci une primauté dans la constitution de la société, liant, d'une façon beaucoup plus serrée ce qu'est prête à accepter la tradition libérale anglo-américaine, les valeurs individuelles aux fins ultimes (« fins superfonctionnelles ») et au développement du caractère moral et politique. La centralité de l'État est évidente dans un monde moderne dominé par l'organisation politique, mais sa proéminence dans la théorie de Bergeron semble bien avoir davantage à faire avec la conception grecque, consistant à donner forme à l'identité politique, qu'avec le développement d'une connaissance cumulative des activités politiques. En d'autres termes, l'oeuvre de Bergeron est une contribution à la pensée politique classique, une réflexion sur la nature de la politique, qui puise autant dans une connaissance encyclopédique indiscutable des événements contemporains, que dans son engagement envers la science et la culture classique.

L'ignorance relative dans laquelle a été tenue sa contribution théorique devrait être moins préoccupante maintenant que nous disposons de cette plus récente synthèse de son travail théorique. Dans les pages qui suivent, nous insisterons moins sur le développement du schème théorique lui-même que sur la façon dont un cadre théorique soigneusement élaboré peut donner forme et signification à la connaissance politique. L'État en [9] fonctionnement se présente comme un guide des corridors du pouvoir et des arènes de l'action politique dans l'État moderne, un guide façonné par l'élaboration théorique.

1. La théorie fonctionnelle de l'État

Depuis 1965, Gérard Bergeron a publié quatre livres qui avaient pour objet la théorie de l'État. Le plus récent, avant celui-ci, une exploration historique du développement de l'État moderne [1], a été publié dans une collection ayant pour titre « la politique éclatée ». C'est dans son contexte de culture internationale que nous devons considérer le livre qui suit, et dans le contexte aussi d'une communauté intellectuelle de plus en plus convaincue que l'État-nation est sur son déclin et qu'une théorie politique de l'État est condamnée à s'occuper de ce qu'Ernst Cassirer a appelé « les débris dispersés de la nature humaine » [2].

Le préfacier de Fonctionnement de l'État (1965), Raymond Aron, exprimait une admiration quelque peu ambiguë pour « cette thèse qu'il (l'auteur) avait conçue et pensée seul » (p. VII). De fait, la chose la plus importante qu'il faut garder à l'esprit quand on veut évaluer l'oeuvre de Bergeron, c'est jusqu'à quel point elle ne dépend d'aucune école particulière de pensée politique. La théorie de l'État de Gérard Bergeron est difficile à classer, et on ne peut aisément le situer dans les communautés intellectuelles d'un côté ou l'autre de l'Atlantique. L'un des collaborateurs de son festschrift l'a honoré comme « le seul théoricien de langue française de sa génération » [3] et, aussi difficile que ce soit de le croire, dans un sens très particulier du terme « théoricien », cela [10] peut être vrai.

Il se trouve, bien sûr, des parallèles à cette oeuvre ainsi que des ressemblances avec d'autres théories et d'autres projets théoriques. La comparaison la plus manifeste qu'on puisse faire est entre Fonctionnement de l’État et les deux autres oeuvres majeures d'analyse systémique et de théorie politique globale, ou macro, des années 1960 en science politique américaine : A Systems Analysis of Political Life (1965), de David Easton ; et The Nerves of Government : Models of Political Communication and Control (1963), de Karl Deutsch. Easton et Deutsch constituent d'excellents exemples de la façon dont la dernière génération intellectuelle en science politique américaine comprenait la théorie politique. Les intérêts professionnels étaient d'une importance capitale. Une théorie globale de la vie politique ne serait pas seulement une contribution à la théorie politique, elle fournirait aussi un apport à la consolidation de la recherche empirique, en permettant d'organiser l'accumulation des connaissances fondamentales acquises sur la vie politique. Ceci aurait eu pour avantage de réaliser une économie d'effort dans l'organisation du travail professionnel et, à plus longue échéance, de procurer à l'action politique une banque de connaissances utilisables et scientifiquement valides. L'un et l'autre de ces projets se sont cependant heurtés à de sérieux problèmes.

