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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-Louis Benoît et al., TOCQUEVILLE ET LES SIENS. (2019)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Louis BENOÎT, Nicole FRÉRET et Christian LIPPI, TOCQUEVILLE ET LES SIENS. Correspondance avec l’abbé Lesueur, son vieux précepteur. Lettre à Madame de Swetchine. Réplique à Boissy d’Anglas. Extraits des carnets de Marie Mottley, comtesse de Tocqueville. Les derniers jours d’Alexis. Le testament d’Hippolyte de Tocqueville. Louise Meyer. Lettres de Marie Mottley, comtesse de Tocqueville. Chicoutimi: Livre inédit, Les Classiques des sciences sociales, 2019, 342 pp. [Livre mis en ligne en libre accàs à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de M. Jean-Louis Benoît accordée le 19 juillet 2019.

Introduction

Louise de Rosanbo [1] qui allait épouser Hervé de Tocqueville était d’une santé très fragile, nous le savons par la correspondance familiale et plus encore par les Mémoires d’Hervé de Tocqueville qui nous révèlent un fait resté jusqu’à présent inconnu. Hervé [2] né le 7 janvier 1772 avait perdu son père [3] alors qu’il n’était âgé que de trois ans, avant de perdre sa mère en 1785 [4] ; il se retrouvait donc orphelin de père et de mère à 13 ans et demi. Il ne restait aucun membre de sa lignée paternelle il fut donc accueilli dans la famille de Félix Lallemant de Nantouillet [5]. Marie-Adélaïde Charlotte de Nantouillet [6], était la troisième fille de Louis-Alexandre de Damas, comte de Crux [7], et la sœur de Catherine-Antoinette Damas de Crux, mariée à Bernard Clérel, comte de Tocqueville et donc l’une des tantes de la lignée maternelle d’Hervé.

En 1792 Monsieur de Gontaut [8], fit rencontrer à Alexis la seconde fille de Louis de Rosanbo [9], Louise, et un projet de mariage fut évoqué mais le jeune homme n’y accorda plus d’importance dans les mois qui suivirent tant les faits qui se déroulaient rendaient, à son avis, les projets de mariage obsolètes.

Eh bien justement non ! Pour Louis de Rosanbo, au contraire, la gravité des événements rendait plus urgente encore la concrétisation du mariage qui devait donner une protection à sa fille, d’autant plus que celle-ci était très fragile. Hervé l’ignorait, on ne lui en avait rien dit ! Un fait auquel il n’avait pas pris garde eût cependant pu l’alerter. Louise de Rosanbo était la seconde des trois filles de Louis de Rosanbo, les deux autres étaient mariées, elle non, alors qu’on mariait habituellement les filles par rang d’âge.

Le surlendemain du mariage, Hervé de Tocqueville et Louise vont faire le tour du village de Malesherbes quand soudain celle-ci est frappée d’une crise nerveuse spectaculaire qui laisse Hervé pétrifié. On vint à leur secours, Louise finit par revenir à elle et on apprit à Hervé, à ce moment-là seulement, que sa jeune femme était sujette à de telles crises, ce qui avait sans doute retardé son mariage. Il s’agissait vraisemblablement de crises d’épilepsie, qui pouvaient être très violentes comme le rapporte l’abbé Lesueur [10], qui l’accompagnèrent sa vie durant. Elles étaient plus violentes et plus fréquentes dans les périodes de stress comme pendant les dix mois passés à la prison de Port-Libre, nom donné par les révolutionnaires à la prison de Port-Royal, en voyant les siens partir pour la guillotine et attendant son tour à venir. Son équilibre nerveux en resta profondément marqué comme l’indique un petit passage d’une lettre adressée par Lesueur à Édouard le 2 août 1821 : « Elle est rentrée ici avec une attaque de nerfs [11] qui a commencé au premier tour dans la rue et qui n’a fini que sur le canapé où il a fallu la porter évanouie. »

Les années qui suivirent la libération du jeune couple, rendue possible par la chute de Robespierre [12], lui apportèrent une relative stabilité et une sécurité pendant les onze années passées au château de Verneuil-sur-Seine, de 1803 [13] à 1814, petite ville dont Hervé fut nommé maire par Bonaparte en 1804 [14]. Lui s’occupait du lien familial avec le monde extérieur, elle s’occupait de l’éducation de ses trois fils et de leurs deux cousins Chateaubriand [15], fils de son beau-frère Jean-Baptiste [16], frère aîné de François René, l’un des détenus de Port-Libre exécuté avec cinq autres membres de la parentèle appartenant aux familles Malesherbes, Rosanbo et Chateaubriand, guillotinés entre le 20 et le 22 avril 1794 ; Madame de Sénozan [17] sœur de Malesherbes fut la dernière à périr sur l’échafaud le 10 mai.

Arrive la chute de Napoléon et son premier exil à l’île d’Elbe. Hervé entame alors une longue carrière préfectorale. Dès juin 1814, il est nommé préfet d’Angers. Sa carrière reprend après les Cent-Jours et Waterloo, sous la seconde Restauration. Il occupe successivement les préfectures de l’Oise, de la Côte d’Or, de la Moselle - où il resta plus de six ans -, de la Somme. Il obtient enfin, en 1826, sa nomination à la préfecture la plus prestigieuse, celle de Versailles. Il accède à la pairie le 4 novembre 1827 et quitte la préfecture au début de 1828.

