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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Benoît, “Tocqueville: La démocratie au risque de son armée”. Un article publié dans la revue The Tocqueville Review / La revue Tocqueville, Numéro spécial Alexis de Tocqueville (1805-1859) A Specal Bicentennial Issue, vol. XXVII, no 2, 2006, pp. 191-207. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales, le 23 octobre 2007.]

 Jean-Louis Benoît 

“Tocqueville:
La démocratie au risque de son armée”.

 

Un article publié dans la revue The Tocqueville Review / La revue Tocqueville, Numéro spécial Alexis de Tocqueville (1805-1859) A Specal Bicentennial Issue, vol. XXVII, no 2, 2006, pp. 191-207.

 

Tocqueville, dont la famille possédait une longue tradition militaire, renonça à faire carrière dans l’armée, choisissant, en 1827, d’entrer dans la magistrature dont il démissionna en 1832. Il conserva, malgré ce choix, un grand intérêt pour la question militaire, eut une réelle sympathie pour nombre d’officiers – comme Lamoricière – et une hostilité franche vis-à-vis de certains autres, au premier rang desquels Bugeaud mais se montra surtout très critique vis-à-vis, non seulement de nombre de cadres de l’armée d’Afrique mais aussi de l’institution elle-même dont il considérait, à la lumière des cinquante années écoulées, et plus précisément des vingt-trois années séparant les batailles de Valmy, en 1792 et de Waterloo en 1815, que les relations entre une démocratie et son armée seraient toujours problématiques, comme si, finalement, le concept d’armée démocratique était quasi antinomique. 

Dans la seconde Démocratie, il analyse en profondeur cette question, dans un corpus de cinq chapitres [1] à propos duquel il précise : « La guerre exerce une si prodigieuse influence sur le sort de tous les peuples, qu’on me pardonnera, j’espère, de ne point abandonner le sujet qui en traite sans chercher à l’épuiser » [2]. 

* 

Tocqueville a tenu à donner à la seconde Démocratie une rigueur et une rationalité qui, dans maints chapitres, se rapproche de celle des raisonnements hypothético déductifs dont les conséquences découlent nécessairement des prémisses [3]. Ainsi le titre du chapitre XXII pose la problématique d’ensemble : « Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre » ; la suite du chapitre fournit les données nécessaires à la justification de l’affirmation initiale. Tocqueville recourt en outre à la méthode comparatiste héritée de Montesquieu : pour comprendre la nature des liens unissant une démocratie à son armée, rien de tel que de les comparer avec ceux qui existent entre une monarchie et l’armée aristocratique en considérant les différences des modalités de recrutement et du statut social des militaires, de leur image dans la nation. et de leur lien avec elle. 

Ces chapitres présentent en outre quelques caractéristiques inhabituelles quant aux références qui y sont incluses. C’est la seule fois où, dans ses ouvrages majeurs, Tocqueville fait référence à Machiavel, dans le texte définitif ou les « Rubbish » [4], explicitement, au chapitre XXVI et quasi explicitement au chapitre XXIII lorsqu’il souligne que : « La tendance naturelle d’un peuple démocratique est d’avoir une armée de mercenaires » (p. 225) [5]. Il reprend alors la problématique des chapitres IV et XII du Prince. Après Machiavel qui écrit : « Qu’une République qui se sert [de mercenaires] est bien plus exposée à être soumise par un de ses citoyens, que celle qui n'a point d'autre armée que de ses sujets », Tocqueville commente : c’est là « une idée vraie et profonde, [Machiavel] touche là, accidentellement et sans le voir, l’une des grandes conséquences politiques qui découlent nettement d’un état social démocratique ou aristocratique » (p. 233) [6]. 

La problématique centrale de ces cinq chapitres est celle d’une contradiction : « Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre »[7]. 

Pour démontrer la véracité de la proposition, Tocqueville commence par recourir à l’analyse comparative du statut de l’armée et des militaires dans un État démocratique et dans un État aristocratique en s’appuyant très précisément - mais non explicitement [8] - sur l’histoire politique et militaire récente de la France, cette période, riche d’enseignements sur le passage de la démocratie au despotisme, sur la captation du pouvoir par un général victorieux, sur le fait que les citoyens de la démocratie semblent un temps trouver leur compte dans le processus même par lequel ils acceptent le sacrifice des libertés et de la démocratie elle-même, constitue pour Tocqueville un modèle auquel il accorde une valeur épistémologique et heuristique capitale. 

Il affirme donc la justesse de ses conclusions par-delà les temps et les lieux : « On aurait tort de croire que ces dispositions diverses de l'officier, du sous-officier et du soldat tinssent à un temps ou à un pays. Elles se feront voir à toutes les époques et chez toutes les nations démocratiques » (p. 227) [9]. 

Le processus historique ainsi considéré devient le paradigme des relations qui s’établissent entre une nation démocratique et son armée, un idéal-type permettant de mettre en évidence l’hétérogénéité irréductible des liens unissant une armée aristocratique et une armée démocratique à un pays ou une nation, à un monarque ou à un pouvoir démocratique. 

Dans un État aristocratique, la structure des sociétés civiles et militaires sont identiques, elles sont superposables, substituables, ou, plus exactement, ne constituent que l’avers et le revers de la même société vue « côté cour » et « côté jardin » : mêmes hiérarchies, mêmes castes, si bien que l’aristocrate n’attend rien d’un engagement militaire qui ne change rien à son état et ne remet en cause ni sa place dans la société ni la société elle-même : la société elle-même :

 

« Chez les peuples aristocratiques, […] l’inégalité se retrouve dans l'armée comme dans la nation ; l'officier est le noble, le soldat est le serf. L'un est nécessairement appelé à commander, l'autre à obéir. Dans les armées aristocratiques, l'ambition du soldat a donc des bornes très étroites. 
Celle des officiers n'est pas non plus illimitée.
 
Un corps aristocratique ne fait pas seulement partie d'une hiérarchie ; il contient toujours une hiérarchie dans son sein ; les membres qui la composent sont placés les uns au-dessus des autres, d'une certaine manière qui ne varie point. Celui-ci est appelé naturellement par la naissance à commander un régiment, et celui-là une compagnie ; arrivés à ces termes extrêmes de leurs espérances, ils s'arrêtent d'eux-mêmes et se tiennent pour satisfaits de leur sort.[…]
 
L'officier, indépendamment de son rang dans l'armée, occupe encore un rang élevé dans la société ; le premier n'est presque toujours à ses yeux qu'un accessoire du second ; le noble, en embrassant la carrière des armes, obéit moins encore à l'ambition qu'à une sorte de devoir que sa naissance lui impose. Il entre dans l'armée afin d'y employer honorablement les années oisives de sa jeu­nesse, et de pouvoir en rapporter dans ses foyers et parmi ses pareils quelques souve­nirs honorables de la vie militaire ; mais son principal objet n'est point d'y acquérir des biens, de la considération et du pouvoir ; car il possède ces avantages par lui-même et en jouit sans sortir de chez lui » (p. 221) [10].

