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L’ÉTAT EN FONCTIONNEMENT
Introduction générale
L'État est le plus gigantesque dispositif de contrôle social que l'homme ait jamais inventé. Indispensable cadre général à l'intérieur duquel la vie politique se coule à l'époque contemporaine, il forme aussi la grande unité totalisante de tout le politique. Une théorie de l'État s'élabore donc par la modélisation du total politique dans le global social. Et il existe sans doute moins de façons de définir l'État qu'il y a d'États historiquement concrets sous la voûte des cieux.
Compte tenu de la concision de l'exposé, on devra se satisfaire d'un modèle le plus général possible en vue d'une application, en principe universalisante, à tous les États, tout en sachant fort bien qu'une telle modélisation sera bien insuffisante pour rendre compte des spécificités de chacun. D'entrée de jeu, on constate que la seule marque incontestable de l'entreprise collective État n'est rien moins que son caractère d'indispensabilité : il n'y a plus que des États sur la Terre qui en est entièrement couverte. De quelle autre institution peut-on dire quelque chose d'aussi énorme, d'unique ?
Devant le défi que présente la totalité complexe de l'État, résistante à l'analyse et rebutante même, nous devons mettre au point une espèce d'optique à larges vues et à multiples ajustements afin de pouvoir balayer du regard le champ des principales relations politiques se rapportant à l'État.
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L'objet analytique global est connu, qui vient d'être dit les relations politiques. Mais comment considérer celles-ci ? - Sous l'angle ou l'éclairage du concept de contrôle. Et comment recomposer ce qui aura été divisé pour l'examen analytique ?- Par la notion des fonctions, elle-même déterminatrice de niveaux spécifiques au nombre de trois, ainsi que des seuils inter-niveaux par lesquels ils communiquent par les myriades de relations publiques sous observation. Tel est, en gros, l'attirail analytique proposé.
L'élaboration théorique qui commencera au chapitre suivant illustrera la méthode employée, loin que ce sera la « méthode », au sens strict et donné a priori, qui commandera la nature et les limitations de l'analyse. En attendant, reprenons tout de même un peu moins sommairement le premier et le dernier termes du trio conceptuel, contrôle et niveaux.
D'avoir lancé au tout début, comme description globale de l'État « le plus gigantesque dispositif de contrôle social que l'homme ait jamais inventé » nécessite d'expliquer cette notion de contrôle d'autant qu'elle n'a guère accédé, en français, au statut de concept scientifique ou analytique [1]. D'autre part, le vocable en cette langue comme dans plusieurs langues européennes, a un sens plus faible qu'en anglais [2].
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Nous proposons de conserver la série graduée de six sens, les trois plus faibles en français (enregistrement, vérification, surveillance) ainsi que les trois plus énergiques en anglais (limitation, direction, domination) [3]. C'est que nous avons besoin des uns et des autres, l'objet qualifié ou le contexte qualificateur déterminant quel sens s'applique en telle ou telle occurrence lexicale. Par son rapport descriptif au contrôle, l'État se définit par ce qu'il fait ; et ce qu'il fait couramment, c'est l'une ou l'autre des opérations qui s'étalent entre l'enregistrement automatique et la domination volontariste. « On » (tout citoyen qui n'est pas un agent public) peut à son tour contrôler son contrôleur en titre par des attitudes pouvant aller de l'inertie à la rébellion. Mais l'État contrôlé résiste, lui aussi, tout le temps avec sa double force articulée d'État contrôleur et d'État contrôlant, que, jamais non plus, il ne cesse d'être.
L'expression de régulation sociale a tendu récemment à se substituer à celle de contrôle, mais en présentant l'inconvénient de ne pouvoir guère évoquer que la généralité du processus régulateur, tandis que le contrôle ne dit pas moins, comportant en outre une claire nuance de la réversibilité inhérente des rapports contrôleur-contrôlé, contrôlant-contrôlé. La trinité de sens du contrôle par ses suffixes (... leur, ... lant, ... le) de l'État présente surtout l'avantage de correspondre exactement aux niveaux de son régime, de sa gouverne et de sa politie, ainsi que nous tenterons d'en présenter le développement en autant de chapitres de cet ouvrage. Enfin, dernier atout, le concept de contrôle est même porteur d'une chance d'appréhension dialectique de tout le politique dans l'État. La notion n'est pas que concept de signification ; elle possède aussi une valeur heuristique comme concept d'opération. De ce double point de vue, elle est plus souple que les notions classiques de pouvoir (peu ou mal [28] distinguée de celle de puissance) et d'autorité (ambiguë et surchargée de sens) ou que les notions de remplacement plus récemment en vogue d'influence, de régulation, etc.