Par l’une de ces ironies tragiques qui traversent certaines existences, cette période tant attendue par toute la famille allait marquer la dégradation progressive de la santé de Louise de Tocqueville, dont les lettres de l’abbé Lesueur font état. Elle meurt en 1836 « après vingt années de misères », écrit Alexis à sa cousine Eugénie de Cordoue, comtesse de Grancey [18].

Le retour du roi avait sonné pour elle la fin de la vie protégée qu’elle menait au château de Verneuil où les joies enfantines, les chants et les ris reléguaient au second plan la nostalgie du temps jadis qui perçait lorsqu’elle chantait Le Troubadour Béarnais, et provoquait l’émotion de tous.

À partir de 1814 qui marque le début de la sa carrière préfectorale d’Hervé, elle l’accompagne dans les différents postes qu’il occupe, jusqu’à son entrée en fonction à Metz où elle est encore présente en juillet 1817, mais ses troubles s’aggravant, elle regagne alors leur appartement parisien, dans le dixième arrondissement de l’époque [19]. Ses deux aînés ont quitté le domicile familial pour entreprendre une carrière militaire et, en 1820, Alexis est enlevé à ses bons soins et à ceux de l’abbé, pour rejoindre Hervé à Metz afin de suivre une scolarité normale.

Hervé considérait que Lesueur, le bon précepteur qui avait été le sien et celui de ses trois fils, n’était désormais plus capable de mener à son terme la formation scolaire et humaine nécessaire à Alexis pour entrer dans ce monde nouveau qui commençait à naître ; époque de transition que Chateaubriand décrit, avec le style qui est le sien, comme le crépuscule et la mort du monde ancien, Alexis prenant le relais et saluant le passage de ce monde ancien à l’aube d’un monde nouveau, chargé d’incertitudes et peut-être de promesses : « Nous ne serons point remplacés . Je me le dis souvent avec tristesse .[...] aurions nous des enfants que nous ne pourrions leur léguer ni notre position, ni notre manière de la comprendre . Nous sommes à peine de notre temps. Ils seraient entièrement du leur » écrivait-il à sa femme, un an avant sa mort, le 4 mai 1858.

L’abbé Lesueur était entré dans la famille Tocqueville très tôt lorsqu’il avait fallu trouver un précepteur au jeune Hervé qui était élève au collège d’Harcourt à Paris [20] auquel sa mère l’avait confié pour y recevoir une éducation. Il n‘avait alors que neuf ans.

Il avait d’abord été mis sous la tutelle d’un abbé, lecteur de Voltaire et Rousseau, mais également méchant homme, voire sadique. Heureusement, son oncle maternel, le comte de Damas [21], qui n’appréciait guère les lecteurs des philosophes, le fit renvoyer et l’enfant fut confié, en 1781, à un nouveau précepteur, l’abbé Louis Lesueur, qui devait être l’ami de toute sa vie et qui fut également le précepteur de ses trois fils, partageant la vie de la famille jusqu’à sa mort qu’Alexis apprit pendant son voyage aux Etats-Unis et qui lui causa un vrai chagrin.

Louis Lesueur est né le 1er novembre 1751 à Ansauvillers, dans l’Oise [22], en Picardie. Son père était plafonneur, c’est-à-dire un plâtrier spécialisé dans la réalisation de plafonds en plâtre. Il mourut le 30 juin 1831, à Saint-Germain-en-Laye alors qu'il demeurait toujours au domicile d'Hervé de Tocqueville, qui est le principal signataire de son acte de décès. Dans une de ses lettres il évoque la mort de « [sa] sœur [23] » ; dans ses Mémoires, Hervé écrit que, lors de la journée du 10 août 1792, son frère était dans un régiment de grenadiers, mais on sait peu de choses concernant l’abbé et sa famille. Marie-Claire Tihon signale que le frère de Lesueur demeurait à Paris mais occupait les fonctions d’intendant d’Hervé de Tocqueville lorsqu’il était au château de Verneuil-sur-Seine. Il s’agit de Jean-Baptiste, né le 26 juin 1759 à Ansauvilliers. André Jardin écrit également que l’abbé fut un prêtre réfractaire et qu’il émigra [24].

La relation affective privilégiée nouée avec l’abbé devait développer chez Hervé une forte sensibilité qui contrastait, nous dit-il, avec la fermeté qui était le fond de son tempérament. Il est vrai qu’après la mort de sa mère, l’abbé est pour Hervé la seule personne qui l’entoure d’une véritable affection et d’une amitié réelle pendant des années. Il partage sa vie depuis qu’il a été confié à sa charge au collège d’Harcourt jusqu’au moment où il l’accompagne en Belgique lorsque ses parents lui ont demandé de gagner Bruxelles pour se joindre à l’armée des princes. Là, Hervé est très rapidement dégoûté de l’immoralité de cette société qui a perdu tous ses repères et décide de rentrer donc en France presque aussitôt en demandant à Lesueur de rester sur place un certain temps pour donner le change et faire croire à son prochain retour en Belgique.

Lesueur revient en France quelques semaines plus tard et Hervé se fait inscrire dans la garde constitutionnelle du roi. Lors de la grande journée révolutionnaire du 10 août il organise la fuite de Lesueur dans sa famille Picarde lui évitant une arrestation qui eût pu avoir les conséquences les plus graves, puis il le rejoint en Picardie où il séjourne dans la famille de l’abbé jusqu’au 20 janvier 1793, jour où il décide de se rendre à Malesherbes pour épouser Louise de Rosanbo.

