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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Benoît, “Tocqueville et la presse: presse, opinion publique et démocratie”. Texte d’une conférence faite à l’École de journalisme de l’Université de Marseille le 23 juin 2009. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales, le 9 novembre 2006.]

Jean-Louis Benoît

Tocqueville et la presse : presse,
opinion publique et démocratie
”.

Texte d’une conférence faite à l’École de journalisme
de l’Université de Marseille le 3 avril 2009.

Remarque préliminaire
I. Le XIXe siècle, un siècle capital dans l’histoire de la presse
II. Deux thèmes essentiels à retenir dans l’analyse de Tocqueville, pour notre sujet : Le surgissement inéluctable de la démocratie  et le poids considérable de l’opinion publique 

— De la démocratie en Amérique, (1835 et 1840) : de l’état social démocratique au régime démocratique
— Que faut-il donc entendre par « l’État social démocratique » ?
— Despotisme doux ou despotisme dur, seconde alternative
— Le poids de l’opinion publique : le premier pouvoir dans une démocratie
III. Deux approches complémentaires dans les deux Démocraties, considérations tocquevilliennes  sur la politique, les mœurs, les opinions ; la liberté de la presse condition nécessaire, mais non condition suffisante, de la démocratie

— Comment comprendre un tel jugement porté dès 1835 ?
— Il n’y a pas de milieu…


Remarque préliminaire

Le texte ci-dessous ne provient ni d’un colloque national ou international, ni d’un séminaire universitaire à proprement parler mais d’une présentation aux étudiants, aux doctorants, aux enseignants et directeurs d’études de l’école de journalisme de l’Université de Marseille. Il nous a semblé que les analyses de Tocqueville concernant la place et les fonctions de la presse, la défense de ses libertés mais aussi des exigences qui doivent être les siennes sont d’une complète actualité au moment où elle rencontre des problèmes de limites et de statut, des difficultés internes et externes sur lesquelles il convient de réfléchir car la liberté de la presse est condition absolument nécessaire – mais non suffisante – de la démocratie et des libertés démocratiques.

Introduction

Aux États-Unis, Tocqueville figure depuis des décennies au rang des pères fondateurs si bien que Jean-Claude Lamberti posait la question de savoir si Tocqueville n’était pas devenu un auteur américain [1] (ce dont certains citoyens américains sont  persuadés). Aux États-Unis, les analystes politiques se réfèrent, encore aujourd’hui à l’ensemble des approches tocquevilliennes [2], la situation est tout autre en France. En 2005, année du bicentenaire, Nicolas Weil posait dans Le Monde du 29 mai la question : « Peut-on encore être tocquevillien aujourd’hui ? » Quelques semaines plus tard André Fontaine apportait sa réponse : « Adieu Tocqueville ». Tocqueville serait mort, bon pour le Panthéon des idées, dans la mesure où ses analyses seraient devenues obsolètes…

Cette même année, 2005, avant de parler de Tocqueville, l’ensemble du système médiatique français attendait, pour évoquer cet auteur, le chef-d’œuvre annoncé,  – évidemment immortel et messianique - de Bernard-Henri Levy… L’ambassade de France aux États-Unis mit d’ailleurs ses services culturels au service de la seule promotion de ce Grand-Oeuvre…, ce qui scandalisa fort, et à juste titre, les universitaires étatsuniens, authentiques spécialistes de Tocqueville, enseignant dans les universités les plus prestigieuses, qui participaient au colloque du bicentenaire de Tocqueville et déploraient un nouvel exemple affligeant de déclin culturel français [3] !

Certes, en France, les politiques et les spécialistes de  sciences politiques citent volontiers le nom de Tocqueville, mais, depuis vingt ans, combien d’ouvrages ou de même d’articles de première force publiés, en France, sur Tocqueville  qui fassent autorité et soient repris par la communauté des universitaires ? Bien peu en fait…

Quant à nos politiques…

La Droite entend utiliser à des fins idéologiques un logo, une « franchise » Tocqueville, mais trahit régulièrement sa pensée, incompréhension ou malhonnêteté [4] ? Les deux à la fois, sans doute. La Droite libérale-économiste française, se plaçant dans le sillage de Hayek (ou, à tout le moins citant son nom en guise de viatique), n’hésite pas à en faire un précurseur du néo-libéralisme, et les néo- ou ultra-libéraux, ce qui est absolument indéfendable [5]

La Gauche – française - l’ignore, à de très rares exceptions près, comme elle ignore qu’il a choisi  de siéger à gauche (au moins jusqu’en 1848) ; ignorance idéologique, culturelle et réactionnelle, en raison de l’annexion par Tocqueville par la Droite libérale avec Aron, au temps de la Guerre Froide.

Une exception : Chaban Delmas, dans son discours d’investiture, lorsqu’il exposa le programme de politique générale qu’il entendait mettre en œuvre,  (mais il avait dans son équipe Crozier, sociologue et tocquevillien, analyste de la société bloquée, Simon Nora, Delors…). Dès 1963, le Club Jean Moulin décida de s’engager dans l’action politique, notamment en participant aux Assises de la Démocratie à Vichy en 1964, qui rassemblaient les différentes composantes du courant « moderniste » : le cercle Tocqueville, le club Vie nouvelle de Jacques Delors…

Il existe encore un Cercle Tocqueville à Lyon (présenté sur Internet par l'association des anciens élèves du Centre de Formation des Journalistes) qui se donne pour  objet d’inciter et de promouvoir toute action de réflexion entourant la manière de gouverner la chose publique en général, et la société civile et les entreprises en particulier, de superviser des recherches en ces matières, d’émettre des avis, opinions et propositions, et, enfin, de diffuser et faire connaître par tous moyens et sur tous supports les résultats et analyses de ses recherches et opinions. Ce cercle Tocqueville cite en exergue une phrase de Tocqueville qui rejoint notre propos : « Le despotisme est à redouter dans les âges démocratiques...»

Véritable profession de foi ou alibi culturel et/ou idéologique ? Je ne sais… mais tout me porte à croire que si Jospin avait lu Tocqueville, il ne se serait pas enfermé dans une forme d’autisme qui lui a été fatale !

I. Le XIXe siècle, un siècle capital
dans l’histoire de la presse

Le XIXe siècle est le grand siècle qui met la presse, journaux et revues, sur le devant de la vie politique et sociétale, aux États-Unis et en Europe occidentale ; une véritable explosion de la presse se produit alors [6].

Au XIXe siècle, le nombre des journaux et revues se multiplie, les tirages augmentent et les titres remplissent tout l’éventail politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche :

La Quotidienne (union monarchique) 8000 ex,
La Gazette de France 2000-3000 ex,
Le Moniteur Universel, 2000 ex,
L’Univers, droite ultra catholique, Veuillot de 1000 à 4000 ex,
La Presse, Emile Girardin, de 10000 à 65000 ex en 1856,
Le Journal des Débats, 10000 ex, Granier de Cassagnac
Le Temps, centre gauche, de 9000 à 2000 ex,
Le Commerce (4000-3500 ex,1844-45), Tocqueville, Corcelle…
L’Avenir, catholicisme libéral, 1500 ex, Lamennais, Lacordaire…
Le Siècle, gauche dynastique, 11000 ex,/1836, 34000 ex,/1840
Le National, 3500-4500 ex,
Réforme (Ledru-Rollin, Louis Blanc, 1700-1900 ex,)
La Tribune, 700 ex, (suspendu)
Le populaire (Cabet), 3000 ex,
La Fraternité de 1845, rédigé par des ouvriers.
RDM, 1829, 1000-2000 abonnés
Revue de Paris, Le Correspondant
La Revue républicaine
La Ruche populaire, rédigé par des ouvriers…
L’Illustration, revue satirique
La Caricature puis le Charivari…

Les journalistes sont célèbres et font carrière, dans la presse ou la littérature, de Girardin à Zola, on défend aussi ses idées l’épée, le sabre ou le pistolet à la main. Girardin tue Carrel ; le 16 mars 1914, Mme Caillaux tue Calmette du Figaro…

Le poids de la presse et des journalistes est remarquablement bien mis en évidence par Balzac dans Les illusions perdues (« l'œuvre capitale dans l'œuvre »). Ce roman souligne l’importance du journalisme, ses excès et ses vices plus encore que de ses vertus (six personnages de journalistes dans ce seul ouvrage : Lucien de Rubempré, Loustau, Bixiou, Blondel, Nathan, Vernou). En outre, les romanciers publient leurs textes d’abord sous forme de feuilletons dans les journaux du temps : Balzac, Dumas, Eugène Sue… et même les Mémoires d’Outre Tombe, dont Chateaubriand a vendu les droits, et qui paraissent après sa mort, en 1848.

Tocqueville connaît tout le monde de la presse, directement ou indirectement, sollicitant des recensions de ses ouvrages, entretenant des relations amicales ou conflictuelles avec les uns et les autres, Chambolle, rédacteur du Siècle, de Sacy (Journal des Débats), Veuillot (L’univers), Lamennais, Lacordaire (L’Avenir). Conscient du rôle majeur de la presse comme medium entre l’homme politique (et le politique en général) et l’opinion publique, il utilise la presse, journaux et revues, pour faire passer ses idées, dans des textes ou articles, signés ou non, selon la nécessité du moment.

En Janvier 1835, il rédige un Mémoire sur le Paupérisme pour l’Académie de Cherbourg ; en juin et août  1837, deux Lettres sur l’Algérie, dans La Presse de Seine et Oise. Ces deux publications ont le même objectif, montrer, au moment où il va se présenter à la députation, qu’il a des idées neuves et importantes sur des problèmes majeurs et qui vont peser de plus en plus sur la vie politique française, prouvant ainsi sa capacité et son aptitude à anticiper et proposer des solutions.

En avril 1836, Stuart Mill lui demande un texte sur : L’état social et politique de la France à la veille de 1789, qui paraît dans la London and Westminstre Review.

En septembre 1838, il fait publier le Journal de Valognes sa lettre à Langlois (conseiller général) Sur le régime cellulaire.