Selon Easton, les unités du système politique sont des interactions observables, orientées vers ce qui constitue clairement un ensemble particulier d'institutions politiques, maintenant la légitimité de l'allocation des valeurs pour une société. L'insistance est mise sur ce que les structuralistes ont l'habitude d'appeler le niveau « syntagmatique » des événements, là où se structure la nature des unités d'analyse, non pas en fonction des éléments « paradigmatiques » d'une théorie, mais selon une compréhension conventionnelle de l'action politique, de son étendue et de son domaine. La validité du modèle d'Easton dépendait lourdement, en conséquence, du consensus et de la stabilisation du conflit politique auxquels on était arrivé à l'époque des années de prospérité du welfare state.

Selon Deutsch, par contre, les prétentions orthodoxes de la tradition philosophique de l'empirisme logique s'appuient sur l'utilité de modéliser les relations politiques comme un réseau [11] d'échanges d'informations, ce qui mène à un argument plutôt ingénieux, mais ultimement peu convaincant, qu'on peut capter la richesse de la vie politique grâce à des modèles de communications qui ne se rapportent fondamentalement qu'à la transmission de données et à l'intégrité des réseaux. La théorie politique, en ce cas, se subordonne à la science et aux règles analytiques de correspondance avec un modèle plutôt qu'aux problèmes politiques du jour. Bergeron a discuté des limites de ces deux théories et d'un certain nombre d'autres théories « fonctionnalistes » en science sociale dans un important article publié en 1970 [4].

Les jours fastes des théories globales de la vie politique ont duré jusqu'à la fin de la décennie 1960, lorsqu'elles ont été submergées par la politique des sociétés industrielles avancées et par la critique s'exprimant à l'intérieur même de leurs communautés intellectuelles. Au début des années 1970, la théorie politique empirique retraitait vers ce que Robert K. Merton appelait les « théories de niveau moyen », se concentrant sur des problèmes davantage appliqués d'analyse des politiques, et sur une théorisation de plus bas niveau (de type comparatif souvent) portant sur les mouvements sociaux et le système des partis, notamment. Le défi idéologique, que lançait la Nouvelle Droite à ce qui était perçu comme un lien étroit entre une connaissance fautive en science sociale et l'échec du welfare state, affaiblissait encore davantage la cause des macro-théories de la vie politique. Finalement, à la fin de la décennie 1970, la science politique empirique elle-même était attaquée lorsque la critique post-structurale et post-moderniste traversait l'Atlantique et remettait en question, de la façon la plus fondamentale qui soit, le projet de comprendre la vie politique par la voie de la raison.

Au Québec, par exemple, certains représentants d'une génération plus jeune de chercheurs ont reproché à l'oeuvre théorique de Bergeron d'être une sorte de regard nostalgique sur le monde moderne que nous avons perdu. Les théoriciens de ce [12] que Frederic Jameson appelle « modernisme de pointe » (« high modernism ») [5] sont considérés, soit comme des dialecticiens des signes éclatés d'une culture et d'une société moribondes, soit comme les défenseurs d'intérêts sociaux et économiques dont la structure administrative de l'État moderne a consolidé le pouvoir. Même Lucien Sfez, dans sa Préface au Petit traité de l'État, laissait entendre que d'aucuns pourraient trouver le travail de Bergeron comme quelque chose de « sérieux, systématique et documenté, mais rappelant seulement le passé » (p. VIII).

Le noeud de la critique de Sfez porte sur l'affirmation que ce que Lyotard a appelé « l'incrédulité en face des métanarratifs » a sapé « la symbolique étatique », rendant de plus en plus « fictifs » à la fois les institutions de l'État et les représentations théoriques de ces institutions. Si la théorie fonctionnelle de l'État était une tentative mimétique de reproduire les institutions de l'État moderne il y aurait alors lieu de s'inquiéter. Cependant, ce que nous avons à considérer ici n'est rien d'aussi simpliste qu'une archéologie de l'État moderne.

Talcott Parsons a soutenu que le principal défaut de la théorie sociale modélisée à la façon des sciences naturelles était de reposer sur la conviction que le but ultime consistait à enclore ensemble, par la théorie, un système analytique et un ensemble de faits ou une « aire de problèmes empiriques ». Les faits, cependant, ne sont rien d'autre que des interprétations de la réalité selon les termes d'un intérêt théorique. Il s'ensuit qu'il y aura une pluralité de sciences analytiques de l'action en correspondance aux différents intérêts théoriques.