 

Rien ne change donc absolument, l’aristocrate peut seulement espérer un éventuel surcroît de gloire si la victoire lui sourit. 

À l’inverse, la mobilité du soldat des armées démocratiques par rapport à son statut initial est totale, elle nourrit l’ambition du prolétaire qui, ne possédant rien, entre dans la carrière militaire et peut espérer un jour commander : « les armées démocratiques sont conduites, en général, par des prolétaires », écrit-il [11]. Mais l’histoire des armées de la Révolution et de l’Empire peut laisser espérer à chacun d’eux qu’il trouvera son bâton de Maréchal dans sa giberne ! Ainsi donc, si le sous-officier des armées démocratiques peut aspirer au maréchalat, la société dans son ensemble n’aspire, elle, qu’au maintien de la paix, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, à la stabilité propice à l’économie, au commerce, aux affaires :

 

« Le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, le développement de la richesse mobilière, que la guerre dévore si rapidement, [est tel que] je crois qu'on peut admettre comme règle générale et constante que, chez les peuples civilisés, les passions guerrières deviendront plus rares et moins vives, à mesure que les conditions seront plus égales » (p. 220) [12].

 

La démocratie qui se caractérise par le développement d’une immense classe moyenne, d’une bourgeoisie - qui craint la guerre et perd l’esprit militaire - ne peut cependant pas se passer d’armée : « La guerre cependant est un accident auquel tous les peuples sont sujets, les peuples démocratiques aussi bien que les autres, Quel que soit le goût que ces nations aient pour la paix, il faut bien qu'elles se tiennent prêtes à repousser la guerre, ou, en d'autres termes, qu'elles aient une armée » (p. 220) [13].

Tocqueville affirme donc que, concernant la guerre et la paix, l’armée et la nation, les démocraties sont donc des sociétés antinomiques : « Nous arrivons ainsi, écrit-il, à cette conséquence singulière que, de toutes les armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les armées démocrati­ques, et que, parmi les peuples, ceux qui aiment le plus la paix sont les peuples démo­cratiques ; et ce qui achève de rendre la chose extraordinaire, c’est que l'égalité produit à la fois ces effets contraires » (p. 222) [14]. 

Les attentes de la société civile et de l’armée sont, en effet, diamétralement opposées. Si l’ensemble de la nation désire ardemment la paix, l’armée souhaite au contraire des engagements militaires à l’extérieur, voire des troubles ou des révolutions, dont elle puisse tirer bénéfice : «  L'officier ayant des besoins fort distincts de ceux du pays, il peut se faire qu'il désire ardemment la guerre ou travaille à une révolution, dans le moment même où la nation aspire le plus à la stabilité et à la paix. […] Le sous-officier veut donc la guerre, il la veut toujours et à tout prix, et, si on lui refuse la guerre, il désire les révolutions qui suspendent l'autorité des règles au milieu desquelles il espère, à la faveur de la confusion et des passions politiques, chasser son officier et en prendre la place » (p. 221) [15]. 

Le bellicisme naturel de l’armée démocratique découle de son statut aussi naturellement que la conclusion mathématique des hypothèses initiales. Dans une démocratie, en période de paix, l’armée constitue un corps dévalorisé dans lequel l’avancement est médiocre. Les soldats n’ont comme richesse que leur solde, ce sont des prolétaires. Ils constituent un État dans l’État, une classe à part de la nation. Ce phénomène de marginalisation s’auto-entretient dans un processus irréversible au terme duquel ils deviennent des mercenaires :

 

« L'officier n'a de bien que sa paye, et ne peut attendre de considération que de ses honneurs militaires. Toutes les fois qu'il change de fonctions, il change donc de fortune, et il est en quelque sorte un autre homme. Ce qui était l'accessoire de l'existence dans les armées aristocratiques est ainsi devenu le principal, le tout, l'existence elle-même.[…]
 
Au sein des armées démocratiques, le désir d'avancer est presque universel ; il est ardent, tenace, continuel ; il s'accroît de tous les autres désirs, et ne s'éteint qu'avec la vie. Or, il est facile de voir que, de toutes les armées du monde, celles où l'avancement doit être le plus lent en temps de paix sont les armées démocratiques.
 
- Le nombre des grades étant naturellement limité,
 
- le nombre des concurrents presque innombrable, et la loi inflexible de l'égalité pesant sur tous, nul ne saurait faire de progrès rapides, et beaucoup ne peuvent bouger de place.
 
Ainsi le besoin d'avancer y est plus grand, et la facilité d'avancer moindre qu'ailleurs.[…] de toutes les armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les armées démocratiques.[…]
 
Ce ne sont plus les principaux citoyens qui entrent dans l'armée, mais les moindres. On ne se livre à l'ambition militaire que quand nulle autre n'est permise. Ceci forme un cercle vicieux d'où on a de la peine à sortir. L'élite de la nation évite la carrière militaire, parce que cette carrière n'est pas honorée ; et elle n'est point honorée, parce que l'élite de la nation n'y entre plus » (p. 221-222) [16].

 

Mais cette première analyse doit être affinée car l’armée, prise dans son ensemble, ne constitue pas un tout homogène ; elle est faite de trois sous-ensembles hétérogènes, trois strates au statut, aux intérêts et aux comportements distincts : 

Les officiers supérieurs
Les officiers du rang et les sous-officiers
Les soldats. 

Lorsqu’un pays a connu une période de paix assez longue, les officiers supérieurs sont âgés, ils ont obtenu leur promotion à l’ancienneté comme dans toutes les administrations françaises : « le plus ancien dans le grade le plus élevé ». Ce sont des fonctionnaires qui tiennent à profiter des avantages acquis et entendent rester en fonction le plus longtemps pour profiter des privilèges dus à leur rang et parce que l’armée constitue leur famille, leurs valeurs, leur « nation » propre : « L'homme qui, sorti des classes secondaires de la nation, est parvenu, à travers les rangs inférieurs de l'armée, jusqu'au grade d'officier, a déjà fait un pas immense. Il a pris pied dans une sphère supérieure à celle qu'il occupait au sein de la société civile, et il y a acquis des droits que la plupart des nations démocratiques considéreront toujours comme inaliénables [17]. Il s'arrête volontiers après ce grand effort, et songe à jouir de sa conquête. La crainte de compromettre ce qu'il possède amollit déjà dans son cœur l'envie d'acquérir ce qu'il n'a pas. Après avoir franchi le premier et le plus grand obstacle qui arrêtait ses progrès, il se résigne avec moins d'impatience à la lenteur de sa marche. Cet attiédissement de l'ambition s'accroît à mesure que, s'élevant davantage en grade, il trouve plus à perdre dans les hasards. Si je ne me trompe, la partie la moins guerrière comme la moins révolution­naire d'une armée démocratique sera toujours la tête » (p. 226) [18]. 