En janvier 1843, Le Siècle présente au lecteur six Lettres sur la situation intérieure de la France, de Tocqueville (non signées…mais déjà, en novembre-décembre 1842, son ami Beaumont avait publié, dans le même journal,  cinq Lettres sur la question d’Afrique – non signées également - que Bugeaud, furieux, avait cru pouvoir attribuer à Tocqueville, après le voyage commun des deux amis en Algérie, en 1841). Dans leurs rapports avec la presse pour soutenir leurs actions et idées politiques, les deux amis jouent en fait souvent « en double », ainsi, Beaumont polémique avec Faucher dans la presse, sur la question de la réforme pénitentiaire, alors que Tocqueville mène le combat à la Chambre…

Pendant un an, mai 1844-juin 1845, Tocqueville assure de facto la direction du journal Le Commerce. 

En mai 1847, il attaque très vivement la pratique militaire et la conception de la colonisation de l’Algérie mise en place par Bugeaud et Le Moniteur Universel publie le Projet de loi sur les crédits extraordinaires de l’Algérie.

Le 2 décembre 1851, Tocqueville fut l’un des deux cent vingt parlementaires qui votèrent, la destitution de Louis-Napoléon Bonaparte pour forfaiture. Il ne cessa de s’opposer, jusqu’à sa mort au despote liberticide dont la politique belliciste conduirait à la guerre de 1870 avec les conséquences catastrophiques pour l’Europe au XXe siècle [7]. Le 11 décembre 1851, le Times, publie une dénonciation (sans signature) – du coup d’État du 2 décembre, que Tocqueville a fait passer au journal par Mme Grote, femme de l’historien anglais qui était l’un de ses amis.

En avril 1852, il prononce, à l’Académie des Sciences Morales et Politiques, une Discours sur la science politique, pour dénoncer les pratiques liberticides de l’Oncle et du … « Neveu » [8] !

En 1856, il adresse une lettre au Liberty Bell pour dénoncer l’esclavage aux États-Unis…

Le rappel des ces éléments ne vise évidemment pas à l’exhaustivité, mais à souligner combien Tocqueville, comme nombre de ses contemporains, attache une grande importance au rôle de la presse dans la vie politique de la Nation et à son rapport avec l’opinion publique. Le poids de la presse était tel, depuis la Restauration, que ce régime fut renversé en trois journées, les Trois Glorieuses, sur la question des Ordonnances, en premier lieu celle qui entendait sinon  museler, du moins contrôler étroitement la presse [9]. Publiées par le «Moniteur», journal officiel du gouvernement français, le 26 juillet 1830, ces ordonnances royales mettent en émoi non seulement la classe politique mais aussi, et surtout, l'opinion publique.

Quand il entre en politique, en 1839, Tocqueville siège à gauche, mais il entend rester indépendant des partis. À partir de 1842-43, il s’aperçoit que si ce choix lui à valu d’être nommé rapporteur sur des questions  très importantes, comme l’abolition de l’esclavage, les prisons…il ne lui permet pas de mener une action politique de premier ordre parce qu’il est pris en étau entre les deux leaders de la Gauche, Thiers pour le Centre Gauche, et Odilon Barrot, leader de la Gauche Dynastique. Il entreprend alors de casser l’alliance Thiers-Barrot en proposant à ce dernier une association qui aurait été très intéressante pour la vie politique française : Barrot serait demeuré le tribun, le chef du parti dont Tocqueville serait devenu l’idéologue [10]. L’affaire se solda par un échec, Barrot ne donnant pas suite à cette proposition. Les deux hommes  continuèrent de travailler ensemble, de partager les mêmes opinions et les mêmes combats mais le pacte envisagé leur eût permis de peser d’un tout autre poids sur la vie politique française. Thiers continua de manœuvrer, comme à son habitude et obtint que la Gauche se donne un comité de coordination ce qui ruina désormais toute tentative de division.

Ces deux points conduisent Tocqueville à se lancer dans l’aventure journalistique, du Commerce : une société par actions a été créée pour acheter ce journal dont l’objectif est de promouvoir la ligne politique de Tocqueville et à lui donner un espace et un poids politiques, entre Thiers et Barrot.

L’aventure du Commerce dure un an, 1844-1845. C’est de nouveau un échec, qui tient à deux raisons majeures : Tocqueville n’était pas - et ne sut pas devenir - un « professionnel » de la presse, mais il fut surtout « plombé » par la question de la querelle scolaire qui lui valut d’être attaqué avec la plus extrême violence par ses ennemis politiques (Veuillot et la parti catholique) mais également par ses (anciens ?) amis politiques, lecteurs et/ou journalistes du Siècle. Le journal attaquait ainsi un homme politique idéologiquement proche, mais aussi un concurrent…

Les problèmes rencontrés par Tocqueville furent nombreux. Il lui fallait trouver une équipe de talent, capable de mettre en œuvre la ligne éditoriale qu’il entendait donner au journal, mais constituer une équipe de talent n’est pas évident, surtout quand on n’est pas soi-même du métier. En ce qui concerne la ligne éditoriale, Tocqueville eut à composer avec son ami Corcelle ce qui affaiblissait la cohérence et la force du propos ; il lui aurait, en outre, fallu, pour accroître son lectorat, trouver un feuilletoniste de qualité - ceux-ci ont joué un rôle considérable, à l’époque, dans la diffusion des journaux. [11]. Il souhaitait faire appel à Balzac… mais il ne voulait  pas de ses « Courtisanes » ; rien à faire non plus du côté de Dumas dont le roman Le Bâtard de Mauléon n’était pas achevé, ni du côté d’Eugène Sue ; il se résolut à publier un texte fort insipide de Gobineau sur Musset. Il y avait pourtant des idées intéressantes, non seulement dans la ligne politique du Commerce, mais dans la conception même du journal  ; Tocqueville tenait, par exemple, à disposer de correspondants capables de nourrir une rubrique consacrée à l’étranger : Disraeli et Buller pour l’Angleterre, Lieber pour les États-Unis, Lanjuinais pour Madrid [12].

II. Deux thèmes essentiels à retenir dans l’analyse
de Tocqueville, pour notre sujet :
Le surgissement inéluctable de la démocratie
et le poids considérable de l’opinion publique

De son voyage américain Tocqueville a rapporté, entre autres, la confirmation d’idées qui s’étaient imposées à lui, progressivement, depuis 1825, au premier rang desquelles la montée inéluctable de la démocratie [13]

Avant la parution de la première Démocratie, le 29 novembre 1834, il écrit à son cousin Camille d’Orglandes :

« Il y a déjà près de dix ans que je pense une partie de ce que je t’exposais tout à l’heure. Je n’ai été en Amérique que pour m’éclairer sur ce point. Le système pénitencier n’était qu’un prétexte : je l’ai pris comme un passeport qui devait me faire pénétrer partout aux États-Unis [14]. »

Mais avant de présenter les réflexions de Tocqueville sur l’importance et le rôle de la presse en  démocratie, il convient de mettre en évidence quelques idées essentielles De la démocratie en Amérique [15] qui touchent directement au problème de la presse.

— De la démocratie en Amérique, (1835 et 1840) :
de l’état social démocratique au régime démocratique

« L’idée mère », selon l’expression de Tocqueville, et dont il entend convaincre les destinataires de De la démocratie en Amérique, est le fait que la montée de la démocratie est absolument inéluctable, à commencer par les États de droit de l’Europe occidentale, et qu’il n’existe d’autre alternative à la démocratie que le despotisme. L’objectif premier de Tocqueville est double : convaincre ceux de sa classe-caste et l’ensemble des dirigeants qu’ils doivent intégrer le fait démocratique comme élément indépassable et instaurer une science politique nouvelle qui permette de faire que la démocratie puisse être la meilleure, ou la moins mauvaise possible. Pour lui, elle n’est, en soi, ni bonne ni mauvaise, mais elle peut être un régime équilibré, profitable à tous, ou conduire, très naturellement, si l’on n’y prend pas garde, à la pire des tyrannies, comme en 1793.

Il entend donc rédiger un traité du bon usage de la démocratie. Mais il lui faut d’abord faire comprendre au lecteur, à ses proches, aux politiques, à ses concitoyens, que la société passe - et comment elle passe - de l’état social démocratique, à un régime démocratique. Il faut, une bonne fois pour toutes, éviter le contresens récurent selon lequel, pour Tocqueville, la démocratie est/serait, stricto sensu, un « état social » [16].

« L’état social démocratique » doit être considéré comme une étape qui conduit à un régime politique démocratique, une République, une Monarchie Constitutionnelle…Aujourd’hui les États les plus authentiquement démocratiques sont les monarchies constitutionnelles du nord de l’Europe alors qu’une République peut ne pas être démocratique (le Portugal de Salazar) ou connaître les pires dérives comme les États-Unis depuis de trop longues années, singulièrement les années Bush, ce Grand Inquisiteur qui a fait de son pays le premier État voyou de la planète [17] ; quant à la France d’aujourd’hui, elle est devenue, depuis trente ans, plus une démocratie d’apparence qu’une démocratie réelle,  et les avatars actuels du sarkozysme nous renvoient, directement, au Second Empire instituant un système de cour qui était, déjà à cette époque, la caricature de lui-même. [18].

Les monarchies  d’Europe occidentale qui connaissent un État de droit à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ne sont pas des régimes démocratiques mais leur état social l’est déjà (égalisation – relative – des conditions, relative mobilité sociale, existence d’une presse plus ou moins libre, montée en puissance d’une opinion publique…) sinon on ne comprendrait pas ce qu’écrit Tocqueville des rapports de l’armée avec les régimes démocratiques/aristocratiques [19].

De même, un pays peut ne plus être une démocratie en conservant un état social démocratique , comme ce fut le cas dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment en Amérique latine et en Grèce, au moment des dictatures des généraux et/ou colonels. Une égalisation – relative – des conditions, une relative mobilité sociale, une presse plus ou moins libre et une opinion publique continuaient d’exister malgré la dictature militaire, qui les utilisait d’ailleurs comme argument idéologique de premier rang. Démocratie et dictature n’étaient donc pas aux antipodes ce qui a permis à ces pays de passer de la démocratie à la dictature, puis de nouveau à la démocratie sans provoquer des séismes insurmontables puisque, au bout du compte, c’était toujours l’agent des basses besognes de la « démocratie » américaine, la C.I.A., qui tirait les ficelles de/dans ces pays !

Que faut-il donc entendre par « l’état social démocratique » ?