Le lendemain, à son arrivée à Paris, il apprend l’exécution du roi.

Le mariage d’Hervé et de Louise est célébré par le curé de Malesherbes, le 12 mars 1793. Neuf mois plus tard, entre, le 17 et le 20 décembre, tous les membres de la famille présents au château de Malesherbes sont arrêtés, six d’entre eux furent guillotinés. Hervé et Louise qui devaient être jugés le 12 thermidor, et auxquels un sort identique était très certainement réservé, ne durent qu’à la chute de Robespierre d’avoir la vie sauve.

Après les dix mois d’emprisonnement à Port-Libre et l’exécution de six de leurs proches, Hervé et Louise sont libérés, alors commence une vie compliquée, pendant quelques années. Hervé doit se charger de la résolution de problèmes domestiques et des questions patrimoniales, pour lui et sa parentèle, ce qui contraint le couple et les enfants à changer de domicile plusieurs fois et à voyager avant de se fixer au château de Verneuil en 1803. Hippolyte l’aîné des enfants est né en 1797, le second, Édouard en 1800.

Il semble que Lesueur ait rejoint la famille dans ces moments-là, mais les documents nous manquent pour en dire davantage. Lesueur s’est-il tenu caché dans sa famille et son pays ? Il n’aurait sans doute pas manqué d’être dénoncé [25]. A-t-il émigré ? C’est probable, mais où ? En Belgique, en Angleterre, dans les îles anglo-normandes à partir du Cotentin, pays d’Hervé ? Nous ne le savons pas ; ce qui est à peu près certain, si l’on tient compte de son tempérament et de son idéologie, c’est qu’il n’a sans doute pas prêté serment.

Dans sa correspondance il dit par deux fois qu’il est manchot. Hervé ne mentionne pas ce fait quand il évoque son jeune précepteur. L’abbé a-t-il perdu un bras, ou l’usage d’un bras, lors des périodes troublées qu’il a connues de 1793 à 1800 ? Ce n’est pas impossible [26], mais rien ne nous l’indique précisément. L’abbé était un prêtre jansénisant, on le verra dans ses lettres. Pierre Gibert, qui a édité les deux volumes du tome XV des Œuvres Complètes [27] signale l’existence dans la bibliothèque du château d’un Commentaire latin du quatrième Évangile de Jansenius qui porte sa signature, on trouve également quelques ouvrages plus ou moins teintés de jansénisme : L’idée de la religion Chrétienne d’Hersan [28], les Instructions générales en forme de catéchisme, approuvées par Colbert l’évêque de Montpellier [29], également marqué par le jansénisme, et surtout la Doctrine chrétienne en forme de lecture de piété de l’abbé de Lhomond [30] qui fait une présentation du péché originel qu’on retrouve quasi intégralement dans la lettre capitale que Lesueur écrivit à Alexis après avoir découvert ses manquements à ses devoirs religieux, le 8 septembre 1824.

André Jardin suggère qu’on pourrait trouver là l’origine d’une forme de pessimisme de Tocqueville concernant la nature humaine ; l’hypothèse n’est pas convaincante. Françoise Mélonio me disait un jour : « Avez-vous remarqué Monsieur Benoît que chaque fois que Jardin risque une hypothèse, elle est fausse ! » Elle avait sans doute raison. Le pessimisme de Tocqueville est bien plus profond, il tient à sa nature même. Profondément cyclothymique il connut dans sa vie des épisodes de dépression profonde qui le laissèrent parfois totalement prostré : en 1821 lors de sa gigantesque crise existentielle, en 1832, au retour des États-Unis, en 1835, lorsque son mariage est vivement remis en question et semble désormais impossible, et à certains moments de l’année 1848. Il craignait plus que tout toutes les formes de dépression et n’ignorait peut-être pas la fin tragique de son arrière-grand-mère, Françoise Thérèse Grimod de la Reynière [31], qui s’était suicidée avec une carabine de chasse, et à laquelle l’Église avait refusé une inhumation chrétienne comme le rapporte Pierre Grosclaude, l’un des principaux spécialistes de Malesherbes. À Rousseau qui lui avait présenté ses condoléances, Malesherbes écrit : « Une profonde mélancolie était le principal symptôme de la maladie qu’elle avait depuis six mois. »

La vie de l’abbé Lesueur est entièrement liée, de 1814 à sa mort, en 1831, à celle des membres de la famille. Il est présent à toutes les cérémonies et à la signature des actes et contrats ; il fait véritablement partie du groupe familial dont il constitue l’un des pôles d’affection et de sécurité. Après juillet 1817, quand Louise de Tocqueville quitte la préfecture de Metz pour le 77 rue de Grenelle, il reste auprès d’elle et de la vieille bonne [32] très dévouée à tous. Il est aux petits soins d’Alexis ; il veille à sa formation scolaire, intellectuelle, morale et religieuse et s’efforce de gérer au mieux la situation, ce qui n’est pas toujours facile surtout en raison de l’état de santé physique, psychique et morale de Louise. Alexis reste à Paris jusqu’à son départ pour Metz, en avril 1820 mais de 1817 à 1820, son père le fait venir à Metz pour de courts séjours pendant lesquels il lui fait donner des cours à la préfecture par des professeurs du Collège Royal, notamment Messieurs Madelaine [33] et Galtier pour le mettre à peu près au niveau des autres élèves. Il arrive à l’abbé de protester qu’on se repose trop sur lui qui est âgé, fatigué, manchot et dont la main est bientôt frappée d’érésipèle, en décembre 1821, puis d’un tremblement, maintes fois souligné, qui débute en 1822, puis s’aggrave :