Les simples soldats sont des civils engagés soit malgré eux, soit en raison de nécessités immédiates, mais ils ne sont là, pour la majorité d’entre eux, que de passage pour un temps plus ou moins long. Ils constituent et constitueront la partie numériquement la plus importante de l’armée – jusqu’à une période récente (guerres coloniales de la France, guerre du Vietnam pour les États-Unis) [19] ; ils représentent la société civile avec ses forces et ses faiblesses, ses vertus ou ses vices. Ils jouent donc un rôle capital dans les armées où ils protègent la démocratie des dérives auxquelles le corps des sous-officiers et des officiers des premiers grades peuvent conduire. Ceux-ci sont naturellement insatisfaits ; leur promotion est lente, sinon inexistante, leur image dégradée ; ils attendent tout de l’armée et sont prêts à employer tous les moyens pour saisir l’opportunité d’un avancement rapide et atteindre la gloire, les honneurs, la fortune. Ils constituent la fraction la plus dangereuse de l’armée et exercent des pressions sur l’État dont ils reçoivent leur solde. Ils n’hésitent ni à pousser à la guerre ni à remettre en cause les institutions démocratiques et sont donc aux démocraties ce qu’étaient les mercenaires aux Républiques italiennes de la Renaissance : « La tendance naturelle d’un peuple démocratique est d’avoir une armée de mercenaires » (p. 225) [20]. 

Tocqueville met en évidence combien les démocraties et la vie politique démocratiques seront mises en danger par des armées qui seront naturellement portées à être grondantes, c’est-à-dire factieuses : « Il ne faut donc pas s'étonner si les armées démocratiques se montrent souvent inquiètes, grondantes et mal satisfaites de leur sort, quoique la condition physique y soit d'ordinaire beaucoup plus douce et la discipline moins rigide que dans toutes les autres. Le soldat [21] se sent dans une position inférieure, et son orgueil blessé achève de lui donner le goût de la guerre, qui le rend nécessaire, ou l'amour des révolutions, durant lesquelles il espère conquérir, les armes à la main, l'influence politique et la considération individuelle qu'on lui conteste » (p. 222) [22]. 

Le problème ne se pose, et il ne se pose avec une telle gravité, que parce que les militaires de carrière sont des mercenaires. Les Grecs et les Romains avaient bien compris que pour ne pas être dangereuse pour l’État, l’armée ne devait être composée idéalement que de citoyens, Tocqueville, lecteur de Plutarque écrit ainsi : « Chez les Anciens, on ne recevait dans les armées que des hommes libres et des citoyens, lesquels différaient peu les uns des autres et étaient accoutumés à se traiter en égaux. Dans ce sens, on peut dire que les armées de l'Antiquité étaient démocratiques, bien qu'elles sortissent du sein de l'aristocratie » (p. 231) [23]. Mais une telle composition « idéale » ne pouvait concerner que de petits États et ne pouvait plus garantir la République romaine des menées factieuses des généraux dès le premier siècle. 

Le pouvoir politique de la démocratie risque donc de céder, par lâcheté ou sottise, à la tentation d’acheter la paix intérieure en élargissant le recrutement et en offrant un plus grand nombre de places à l’encadrement, mais c’est là une illusion trompeuse car l’insatisfaction revient inévitablement, elle est encore plus forte après qu’avant : « Un remède semble s'offrir de lui-même, lorsque l'ambition des officiers et des soldats devient à craindre, c'est d'accroître le nombre des places à donner, en augmentant l'armée. Ceci soulage le mal présent, mais engage d'autant plus l'avenir.[…] Chez un peuple démocratique, on ne gagne rien à accroître l'armée, parce que le nombre des ambitieux s'y accroît toujours exactement dans le même rapport que l'armée elle-même. Ceux dont vous avez exaucé les vœux en créant de nouveaux emplois sont aussitôt remplacés par une foule nouvelle que vous ne pouvez satisfaire, et les premiers eux-mêmes recommencent bientôt à se plaindre. […] Un peuple démocratique qui augmente son armée ne fait donc qu'adoucir, pour un moment, l'ambition des gens de guerre ; mais bientôt elle devient plus redoutable, parce que ceux qui la ressentent sont plus nombreux » (p. 224). [24]  

Le pouvoir politique se fragilise encore davantage en cédant aux exigences de l’armée et plus encore en l’engageant sans nécessité absolue, dans des campagnes extérieures qui font du général vainqueur un maître, voire un despote en puissance. Mais il y a pire encore que le Césarisme, puisque si, après tout, le général qui s’empare du pouvoir disparaît un jour - de sa belle mort ou sous le couteau de Brutus ou à Sainte-Hélène - en revanche, l’acceptation de la perte des libertés gangrène désormais tous les esprits, toutes les mentalités ; perte irrémédiable, dégradation irréparable. 

Tocqueville adresse donc à ses destinataires cette mise en garde solennelle à laquelle nos démocraties n’ont pas été assez attentives et vigilantes depuis plus d’un siècle et demi : prenez garde, le plus sûr moyen de réduire, suspendre ou supprimer la liberté et les libertés, c’est d’entraîner un peuple dans la guerre ! « Il n'y a pas de longue guerre qui, dans un pays démocratique, ne mette en grand hasard la liberté. Ce n'est pas qu'il faille craindre précisément [25] ; d’y voir, après chaque victoire, les généraux vainqueurs s'emparer par la force du souverain pouvoir, à la manière de Sylla et de César [26]. Le péril est d'une autre sorte. La guerre ne livre pas toujours les peuples démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peut manquer d'accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du gouvernement civil ; elle centralise presque forcément dans les mains de celui-ci la direction de tous les hommes et l'usage de toutes les choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la violence, elle y amène doucement par les habitudes [27].  

Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d'une nation démocratique doivent savoir que le plus sûr et le plus court moyen d'y parvenir est la guerre. C'est là le premier axiome de la science » (p. 223-224) [28]. 

En 1796, Bonaparte est revenu couvert de gloire de la campagne d’Italie et le Directoire a cru s’assurer de lui en le laissant s’engager dans la campagne d’Égypte en 1798. Militairement l’expédition a fiasco, maritime (prise d’Aboukir par les Anglais) et terrestre, mais cela n’a pas empêché Bonaparte – qui avait abandonné et, de fait, trahi son armée – de rester auréolé des victoires d’Arcole et de Rivoli [29] ce qui lui permit de réussir le coup d’État du 18 brumaire. 