En outre de cette opportune malléabilité sémantique, sans appauvrissement de sens ni risque d'équivoque, le contrôle se trouve à bénéficier des virtualités de la logique cybernétique ou science du traitement de la complexité et des rétroactions. Certains théoriciens américains allèrent jusqu'à voir dans le control « l'élément actif central de la politique », « la clé d'une science unifiée du comportement », ou encore « le concept unificateur dans l'étude de la politique internationale et de la politique étrangère » [4]. Pour nous, le contrôle est plus simplement un concept de première approximation du politique en vue de qualifications ultérieures et plus fines. Sont encore requis deux autres concepts, ceux de fonction et niveau dont nous nous servirons comme concepts d'enveloppement, au-delà de cette introduction de grande généralité et tout au long de ce travail.
Les fonctions, propres à chaque niveau et dont elles sont même spécificatrices, seront élaborées lors de la présentation de chacun d'eux dans les trois chapitres suivants. Ce qu'il conviendrait de suggérer des fonctions dans cette brève présentation en ferait déborder les limites. Mais préalablement, il s'impose de porter quelque attention à l'épistémologie du niveau, principe premier de découpage du phénomène étatique global. La présentation théorique de l'État, selon trois niveaux posés en une structure planiforme de deux systèmes juxtaposés - le social, le politique - communiquant et échangeant entre eux ; et les influences réciproques entre les deux systèmes sont fréquemment représentées comme subissant la règle suprême du feed-back ! Cette structure en dénivellement a été considérée par la critique [29] comme la pièce déterminante de notre présentation théorique.
Si la notion de niveau, ou plutôt de niveaux (car s'il y a un niveau il y en a inévitablement plusieurs) peut susciter quelque dépaysement au départ, elle ne fait pas, par ailleurs, mystère. Et, avec quelque précaution, l'emploi du concept a tôt fait de vaincre de premiers obstacles heuristiques.
Le niveau considéré par l'analyste se dégage en figure saillante, sur le fond des autres, impliqués comme à contre-jour par cette mise en perspective d'intention holistique. Les niveaux se renvoient ainsi les uns les autres. Ils ne suggèrent pas l'image de blocs ou de boîtes ; ils ne sont pas isolables jusqu'à la séparation. Ils ont toutefois suffisamment d'autonomie relative pour qu'on puisse les distinguer dans ce monde de complexité organisée que sont l'être et l'activité étatiques. S'il n'y a pas d'équilibre strict de niveau, il restera à découvrir en cours de route la façon intra-niveau de poser les équilibrations des phénomènes propres à chacun d'eux, toujours selon la perception figure-fond [5].
La perspective nivelliste, si l'on peut dire, permet de rendre compte d'une « logique » en quatre points du phénomène étatique vu en globalité : en outre d'une première logique d'organisation fondamentale pour l'État en trois niveaux, chacun étant posé par rapport aux autres, on aura à établir des logiques internes qui leur sont particulières. Chacun d'eux a autant d'importance théorique que les autres, les trois étant mutuellement indispensables à la structure et au fonctionnement total de l'État. Mais en méthode d'élaboration théorique, un de ces niveaux doit être privilégié puisque, en plus d'être central, il est présenté comme déterminateur des autres. Ce niveau est celui de l'espace politique occupé par les agents spécifiques de l'État qui décident pour l'ensemble de la population, dont les décisions impératives sont prises par [30] décrets et par lois, et qui s'adjoignent d'autres agents pour les faire exécuter par avance et pour rétablir la situation en cas de violation.
Ces agents étatiques, qu'on appelle communément gouvernants ou ministres, législateurs ou députés, administrateurs ou fonctionnaires, juges ou magistrats s'affirment ou ont été désignés comme les dirigeants et préposés dans la cabine des commandes ou, à un degré plus bas, dans la chambre des machines de l'État. S'ils ne gouvernent pas tous au sens fort du terme, ils sont d'indispensables rouages de son fonctionnement ou de son niveau immédiatement fonctionnel, bref de sa gouverne au sens littéral que le terme a en marine ou en aviation. L'appareil de la gouverne se manifeste donc par l'exercice simultané de quatre « fonctions » centrales : celles de gouvernement et de législation, d'administration et de juridiction, dont les définitions et les connexions feront la substance même du premier chapitre.