« Crois-tu donc que je bâcle comme toi une lettre dans l’espace de cinq minutes ? Tu as donc oublié que je suis manchot et qu’il me faut une journée pour remplir deux pages comme celles que tu vas recevoir ! Et tes frères, faut-il les mettre au rancart ? Voici comme je partage ma semaine : deux jours pour écrire une lettre à Metz, deux jours pour Maubeuge [34], deux jours pour la Suisse [35] ce qui fait trois lettres en six jours et le septième, M. Bébé se repose [36]. » (…) « Ma main me force à finir [37]. » (…) « Mes nerfs sont dans un état qui m'afflige. Je ne pourrai bientôt plus me servir de mes mains [38], je ne dis pas pour écrire, mais pour dire la messe et pour porter ma cuiller à ma bouche. Le mal fait des progrès bien rapides. Plains-moi [39], mon petit Alexis, en perdant la faculté de m'entretenir avec toi, je perdrai la seule consolation de l'absence. [40] »

Pendant les huit années qui lui restaient à vivre l’état de santé de Lesueur se dégrada de mois en mois, il n’en continua pas moins à rédiger, avec de grandes difficultés, une correspondance suivie. Les 45 lettres dont nous disposons constituent la plus grande partie de l’échange épistolaire entre l’abbé et Alexis qui les conserva précieusement sa vie durant. Elles se répartissent sur 8 ans, de 1820 à 1828, mais la plus grande partie d’entre elles, 39, correspondent aux années 1820-1823, lorsqu’Alexis est installé avec son père à la préfecture de Metz, éloigné de sa mère et de l’abbé, parce qu’il fallait lui donner une véritable scolarisation et préparer son avenir.

Dans l’autre sens, les 8 lettres d’Alexis à Lesueur qui nous sont parvenues, s’échelonnent de 1810 – Alexis avait cinq ans, - au 7 septembre 1831, dernière lettre adressée à l’abbé dont il ignore qu’il est décédé le 30 juin. La majeure partie de notre corpus est donc inégale mais il est capital par son apport à la connaissance et à la compréhension d’Alexis et de son milieu, aussi bien par ce que l’abbé nous apprend que par ce qu’il ignore et que nous savons. Tout ce qui a été caché par Alexis et Hervé au reste de la famille et qui possède l’éloquence du non-dit !

Le 12 février 1823, Lesueur écrit à son protégé : « Ton papa nous a mandé que tu t’es blessé assez grièvement pour ne pouvoir pas quitter ta chambre. Nous espérons que ta plaie est cicatrisée mais il nous tarde d'en avoir la certitude. » et se demande la nature de cette blessure, le comment et le pourquoi elle s’est produite ; il sent qu’on ne lui dit pas toute la vérité. Le 3 mai confirme son inquiétude et ses doutes : « Te voilà donc encore sur ta chaise longue, mon pauvre Alexis ! Comment fais-tu ton compte pour tomber si souvent et si maladroitement ? Quand je dis maladroitement, j’ai tort car il a fallu une grande précision dans ta chute pour tomber tout juste sur ta poitrine blessée. Je ne sais pas quel métier tu fais. Ton papa ne parle que de l’effet sans parler de la cause. »

Il faut attendre le mois de juin pour que la blessure ne soit plus évoquée dans les lettres de Lesueur. Alexis a donc reçu une plaie très grave à la poitrine qui lui a valu plus de quatre mois d’arrêt, de cicatrisation et de convalescence. Nous savons par la correspondance avec son ami et cousin Kergorlay [41] qu’Alexis s’est battu en duel, manifestement provoqué par un problème d’amour et d’honneur. Alexis est en train de vivre la première grande passion amoureuse de sa vie avec Rosalie Malye [42]. La relation commencée en 1821 se poursuivit jusqu’en 1828, au-delà du mariage de la belle avec un rentier nommé Bégin, mariage quasi forcé par tout l’entourage des amis messins de Tocqueville, au premier rang desquels Kergorlay, désormais en garnison à Metz, qui voulaient empêcher toute mésalliance ! En 1837, de passage à Metz, Alexis adressa à Rosalie un courrier lui faisant part de ses condoléances pour le décès de sa sœur Émilie que Kergorlay avait courtisée. Rosalie avait alors deux enfants et ne répondit pas à cette missive, mais vingt ans plus tard, en 1856, au moment où on reparlait d’Alexis qui venait de publier L’Ancien Régime et la Révolution, elle lui écrivit pour lui demander une aide pécuniaire. Alexis, qui ne pouvait répondre directement parce que Marie, qui tenait les cordons de la bourse, était très jalouse, chargea Kergorlay de lui transmettre, sur ses propres deniers, une somme d’argent [43] ; il était bien normal que celui qui s’était chargé d’une sale besogne en interrompant cet amour payât une sorte de pretium doloris !