C’est ici qu’il nous faut comprendre pourquoi le problème change de nature : les généraux qui s’emparent du pouvoir en mettant sous le boisseau les libertés, ne le font le plus souvent qu’en bénéficiant du consensus d’une grande partie du peuple qui choisit le coup de force d’un général vainqueur contre un système politique démocratique, républicain ou non, qui a perdu ses vertus et par conséquent sa légitimité. C’est parce que le Directoire est corrompu et discrédité que Bonaparte réussit le coup d’Etat du 18 Brumaire, malgré la médiocrité absolue de ses discours et interventions. Tocqueville développe ces analyses restées sous-jacentes dans Démocratie, lorsqu’il écrit dans la seconde partie de L’Ancien Régime, le chapitre : Comment la République était prête à recevoir un maître dans lequel il affirme que : « Les Français, qui avaient aimé, ou plutôt avaient cru aimer passionnément la liberté en 1789, ne l’aimaient plus en 1799 » [30], et que le maître attendu : « ne devait sortir que de l’armée » [31].

Il retient ainsi deux leçons de l’histoire révolutionnaire : les citoyens des démocraties sont naturellement prêts à sacrifier, en temps de crise - lorsque les difficultés surgissent - les libertés à l’égalité et/ou à la sécurité, si bien que le despotisme n’est pas l’opposé de la démocratie, mais l’un de ses prolongements naturels et monstrueux ; le second enseignement, complémentaire du premier, est que l’armée est le vecteur naturel de ce despotisme qui s’installe en bénéficiant d’un consensus parfois très large comme en 1851. 

Bonaparte n’a réussi le coup d’État du 18 brumaire, en dépit de toutes ses maladresses, parce que le 9 novembre 1799, les armées de la Révolution étaient en guerre depuis plus de 7 ans (Valmy) et que pendant ces années : « L’armée s’est organisée, aguerrie, illustrée ; de grands généraux s’y forment. On y a gardé un but commun et des passions communes, quand la nation n’en avait plus.[…] le 13 vendémiaire (1795) » elle a assuré le triomphe des bourgeois de Paris, le 18 fructidor (1797) elle a aidé le Directoire à vaincre le pouvoir législatif et le 13 vendémiaire(1799) elle a assuré la chute des Directeurs eux-mêmes » [32]. 

La poursuite de la guerre provoque la désorganisation du pays. Sous le Directoire règne une véritable anarchie ; l’insécurité est permanente, un quart seulement des impôts rentre dans les caisses de l’État qui vit pour partie des pillages opérés à l’étranger. 

L’ordre antérieur des valeurs se renverse, désormais l’image de l’armée est valorisée et valorisante ; elle apparaît même comme un idéal correspondant aux passions et pulsions démocratiques d’acquérir la fortune, la gloire et les honneurs en un temps très court : « [si la guerre dure] l'élite de la nation prend la carrière des armes ; tous les esprits naturellement entreprenants, fiers et guerriers, que produit non plus seulement l'aristocratie, mais le pays entier, sont entraînés de ce côté.  

Le nombre des concurrents aux honneurs militaires étant immense, et la guerre poussant rudement chacun à sa place, il finit toujours par se rencontrer de grands généraux.[…] Une foule d'hommes jeunes que la guerre a déjà endurcis, et dont elle a étendu et enflammé les désirs […] veulent grandir à tout prix et grandir sans cesse ; après eux en viennent d'autres qui ont mêmes passions et mêmes désirs ; et, après ces autres-là, d'autres encore, sans trouver de limites que celles de l'armée. L'égalité permet à tous l'ambition, et la mort se charge de fournir à toutes les ambitions des chances. La mort ouvre sans cesse les rangs, vide les places, ferme la carrière et l'ouvre. 
[…] Il y a d'ailleurs, entre les mœurs militaires et les mœurs démocratiques, un rapport caché que la guerre découvre. 
Les hommes des démocraties ont naturellement le désir passionné d'acquérir vite les biens qu'ils convoitent et d'en jouir aisément. La plupart d'entre eux adorent le hasard et craignent bien moins la mort que la peine. C'est dans cet esprit qu'ils mènent le commerce et l'industrie ; et ce même esprit, transporté par eux sur les champs de bataille, les porte à exposer volontiers leur vie pour s'assurer, en un mo­ment, les prix de la victoire. Il n'y a pas de grandeurs qui satisfassent plus l'imagination d'un peuple démocratique que la grandeur militaire, grandeur brillante et soudaine qu'on obtient sans travail, en ne risquant que sa vie » (p.229-230) [33].

 

La prise de pouvoir par l’armée, qui s’est opérée quasi « naturellement », lors du processus historique menant de la première République au Directoire puis du Consulat à l’Empire, devient ainsi, pour Tocqueville, le modèle même des rapports à venir entre l’armée, la nation et le pouvoir politique dans les pays démocratiques pendant les périodes de conflits ou de crises. 

Il reste donc à envisager si et comment les démocraties peuvent faire face à la menace que leurs armées font peser sur elles. 

La première conclusion de Tocqueville est très forte mais aussi très inquiétante : l’opposition entre le désir de la nation démocratique de rester en paix et la volonté de l’armée qui aspire naturellement à la guerre étant indépassable, il est impossible d’attendre de solution de l’armée elle-même, l’armée prise en tant que corps, même si en son sein, des soldats ou des officiers peuvent être opposés à la guerre et respectueux du pouvoir politique. L’armée demeure par nature dangereuse, voire factieuse : « Je pense, pour ma part, qu'un esprit inquiet et turbulent est un mal inhérent à la constitution même des armées démocratiques, et qu'on doit renoncer à le guérir. […] Ce n'est pas dans l'armée qu'on peut rencontrer le remède aux vices de l'armée, mais dans le pays» (p. 225) [34].  

Par conséquent, il appartient au pouvoir politique et à la nation de trouver les moyens de contenir les velléités de l’armée : « Il ne faut pas que les législateurs des démocraties se flattent de trouver une organisation militaire qui ait par elle-même la force de calmer et de contenir les gens de guerre ; ils s'épuiseraient en vains efforts avant d'y atteindre » (p. 225). 

Le gouvernement et la nation ne peuvent compter que sur leur vertu propre ainsi que sur la présence des soldats du rang qui ont été incorporés dans l’armée. Ils ne sont que des civils enrôlés, malgré eux dans l’armée et n’ont qu’une envie : échapper aux affrontements armés pour revenir en vie au pays. Ils constituent donc, l’élément le plus démocratique de l’armée dans laquelle ils sont le reflet de la nation. Il leur appartient de défendre les valeurs et vertus pacifiques de la démocratie, dont la démocratie a besoin. Tocqueville écrit dans une note non publiée : « Les soldats ne devant passer que peu de temps sous les drapeaux, et y étant attirés malgré eux, ne prennent jamais complètement l’esprit de l’armée. Ce sont ceux qui restent le plus citoyens » (p. 225, note a). 