Ce niveau « fonctionnel » de la gouverne possède un attribut de centralité du fait qu'il y en a un au-dessus - qu'on qualifiera naturellement de « superfonctionnel » - et un autre au-dessous - qui sera dit, d'identique façon, infrafonctionnel. Plus commodément on appelle régime le niveau d'en haut qui surplombe (ou « coiffe ») les activités de la gouverne ; et, politie celui qui, d'en bas, constitue la base des deux autres puisqu'il est la société, en tant que « politique », elle-même. L'ordre de présentation des niveaux sera celui-ci : d'abord, la gouverne centrale, s'ouvrant sur la politie et, enfin, le régime bouclant le tout par le haut.
En s'accordant la licence d'extrapoler pour ne pas allonger indûment cette introduction, on dira d'entrée de jeu que cette trinité des niveaux - rappelons-le : articulés en seuils interniveaux - nous permettra de discerner les triades dialectiques que l'analyse de l'État devrait tenir pour essentielles : l'organisation et les fins pour le régime ou le niveau superfonctionnel, le fonctionnement et les normes pour la gouverne ou le niveau fonctionnel, les conduites et les valeurs pour la politie ou le niveau infrafonctionnel.
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Enfin, partant de ce modèle immédiatement applicable à l'État unitaire, il sera proposé, au chapitre V et final, une transposition schématique afin de considérer l’État multiple ou fédéral, ainsi que le fait même de la multiplicité des États juxtaposés dans le monde international, mais non sans avoir procédé, au chapitre précédent, à une tentative de classification des régimes d'État.
En cours de route, il serait utile de retourner parfois aux trois chaines conceptuelles suivantes, proposées ici comme un sec abrégé de cette introduction panoramique :
LES TROIS NIVEAUX DE L'ÉTAT
La Gouverne de l'État contrôlant en fonctionnalité pour les normes et le fonctionnement.
La Politie de l'État contrôlé en infrafonctionnalité pour les valeurs et les conduites.
Le Régime de l'État contrôleur en superfonctionnalité pour les fins et l'organisation.
De même, nous trouvons pertinent de fournir, dès le début, au lecteur une schématisation générale de l'élaboration théorique proposée au cours de ce travail. Il lui sera ainsi loisible, au début de chacun des trois chapitres qui suivent, de situer correctement par rapport à l'ensemble les éléments propres à chaque niveau :
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Enfin, la série des Propositions principales à la fin de l'ouvrage pourra servir d'utile aide-mémoire pour l'argumentation qui est ici proposée.
[1] Ce qui n'est pas le cas en sociologie américaine où la thématique du social control reste encore bien vivante après avoir connu son heure de vogue à la suite de l'oeuvre de l'instigateur E.A. Ross au tournant du siècle actuel. Pour une synthèse initiatrice et critique de cette tendance jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, voir le chapitre de Georges Gurvitch « Le contrôle social » dans G. Gurvitch et W. Moore, La sociologie au XXème siècle, Paris, 1947, Tome 1, p. 273.
[2] Dans notre livre Fonctionnement de l'État (Paris et Québec, 1965), nous avons consacré un long chapitre à la notion de « contrôle » (p. 35-85). Les six sens selon l'intensité graduée, que nous dégagions, étaient les suivants : enregistrement, vérification, surveillance, limitation, direction et domination (p. 49-59). Rappelons que le terme est d'origine française selon une contraction de contre-rôle, ou registre tenu en double pour le premier sens d'origine d'enregistrement ou de collation. Dans un autre livre d'élaboration théorique (La gouverne politique, Paris - La Haye et Québec, 1977, p. 231-242, 258-259), nous avons aussi consacré d'autres développements à la notion ainsi qu'à ses trois dimensions (contrôleur, contrôlant, contrôle) dont il sera question un peu plus loin.
[3] Notons, par exemple, que l'expression arms control dans l'analyse des questions militaires ou stratégiques ne se traduit pas par contrôle des armes, mais bien par « maîtrise des armes » ou « des armements ». Longtemps on employait, en français ou dans d'autres langues, l'expression écrite en italiques d'arms control avant que « maîtrise des armements » ne finisse par s'imposer.
[4] Ces trois citations sont respectivement de Neil A. McDonald, Politics : a study of control behavior, New Brunswick, New Jersey, 1965, p. 22 ; d'Amitai Etzioni, The active society, New York, 1968, p. 30 ; de James N. Rosenau, l'article « Calculated control as a unifying concept in the study of international politicy » dans The scientific study of foreign policy, New York, 1971, p. 197.
[5] Comme nous ne reviendrons pas sur ces deux notions de figure-fond et de niveau nous croyons utile de référer aux deux ouvrages d'élaboration théorique signalés à la note 2 : sur la première notion, Fonctionnement de l’État, p. 218-235 ; sur la seconde, La gouverne politique, p. 65-74.
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