Nous savons par Julia Malye [44], arrière-petite-nièce, au cinquième degré, de Rosalie, qui a écrit une version romancée et intéressante de cette love story, qu’Alexis avait eu une côte cassée et un poumon perforé par la balle du pistolet de l’adversaire qu’il avait provoqué en duel pour s’être montré trop entreprenant vis-à-vis de sa belle. Il nous reste bien des choses à dire à ce sujet parce que les biographes ont souvent pris de mauvaises habitudes, ne vérifiant ni les sources ni l’exactitude de ce qu’ils écrivent, romancent ou inventent tant de fantaisies qu’il faudra les rassembler un jour dans un sottisier, ce qui reste à écrire.

Ce qu’il nous faut retenir ici c’est le lien étroit, la complicité, la relation singulière du fils et du père qui cacha à toute la famille les écarts de jeunesse d’Alexis sans faire part aux siens du duel ni de la naissance d’une petite Louise Meyer, fille d’Alexis et de Marguerite Meyer [45], employée à la préfecture et inscrite sur l’état civil de Metz comme couturière, rue du Pontifroid [46], à deux cents mètres de la préfecture lorsqu’elle accouche le 9 août 1822 [47].

Dans ses lettres, l’abbé se plaint régulièrement de l’absence d’Alexis qui reste à Metz au lieu d’accompagner son père quand il revient près des siens, à Paris, en maintes occasions, par exemple pour la fin de l’année 1822. Officiellement il était surchargé de travail scolaire ; en fait, il était sans doute près de Rosalie Malye !

L’abbé continuait à voir en Alexis un petit garçon d’une dizaine d’années : « Je me suis promis d’écrire le plus tôt possible à cet enfant chéri que nous appelons notre petit Pierrot. » (…) « Adieu, mon petit Pierrot. Tu sais combien je t’aime. C’est te dire que je t’embrasse de tout mon cœur. » (27 juillet 1820). « Adieu petit Pierrot, porte-toi bien, aime bien le Bon Dieu et nous après. » (11 décembre 1821) « Tu n’as donc pas voulu venir nous voir, méchant petit Pierrot. » (5 juillet 1822)

Ne nous y trompons pas, Pierrot n’est pas le diminutif de Pierre, mais le nom de l’oiseau qui nous charme par sa gaité : gai comme un pierrot ou gai comme un pinson. Le jeune Alexis était un enfant très joyeux ; la gigantesque crise existentielle qu’il connut en 1821, et qu’il évoque 36 ans plus tard avec Mme de Swetchine, lui ôta définitivement cette gaité et cette insouciance de l’enfance.

Ce que ne voit pas, ce que ne sait pas Lesueur, c’est que ce petit Pierrot est passé d’un seul coup de l’enfance à l’âge d’homme sans quasiment connaître d’adolescence, ni, par conséquent, de crise de crise d’adolescence, ni de révolte contre le père que leur vie commune à la préfecture et le lien ainsi créé rendait totalement sans objet et sans support. Alexis n’a pas eu à se poser en s’opposant ; son père constitue son unique secours et recours en raison de l’état de santé physique et moral de sa mère et de l’aveuglement affectif de l’abbé qui était un homme d’un autre siècle. Hervé, légitimiste convaincu, est capable d’accepter et d’accompagner la mue idéologique d’Alexis. De même que lorsque ses frères et belles sœurs et Kergorlay, l’ami catastrophe, organisent un complot familial pour casser le projet de mariage d’Alexis et de Marie, c’est Hervé qui met dans la balance son poids de paterfamilias, s’arrange pour obtenir l’adresse de Marie qui n’avait trouvé d’autre solution à son trouble que la fuite. À Londres Alexis est totalement désarçonné, anéanti même, à tel point qu’il est obligé de se réfugier quinze jours par la famille de son traducteur, Henry Reeve [48], et doit couper tous les liens avec le monde extérieur. Il n’est pas en goguette en train d’enterrer sa vie de garçon comme le croit André Jardin ; il est prostré, accablé par la dépression. Hervé écrit alors cinq lettres à Marie [49], l’assurant de son affection ; il intime à Alexis l’ordre de refranchir le Channel pour aller l’assurer de ses sentiments à Boulogne, et il fait toutes les démarches pour que le mariage d’Alexis [50] et de Marie puisse avoir lieu dès le retour d’Angleterre et d’Irlande.

Revenons en 1821, le 3 novembre, alors qu’Alexis intègre le Collège Royal de Metz [51], l’abbé lui fait ses recommandations, mises en garde qu’on donnait aux jeunes adolescents scolarisés dans les collèges : « Ton papa, mon cher enfant, t’a sûrement [52] recommandé d’être très honnête avec tous tes camarades et de ne former aucune liaison particulière. Je sais mieux que personne combien elles sont dangereuses, aujourd’hui surtout que les mœurs sont si relâchées [53]. Tels jeunes gens se montrent sous les plus beaux dehors qui sont pourris en dedans. » Or à cette époque Alexis fait ses première expériences sensuelles et sexuelles avec des jeunes femmes, plus âgées que lui, l’une appartenant à une classe populaire, l’autre à la moyenne bourgeoisie. En 1821, Alexis a 16 ans, Marguerite Meyer, 21, l’écart de maturité entre cette jeune femme et ce garçon, qui était six mois plus tôt surprotégé par une mère excessivement fragile et par un vieil abbé archaïsant, était considérable !