Mais pour défendre les valeurs de la nation, la citoyenneté, le respect des libertés et de la légalité, encore faut-il que ces vertus existent et que le régime soit défendable, sinon la situation se retourne : «  Les peuples démocratiques craignent naturellement le trouble et le despotisme. Il s'agit seulement de faire de ces instincts des goûts réfléchis, intelligents et stables. Lorsque les citoyens ont enfin appris à faire un paisible et utile usage de la liberté et ont senti ses bienfaits ; quand ils ont contracté un amour viril de l'ordre, et se sont pliés volontairement à la règle, ces mêmes citoyens, en entrant dans la carrière des armes, y apportent, à leur insu et comme malgré eux, ces habitudes et ces mœurs. L'esprit général de la nation, pénétrant dans l'esprit particulier de l'armée, tempère les opinions et les désirs que l'état militaire fait naître ou, par la force toute-puissante de l'opinion publique, il les comprime. Ayez des citoyens éclairés, réglés, fermes et libres, et vous aurez des soldats disciplinés et obéissants » (p. 224) [35]. 

Seul un peuple citoyen, s’appuyant sur une pensée rationnelle du politique, et sur une vertu civique peut être garant, par l’intermédiaire de ses soldats, des valeurs de la nation et de la civilité/citoyenneté de l’armée (cf. le rôle des appelés lors du putsch de 1961 en Algérie). 

Si le Directoire n’est pas défendu, c’est qu’il n’est pas défendable ; il l’est d’autant moins qu’il avait lui-même mis à mal les libertés publiques alors que : « Toute loi qui, en réprimant l'esprit turbulent de l'armée, tendrait à diminuer, dans le sein de la nation, l'esprit de liberté civile et à y obscurcir l'idée du droit et des droits, irait donc contre son objet » (p. 225).  

Mais la conclusion demeure tragique : « Après tout, et quoi qu'on fasse, une grande armée, au sein d'un peuple démocratique, sera toujours un grand péril ; et le moyen le plus efficace de diminuer ce péril sera de réduire l'armée » (id.). La formulation est plus abrupte encore dans les Rubbish « c’est par les armées que les démocraties périront » (p. 224, note m). 

Les nations démocratiques
dans la guerre.
 

Le système même de l’avancement dans les armées démocratiques en période de paix conduit naturellement celles-ci à perdre les premiers engagements parce qu’elles sont commandées par des militaires âgés qui n’ont plus l’esprit guerrier mais sont devenus des fonctionnaires. Tocqueville reprend la formule de Machiavel au chapitre IV du Prince qu’il modifie ainsi : 

« Machiavel dit dans son livre du Prince “ qu'il est bien plus difficile de subjuguer un peuple qui a pour chefs un prince et des barons, qu'une nation qui est conduite par un prince et des esclaves”. Mettons, pour n'offenser personne, des fonctionnaires publics au lieu d'esclaves, et nous aurons une grande vérité, fort applicable à notre sujet » (p. 232) [36]. 

L’alternative qui se présente aux démocraties est simple et grave : d’une armée commandée par des généraux âgés – une armée de fonctionnaires - elles auront à attendre la défaite ; d’une armée commandée par de jeunes généraux ambitieux, elles auront à redouter les manœuvres factieuses, le coup d’ État. 

« Lorsque après un long repos, un peuple démocratique prend enfin les armes, tous les chefs de son armée se trouvent être des vieillards. Je ne parle pas seulement des généraux, mais des officiers subalternes, dont la plupart sont restés immobiles, ou n'ont pu marcher que pas à pas. Si l'on considère une armée démocratique après une longue paix, on voit avec surprise que tous les soldats sont voisins de l'enfance et tous les chefs sur le déclin ; de telle sorte que les premiers manquent d'expérience, et les seconds de vigueur.
 
Cela est une grande cause de revers ; car la première condition pour bien conduire la guerre est d'être jeune ; je n'aurais pas osé le dire, si le plus grand capitaine des temps modernes ne l'avait dit » (p. 228) [37]. 

Mais si l’engagement dure, si passé le premier choc la capitale n’est pas prise par l’ennemi, un peuple démocratique peut redresser la situation comme le montre l’exemple de la bataille de la Marne en septembre 14 le montre. La démocratie permet le surgissement d’une élite, de nouveaux généraux et possède, à terme, plus de ressources humaines, qualitatives (valeur des hommes) et quantitatives (patriotisme, levée en masse, résistance) que les régimes moins démocratiques. 

Tocqueville dégage dans le dernier chapitre les grands principes des guerres à venir «  dans les sociétés démocratiques ». Tactiquement la rapidité joue désormais un rôle essentiel et la nouvelle stratégie consiste à marcher directement sur la capitale ce qui permet de remporter la victoire d’un coup puisqu’une fois celle-ci tombée le pays est pris. C’était déjà le plan de Carnot lorsqu’il voulait aller sur Vienne en 1796, ce sera celui de Bonaparte puis de Napoléon : 

« [Les nations démocratiques] amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le champ de bataille, et, quand la nation est riche et nombreuse, elle devient aisément conquérante ; mais, une fois qu'on l'a vaincue et qu'on pénètre sur son territoire, il lui reste peu de ressources, et, si l'on vient jusqu'à s'emparer de sa capitale, la nation est perdue. Cela s'explique très bien : chaque citoyen étant individuellement très isolé et très faible, nul ne peut ni se défendre soi-même, ni présenter à d'autres un point d'appui. Il n'y a de fort dans un pays démocratique que l'État ; la force militaire de l'État étant détruite par la destruction de son armée, et son pouvoir civil paralysé par la prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu'une multitude sans règle et sans force qui ne peut lutter contre la puissance organisée qui l'attaque » (p. 233) [38]. 

Tocqueville relativise ici [39] le génie qu’on prête habituellement à Napoléon comme inventeur de cette nouvelle stratégie ; il a eu, dit-il, l’intelligence d’appliquer à la guerre nouvelle les données du moment, ce peut être du talent, peut-être pas du génie : « [désormais] on livre de grandes batailles, et dès qu'on peut marcher librement devant soi, on court sur la capitale, afin de terminer la guerre d'un seul coup. 

Napoléon a inventé, dit-on, ce nouveau système. Il ne dépendait pas d'un homme, quel qu'il fût, d'en créer un semblable. La manière dont Napoléon a fait la guerre lui a été suggérée par l'état de la société de son temps, et elle lui a réussi parce qu'elle était merveilleusement appropriée à cet état et qu'il la mettait pour la première fois en usage. Napoléon est le premier qui ait parcouru à la tête d'une armée le chemin de toutes les capitales. Mais c’est la ruine de la société féodale qui lui avait ouvert cette route » (p. 234). 