« Comme théoricien j'ai choisi la voie de l'analyse, ce qui comporte, comme conséquence qu'en traitant avec plusieurs sinon avec la plupart des aires de problèmes empiriques, il devient nécessaire d'invoquer une pluralité de schèmes analytiques. L'autre partie de l’alternative... consiste à traiter l’aire des problèmes empiriques comme le principal déterminant de la structure des schémas théoriques ; ainsi plutôt qu'une théorie sociologique ou économique, il devrait y avoir une théorie de l’ordre social, une théorie de [13] la distribution de la richesse et ainsi de suite » [6].

Selon une veine similaire, Bergeron concluait que le principal défaut des théories fonctionnelles dont il faisait l'examen en 1970 consistait en ce qu'elles ne commençaient pas par « le repérage initial de fonctions qui soient spécifiquement politiques, ou la saisie fonctionnelle du politique comme donnée à connaître et non pas seulement comme délimitation du champ à explorer » [7]. Une théorie de la politique doit être ancrée d'une façon plus sécuritaire dans les processus fondamentaux de la politique, et non dans quelque vue partielle ou étrangère de la politique : « C'est la nature du politique, et non les canalisations de la politique, qui doit déterminer le sens de l'élaboration et de la recherche théorique, et, au premier chef, la mise en place conceptuelle » [8]. Cette conviction néo-kantienne (ultimement platonique) que c'est la théorie qui donne corps et forme au monde politique fait aussi partie de ce qu'il y a de distinctif dans la conception bergeronnienne de la politique.

L'autre dimension est davantage complexe, mais fait penser à la critique de Platon au Livre II de La Politique d'Aristote. Le politique dans la théorie de Bergeron est conçu d'une façon phénoménologique comme un way of life aristotélicien, c'est-à-dire comme un agrégat d'activités ou de fonctions, rendu intelligible par un cadre de formes juridiques et constitutionnelles, et qui, par ailleurs, « active » un comportement qui devient politique à l'intérieur de l'encadrement de l'État. Aristote démontre que la polis comme association provient d'un agrégat d'éléments dissemblables, et que son essence en serait violée si on tentait d'imposer un seul plan rationnel à la société. Bergeron se préoccupe aussi d'établir que, bien que « la gouverne » - le « niveau fonctionnel » et le noyau institutionnel de la politique – est [14] « privilégié en méthode d'élaboration théorique... le niveau qui devrait être privilégié à tous autres égards est d'évidence celui de la politie - ce pourquoi et par quoi il y a des États., et non pas l'inverse [9] ». L'activation du comportement qui crée la « politie » constitue ce qu'Aristote appelait un politeuma, un corps civique, et comme Bergeron l'établit, « (i)l faut être d'une politie pour mener une vie sociale et humaine normale » [10].

Ce qui est proprement distinctif dans l'État c'est son « indispensabilité ». Le politique n'émerge qu'à un certain stade de l'évolution des communautés, et on doit toujours le considérer comme un niveau fonctionnellement distinct d'activité, émergeant historiquement comme une nouvelle sorte de « figure » sur l'arrière-plan du « fond » social. La conception phénoménologique « figure-fond » est une des nombreuses images qui apparaissent lorsque Bergeron tente de communiquer l'essentiel de sa démarche. Cette multiplicité des images peut devenir confondante chez le lecteur bien intentionné, qui chercherait une extension des concepts par dénotation à des catégories de niveau inférieur qui, à leur tour, seraient transformées en hypothèses vérifiables par la science empirique. Bergeron affirme adhérer à une philosophie empiriste de la science, mais l'élaboration de la théorie fonctionnelle ne prend pas une voie conventionnelle et dépend considérablement de l'aptitude du lecteur de rassembler correctement les implications des exemples utilisés.

2. Langue et théorie

Le style de Bergeron peut avoir quelque chose, à la fois, de déroutant et d'exaspérant. Son écriture est allusive, souvent fugace, forçant le lecteur instruit à s'engager dans le texte d'une façon qui relève plus de la littérature que de la science. La théorie s'enracine dans une compréhension étendue de la science contemporaine, des sciences humaines., et de la sagesse politique [15] conventionnelle ; aussi, le lecteur doit s'attendre à quelque chose d'autre que la prose directe et déclarative habituelle de la science moderne. Comme Machiavel dans ses Discours, Bergeron élucide une position théorique en s'appuyant sur une diversité d'arguments, d'exemples, d'illustrations, et de techniques d'ordre littéraire.