« Ainsi donc, à mesure que j'étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus, dans l'égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir [20] ».

Entendons par l'égalité des conditions non pas un égalitarisme, dont Tocqueville dénonce les effets pervers - en premier lieu ce qui conduit à la rigidité d’un pays et de ses institutions - mais la mobilité sociale.

Passer d’un système, ou régime, aristocratique à un système démocratique, c’est quitter un système de caste qui exclut la mobilité sociale (ce qui est exactement la situation de la France depuis trente ans) pour entrer dans un système où les places ne sont pas fermées, acquises une fois pour toutes, mais ouvertes, et disponibles. Quitter le système des castes pour la démocratie, c’est passer d’une société fondée sur la naissance à une société du mérite ; « l’élitisme républicain » pourrait-on dire si l’expression n’avait pas été galvaudée par ceux qui, en ayant bénéficié, ont montré ensuite une âme de « laquais » (pour emprunter une expression à Tocqueville).

Ce passage de la primauté de la naissance à celle du mérite constitue une des valeurs initiales et fondamentales de 1789, auxquelles Tocqueville attache la plus grande importance ; c’est exactement la demande insistante de Figaro dans le Mariage de Figaro [21], dont Louis XVI interdisait la représentation, en 1784, affirmant que si cette pièce se jouait, il faudrait « détruire la Bastille », preuve qu’il avait déjà tout compris.

L’autre facteur constitutif de l’état social démocratique, c’est la montée en puissance de l’opinion publique ; le passage de l’état social démocratique à un système politique authentiquement démocratique permet ensuite aux  individus, d’accéder à une citoyenneté active. [22] Mais Tocqueville nous met en garde : cette citoyenneté active exige de la vertu, du courage, elle exige que les citoyens ne sacrifient pas la liberté à l’égalité mais que ces deux valeurs restent conjointes. Il arrive donc que les citoyens cessent, de gré ou de force, d’être actifs, sacrifient la liberté à la tranquillité, cherchent la protection d’un État fort et rassurant, même s’il est liberticide ; on en revient alors à un simple « état social démocratique ». L’égalisation des conditions et la mobilité sociale subsiste demeurent - plus ou moins - l’opinion publique continue d’exister mais il y a là une régression démocratique lorsque les citoyens fatigués d’une liberté exigeante – ou exigence – choisissent la passivité et la soumission au nom de la sécurité, exigent « de l’ordre », un État fort, un Napoléon Ier, un Napoléon III, un Duce, un Führer, un Conducator, un Maréchal, ou réélisent un Bush au nom de la « prétendue sécurité » [23]

Il faut relire Esope, Phèdre et surtout La Fontaine : 

Les grenouilles se lassant
De l'état démocratique, 
Par leurs clameurs firent tant …
«Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue.» 

Tout ceci est capital, si l’on veut comprendre l’avertissement politique et éthique, que constitue l’œuvre de Tocqueville.

Pour lui, il n’existe, en 1830, d’autre alternative pour les États de droit européens, que la démocratie ou le despotisme. La démocratie cesse d’être en équilibre lorsqu’elle sacrifie tout ou partie de la liberté à l’égalité (ou à la sécurité) ; c’est là une dérive quasi naturelle mène directement au despotisme.

— Despotisme doux ou despotisme dur, seconde alternative

Le passage du despotisme doux - celui du Tout-État : « l’État n’a qu’à », le leitmotiv de nos concitoyens...- au despotisme dur, s’opère quasi naturellement lorsque le despote s’empare du pouvoir, en bénéficiant d’un consensus populaire et affirme : « Je suis le peuple ! La volonté du peuple c’est ma volonté »…Toutes les formes tératologiques des pouvoirs despotiques, de Napoléon Ier à Napoléon III, de Mussolini à Staline, d’Hitler à Mao et consorts ont fonctionné ainsi.

Staline, Hitler, Mao …ont bénéficié d’un gigantesque soutien populaire, le pouvoir de Franco s’est maintenu parce qu’il bénéficiait du soutien de l’armée, de l’Opus Dei, de la hiérarchie catholique et de la papauté. Au Chili, Pinochet a sous-traité le coup d’État pour le compte de la CIA et de Kissinger, bénéficiant du soutien du syndicat des camionneurs et de la démocratie chrétienne d’Eduardo Frei.

Le passage de la démocratie au despotisme est tout naturel lorsque les citoyens, fatigués de la démocratie et de la liberté, demandent « un roi qui se remue » ; d’eux-mêmes, ils font le choix de ce despotisme doux ou dur - peu importe désormais à ce stade - qui assure, croient-ils, leur tranquillité et leur sécurité comme l’indique Tocqueville à la fin de la première Démocratie :

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie » [24].

Ces citoyens ne diffèrent pas de ceux qui, dans le prologue 5 du Zarathoustra de Nietzsche, demandent : « donne-nous ce dernier homme » !

C’est cette perte de la citoyenneté active et de ses valeurs que dénoncent les Américains, comme Putnam, dans Bowling Alone, estimant que l’Amérique d’aujourd’hui, rongée par l’individualisme, a perdu les valeurs de l’Amérique de Tocqueville, l’Amérique des associations…Ces valeurs qu’Obama veut remettre au premier plan : « Yes we can ! » [25].

L’individualisme démocratique et l’exaltation du libéralisme absolu, pour lequel, selon la formule de Reagan : « l’État n’est pas la solution mais le problème », conduisent directement au despotisme des politiques, hier, à celui de la finance, aujourd’hui.

Revenant en Normandie, à la fin du printemps 1851, Tocqueville est effrayé de voir que le coup d’État à venir, de Louis-Napoléon Bonaparte, était déjà accepté, et même vivement souhaité, par les bourgeois de Valognes, avant même qu’il ne fût perpétré, alors que lui-même menait son dernier combat pour éviter au pays la prise du pouvoir par un despote aux idées confuses, « entouré de vauriens et de drôlesses » !

Le passage est donc très aisé, presque naturel, de la démocratie à la tyrannie ou au despotisme. L’élection libre et démocratique de Louis-Napoléon Bonaparte mène, inévitablement, au coup d’État confirmant la justesse des craintes et de l’analyse de Tocqueville qui, dès le 8 mai 1851, disait à son ami l’économiste anglais Nassau à Senior : « le peuple choisira, acceptera ou se soumettra au maître qu’il préfère à l’autonomie ».

 La Fontaine a raison contre Rousseau. Tout comme les grenouilles demandent un roi, les Français ont une propension naturelle au bonapartisme :

« Louis Napoléon a eu le mérite ou la chance de découvrir ce que peu de gens soupçonnaient : le bonapartisme latent de la nation » [26].

Le passage de la démocratie au despotisme est rendu plus aisée encore lorsqu’elle suit la pente naturelle qui, pour Tocqueville, conduit l’État démocratique à une centralisation étatique très importante :

« La première et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à centraliser la puissance publique dans une société démocratique, est d’aimer l’égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie : elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique [27] ».

Ces mouvements erratiques de la démocratie, qui engendrent des formes tératologiques, sont la preuve formelle que le postulat de Rousseau : « la volonté générale ne peut errer » conduit volens nolens, aux crimes d’État, aux génocides.

L’idée géniale de Tocqueville consiste à mettre en évidence comment démocratie et despotisme ne sont pas antinomiques ; comment le despotisme - doux ou dur – n’est qu’une variante, une sortie naturelle de la démocratie se mettant en congé d’elle-même, alors que l’état social démocratique subsiste plus ou moins.

— Le poids de l’opinion publique :
le premier pouvoir dans une démocratie 
[
28]

Pour Tocqueville, l’opinion publique est, de facto, en démocratie, le premier pouvoir. Elle est la résultante globale et instantanée, et donc éminemment variable, de ce qui est ressenti par l’ensemble des citoyens et qui atteint, à certains moments, une « masse critique » qui engendre des explosions lorsque les contradictions entre le pouvoir et/ou les institutions d’une part et  le vécu des citoyens atteint un point de rupture : 1789, 1830, 1848, et plus près de nous, 1968…

Nous arrivons ici à un point essentiel qui nous renvoie au centre de notre problématique : Tocqueville considère qu’il existe à côté des trois pouvoirs institutionnels : exécutif, législatif et judiciaire, trois pouvoirs non-institutionnels : l’opinion publique, la presse et les associations. L’opinion publique est assurément, en démocratie, le premier pouvoir, auquel rien ne peut résister, mais c’est un pouvoir versatile, malléable, manipulable, par l’idéologie, la démagogie, mais aussi par le medium de l’ensemble de ces éléments que constitue la presse ; la presse de son époque : journaux, revues, caricatures de presse auxquels il convient d’ajouter désormais tous les autres médias d’aujourd’hui, radio, télévision …

La préface d’Hernani [29], janvier 1830, nous montre bien comment l’opinion publique était déjà le premier pouvoir politique du moment. Alors que le monarque et son premier ministre entreprennent de durcir le régime, celui-ci n’existe déjà plus dans l’opinion publique :

«Le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d’excellent que tout ce qu’on fait pour elles, et tout ce qu’on fait contre elles, les sert également »…

Pour les Français de 1830, Charles X était sorti de l’Histoire bien avant que son règne ne fût achevé. Pour Tocqueville, la montée en force de l’opinion publique est corrélative de celle de l’état social démocratique qui mène inexorablement à la transition démocratique et à un régime démocratique. Elle est déjà le premier pouvoir politique à la veille de la Révolution comme il l’établit dans L’Ancien régime et la Démocratie -1856-, lorsqu’il écrit, au chapitre IV du livre 3, qu’au moment même où le roi refusait qu’on jouât Le Mariage de Figaro :

« [Il] continuait à parler en maître, mais il obéissait lui-même en réalité à une opinion publique qui l'inspirait ou l'entraînait tous les jours, qu'il consultait, craignait, flattait sans cesse; absolu par la lettre des lois, limité par leur pratique. Dès 1784, Necker disait dans un document public, comme un fait incontesté : « La plupart des étrangers ont peine à se faire une idée de l'autorité qu'exerce en France aujourd'hui l'opinion publique : ils comprennent difficilement ce que c'est que cette puissance invisible qui commande jusque dans le palais du roi. Il en est pourtant ainsi. »


III. Deux approches complémentaires
dans les deux Démocraties, considérations
tocquevilliennes  sur la politique, les mœurs,
les opinions ; la liberté de la presse condition
nécessaire, mais non condition suffisante,
de la démocratie

Tocqueville consacre dans chacune des deux Démocraties un chapitre à la question de la presse : De la liberté de la presse aux États-Unis, (in la première Démocratie, deuxième partie, ch. III) et Du rapport des associations et des presse (seconde Démocratie, deuxième partie, ch. VI) ; l’ensemble des textes qui suivent sont empruntés à ces deux chapitres.