L’application faite par Napoléon de ce nouveau principe stratégique relève d’autant moins du génie qu’elle l’a conduit aux deux désastres majeurs, qui jouèrent un rôle considérable pour la chute de l’Empire, l’invasion de l’Espagne et de la Russie. 

Après l’analyse de Machiavel, que j’ai rappelée plus haut, Tocqueville ajoute : « Il est très difficile à un grand peuple aristocratique […] d'être conquis par [ses voisins]. Il […] ne peut être conquis, parce que l'ennemi trouve partout de petits foyers de résistance qui l'arrêtent. Je comparerai la guerre dans un pays aristocratique à la guerre dans un pays de montagnes : les vaincus trouvent à chaque instant l'occasion de se rallier dans de nouvelles positions et d'y tenir ferme » (p. 233). 

Plus l’état social et politique un pays est éloigné de la démocratie, moins la prise de la capitale constitue un enjeu stratégique majeur. En engageant les armées de la France et en Russie, Napoléon est allé à sa perte. Dans la Russie des Tsars, Koutousov peut choisir la politique de la terre brûlée ; les moujiks ne possédant absolument rien n’ont rien à perdre ni à sauver et n’ont pas d’existence politique véritable. La prise de Moscou ne désorganisait pas le pays et n’assurait aucun contrôle sur le reste de la Russie. La stratégie qui assure la victoire sur des pays démocratiques - ou dans lesquels l’état social est en cours de démocratisation – devient un non-sens quand elle est appliquée aux Etats archaïques. 

Ainsi, dans l’Europe du milieu du XIXe jusqu’à la seconde guerre mondiale, les conflits ont opposé des belligérants plus ou moins avancés dans la voie démocratique. Les confrontations ont mis face à face non deux pays entre eux mais des coalitions parce que, comme Tocqueville l’avait annoncé, le facteur déterminant permettant la victoire devenait d’ordre quantitatif et que, désormais, la victoire appartenait aux gros bataillons :
 
« Ainsi, d'un côté, il est très difficile, dans les siècles démocratiques, d'entraîner les peuples à se combattre ; mais, d'une autre part, il est presque impossible que deux d'entre eux se fassent isolément la guerre. Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs opinions et leurs besoins si semblables, qu'aucun ne saurait se tenir en repos quand les autres s'agitent. Les guerres deviennent donc plus rares ; mais, lorsqu'elles naissent, elles ont un champ plus vaste » (p. 231-232) [40]. 

Ainsi des nations comparables qui accèdent à la démocratie sur un même espace géographique devraient-elles éviter au maximum de se faire la guerre. Et, de fait, le continent européen a échappé à des conflits majeurs de 1815 à 1870 [41]. Mais Tocqueville pose déjà la question de l’éventualité de nouveau x conflits possibles en Europe. Au milieu du XIXe siècle, pas de guerres majeures : l’Europe est fatiguée, mais il explique à son neveu Hubert, attaché d’ambassade à Vienne, puis à Berlin, que la paix du continent repose sur l’équilibre existant entre L’Angleterre, la Russie, la France et l’Allemagne qui doit se réunifier. Il sait que le poids de la Prusse pose un problème mais il est assuré que tout système d’alliance de la France avec l’Angleterre et/ou la Russie contre l’Allemagne engendrera une « guerre générale ». C’est là le résultat des guerres de l’Empire : « Nous avons fait nos pires ennemis de nos alliés naturels » [42] alors qu’en 1789 les populations allemandes étaient bien disposées vis-à-vis de la France [43]. 

** 

Les cinq chapitres que Tocqueville a consacrés aux liens étroits et dangereux existant entre les démocraties et leurs armées apparaissent donc, au vu des cent soixante-cinq années qui se sont écoulées depuis la parution de la seconde Démocratie, d’une grande justesse, mais ils ont été jusqu’à présent totalement ignorés. Et, cependant, les liens problématiques unissant la démocratie et son armée devraient constituer un élément majeur de la grille de lecture qu’on applique à l’histoire des peuples et des régimes ou à l’analyse du système politique du moment ; ils révèlent très précisément la nature profonde du régime et son évolution vers plus ou moins de démocratie. 

Certes les processus ont été - ou sont - différents selon les périodes historiques ou les peuples considérés. Les coups d’État militaires, les putschs, ont été menés - tantôt [contrairement à ce que Tocqueville pensait en 1840] par des généraux (Amérique latine, Espagne 1936, France 1851 et 1961) - tantôt par des colonels (Nasser en Egypte, Boumediene en Algérie, en 1965) - tantôt par d’anciens sous-officiers de l’armée française comme Bokassa, adjudant (auto-)promu ( ?) colonel avant de se faire sacrer Empereur ! 

Les coups d’État multiples qui se sont produits en Europe, au Moyen-Orient, en Amérique latine ont souvent présenté un caractère national mais parfois également un caractère plus complexe lorsque l’état major d’une armée est incité à renverser la légalité républicaine par une puissance étrangère soucieuse de garantir sa zone d’influence, ses intérêts économiques ou énergétiques, fût-ce en renversant un régime démocratique qui ne lui convient pas, comme ce fut le cas un 11 septembre, au Chili ! 

Maintes fois les militaires ont choisi de renverser une démocratie par haine pure et simple de la démocratie (Espagne, 1936, Grèce des colonels), maints coups d’État, notamment en Afrique, se sont appuyés sur un alibi démocratique : les militaire s’emparant du pouvoir pour instaurer, à terme, un régime démocratique. C’est là un argument dilatoire, chacun en convient, mais il y a, dit-on, toujours une exception à la règle, c’est bien la révolution des œillets, 1975, qui restaura au Portugal la démocratie renversée par le coup d’État militaire de 1926. 

Ajoutons ici que Tocqueville, si soucieux du comparatisme, n’a pas signalé ou prévu, sauf omission de ma part, que les pays anglo-saxons ne seraient pas susceptibles – c’est au moins le cas jusqu’à présent – de connaître des dérives de ce type ; sans doute parce que, contrairement aux autres pays démocratiques, ils se sont montrés constamment plus soucieux de la primauté de la défense de la liberté et moins de l’égalité-égalitarisme. C’est là, nous le savons le point faible, le tendon d’Achille des démocraties naturellement prêtes à sacrifier la liberté à l’égalité et/ou à la sécurité ! 