L'avant-propos de Fonctionnement de l'État., par exemple, consiste en neuf pages de définitions et d'extraits de ses notes de lecture. Même les titres de quelques-uns de ses livres cultivent le paradoxe ou recourent à des éléments inachevés, incomplets [11]. Énigmes et directions trompeuses sont monnaie courante [12] et le lecteur reste avec l'impression que le « contrôle » intellectuel et politique mis au point à travers le langage de la théorie est un état de choses instable qui peut aisément dégénérer vers un état entropique, sinon chaotique. Le langage chez Bergeron, et la fugacité du langage, sont une préoccupation constante, qui va de la précision avec laquelle se dégagent les nuances du terme « contrôle » jusqu'au rapprochement quelque peu ludique de trois différents termes français (sens « plus faible ») avec trois termes anglais (sens « plus énergique ») dans sa classification des types de contrôle.

Rien à voir ici avec la démarche aride et stérile du langage à laquelle on s'attendrait d'un théoricien du « modernisme de pointe ». C'est une sensitivité qui est à l'oeuvre, tout en nuances, celle d'un chercheur contemporain face à l'instabilité des significations dans un monde en rapide changement. Hobbes vécut aussi dans un siècle d'incertitude religieuse, philosophique et politique, et sa solution au problème du « discours sans signification » fût d'insister sur un nettoyage radical du langage par un retour à ses racines sensorielles :

« ... le vrai et le faux sont des attributs du discours, non des choses... voyant alors que la vérité consiste dans la mise en ordre juste des noms dans nos affirmations, un homme qui cherche la vérité précise a besoin de se rappeler ce que [16] chaque nom qu'il emploie signifie et de s'en servir ainsi en conséquence, sans quoi il se retrouvera embrouillé dans des mots comme un oiseau dans les brindilles d'une lime : plus il se débat, plus il s'enlime » (belimed) [13].

Bergeron, pour sa part, n'est pas intimidé par l'incertitude (même si le « magma lexical » a pour effet de l'irriter), et il traite les problèmes sémantiques (tel que la confusion constante entre le gouvernement et l'administration), tant sur le plan étymologique que sur le plan sémiotique, comme une composante de la vie politique, comme un phénomène dont il faut rendre compte et qu'il faut expliquer.

Il s'ensuit que le caractère allusif du texte est bien plus qu'une question de style. Si l'on prend sérieusement l'argument des critiques post-structuraux, alors il n'est plus possible de placer au coeur de toute investigation un observateur objectif et protégé du point de vue épistémologique. Toutes les réflexions sociales et politiques doivent être attentives aux nuées de significations qui rendent obscures même la plus élémentaire investigation dans la société et la politique. Il n'est aucun point de vue privilégié, et toute investigation en terrain politique doit être reconnue comme un acte de l'imagination, une tentative « agonistique » [14] de capter et de clarifier, par l'intermédiaire du langage, la nature de la politique.

Il y a, cependant, quelques fondements analytiques et des points de référence qui demeurent stables. Le coeur de la théorie fonctionnelle de l'État est une « tentative d'élaboration théorique » qui est attirée vers le « centre dynamique » d'une société, vers le « noyau immédiatement décisif de son fonctionnement » [15]. Ce qui nous est présenté devient un exercice logique de développement d'une « polito-logique » [16] qui, bien qu'il trouve son origine dans une analyse fonctionnelle de la politique, se déploie selon le mode du discours. Une grande part de la valeur de ce livre réside dans [17] l'habileté de Bergeron de mettre ensemble des observations courantes sur certains traits de la vie politique (comme la collégialité et la confidentialité des discussions du Cabinet ministériel) et de les relier à une conception, plus rigoureuse analytiquement, de la nature de la politique. Comme la méthode « résolutive-compositive » [17] de Hobbes, la théorie fonctionnelle de l'État n'a pas pour intention de fournir des propositions exactes quant aux faits sur la nature de quelque système politique particulier. Elle porte son intérêt plutôt sur les caractéristiques de l'État qui sont fonctionnellement nécessaires quand une société devient suffisamment complexe pour rendre « indispensables » ses institutions et le « contrôle » étatique.