Tocqueville précise ainsi l’objet de ces deux chapitres :

« La liberté de la presse ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur les opinions politiques, mais encore sur toutes les opinions des hommes. Elle ne modifie pas seulement les lois, mais les mœurs. Dans une autre partie de cet ouvrage [30], je chercherai à déterminer le degré d'influence qu'a exercée la liberté de la presse sur la société civile aux États-Unis; je tâcherai de discerner la direction qu'elle a donnée aux idées, les habitudes qu'elle a fait prendre à l'esprit et aux sentiments des Américains. En ce moment, je ne veux examiner que les effets produits par la liberté de la presse dans le monde politique ».

Tocqueville met en évidence les interréactions existant entre l’état social démocratique, qui mène à la démocratie et la démocratie elle-même qui renforce ses propres modalités : l’égalité, la liberté de la presse … la montée de l’état social démocratique renforce la liberté de la presse qui renforce à son tour l’état social démocratique…Ce qui pose un problème majeur à la presse des démocraties, aujourd’hui plus encore qu’hier. La presse n’ayant  (théoriquement) plus de compte à rendre au politique, à la censure (puisque, s’il se heurte à la presse, le pouvoir risque d’être renversé, comme en 1830) ; elle doit   s’autoréguler puisqu’elle, ne dépend que d’elle-même, de ses lecteurs et annonceurs.

Elle peut donc, très aisément, devenir liberticide, en étouffant tout ce qui ne va pas dans le sens qu’elle a choisi, ou dans le sens de l’opinion  publique et/ou du pouvoir politique dominant, d’où la chasse aux sorcières, les blacklists, qui ne peuvent exister sans elle, qui n’existent que par son intermédiaire puisqu’elle les relaie, les médiatise. La presse américaine a relayé les mensonges de l’administration Bush et soutenu l’intervention en Irak tout comme elle porte une responsabilité majeure dans les dérives de l’affaire d’Outreau, en France. Sa responsabilité est d’autant plus grande qu’elle est la seule institution qui n’a pas de réel contre pouvoir, d’où les dérives de la « circulation circulaire l’information » [31], de la mise en valeur du fait divers qui « fait diversion », de la collusion avec le pouvoir, les hommes politiques partageant avec les journalistes les mêmes avions,  les mêmes lieux - hôtels, centres de conférences ou centres touristiques - les  mêmes maîtresses…

La liberté de la presse n’est donc ni absolument bonne ni absolument mauvaise ; à tout prendre ses défauts sont moindres que le bien qu’on peut en attendre. Précisons d’emblée le point de vue global de Tocqueville : la liberté de la presse est condition absolument nécessaire de la liberté dans la démocratie, mais, en même temps, elle ne saurait en être la condition suffisante car elle est l’alliée objective du despotisme doux exercé par l’opinion publique avec laquelle elle entretien un rapport de complicité dialectique qui ne laisse aucun espace de liberté au « déviant », à l’autre ; elle est également au service de la propagande, de l’État fort, du puissant :

« J'avoue que je ne porte point à la liberté de la presse cet amour complet et instantané qu'on accorde aux choses souverainement bonnes de leur nature. Je l'aime par la considération des maux qu'elle empêche bien plus que pour les biens qu'elle fait. »

Au nom de la défense de la liberté qui, pour lui, n’est pas négociable, Tocqueville refuse catégoriquement la censure, c’est très important à l’époque, mais encore par la suite, si l’on se rappelle la situation faite aux journaux français pendant la Guerre d’Algérie…

— Comment comprendre un tel jugement porté dès 1835 ?

Une fois encore nous sommes devant un élément capital qui est généralement resté ignoré de la quasi totalité des commentateurs, en France et aux États-Unis à quelques exceptions près.

Tocqueville était l’arrière petit-fils de Malesherbes [32] qui fut directeur de la Librairie, de 1751 à 1763, Président de la Cour des Aides et ministre de Louis XVI. La Librairie était l’institution en charge de la presse en général, dans le sens d’alors, c’est à dire tout ce qui est imprimé. Il rédige, en 1758-59, cinq Mémoires sur la Librairie, prônant la suppression de la censure et l’instauration de la liberté de la presse, puis, en 1788, son Mémoire sur liberté de la Presse [33] à destination du roi, et en vue des États Généraux. Quand il est à la tête de la Librairie, il s’efforce de permettre de publier, ou d’aider à la publication des ouvrages que le pouvoir, ou les autorités ecclésiastiques auraient interdit. C’est à lui que Rousseau doit la publication française de L’Emile, en 1761, et c’est lui qui sauve L’Encyclopédie, en faisant mettre à l’abri sous son toit l’ensemble des exemplaires qu’il était chargé de rassembler pour les faire détruire…chez lui, on ne viendrait pas les chercher !

Président de la Cour des Aides, il multiplie les remontrances contre l’absolutisme du pouvoir de Louis XV, jusqu’à ce que ce dernier supprime la-dite Cour et expédie Malesherbes en exil sur ses terres.

Lorsque Louis XVI accède au trône, Malesherbes est rappelé et la Cour des Aides rétablie. Par deux fois, le roi le fait ministre, mais chaque fois, ne pouvant faire avancer les réformes qu’il estime absolument nécessaires pour éviter la catastrophe, il démissionne.

On lui doit d’avoir redonné un état civil aux protestants, en 1787-88, il travaille sur la question du statut des Juifs : « Vous vous êtes fait protestant ; moi maintenant je vous fais Juif, occupez-vous d’eux », lui avait dit Louis XVI le 17 novembre 1787. Il fait avancer le dossier mais la question ne sera résolue qu’en 1790, sous la Constituante, par les décrets proposés par l’abbé Grégoire.

Avocat du peuple devant le roi, Malesherbes se fera, en 1794, l’avocat du roi devant le peuple, ce qui lui valut d’être exécuté avec cinq membres de sa famille. Tous appartiennent à la parentèle de Tocqueville dont les parents, jeunes mariés, âgés de vingt-deux ans, sont enfermés avec les six autres parents à la prison de Port-Libre [34]. Ils devaient être exécutés dans les jours suivants et ne durent la vie sauve qu’à la chute de Robespierre.

Pour Tocqueville, Malesherbes devint le modèle à suivre, du jour où il a découvert, à Metz, en 1821, la personnalité remarquable de son bisaïeul. Mais comment admettre que cet homme des Lumières, ami et soutien des philosophes ait fini sur l’échafaud, exécuté par ceux-là mêmes qui se réclamaient d’eux, en général, et plus particulièrement de Rousseau ?...

On ne comprend pas Tocqueville si on ne tient pas compte de ce fait capital. En France, la Gauche ne le lit pas vraiment et ne le comprend guère [35] ; idéologiquement on ne saurait admettre, sauf exceptions rares et remarquables [36], qu’un authentique aristocrate puisse être le penseur majeur de la démocratie moderne dont les problématiques demeurent d’une totale actualité, comme on le sait aux États-Unis.

A droite, ce n’est pas mieux, on n’évoque Tocqueville que comme un conservateur, précurseur des néo-libéraux, et ce au mépris des textes qu’on ne lit pas, ou qu’on ne comprend pas, ou qu’on détourne idéologiquement, une pratique courante également aux États-Unis où elle porte un nom : « The Tocqueville Fraud »…

Notons enfin que la filiation politique Tocqueville-Malesherbes se retrouve jusque dans le choix des combats politiques de l’arrière-petit-fils qui reprennent, pour partie, ceux de son bisaïeul : les prisons, les enfants abandonnés, la liberté de la presse…

Dans la première Démocratie, Tocqueville avance trois arguments majeurs en faveur de la liberté de la presse :

— Aucune limitation de la liberté de la presse n’a de sens !
— La censure accroît la résonnance des textes, livres, journaux, articles, censurés !
— Les défenseurs de la censure affirment toujours parler au nom de la liberté vraie, d’une liberté plus importante… ils aboutissent volens nolens au despotisme :

« Si quelqu'un me montrait, entre l'indépendance complète et l'asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je pusse espérer me tenir, je m'y établirais peut-être; mais qui découvrira cette position intermédiaire ? Vous partez de la licence de la presse et vous marchez dans l'ordre: que faites-vous ? Vous soumettez d'abord les écrivains aux jurés; mais les jurés acquittent, et ce qui n'était que l'opinion d'un homme isolé devient l'opinion du pays. Vous avez donc fait trop et trop peu; il faut encore marcher. Vous livrez les auteurs à des magistrats permanents; mais les juges sont obligés d'entendre avant que de condamner; ce qu'on eût craint d'avouer dans le livre, on le proclame impunément dans le plaidoyer; ce qu'on eût dit obscurément dans un récit se trouve ainsi répété dans mille autres. L'expression est la forme extérieure et, si je puis m'exprimer ainsi, le corps de la pensée, mais elle n'est pas la pensée elle-même. Vos tribunaux arrêtent le corps, mais l'âme leur échappe et glisse subtilement entre leurs mains. Vous avez donc fait trop et trop peu; il faut continuer à marcher. Vous abandonnez enfin les écrivains à des censeurs; fort bien! Nous approchons. Mais la tribune politique n'est-elle pas libre ? Vous n'avez donc encore rien fait; je me trompe, vous avez accru le mal ».

La censure accroît la résonnance des faits mêmes qu’on veut censurer!

« Prendriez-vous, par hasard, la pensée pour une de ces puissances matérielles qui s'accroissent par le nombre de leurs agents ? Compterez-vous les écrivains comme les soldats d'une armée ? Au rebours de toutes les puissances matérielles, le pouvoir de la pensée s'augmente souvent par le petit nombre même de ceux qui l'expriment ».