Rappelons enfin qu’après la seconde guerre mondiale la constitution des deux grands blocs réalisait l’annonce faite par Tocqueville dans la dernière page de la première Démocratie, les États-Unis et la Russie, sous la forme de l’Union soviétique allaient tenir entre leurs mains pendant près d’un demi-siècle les destinées de la moitié du monde. Mais il y avait là un changement d’échelle, une rupture quantitative qui amenait une rupture qualitative. La question changeait à la fois de degré et de nature et ne se posait plus désormais pour les deux États qui avaient le leadership de chaque bloc en terme de maîtrise du politique par le pouvoir civil ou militaire, mais en terme de poids économique et politique des lobbies militaro-industriels. Le 17 janvier 1961, au moment de quitter le pouvoir le général Eisenhower adresse cet avertissement à la nation américaine : 

« Trois millions et demi d'hommes et de femmes travaillent directement pour le secteur de la défense. Nos dépenses annuelles pour la sécurité militaire dépassent le revenu net de l'ensemble des entreprises de notre pays.
 
La présence simultanée d'un énorme secteur militaire et d'une vaste industrie de l'armement est un fait nouveau dans notre histoire. Cette combinaison de facteurs a des répercussions -- d'ordre politique, économique et même spirituel – perceptibles dans chacune de nos villes, dans les chambres législatives de chacun des États qui constituent notre pays, dans chaque bureau de l'administration fédérale. Certes, cette évolution répond à un besoin impérieux. Mais nous nous devons de comprendre ce qu'elle implique, car ses conséquences sont graves. Notre travail, nos ressources, nos moyens d'existence sont en jeu, et jusqu'à la structure même de notre société.
 
Dans les organes politiques, nous devons veiller à empêcher le complexe militaro-industriel d'acquérir une influence injustifiée, qu’il l'ait ou non consciemment cherchée. Nous nous trouvons devant un risque réel, qui se maintiendra à l’avenir : qu'une concentration désastreuse de pouvoir en des mains dangereuses aille en s'affermissant.
 
Nous devons veiller à ne jamais laisser le poids de cette association de pouvoirs mettre en danger nos libertés ou nos procédures démocratiques. Nous devons nous garder contre le risque de considérer que tout va bien parce que c'est dans la nature même des choses. Seul un ensemble uni de citoyens vigilants et conscients réussira à obtenir que l'immense machine industrielle et militaire qu'est notre secteur de la défense nationale s'ajuste sans grincement à nos méthodes et à nos objectifs pacifiques, pour que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble ». 

Faut-il encore considérer aujourd’hui, un siècle et demi après la seconde Démocratie, que plus le poids idéologique ou économique de l’armée est fort, plus la démocratie est en danger ? 

Faut-il encore considérer que plus l’état de guerre réelle ou larvée est présent, plus les institutions démocratiques et les garanties des libertés des citoyens sont remises en cause ? 

Faut-il considérer que l’affirmation de Tocqueville : « Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d'une nation démocratique doivent savoir que le plus sûr et le plus court moyen d'y parvenir est la guerre » est obsolète ? 

La question mérite au moins d’être posée. 

J.L. Benoît  

Tocqueville, colloque du bicentenaire de la naissance de Tocqueville, seconde partie, Université Yale de New Haven 

Beinecke Library, Yale,
le 1er octobre 2005.


[1]       D.A., II, troisième partie, ch. XXII- XXVI. Cette localisation ne doit évidemment rien au hasard puisque ces textes se situent immédiatement après le remarquable chapitre XXI : Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares. La quasi-totalité des citations de cette communication sont tirées de ces chapitres dont j’indiquerai le numéro, la pagination indiquée après les citations renvoyant au tome II de De la démocratie en Amérique, Vrin, édition historico-critique réalisée par Eduardo Nolla.

[2]    Premier paragraphe du chapitre XXVI, in édition Vrin, II, p. 231a. Ce paragraphe ne figure pas dans l’édition définitive.

[3]    On pourrait aussi rapprocher la forme que prennent certains chapitres de celle que nous trouvons dans l’Éthique où Spinoza pose d’abord une proposition qui, comme un théorème, trouve sa démonstration dans le développement qui suit immédiatement.

[4]    Référence explicite également dans les notes et remarques annexes et les Rubbish. Tocqueville utilise dans la conversation quotidienne avec Mary, sa femme, nombre de mots anglais mais peu soucieux de l’orthographe, il écrit : « Rubish ».

[5]    Édition Vrin, II, note b, in Rubbish 2 ; ce propos est, bien que vrai, si grave que Tocqueville ne le fait pas paraître dans l’édition définitive.

[6]    Ibid., note e.

[7]    Titre du chapitre XXII.

[8]    Il se contente d’une allusion à Napoléon ; à charge au lecteur cultivé de retrouver les événements auxquels il fait allusion.

[9]    Ch. XXIII.

[10]   Ch. XXI.

[11]   Vrin II, p. 221b, note c, in les Rubbish 2. Tocqueville ajoute : « La plupart d'entre eux ont peu à perdre dans les troubles civils ». .

[12]   Ch. XXII

[13]   Ibid. Dans la première Démocratie, Tocqueville analyse les liens des Etats-Unis et de leur armée ; il est sévère vis-à-vis du prestige disproportionné que Jackson a pu retirer de la bataille de la Nouvelle-Orléans et considère que ce dernier présente déjà tous les traits d’un démagogue et d’un populiste dont il n’exclut pas qu’un jour un de ses semblables puisse occuper le pouvoir et entraîner les Etats de l’Union à des dérives militaristes. Mais il souligne que le cas des États-Unis est atypique, l’Union n’ayant pas sur ses frontières d’ennemi important à redouter peut se contenter à l’époque d’un embryon d’armée : « Comment nier l'incroyable influence qu'exerce la gloire militaire sur l'esprit du peu­ple ? Le général Jackson que les Américains ont choisi deux fois pour le placer à leur tête, est un homme d'un caractère violent et d'une capacité moyen­ne ; rien dans tout le cours de sa carrière n'avait jamais prouvé qu'il eût les qua­li­tés requises pour gouverner un peuple libre : aussi la majorité des classes éclairées de l'Union lui a toujours été contraire. Qui donc l'a placé sur le siège du Président et l'y maintient encore ? Le souvenir d'une victoire remportée par lui, il y a vingt ans, sous les murs de la Nouvelle-Orléans ; or, cette victoire de la Nouvelle-Orléans est un fait d'armes fort ordinaire dont on ne saurait s'occuper longtemps que dans un pays où l'on ne donne point de batailles ; […] le peuple […] se laisse ainsi entraîner par le prestige de la gloire…[…]

            On s'est imaginé que le général Jackson voulait établir aux États-Unis la dictature, qu'il allait y faire régner l'esprit militaire, et donner au pouvoir central une extension dan­gereuse pour les libertés provinciales. En Amérique, le temps de semblables entre­prises et le siècle de pareils hommes ne sont point encore venus »…[…]

            Mais pour Tocqueville, Jackson présente déjà tous les traits d’un démagogue et d’un populiste dont il n’exclut pas qu’un jour un de ses semblables puisse occuper le pouvoir : « Après s'être […] abaissé devant la majorité pour gagner sa faveur, le général Jackson se relève ; il marche alors vers les objets qu'elle poursuit elle-même, ou ceux qu'elle ne voit pas d'un oeil jaloux, en renversant devant lui tous les obstacles. […] Il foule aux pieds ses ennemis person­nels partout où il les trouve, avec une facilité qu'aucun président n'a rencontrée ; il prend sous sa responsabilité des mesures que nul n'aurait jamais avant lui osé prendre ; il lui arrive même de traiter la représentation nationale avec une sorte de dédain presque insultant ; il refuse de sanctionner les lois du Congrès, et souvent omet de répondre à ce grand corps »…(De la démocratie en Amérique, I, 1835, seconde partie, ch. X, éd. Vrin,. 298-299)

            Texte prémonitoire, s’il en est ! Encore que les états de service de George Bush relèvent du zéro absolu !