Ce à quoi nous avons affaire alors, c'est une stratégie théorique qui met en cause deux mouvements assez différents : une invention analytique, la théorie fonctionnelle de l'État qui, à la fois, oriente la découverte discursive du fait, et qui prend forme à travers elle. Bien que j'aie fourni les justifications modernes (et post-modernes) de cette stratégie, elle est familière aux étudiants de la tradition occidentale de la pensée politique. Rousseau, par exemple, proposait que, si nous nous intéressons à la découverte des éléments fondamentaux de la nature humaine, nous devrions commencer

« ... par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses qu'à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du Monde » [18].


Sous plus d'un aspect, le développement et l'application de la théorie fonctionnelle de l'État est un exemple classique de [18] « raconter une histoire » - une espèce de fabulation théorique, beaucoup plus compatible avec les visions contemporaines de la façon dont nous devrions agir dans un monde de signes déconstruits que ce qu'il pouvait sembler à priori. Les ouvrages classiques de pensée politique sont toujours des fables, des histoires disant comment la vie pourrait être si nous nous mettions à imaginer différemment les « faits » des sociétés contemporaines [19]. La critique immanente des pratiques de la société contemporaine, dans la tradition occidentale de la pensée politique, a toujours conduit à une déconstruction de ces pratiques et à leur reconstruction à la lumière de nouveaux principes.

Machiavel nous avait demandé d'imaginer la politique en dehors des frontières éthiques des vertus chrétiennes. Hobbes nous a demandé de regarder en nous-mêmes, sans l'assistance de la Foi ou de la coutume, et d'imaginer comment nous pourrions vivre en l'absence du gouvernement et de la peur. Bergeron nous demande de rompre avec notre attachement pour les catégories conventionnelles de la science politique (comme la séparation des trois pouvoirs) et pour les significations conventionnelles des termes d'usage en politique, et d'imaginer l'émergence d'un complexe d'activités, qui convergent ensemble et s'entrelacent à travers les quatre fonctions politiques distinctes (gouverner et légiférer, administrer et juger) qui animent l'État.

3. La politique et la condition humaine

La théorie fonctionnelle de l'État donne aussi corps à une vision de la culture occidentale qui permet des analyses beaucoup plus fécondes de notre condition contemporaine que ce que permettaient les théories systémiques de la dernière génération. La conception du politique comme une activité de médiation entre un niveau qui est superfonctionnel et un autre, plus turbulent, domaine d'activités indifférenciées auxquelles la politique donne [19] forme, définition et expression légitime, cette conception, dis-je, rappelle assez la conception freudienne de l'Ego et de la personnalité complètement intégrée.

Freud est mieux connu dans le Nouveau Monde par sa conception d'une thérapie capable de réparer les ajustements déficients entre le Id et les exigences de la vie sociale. Cependant, il y a une autre dimension, un côté sombre chez Freud, qui est obsédé par le problème d'assurer l'acquiescement aux relations sociales et de maintenir une discipline individuelle. Thomas Hobbes plaidait aussi d'une façon implacable pour la nécessité d'un Souverain autoritaire dont le pouvoir doit être composé de transferts de Droit venant de citoyens rationnels et librement consentants. Il n'y a pas de médiation par thérapie ou socialisation - il n'y a qu'une contrainte coercitive.

Ces deux solutions à ce que Talcott Parsons appelait le problème de l'ordre chez Hobbes [20] semblent être une alternative profondément structurelle dans la culture occidentale, une alternative dont les deux éléments sont irréconciliables et qui ne peut être résolue. Bien que la théorie de l'action communicative de Jürgen Habermas se présente comme un projet pour transcender l'alternative entre des relations interpersonnelles librement négociées dans la réalité et l'univers des contraintes de l'action rationnelle-intentionnelle, la complexité de cette théorie et sa dépendance envers des conceptions transcendantales d'une action et d'un discours philosophiquement purifiés ont été mises en question [21].

Ce que Bergeron a fait, autant dans ses études sur les événements d'actualité politique que dans son oeuvre théorique, c'est d'accepter la tension entre les deux parties de l'alternative comme une composante permanente de la condition humaine, rappelant qu'« il faut être d'une politie pour mener une vie sociale [20] et humaine normale » [22]. Il possède en cela la conviction pragmatique des anciens que l'arène appropriée pour traiter des dilemmes de la vie individuelle et de l'interaction sociale reste la polis. À la fois par sa vision du politique comme un acte d'imagination et par sa conception de la « tension essentielle » Bergeron se rapproche d'un compagnon de route et critique des Lumières, Jean-Jacques Rousseau, dans sa détermination de découvrir si « ... dans l'ordre civil, il peut y avoir quelque règle d'administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent être » [23].