Limiter la liberté de la presse conduit naturellement et nécessairement au despotisme. Entre la totale liberté et le despotisme, il n’y a pas de milieu : on ne peut donc limiter la liberté de la presse de l’extérieur ; c’est donc à elle de trouver sa déontologie propre, au risque des dérives…

« Mais où êtes-vous arrivé ? Vous étiez parti des abus de la liberté, et je vous retrouve sous les pieds d'un despote.

Vous avez été de l'extrême indépendance à l'extrême servitude, sans rencontrer, sur un si long espace, un seul lieu où vous puissiez vous poser ».

La liberté de la presse est particulièrement nécessaire chez les peuples qui vivent en démocratie ; les libertés démocratiques sont intrinsèquement liées à la liberté de la presse qui en est condition nécessaire mais non suffisante.

La démocratie américaine permet à la presse d’attaquer le Président (Jackson) de façon très virulente, notamment parce que la cohésion politique du pays n’est pas remise en cause et que les citoyens et les politiques ont compris l’inanité de la censure.

« Il y a des peuples qui, indépendamment des raisons générales que je viens d'énoncer, en ont de particulières qui doivent les attacher à la liberté de la presse. (…) dans un pays où règne ostensiblement le dogme de la souveraineté du peuple, la censure n'est pas seulement un danger, mais encore une grande absurdité.

Lorsqu'on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d'apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider.

La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux choses entièrement corrélatives: la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui se contredisent et ne peuvent se rencontrer longtemps dans les institutions politiques d'un même peuple. Parmi les douze millions d'hommes qui vivent sur le territoire des États-Unis, il n'en est pas un seul qui ait encore osé proposer de restreindre la liberté de la presse ». (…)

« Le premier journal qui tomba sous mes yeux, en arrivant en Amérique, contenait l'article suivant, que je traduis fidèlement:
« Dans toute cette affaire, le langage tenu par Jackson (le Président) a été celui d'un despote sans cœur, occupé uniquement à conserver son pouvoir. L'ambition est son crime, et il y trouvera sa peine. Il a pour vocation l'intrigue, et l'intrigue confondra ses desseins et lui arrachera sa puissance. Il gouverne par la corruption, et ses manœuvres coupables tourneront à sa confusion et à sa honte. Il s'est montré dans l'arène politique comme un joueur sans pudeur et sans frein. Il a réussi; mais l'heure de la justice approche; bientôt il lui faudra rendre ce qu'il a gagné, jeter loin de lui son dé trompeur, et finir dans quelque retraite ou il puisse blasphémer en liberté contre sa folie; car le repentir n'est point une vertu qu'il ait été donné à son cœur de jamais connaître. [Vincennes Gazette.]

Bien des gens en France s’imaginent que la violence de la presse tient parmi nous à l'instabilité de l'état social, à nos passions politiques et au malaise général qui en est la suite. Ils attendent donc sans cesse une époque où la société reprenant une assiette tranquille, la presse à son tour deviendra calme. Pour moi, j'attribuerais volontiers aux causes indiquées plus haut l'extrême ascendant qu'elle a sur nous; mais je ne pense point que ces causes influent beaucoup sur son langage. La presse périodique me paraît avoir des instincts et des passions à elle, indépendamment des circonstances au milieu desquelles elle agit. Ce qui se passe en Amérique achève de me le prouver.

L'Amérique est peut-être en ce moment le pays du monde qui renferme dans son sein le moins de germes de révolution. En Amérique, cependant, la presse a les mêmes goûts destructeurs qu'en France, et la même violence sans les mêmes causes de colère ».

La démocratie, chez Tocqueville, comme la République chez Montesquieu, impliquent un certain désordre. Tocqueville répétera maintes fois que la démocratie et/ou la République ne doivent pas conduire à un désordre absolu, mais il consacre tout un chapitre de la seconde Démocratie, à mettre en évidence que les démocraties seront toujours, par nature, des régimes agités mais conservateurs. Montesquieu soulignait déjà qu’à considérer un pays sans le moindre désordre, on pouvait être assuré de n’être point dans une République (entendons par là une République équilibrée avec une représentation politique, des droits et des contre-pouvoirs, ce qui n’est pas nécessairement le cas).

« En Amérique, comme en France, (la liberté de la presse) est cette puissance extraordinaire, si étrangement mélangée de biens et de maux, que sans elle la liberté ne saurait vivre, et qu'avec elle l'ordre peut à peine se maintenir.

Ce qu'il faut dire, C'est que la presse a beaucoup moins de pouvoir aux États-Unis que parmi nous. Rien pourtant n'est plus rare dans ce pays que de voir une poursuite judiciaire dirigée contre elle. La raison en est simple: les Américains, en admettant parmi eux le dogme de la souveraineté du Peuple, en ont fait l'application sincère. Ils n'ont point eu l'idée de fonder, avec des éléments qui changent tous les jours, des constitutions dont la durée fût éternelle. Attaquer les lois existantes n'est donc pas criminel, pourvu qu'on ne veuille point s'y soustraire par la violence.

Ils croient d'ailleurs que les tribunaux sont impuissants pour modérer la presse, et que la souplesse des langages humains échappant sans cesse à l'analyse judiciaire, les délits de cette nature se dérobent en quelque sorte devant la main qui s'étend pour les saisir. Ils pensent qu'afin de pouvoir agir efficacement sur la presse, il faudrait trouver un tribunal qui, non seulement fût dévoué à l'ordre existant, mais encore pût se placer au-dessus de l'opinion publique qui s'agite autour de lui; un tribunal qui jugeât sans admettre la publicité, prononçât sans motiver ses arrêts, et punît l'intention plus encore que les paroles. Quiconque aurait le pouvoir de créer et de maintenir un semblable tribunal, perdrait son temps à poursuivre la liberté de la presse; car alors il serait maître absolu de la société elle-même, et pourrait se débarrasser des écrivains en même temps que de leurs écrits ».

— Il n’y a pas de milieu…

« En matière de presse, il n'y a donc réellement pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu'assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu'elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, C'est se livrer à l'une de ces illusions dont se bercent d'ordinaire les nations malades, alors que, fatiguées de luttes et épuisées d'efforts, elles cherchent les moyens de faire coexister à la fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes contraires ».

Le paradoxe de la presse étatsunienne, peu puissante et très puissante à la fois, fait contraste avec la presse française soumise à la concentration et à la centralisation. Elle a peu de puissance en vertu d’un double consensus, sur la liberté de la presse elle-même qui n’est pas exacerbée par la censure, et sur la nature du régime et du pouvoir [37]. À l’époque, elle traite essentiellement – surtout au niveau local - d’annonces commerciales et peu d’affaires politiques :

« Le peu de puissance des journaux en Amérique tient à plusieurs causes, dont voici les principales.

La liberté d'écrire, comme toutes les autres, est d'autant plus redoutable qu'elle est plus nouvelle; un peuple qui n'a jamais entendu traiter devant lui les affaires de l'État croit le premier tribun qui se présente. Parmi les Anglo-Américains, cette liberté est aussi ancienne que la fondation des colonies; la presse d'ailleurs, qui sait si bien enflammer les passions humaines, ne peut cependant les créer à elle toute seule. Or, en Amérique, la vie politique est active, variée, agitée même, mais elle est rarement troublée par des passions profondes; il est rare que celles-ci se soulèvent quand les intérêts matériels ne sont pas compromis, et aux États-Unis ces intérêts prospèrent. Pour juger de la différence qui existe sur ce point entre les Anglo-Américains et nous, je n'ai qu'à jeter les yeux sur les journaux des deux peuples. En France, les annonces commerciales ne tiennent qu'un espace fort restreint, les nouvelles mêmes sont peu nombreuses; la partie vitale d'un journal, C'est celle où se trouvent les discussions politiques. En Amérique, les trois quarts de l'immense journal qui est placé sous vos veux sont remplis par des annonces, le reste est Occupe le plus souvent par des nouvelles politiques ou de simples anecdotes; de loin en loin seulement, on aperçoit dans un coin ignoré l'une de ces discussions brûlantes qui sont parmi nous la pâture journalière des lecteurs ».

Aux États-Unis, les journaux sont très nombreux, donc l’importance relative de chacun est très faible :

« Aux États-Unis, il n'y a pas de patentes pour les imprimeurs, de timbre ni d'enregistrement pour les journaux; enfin la règle des cautionnements est inconnue.

Il résulte de là que la création d'un journal est une entreprise simple et facile; peu d'abonnés suffisent pour que le journaliste puisse couvrir ses frais: aussi le nombre des écrits périodiques ou semi-périodiques, aux États-Unis, dépasse-t-il toute croyance. Les Américains les plus éclairés attribuent à cette incroyable dissémination des forces de la presse son peu de puissance: C'est un axiome de la science politique aux États-Unis, que le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d'en multiplier le nombre. Je ne saurais me figurer qu'une vérité aussi évidente ne soit pas encore devenue chez nous plus vulgaire...

Que ceux qui veulent faire des révolutions à l'aide de la presse cherchent à ne lui donner que quelques puissants organes, je le comprends sans peine; mais que les partisans officiels de l'ordre établi et les soutiens naturels des lois existantes croient atténuer l'action de la presse en la concentrant, voilà ce que je ne saurais absolument concevoir. (…)

Aux États-Unis, il n'y a presque pas de bourgade qui n'ait son journal. On conçoit sans peine que, parmi tant de combattants, on ne peut établir ni discipline, ni unité d'action: aussi voit-on chacun lever sa bannière. Ce n'est pas que tous les journaux politiques de l'Union se soient rangés pour ou contre l'administration; mais ils l'attaquent et la défendent par cent moyens divers. Les journaux ne peuvent donc pas établir aux États-Unis de ces grands courants d'opinions qui soulèvent ou débordent les plus puissantes digues. Cette division des forces de la presse produit encore d'autres effets non moins remarquables: la création d'un journal étant chose facile, tout le monde peut s'en occuper; d'un autre côté, la concurrence fait qu'un journal ne peut espérer de très grands profits; ce qui empêche les hautes capacités industrielles de se mêler de ces sortes d'entreprises ».

La presse américaine possède donc les forces et faiblesses propres aux modalités démocratiques d’un État décentralisé : pas de grandes plumes, de petits salaires et plus d’intérêt pour les scandales locaux et les questions de personne que pour les grandes affaires.