Le discours moralisateur, religieux et fortement teinté de ce jansénisme dégradé, qui allait marquer une partie du clergé pendant un siècle, montre à l’évidence comment Alexis est passé d’un monde à un autre ; du monde de l’enfance à celui de l’âge adulte, de celui de la foi enfantine au doute le plus profond. La lettre que Lesueur lui adresse le 8 septembre 1824 entre dans le même schéma de l’opposition entre deux mondes, celui d’avant, celui de Lesueur, de la gaité du petit Pierrot, et celui du doute de ce pascalien sans la foi qu’est devenu Alexis, définitivement en 1821, à 16 ans.

L’abbé est révolté quand il apprend, trois ans plus tard seulement, qu’Alexis n’a pas fait ses Pâques. Celui-ci lui répond dans une lettre que j’ai déjà publiée dans la Correspondance familiale [54] et que j’ai datée, à tort, de 1821-1822, date de la crise existentielle initiale, ce qui me paraissait logique, d’autant plus que cette lettre a été massacrée par les ciseaux de la veuve de Tocqueville qui, après sa mort, caviarde ou détruit tout ce qui pourrait révéler la plus stricte vérité, l’agnosticisme fondamental d’Alexis. L’abbé découvre en 1824 qu’Alexis manque à ses devoirs religieux, qu’il n’a pas fait ses Pâques, comme si ces faits venaient de se produire ; ils remontaient en fait à 1822, mais, comme pour le reste, Alexis n’en avait rien dit, choisissant de cacher à l’abbé ce qui serait déchirant pour lui.

Le contenu des lettres de l’abbé

La religion, la prière, la grâce et le sacrifice

« Tu as trouvé à Metz un meilleur maître que moi mais (…) J’ai renoncé à la culture de ton esprit et non à celle de ton âme, c’est la partie la plus précieuse de notre être et sans celle-là, l’autre est sans valeur réelle. »

Le contenu des 45 lettres qui figurent ici ne représentent sans doute pas l’alpha et l’oméga des conceptions religieuses de l’abbé, mais elles constituent l’essentiel de son discours moral et de ses positions religieuses, de ce qu’il a appris à Alexis dans son enfance et sa prime jeunesse et qu’il lui rappelle ici. Lesueur se veut d’abord le directeur de conscience d’Alexis, le prêtre qui entend poursuivre l’éducation religieuse de son protégé et en faire un adulte très chrétien. La vie doit être placée tout entière sous le regard de Dieu, rien ne doit nous en divertir, au sens pascalien du terme. Pour cela il faut prier et avoir recours constamment à l’intercession du Saint-Esprit, même dans les choses les plus simples de la vie du lycéen, par exemple quand il s’attelle à un exercice scolaire, une composition par exemple : « Demander avec réflexion et ferveur les lumières du St Esprit avant de commencer ton travail. (…) Souviens-toi de la bataille de Tolbiac. Clovis combattait avec du fer ; vous c’est avec des plumes ; mais c’est toujours Dieu qui donne la victoire. Invoque les lumières de l’Esprit Saint avant ton travail et fais-le de tout ton cœur. »

L’abbé voudrait que son protégé soit un homme profondément religieux : « Les devoirs que Dieu nous impose sur la terre se rapportent tous à notre sanctification. Veille sur ton cœur, mon cher Alexis, c’est là que Dieu a établi son sanctuaire. Rien d’impur ne doit le souiller. La vérité, la charité en sont l’ornement. (…) En un mot, mon ami, si tu veux être heureux, sois franchement religieux. »

Le christianisme de l’abbé est fortement teinté de jansénisme ; la voie qui mène vers Dieu est étroite et exigeante, et il importe de prier pour obtenir le secours de Dieu lui-même et de la Vierge - qui n’est cependant mentionnée que deux fois dans l’ensemble de ces lettres - : « Tu as deux routes ouvertes devant toi, mon cher petit. Crois-moi, prends la plus étroite [55]. Demande à Dieu son secours et celui de la Ste Vierge et de ton bon ange pour te soutenir et te diriger. (…) Je ne saurais t’exprimer la douleur que j’aurais si tu venais à t’égarer. »

L’abbé insiste beaucoup sur l’importance de la communion des saints qui unit les chrétiens entre eux et établit le lien avec le Christ, la victime expiatoire : « J’ai prié pour toi chaque jour de l’an 1822. Sois sûr que ces prières t’ont été utiles. Les prières du sacrifice de la Messe [56] le sont toujours parce que leur bonté dépend bien moins du prêtre que de la victime toute puissante qui est offerte sur l’autel. »

Il développe une théologie de l’effectivité de la prière, de la grâce et du sacrifice. La prière est toujours efficace, elle est toujours exaucée ; pas toujours selon notre attente, mais selon le dessein Dieu pour nous :

« Dieu exauce toujours de manière ou d’autre les prières qu’un bon ami lui adresse pour son ami. Je ne prétends pas dire qu’il accorde toujours précisément la chose qu’on demande. Il sait mieux que nous ce qui nous est le plus avantageux et il nous l’accorde par préférence à la chose demandée. (…) Les maladies, les disgrâces [57], les revers de fortune sont souvent des moyens qui entrent dans la mystérieuse économie de la providence [58]. Les bonnes prières ont donc toujours un effet, mais un effet conforme aux desseins de Dieu sur nous. Si nous ne prions pas, ou si nous prions mal, Dieu nous laisse à nous-mêmes et avec de la santé et des richesses nous nous perdons. Tu vois (…) l’erreur de la plupart des chrétiens qui, croient [59] qu’il est inutile de prier parce qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils demandent [60]. (…) Sans le secours de Dieu nous ne pouvons faire aucun bien [61]. »