* Trent University, Peterborough, Ontario, Canada.

[1] Petit traité de l'État, avec une préface de Lucien Sfez (Paris : Presses Universitaires de France, 1990).

[2] Ernst Cassirer, The Myth of the State (New Haven : Yale University Press, 1956), p. 58.

[3] Léon Dion, « Problèmes et méthode. Les sociétés dans leur changement et leur durée », in Jean-Wilham Lapierre, Vincent Lemieux, Jacques Zylberberg, et al. : Être Contemporain.- Mélanges en l'honneur de Gérard Bergeron (Sillery : Presses de l'Université du Québec, 1992, p. 33).

[4] « Structure des "fonctionnalismes" en science politique », Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de Science politique III: 2 (1970), pp. 205-240. Voir aussi John G. Gunnell, Philosophy, Science and Polilical Inquiry (Morristown, N.J. : General Learning Press, 1975), chapitre 6).

[5] Dans son « Avant-propos » à Jean-François Lyotard, The Postmodern Condition : A Report on Knowledge (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1984), p. XIV-XVI.

[6] Talcott Parsons, « Comment on Burger's Critique », American Journal of Sociology, LXXXIII : 2 (1977), p. 336. Ces dernières années il s'est manifesté un intérêt croissant à lire Parsons comme un interprète sophistiqué, en fait herméneutique, de la sociologie classique plutôt que comme lin théoricien 4onctionnaliste » : voir le numéro spécial de Sociologie et Sociétés (avril, 1989). Une bonne partie de ce qui suit dans cette Introduction implique une relecture analogue de Bergeron.

[7] « Structure des "fonctionnalismes" en science politique », p. 231.

[8] Ibid., p. 239.

[9] Ici même, dans L'État en Fonctionnement, chapitre 1.

[10] Bergeron, « "Comment peut-on être persan ?" / Propos théoriques d'étape. », Recherches sociographiques, XXIII : 3 (1982), p. 298.

[11] Ce Jour-là ... : le Référendum (Montréal : Éditions Quinze, 1978) et Quand Tocqueville et Siegfried nous observaient... (Sillery : Presses de l'Université du Québec, 1990).

[12] Voir les citations, en exergues à ce livre, de Fleiner-Gester et d'Alain.

[13] Thomas Hobbes, Leviathan, Ire et Ilième Parties (Indianapolis, 1958), chapitre 4, p. 41.

[14] Voir Dana R. Villa, « Postmodernism and the public sphere », American Political Science Review, LXXXVI : 3 (1992), p. 718-719.

[15] Bergeron, « Structure des "fonctionnalismes" en science politique », p. 231-232.

[16] Ibid., p. 236.

[17] Voir la discussion de la méthode de Hobbes in J.W.N. Watkins, Hobbes's System of Ideas : A Study in the Political Significance of Philosophical Theories ; IIe édition (Londres, Hutchison University Library, 1973), spécialement le chapitre 4.

[18] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, présentation par Bertrand de Jouvenel (Paris : Gallimard, 1965), p. 45.

[19] Williams Adams, « History, Inteq)retation and the Politics of Theory », Polity, XXI : 1 (1988), p. 45-66.

[20] Thomas Burger, « Talcott Parsons, the Problem of Order in Society and the Program of an Analytical Sociology », American Journal of Sociology, LXXXIII : 2 (1977), p. 310-334 ; et Talcott Parsons, « Comment on Burger's Critique », pp. 335-339.

[21] Voir Villa, op. cit.

[22] La tension dialectique entre l'action telle que vécue et ses contraintes est au coeur du concept du « contrôle » comme contre-rôle chez Bergeron : voir le chapitre II ci-dessous.

[23] Rousseau, Du Contrat social, Livre 1, In Du Contrat social précédé du discours sur les sciences et les arts, présentation de Roger-Gérard Schwartzenberg, collection « Pour la politique » (Paris : Seghers, 1971, p. 104).



Retour au texte de l'auteur: Gérard Bergeron, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 1 mars 2015 8:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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