« Les journaux fussent-ils d'ailleurs la source des richesses, comme ils sont excessivement nombreux, les écrivains de talent ne pourraient suffire à les diriger. Les journalistes, aux États-Unis, ont donc en général une position peu élevée, leur éducation n'est qu'ébauchée, et la tournure de leurs idées est souvent vulgaire. Or, en toutes choses la majorité fait loi; elle établit de certaines allures auxquelles chacun ensuite se conforme; l'ensemble de ces habitudes communes s'appelle un esprit: il y a l'esprit du barreau, l'esprit de cour. L'esprit du journaliste, en France, est de discuter d'une manière violente, mais élevée, et souvent éloquente, les grands intérêts de l'État; s'il n'en est pas toujours ainsi, c'est que toute règle a ses exceptions. L'esprit du journaliste, en Amérique, est de s'attaquer grossièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de ceux auxquels il s'adresse, de laisser là les principes pour saisir les hommes; de suivre ceux-ci dans leur vie privée, et de mettre à nu leurs faiblesses et leurs vices.
Il faut déplorer un pareil abus de la pensée; plus tard, j'aurai occasion de rechercher quelle influence exercent les journaux sur le goût et la moralité du peuple américain; mais, je le répète, je ne m'occupe en ce moment que du monde politique. On ne peut se dissimuler que les effets politiques de cette licence de la presse ne contribuent indirectement au maintien de la tranquillité publique. Il en résulte que les hommes qui ont déjà une position élevée dans l'opinion de leurs concitoyens n'osent point écrire dans les journaux et perdent ainsi l'arme la plus redoutable dont ils puissent se servir pour remuer à leur profit les passions populaires. Il en résulte surtout que les vues personnelles exprimées par les journalistes ne sont pour ainsi dire d'aucun poids aux yeux des lecteurs. Ce qu'ils cherchent dans un journal, C'est la connaissance des faits; ce n'est qu'en altérant ou en dénaturant ces faits que le journaliste peut acquérir à son opinion quelque influence ».

 Ainsi donc,  moins il y a de journaux, plus leur importance est forte, ce qui nous renvoie au problème de la presse et des médias aujourd’hui en France, avec la (re)prise en main des grands journaux et médias par le pouvoir ou par un nombre restreint de groupes appartenant au capitalisme industriel.

Tocqueville soulignait déjà que :

« Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents du pouvoir peut impunément violer la loi sans que la Constitution du pays donne aux opprimés le droit de se plaindre devant la justice. Chez ces peuples il ne faut plus considérer l'indépendance de la presse comme l'une des garanties, mais comme la seule garantie qui reste de la liberté et de la sécurité des citoyens.

Si donc les hommes qui gouvernent ces nations parlaient d'enlever son indépendance à la presse, le peuple entier pourrait leur répondre: laissez-nous poursuivre vos crimes devant les juges ordinaires, et peut-être que nous consentirons alors à ne point en appeler au tribunal de l'opinion. (…) 

Toute puissance augmente l'action de ses forces à mesure qu'elle en centralise la direction; C'est là une loi générale de la nature que l'examen démontre à l'observateur, et qu'un instinct plus sûr encore a toujours fait connaître aux moindres despotes.

En France, la presse réunit deux espèces de centralisations distinctes.

Presque tout son pouvoir est concentré dans un même lieu, et pour ainsi dire dans les mêmes mains, car ses organes sont en très petit nombre.

Ainsi constitué au milieu d'une nation sceptique, le pouvoir de la presse doit être presque sans bornes. C'est un ennemi avec qui un gouvernement peut faire des trêves plus ou moins longues, mais en face duquel il lui est difficile de vivre longtemps »…

Sauf si le pouvoir peut s’assurer, comme aujourd’hui, le contrôle des médias les plus importants, soit par une maîtrise institutionnelle, soit par la propriété de ces médias par des groupes financiers et industriels liés au pouvoir central !

Ceci étant acquis, le pouvoir de la presse demeure considérable aux États-Unis, lorsqu’elle s’appuie sur une opinion publique qui interdit, de facto, l’expression de groupes ou d’idées considérées comme marginales et indésirables. La presse est donc condition nécessaire mais non suffisante de la liberté dans la mesure exacte où elle interdit à des idées ou des groupes de s’exprimer, exerçant ou participant à une forme de despotisme ou de terrorisme intellectuel. On retrouve ces dérives liberticides et criminelles avec la blacklist au temps du maccartisme, mais aussi d’une autre façon, tous les jours, lorsque l’ensemble des médias choisit ses angles d’attaque, les génocides dont elle va parler ou qu’elle choisit d’ignorer, ou les citoyens qu’elle livre à la vindicte publique, la mère du petit Grégory, les accusés d’Outreau… La presse n’est plus alors garante de la liberté ni de la vérité mais complice de l’oppression et/ou du despotisme

« Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu'il s'adresse ? À l'opinion publique ? C’est elle qui forme la majorité; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément; au pouvoir exécutif ? Il est nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif; à la force publique ? La force publique n'est autre chose que la majorité sous les armes; au jury ? le jury, c'est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts: les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre [38] ».

Le pouvoir de la presse est donc considérable, mais demeure cependant, malgré tout, second par rapport à l’opinion publique. Problème complexe, puisque la presse fabrique pour une part l’opinion publique ;  ce qui s’est passé lors du Monicagate semble donner raison à Tocqueville. Le procureur Clark,  la classe politique et l’ensemble des médias ont alors lancé des attaques incroyables contre Clinton, jusqu’à ce que l’opinion décide de ne plus suivre, fait notable dans un pays ultra-puritain.

Tocqueville écrivait déjà :

« Aux États-Unis, chaque journal a individuellement peu de pouvoir ; mais la presse périodique est encore, après le peuple, la première des puissances ».

Pour Tocqueville, la liberté des citoyens est naturellement remise en cause dans les démocraties parce que les citoyens sont naturellement faibles. Contrairement au grand seigneur, au grand aristocrate, chaque citoyen ne pèse rien, il ne peut donc garantir sa liberté et son droit à une véritable expression qu’en passant par les médias, mais pour eux également, il ne pèse rien s’il ne passe pas par l’intermédiaire des associations. La vitalité des associations est donc l’une des marques évidentes de la vitalité des démocraties.

Tocqueville définit ce qu’il appelle la science des associations comme « la science mère de la démocratie » ; il explique comment il a découvert avec étonnement les groupements antialcooliques avant de comprendre la nécessité qu’ils avaient de s’associer.

Un handicapé seul ne pèse rien, ni un ancien combattant, ni un travailleur, ni une prostituée, ils ne commencent à avoir d’existence réelle pour la société que lorsqu’ils constituent une association. Les associations permettent donc de fédérer des personnes sur des objectifs communs, mais, vous le savez bien, les associations qui ne bénéficient pas de relais médiatiques n’ont pas d’existence solide ; il leur faut donc passer par l’intermédiaire de la presse et du relais médiatique qui véhicule aujourd’hui, avec lui le « charity business » ! Pour Tocqueville trois pouvoirs non institutionnels majeurs, presse, opinion publique et associations étroitement liées. Les associations jouent un rôle fédérateurs, elles unissent des éléments parcellaires de l’opinion publique qui se constituent en groupes de pression ou en moyens de reconnaissance d’une identité commune, elles sont un ersatz de la force dont disposaient les puissants des régimes aristocratiques ; quant aux journaux, ils établissent le lien entre les associations et l’opinion publique. Les trois pouvoirs non-institutionnels sont interdépendants mais leurs rapports sont donc éminemment complexes : la presse pouvant aussi bien garantir les libertés démocratiques que servir de courroie de transmission à un pouvoir despotique, dévoyé ou  corrompu. Mais en outre, pour Tocqueville, l’ensemble constitué par les journaux et les lecteurs constitue également une association d’un type particulier ; dans la seconde Démocratie, Tocqueville analyse ainsi le rapport des associations et de la presse :

« Lorsque les hommes ne sont plus liés entre eux d'une manière solide et permanente, on ne saurait obtenir d'un grand nombre d'agir en commun, à moins de persuader à chacun de ceux dont le concours est nécessaire que son intérêt particulier l'oblige à unir volontairement ses efforts aux efforts de tous les autres.

Cela ne peut se faire habituellement et commodément qu'à l'aide d'un journal; il n'y a qu'un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée.
Un journal est un conseiller qu'on n'a pas besoin d'aller chercher, mais qui se présente de lui-même et qui vous parle tous les jours et brièvement de l'affaire commune, sans vous déranger de vos affaires particulières.

Les journaux deviennent donc plus nécessaires à mesure que les hommes sont plus égaux et l'individualisme plus à craindre. Ce serait diminuer leur importance que de croire qu'ils ne servent qu'à garantir la liberté; ils maintiennent la civilisation.
Je ne nierai point que, dans les pays démocratiques, les journaux ne portent souvent les citoyens à faire en commun des entreprises fort inconsidérées; mais, s'il n'y avait pas de journaux, il n'y aurait presque pas d'action commune. Le mal qu'ils produisent est donc bien moindre que celui qu'ils guérissent.

Un journal n'a pas seulement pour effet de suggérer à un grand nombre d'hommes un même dessein; il leur fournit les moyens d'exécuter en commun les desseins qu'ils auraient conçus d'eux-mêmes. (…)

Le journal les a rapprochés, et il continue à leur être nécessaire pour les tenir ensemble.

Pour que chez un peuple démocratique une association ait quelque puissance, il faut qu'elle soit nombreuse. Ceux qui la composent sont donc disséminés sur un grand espace, et chacun d'entre eux est retenu dans le lieu qu'il habite par la médiocrité de sa fortune et par la multitude des petits soins qu'elle exige. Il leur faut trouver un moyen de se parler tous les jours sans se voir, et de marcher d'accord sans s'être réunis. Ainsi il n'y a guère d'association démocratique qui puisse se passer d'un journal.

Il existe donc un rapport nécessaire entre les associations et les journaux: les journaux font les associations, et les associations font les journaux; et, s'il a été vrai de dire que les associations doivent se multiplier à mesure que les conditions s'égalisent, il n'est pas moins certain que le nombre des journaux s’accroît à mesure que les associations se multiplient.