La scolarité et les études

Concernant la scolarité d’Alexis, l’abbé a passé la main à ses nouveaux maîtres auxquels il reconnaît désormais une compétence supérieure à la sienne, mais il continue à s’intéresser aux modalités et au contenu de ses études. Ses conseils sont datés ; il insiste sur le rôle du par cœur dans l’apprentissage, couplé, si possible avec l’invocation au Saint-Esprit pour se mettre dans un état de disponibilité face à l’épreuve. Cependant, comme il entend continuer malgré tout un rôle d’enseignant, il insiste sur l’importance de l’orthographe : « Je t’ai bien engagé à apprendre par cœur les règles des participes français que je t’ai écrites sur un de tes cartons. Tu ne dois jamais écrire une phrase sans être sûr de ton orthographe. Il faut aussi apprendre et surtout bien comprendre l’avant dernier article du traité d’orthographe dans le dictionnaire de Catineau ; il est intitulé : De l’emploi des doubles consonnes. »

Nous avons vu plus haut, dans la Note sur la présente édition, les problèmes que pose, pour nous, le système orthographique de Lesueur. Il suit de près le travail et les résultats de son protégé mais il entend surtout le former à la rhétorique si utile pour un futur avocat, car il veut qu’Alexis entreprenne des études de droit et non pas une carrière militaire comme le voudrait son cousin et ami Kergorlay. Il lui recommande donc les bons auteurs, évidemment pas les philosophes des Lumières :

« Je voudrais te préparer à la Rhétorique et voici mon plan. Je t’enverrai chaque semaine sur un petit carré de papier un des principes qui constituent la science de l’orateur. J’y joindrai l’esquisse d’un sujet qui aura rapport à ce principe, esquisse que tu développeras et amplifieras au mieux que tu pourras. Tes frères sont d’avis de concourir avec toi. Qu’en dis-tu, mon cher Alexis ? Je soumets cette idée à ton papa. Tu avances en âge, il va falloir faire ton droit et ce serait bien dommage que préalablement tu n’eusses pas fait une excellente Rhétorique. Mon projet n’est pas de t’enseigner cette science, mais de te préparer à entrer dans cette classe avec un avantage marqué sur les écoliers de rhétorique. Tu recevras mon 1er N° à la fin de la semaine prochaine. Il serait à désirer que ton papa pût [62] te mettre entre les mains les meilleurs modèles soit pour la chaire, soit pour le barreau, Bossuet [63], Massillon [64], d’Aguesseau [65] etc. »

L’abbé Lesueur entraîne son élève comme un manager son poulain, ce qui finit par conduire à des dérives amusantes, infantiles ou simplistes d’un homme déjà vieux qui vit, dans une sorte d’extraterritorialité, son monde et celui d’Alexis :

« Si tu as le prix tant désiré, vole sur le champ au télégraphe et dis à ce monsieur, vite, vite, votre machine en train. Je suis le fils du préfet, annoncez au Roi qu’Alexis de Tocqueville a le prix d’honneur. La machine déploie ses grands bras. La nouvelle court plus vite que le vent ; elle arrive aux Tuileries trois quarts d’heures après son départ de Metz. Le Roi crie : Vive Alexis ; les courtisans répondent : Vive Alexis. L’Étoile imprime l’exclamation Royale et le 5 septembre à 9 h du soir, tout Paris et surtout la maison rue de Grenelle n°77 répète avec enthousiasme : Vive Alexis. »

Les idées politiques

Les lettres de Lesueur nous apportent également de précieux renseignements sur les idées politiques qu’il partage non seulement avec le reste de la maisonnée mais encore avec Louis de Rosanbo, le frère de Louise de Tocqueville, qui comme elle, a échappé à la guillotine. Les idées politiques, le corpus idéologique de ces membres de la famille est uniforme, exception faite pour Hervé, ils sont tous maistriens, contre-révolutionnaires et partagent les idées des Ultras. L’abbé exprime à plusieurs reprises une véritable haine pour les libéraux qu’il voue aux gémonies et applaudit à l’exécution des quatre sergents de La Rochelle. Il invente par anticipation un Goulag où il faudrait conduire et interner les libéraux. Ces textes de Lesueur datent de 1822, ils se trouvent dans une lettre adressée non à Alexis mais à Édouard et dont j’ai reproduit le passage le plus significatif dans Tocqueville moraliste [66] :

Le 25 août 1822, Lesueur rédige un petit compliment pour Louise de Tocqueville :

L’an prochain la monarchie
Sur ses bases rétablies
Verra fuir les libéraux
Et notre Roi sur son trône
Maître enfin du royaume
Voudra guérir tous nos maux [67].