[14]   Ibid.

[15]   Ch. XXII.

[16]   Ibid.

[17]   La position de l'officier est, en effet, bien plus assurée chez les peuples démocratiques que chez les autres. Moins l'officier est par lui-même, plus le grade a comparativement de prix, et plus le législateur trouve juste et nécessaire d'en assurer la jouissance (note de T.).

[18]   Ch. XXIII.

[19]   Ce fait ne fera d’ailleurs que s’accroître puisque, explique Tocqueville, les démocraties seront conduites à entretenir des armées d’autant plus nombreuses que l’esprit guerrier de la nation est moindre. Le  recours à la conscription deviendra donc quasiment systématique : « Dans les siècles d'égalité, les armées semblent croître à mesure que l'esprit militaire s'éteint […] Il est de l'essence d'une armée démocratique d'être très nombreuse. […] Les peuples démocratiques sont donc bientôt amenés à renoncer au recrutement volontaire, pour avoir recours à l'enrôlement forcé. […] Le service militaire étant forcé, la charge s'en partage indistinctement et égale­ment sur tous les citoyens. […] Or, le service militaire étant commun à tous les citoyens, il en résulte évidemment que chacun d'eux ne reste qu'un petit nombre d'années sous les drapeaux.

            Ainsi, il est dans la nature des choses que le soldat ne soit qu'en passant dans l'armée… »

[20]   Note b, in Rubish 2; ce propos est, bien que vrai, si grave que Tocqueville ne le fait pas paraître dans l’édition définitive.

[21]   C’est-à-dire ici, le sous-officier ou l’officier du rang.

[22]   Ch. XXII.

[23]   Ch. XXV.

[24]   Ch. XXII.

[25]   Il semble vouloir dire en fait « pas seulement ».

[26]   Tocqueville vise ici l’attitude du Directoire, j’en veux pour preuve que dans Rubbish 2 il avait ajouté « ou de Bonaparte » qui est un général qui, au même titre que les deux premiers, impose à la République un pouvoir autoritaire appuyé sur l’armée.

[27]   La guerre met en place les conditions qui feront accepter une augmentation du pouvoir centralisé de l’État aux dépens des libertés individuelles, si bien que ceux qui veulent détruire les libertés démocratiques ont tout intérêt à engager le pays dans la guerre – tentative de Charles X avec la conquête d’Alger, stratégie de la tension en Italie dans les années 70, prise du pouvoir par Mussolini et Hitler…

 [28]  Ch. XXII.

[29]   Tocqueville achève le chapitre consacré au 18 Brumaire dans le second Ancien Régime en rapportant une anecdote qu’il a trouvée chez Fiévée : « Tout paysan que j’abordais dans les champs, les vignes ou les bois, m’abordait pour me demander si on avait des nouvelles du général Bonaparte et pourquoi il ne revenait pas en France ; jamais on ne s’informait du directoire » (Fiévée, 1767-1839 in A.R., II, p. 292).

[30]   Dans les chapitres I et II du Livre III de la seconde partie de L’Ancien Régime tels qu’ils ont été rédigés et que nous pouvons les lire ( O.C. (Gallimard), II, 2, p. 276), Tocqueville explique clairement comment, fatigué du désordre politique, chacun était prêt à renoncer à une part de liberté et à admettre une forme de servitude pourvu qu’elle s’appliquât à tous les citoyens.

[31] - Ibid., p. 289.

[32] - Ibid., p. 290.

[33]   Ch. XXIV.

[34]   Ch. XXII.

[35]   Ch. XXII.

[36]   Ch. XXVI.

[37]   Ch. XXIV.

[38]   Ch. XXVI.

[39]   Comme dans le second volume L’Ancien Régime et la Révolution, inachevé, O.C. Gallimard, II, 2.

[40]   Ch. XXVI.

[41]   Si l’on excepte l’expédition d’Espagne en 1824, l’intervention française en Italie, la guerre de Crimée ou la conquête de l’Algérie, qui ne sont pas des guerres au sens premier comme celles de la Révolution et de l’Empire.

[42]   O.C., XIV, p.342. Voir à ce sujet la lettre que Tocqueville adresse à son neveu Hubert le 7 février 1858, O.C., XIV, pp. 341-342.

            Ajoutons qu’un facteur d’ordre économique sur lequel Tocqueville ne pouvait anticiper a joué un rôle essentiel dans le déclenchement de la première guerre mondiale. L’assassinat de Jaurès, qui entendait unir les travailleurs français et allemands contre l’engrenage diabolique qui menait à la guerre, a eu pour fonction de casser le mouvement ouvrier. Au moment où l’affrontement du capital et du travail devient inéluctable, l’entrée en guerre a substitué un affrontement de pays à pays et de bloc à bloc à un affrontement de classes.

[43]   Rappelons, en outre, que, pour Tocqueville les guerres civiles deviendront rares dans les pays démocratiques, le cas le plus grave étant celui où une partie de l’armée se soulèverait, l’autre partie restant fidèle au gouvernement (comme ce sera le cas en Espagne).

            Rappelons également qu’il pose, dès la fin de la première Démocrate, la question d’un éventuel conflit entre les États de l’Union. Cette question le préoccupe et il s’est enquis maintes fois de ce que pensaient ses interlocuteurs à ce sujet. Dans une lettre à son père, il prévoit qu’il y aura un affrontement entre le Nord et le Sud, dont il ne sait quelle nature il prendra, mais dont il est assuré que le Nord sortira vainqueur parce que plus moderne et plus industriel. Ce qu’il dit à ce sujet est ici remarquable : si un conflit éclate entre États confédérés il prendra la forme non d’une guerre civile, mais d’une guerre étrangère : « Dans les confédérations, le pouvoir prépondérant résidant toujours, malgré les fictions, dans les gouvernements d'État et non dans le gouvernement fédérai, les guerres civiles ne sont que des guerres étrangères déguisées».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 25 novembre 2007 13:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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