Aussi l'Amérique est-elle le pays du monde où l'on rencontre à la fois le plus d'associations et le plus de journaux. »

Les journaux constituent donc, en démocratie, un bien relatif ou, parfois, un moindre mal, ils jouent le rôle de relais, de vecteurs, de «  médias » et la presse locale tient une place capitale dans la vie politique de la township et établit le lien entre la politique au niveau local et au niveau national : 

« Cette relation entre le nombre des journaux et celui des associations nous conduit à en découvrir une autre entre l'état de la presse périodique et la forme de l'adminis­tration du pays, et nous apprend que le nombre des journaux doit diminuer ou croître chez un peuple démocratique, à proportion que la centralisation adminis­trative est plus ou moins grande. Car, chez les peuples démocratiques, on ne saurait confier l'exercice des pouvoirs locaux aux principaux citoyens comme dans les aristocraties. Il faut abolir ces pouvoirs ou en remettre l'usage à un très grand nombre d'hommes. Ceux-là forment une véritable association établie d'une manière permanente par la loi pour l'adminis­tration d'une portion du territoire, et ils ont besoin qu'un journal vienne les trouver chaque jour au milieu de leurs petites affaires, et leur apprenne en quel état se trouve l'affaire publique. Plus les pouvoirs locaux sont nombreux, plus le nombre de ceux que la loi appelle à les exercer est grand, et plus cette nécessité se faisant sentir à tout moment, les journaux pullulent.

C'est le fractionnement extraordinaire du pouvoir administratif, bien plus encore que la grande liberté politique et l'indépendance absolue de la presse, qui multiplie si singulièrement le nombre des journaux en Amérique. Si tous les habitants de l'Union étaient électeurs, sous l'empire d'un système qui bornerait leur droit électoral au choix des législateurs de l'État, ils n'auraient besoin que d'un petit nombre de journaux, parce qu'ils n'auraient que quelques occasions très importantes, mais très rares, d'agir ensemble; mais, au-dedans de la grande association nationale, la loi a établi dans chaque province, dans chaque cité, et pour ainsi dire dans chaque village, de petites associations ayant pour objet l'administration locale. Le législateur a forcé de cette manière chaque Américain de concourir journellement avec quelques-uns de ses concitoyens à une œuvre commune, et il faut à chacun d'eux un journal pour lui apprendre ce que font les autres.

Je pense qu'un peuple démocratique qui n'aurait point de représentation nationale, mais un grand nombre de petits pouvoirs locaux, finirait par posséder plus de journaux qu'un autre chez lequel une administration centralisée existerait à côté d'une législature élective. Ce qui m'explique le mieux le développement prodigieux qu'a pris aux États-Unis la presse quotidienne, c'est que je vois chez les Américains la plus grande liberté nationale s'y combiner avec des libertés locales de toute espèce.

On croit généralement en France et en Angleterre qu'il suffit d'abolir les impôts qui pèsent sur la presse, pour augmenter indéfiniment les journaux. C'est exagérer beaucoup les effets d'une semblable réforme. Les journaux ne se multiplient pas seulement suivant le bon marché, mais suivant le besoin plus ou moins répété qu'un grand nombre d'hommes ont de communiquer ensemble et d'agir en commun.

J'attribuerais également la puissance croissante des journaux à des raisons plus générales que celles dont on se sert souvent pour l'expliquer.

Un journal ne peut subsister qu'à la condition de reproduire une doctrine ou un sentiment commun à un grand nombre d'hommes. Un journal représente donc toujours une association dont ses lecteurs habituels sont les membres.
Cette association peut être plus ou moins définie, plus ou moins étroite, plus ou moins nombreuse; mais elle existe au moins en germe dans les esprits, par cela seul que le journal ne meurt pas. »

 Cette dernière remarque revêt une importance particulière aujourd’hui, elle nous éclaire sur les raisons d’une partie au moins des difficultés de la presse et des médias. Ainsi, par exemple, l’information télévisée est - et sera - de plus en plus mise à mal quand elle se fera l’écho d’une pensée unique. La pensée unique et la « circulation circulaire de l’information » explique en partie, pourquoi les journalistes et analystes financiers  n’ont n’a pas vu venir la crise économique et pourquoi ceux qui l’avaient annoncée n’ont guère eu  accès aux écrans ni aux couvertures des hebdomadaires, la gravité de leur diagnostic était telle qu’on ne leur a pas donné l’antenne [39]. La place était réservée à ceux pour qui les fondamentaux étaient bons et la France à l’abri de la crise… Quant à la presse écrite, elle est, normalement, en rapport dialectique avec son lecteur qui doit se reconnaître en elle comme elle doit reconnaître le lecteur ; la rupture de ce lien fondamental est la principale cause de la perte du lectorat de certains grands journaux.

L’autorité de fait de la presse a cessé d’exister, pour toutes ces raisons et d’autres encore ; remarquons, par exemple, que dans les émissions interactives sur les radios, les interventions des auditeurs sont souvent plus pertinentes que celle des journalistes.

Les formes nouvelles, relayées par internet prennent et continueront à prendre une place de plus en plus importante ce qui contraindra la presse et les médias à être plus exigeants vis à vis d’eux-mêmes, plus précis, à s’informer et informer mieux en sortant de sempiternelle répétition des dogmes et postulats de la pensée dominante. Les médias vont devoir  faire un travail d’analyse sérieux et cesser d’utiliser constamment l’alibi de l’urgence ; il faudra faire moins mais mieux !

 J’emprunterai à Tocqueville lui-même la conclusion de cette conférence, en rappelant ce qu’il écrit à la fin de la seconde Démocratie, au chapitre 7 de la dernière partie du livre, il écrit en effet :

« L'égalité isole et affaiblit les hommes; mais la presse place à côté de chacun d'eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. L’égalité ôte à chaque individu l'appui de ses proches; mais la presse lui permet d'appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L'imprimerie a hâté les progrès de l'égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs. Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l'indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m'en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlementaires, à la proclamation de la souveraineté du peuple. Toutes ces choses se concilient, jusqu'à un certain point, avec la servitude individuelle; mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, par excellence, l'instrument démocratique de la liberté. »

La presse porte une responsabilité d’autant plus lourde qu’elle ne peut s’en remettre à aucune autorité extérieure à elle et, faute de se doter d’une véritable déontologie, elle risque de perdre toute crédibilité et/ou de ne plus être garante de la liberté et des libertés mais la courroie de transmission du pouvoir, de lobbies ou de forces obscures fatales à la démocratie et aux libertés.

Internet change désormais les données du problème, la presse était le seul pouvoir sans contre pouvoir [40], désormais, les journalistes ont à faire face au contre pouvoir d’internet, cela change bien des choses…

Marseille le 3 avril 2009

Jean-Louis BENOÎT ©



[1] Tocqueville et les deux Democraties, - PUF, 1983.

[2] Ce que les Français ne savent pas et/ou ne comprennent pas, par exemple, récemment Alain de Chalvron, correspondant de France 2 ignorait que lorsque Obama évoquait ses piètres performances au bowling, il le faisait en référence à l’analyse tocquevillienne du livre de Robert D. Putnam Bowling Alone, qui dénonce la perte des valeurs américaines auxquelles Tocqueville se montre si attaché dans De la démocratie en Amérique (1835).

[3] La première partie de ce colloque du bicentenaire, dont j’étais l’un des trois organisateurs avec Françoise Mélonio et Olivier Zunz, se déroula en France, au Centre Culturel International de Cérisy la Salle et la seconde à la Beinecke Library de l’Université Yale de New Haven. Ce double colloque rassembla les spécialistes les plus éminents - américains et européens - de Tocqueville. Les actes du colloque ont été publiés dans le volume XXVII 2 2006 de la Revue Tocqueville/The Tocqueville Review

[4] Qu’on pense à l’utilisation faite de Tocqueville par Sarkozy sur la place de la religion (alors que Tocqueville est agnostique et défend avec la plus grande vigueur la séparation du religieux et du politique, de l’Eglise et de l’État) ou à celle de Christine Lagarde à propos du travail…

[5] Voir : Alexis de Tocqueville, Textes économiques: Anthologie critique, par Jean-Louis Benoit, et Eric Keslassy (Agora/Pocket, 2005).

[6] Même si Régine Jomand-Baudry Professeur à l'université de Lyon 3 Spécialiste de la presse, souligne à juste titre que la première explosion a eu lieu dès le siècle précédent.

[7] Les vigoureuses défenses des deux despotes, l’Oncle et le “Neveu”, par nombre d’hommes politiques français et leurs mentors intellectuels patentés, comme Max Gallo, en disent long sur la conception que nos « élites » auto-proclammées se font de la démocratie et de la République. Du 18 Brumaire de Bonaparte à la pratique actuelle du pouvoir, le bonapartisme et le césarisme demeurent « la maladie infantile » et récurrente de la vie politique française, avec la complicité des citoyens qui plébiscitent tous ces gens-là! On se reportera au livre remarquable édité par Melvin Richter (l’un des plus grands spécialistes américains de Tocqueville) et Peter Baehr : Dictatorship in History and Theory, Bonapartism, Caesarism and Totalitairsm, Cambridge University Press –2004 -.

Pour Tocqueville, « L’oncle » avait fait « de nos alliés naturels  (les Allemands) nos pires ennemis »…Nous connaissons la suite : la guerre de 1870 entraîna la première guerre mondiale qui mena à la seconde!  Solide bilan, en effet! Mais de tout cela nos historiens, nos politiques et idéologues ne disent rien à une exception près, celle d’Henri Guillemin qu’il faudrait  relire ou dont il faudrait revoir la série d’émissions réalisées pour la télévision suisse romande sur Napoléon Ier.

[8] Si l’on en croit Hugo, dans Histoire d’un crime, Louis-Napoléon était le fruit des amours adultérines de la reine Hortense. Vrai ou faux?... Il n’aurait pas été le premier, avant lui, son demi-frère, Morny était déjà le fruit des amours adultérines de la même Hortense et de Charles de Flahaut… 

[9] Il faut relire la presse de l’époque, notamment la critique qu’elle fait, très rapidement, de l’expédition d’Alger, pour constater sa virulence et son impact. Le pouvoir escomptait beaucoup de l’impact de la prise d’Alger sur l’opinion publique, l’effet attendu ne se produisit pas, en partie à cause de la presse.

[10] Barrot et Tocqueville ont toujours eu, globalement, la même ligne politique, sous la Monarchie de Juillet, la Seconde République, et dans leur opposition au coup d’État et au régime qui en était issu.

[11] Dans la presse régionale française, Ouest-France par exemple, jusque dans les années 1960, une grande partie des lectrices commençaient par lire le feuilleton.

[12] Je ne peux traiter ici l’ensemble de l’aventure du Commerce dont Tocqueville fut le principal acteur pendant un an, 1844-45; pour de plus amples renseignements, le lecteur pourra se reporter au Tocqueville d’André Jardin, Hachette/Pluriel, 1984, ou à mon Tocqueville, un intellectuel paradoxal, Bayard, 2005, p. 242-249.

[13] Évidemment Tocqueville n’est pas le seul à émettre cette idée à ce moment précis; son originalité réside bien moins dans la découverte d’idées nouvelles, absolument originales, que dans la vision globale qu’il en donne dans une synthèse qui, elle, est originale et en tire les conséquences à venir ; ce qu’on nomme, à tort le fameux « prophétisme » de Tocqueville qui est essentiellement une analyse très rationnelle des conséquences à venir des données et faits qu’il sait agencer de façon remarquable.

[14] O.C., XIII, 1, pp. 373 ou Quarto, p. 311. 

[15] De la démocratie en Amérique n’est pas, contrairement à ce qu’on pense souvent, le titre d’un mais de deux ouvrages de Tocqueville, différents en complémentaires, publiés l’un en 1835, l’autre en 1840 et constituent un diptyque, le premier ouvrage ayant trait d’abord aux institutions des États-Unis, le second, aux systèmes démocratiques et à leurs spécificités.

[16] Et je ne trouve en France, pas d’analyses véritablement pertinentes à ce sujet venant soit des livres les plus récents soit des institutions prestigieuses.

[17] Le lecteur pourra se reporter, par exemple au remarquable article de Theodore CAPLOW, Président fondateur de la société Tocqueville : « Le Leviathan passé au crible : une évaluation de l'État américain au seuil du XXIe siècle », publié dans LA REVUE TOCQUEVILLE / THE TOCQUEVILLE REVIEW VOL. XXII No. 1 – 2001, ou à mon texte sur Le Mythe du Grand Inquisiteur : URL.

Cette dénonciation des États-Unis comme premier État voyou de la planète fut d’ailleurs le thème du dernier colloque de Derrida, au Centre Culturel International de Cerisy la Salle.

[18] Le lecteur se reportera, pour vérifier la justesse de mon propos, à la troisième partie des Souvenirs de Tocqueville, dans laquelle Tocqueville évoque Louis-Napoléon, son appareil idéologique, son entourage et ses traits de caractère; tout y est déjà, trait pour trait!

En ce qui concerne l’état actuel de la démocratie française, il pourra également (re)lire : « Restaurer la démocratie ». URL.

A l’époque où j’écrivais ce texte, j’étais bien seul – à de rares exceptions près comme Alain Badiou, à oser formuler une telle analyse ; je constate qu’aujourd’hui de nombreux philosophes et analystes du politique d’horizons différents vont dans le même sens, Blandine Kriegel, Pierre Rosenvallon (considérant que la conception sarkozienne de la démocratie n’est guère différente de celle de Poutine, Alain-Gérard Slama considérant que la démocratie exigerait de larges modifications constitutionnelles garantissant une réelle séparation des pouvoirs…

[19] Voir ma communication : Tocqueville, la démocratie au risque de son armée. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[20] Première Démocratie, introduction,  § 3.

[21] Le lecteur se reportera au plus long monologue de la dramaturgie française, celui de Figaro, dans la pièce éponyme : « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! ... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! Tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter… »

[22] Du serf des campagnes au bourgeois des villes qui élit les échevins, ou des serfs aux paysans libres qui sont membres de l’assemblée du village.

[23] « Prétendue sécurité » car ces amateurs d’ordre sont les plus grands organisateurs de désordres, la lutte pour « l’ordre » constituant leur fonds de commerce.

 [24] - D.A., II, 2, p. 324.

[25] L’approche plurielle, consensuelle et de dialogue d’Obama est aux antipodes de celle d’un Sarkozy; le premier entend réconcilier sa société avec elle-même et avec les autres civilisations là où la France sorkozyste fait une politique de charters pour renvoyer des immigrés qui travaillent et paient des impôts, refuse d’envisager l’entrée de la Turquie dans la communauté européenne... Le premier dit « nous » et explique ses positions dans des conférences de presse, le second dit « je », convoque à Versailles, pour un « discours du trône » députés et journalistes « embarqués » (embedded) qui sont là pour l’écouter, diffuser sa parole sans avoir l’opportunité de lui poser une seule question !

[26] O.C., V, 2, p. 382. La tonalité de la phrase ainsi que l’ensemble de la conversation dans laquelle elle s’inscrit, semble englober sous le terme bonapartisme plus que les Bonaparte eux-mêmes et faire état du goût de la nation pour des gouvernements dans lesquels les militaires tiennent un rôle et apparaissent comme un recours possible, illusoire ou réel ; voire toute forme autocratique du pouvoir qui fascine tant nos compatriotes aujourd’hui encore, principalement les journalistes qui affirment, admiratifs, après chaque rodomontade :  « Il en a !… », qui laisse perplexe !

[27] D.A., II, p. 309.

[28] Voir à ce sujet : Voir URL.

[29] Tocqueville et Victor Hugo sont contemporains et leur cheminement politique est assez proche ; tous deux sont passés du légitimisme à la démocratie puis à la République…sauf qu’Hugo soutint activement Louis-Napoléon Bonaparte, au moins jusqu’au début 1851 et que ce n’est que le 18 juillet de la même année qu’il écrit dans Choses vues : « Républicains, ouvrez vos rangs, je suis des vôtres… ».

[30] Dans la seconde Démocratie.

[31] Voir Bourdieu : Sur la télévision, Liber éditions, 1997.

[32] Chancelier Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, 6 décembre 1721- 22 avril 1794.

[33] Voir Malesherbes Mémoires sur la librairie Mémoire sur la liberté de la Presse, présentés par Roger Chartier, Imprimerie Nationale Editions, 1994.

[34] C’était le nom donné alors par les exécuteurs des hautes œuvres de la Terreur à la prison de Port Royal (no comment !).

[35] À de rares exceptions près, Cohn Bendit, (mais il est d’abord allemand, européen, si proche de la France, mais conspué par une certaine gauche, voué aux gémonies par les nucléaristes du Cotentin…) par exemple, mais c’était un proche d’Hannah Arendt, qu’il a connue dans son enfance, et l’on doit savoir qu’Arendt analyse le totalitarisme à partir d’une grille tocquevillienne.

[36] Pour l’ensemble de la Gauche française, aujourd’hui, Tocqueville est jugé avant que d’être lu, d’où toute une série de textes qui surprennent les principaux spécialistes étrangers…Mais le fait est là; La canonisation libérale de Tocqueville par Aron, « diabolise » Tocqueville ! Nos vaillants spécialistes oublient que la redécouverte de Tocqueville dans les années 50 a été faite par des marxistes, ou des intellectuels de culture marxiste, même si, par la suite, certains sont devenus apostats en s’éloignant, voire en reniant l’orthodoxie marxiste,. Jacob Peter Meyer, qui a lancé l’édition intégrale des oeuvres de Tocqueville chez Gallimard était un juif-allemand, spécialiste de Marx, réfugié en Angleterre; la culture marxiste d’Aron était plus importante que sa culture tocquevillienne, dans l’Encyclopédia Universalis, l’article Révolution Française, rédigé par Soboul, réserve une place importante à Tocqueville; la préface de L’Ancien Régime et la Révolution, dans les œuvres complètes a été rédigée par Lefebvre, celle des Souvenirs, dans Folio, par Braudel, n’oublions pas non plus Furet…Certes beaucoup ont déserté ce qu’ils ont pu considérer comme une illusion qui n’avait plus d’avenir, mais dans les années 50 le fond idéologique de la Droite française, pétainiste et néo-pétainiste,  celui du parti socialiste qui s’enliserait dans les guerres coloniales avait atteint, comme aujourd’hui, le degré zéro de l’analyse politique alors que les intellectuels de culture marxiste disposaient d’outils leur permettant d’aborder l’œuvre tocquevillienne de plain pied.

[37] En 1830, aux États-Unis, les citoyens sont en gros d’accord sur les valeurs (le problème de l’opposition Nord/Sud est d’une autre nature ; il repose sur une opposition des « mœurs », au sens que Tocqueville donne à ce mot, incluant les pratiques, les manières les habitudes, les ‘manners’, y compris l’esclavage avec ses conséquences économiques en matière de développement.

[38] On vit à Baltimore, lors de la guerre de 18l2, un exemple frappant des excès que peut amener le despotisme de la majorité. À cette époque la guerre était très populaire à Baltimore. Un journal qui s'y montrait fort opposé excita par cette conduite l'indignation des habitants. Le peuple s'assembla, brisa les presses, et attaqua les maisons des journalistes. On voulut réunir la milice, mais elle ne répondit point à l'appel. Afin de sauver les malheureux que menaçait la fureur publique, on prit le parti de les conduire en prison, comme des criminels. Cette précaution fut inutile: pendant la nuit, le peuple s'assembla de nouveau; les magistrats ayant échoué pour réunir la milice, la prison fut forcée, un des journalistes fut tué sur la place, les autres restèrent pour morts : les coupables déférés au jury furent acquittés (note de Tocqueville).

[39] Je pense, par exemple, à Philippe de Sertine, qui a notamment publié un ouvrage : Ceci n’est pas une crise, juste la fin d’un monde, dont on ne trouve aucune recension!...

[40] Sur France Inter, Pierre Weil s’offusquait  de la réaction violente de Philippe de Villiers après qu’il eût évoqué la plainte d’un des fils  de celui-ci contre son frère, pour viol ! Le journaliste s’octroyait le droit d’aborder un sujet scabreux, qui n’avait rien à voir avec le débat en question mais n’acceptait pas la vivacité des propos de son interlocuteur !



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 octobre 2009 13:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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