La même année, à Paris, un régiment affilié à la Charbonnerie est transféré à La Rochelle ; quatre jeunes sergents de cette unité sont arrêtés et condamnés à mort. Voici ce que l’abbé écrit à leur propos, à Édouard, le 10 septembre 1822 [68] :

« La cour d’assises de Paris vient de condamner à mort quatre des conspirateurs de La Rochelle. C’est un bon exemple pour les autres cours qui ont à juger des conspirateurs. Le procureur général de Poitiers a dénoncé à l’opinion publique de la manière la plus vigoureuse La Fayette, Benjamin Constant, Kératry etc. On croit que les factieux de Saumur seront jugés demain 11 septembre. Si j’étais député, je dénoncerais à la chambre tous les membres qui ont été nommés dans les débats de Poitiers. Je les dénoncerais comme indignes de siéger parmi les défenseurs du trône, eux qui ont donné tant d’éloges à Riego et à l’héroïque Espagne, dont les discours ont semé la discorde et fait couler tout le sang sur tout le globe et qui ont osé dire à la tribune que les Bourbons avaient été reçus avec répugnance... On compte beaucoup sur les mesures qui seront prises au congrès pour la répression des sociétés secrètes. Il est plus que temps de s’en occuper. Toute l’Europe est infestée de cette race maudite. Il paraît impossible de détruire le germe, mais il faut inventer des moyens vigoureux pour en arrêter la contagion. Il devrait y avoir un lazaret dans les murs de la Sibérie dans lequel on renfermerait les chefs des pestiférés. On les y astreindrait à une quarantaine non pas de jours mais d’années. Je suis convaincu qu’il n’en reviendrait pas un. Ils s’empoisonneraient, s’entretueraient, s’entremangeraient. Voilà le moyen le plus sûr et le plus expéditif pour arrêter les progrès de la gangrène. Avec quel plaisir nous verrions partir tous les susnommés ! Quelle terreur parmi les affiliés ! Comme les chevaliers de la liberté se hâteraient de casser leurs poignards ! Comme la tranquillité serait bientôt rétablie parmi nous ! Je les embarquerais au milieu de la nuit sur un vapeur qui les conduirait rapidement au Havre. Là se trouverait un vaisseau tout prêt à les recevoir et à les conduire à leur destination. S’il survenait une bonne tempête, cela abrégerait le voyage. L’équipage se sauverait dans les chaloupes et les requins qu’on dit très friands de pourriture feraient un très bon repas de cette cargaison infecte et les pauvres requins en mourraient.

Voilà un plan que je crois bon. [69] »

La charité chrétienne y souffre bien un peu ; mais quelle belle imagination !

Les quatre sergents de La Rochelle furent exécutés le 21 septembre 1822.

Louis de Rosanbo se veut le gardien du culte familial rendu à Malesherbes [70], l’illustre bisaïeul martyr qui a sacrifié sa vie pour assurer la défense du roi. Le fait est tout à fait exact, mais la personnalité de Malesherbes n’était pas univoque. C’était un véritable Janus Bifrons, ami et protecteur des philosophes, c’est lui qui sauve l’édition du premier volume de la Grande Encyclopédie qu’il était chargé d’intercepter en la faisant cacher chez lui ; mais l’affaire n’était pas terminée il usa de tous les moyens légaux et détournés pour mener à bien l’édition des volumes restants [71]. C’est également lui qui publie, de façon anonyme, la première édition française de l’Émile. Président de la Cour des Aides, il mène un combat frontal contre Maupeou et Louis XV, si bien que la cour est supprimée et qu’il est envoyé en exil avant d’être rappelé par Louis XVI qui le fait ministre de la maison du roi. Il faut signaler ici, sans développer d’avantage, que Michaut, dans sa Biographie universelle, fait de Malesherbes une présentation très ambivalente ; il fait son éloge, mais il lui reproche de porter une très lourde responsabilité dans le processus qui mène à la Révolution et L’abbé Barruel, jésuite et polémiste, n’hésite pas à écrire dans ses Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme :

« Officieux défenseur, il n’est plus temps de plaider pour ce Roi que vous avez vous même trahi. Cessez de vous en prendre à cette légion de régicides qui demandent sa tête. Ce n'est pas Robespierre qui est son premier bourreau ; c'est vous : c'est vous qui prépariez de loin son échafaud, lorsque vous faisiez étaler jusque sous le vestibule de son palais, toutes les productions qui imitaient le peuple à démolir l’autel et le trône. »

L’accusation n’est pas mince !

Dans son livre, Boissy d’Anglas rédige un éloge appuyé de Malesherbes, ami et protecteur des philosophes, critique de Louis XV et défenseur de Louis XVI jusqu’à sacrifier sa vie pour lui, mais Louis de Rosanbo dénonce dans La Quotidienne du 12 décembre 1818 les éloges de Boissy comme une insulte à la Mémoire de Malesherbes : « Le nom de M. de Malesherbes, ce nom objet d'une pieuse vénération pour tous les amis de la monarchie, de la vertu et du courage, a été flétrie par d'indignes éloges qui sont autant de calomnies pour sa mémoire. »

C’est en découvrant cette autre facette de Malesherbes qu’on lui avait cachée qu’Alexis connaît la gigantesque crise existentielle qui allait bouleverser sa vie et faire de lui un agnostique. À la lecture du texte de Boissy, son monde, son univers mental et affectif s’écroulent sous lui, comme il l’écrit à Madame de Swetchine.

Il convient cependant de faire ici une place à part pour Hervé de Tocqueville qui est un légitimiste bon teint, pur et dur, très proche de Charles X, mais il n’est pas, contrairement aux autres membres de la famille un contre révolutionnaire et un maistrien. On sait par ses Mémoires qu’il condamnait les intrigues de la Congrégation, véritable Opus Dei avant l’heure, qui menaient, il l’avait très bien compris, le régime à sa chute. Il note l’aspect dérisoire et tragique de la satisfaction de Charles X affirmant immédiatement après la signature des ordonnances de juillet 1830 : « Je suis enfin roi ! » et qui, huit jours après était contraint d’abdiquer et de partir en exil.

À la différence des autres membres de la famille, Hervé, qui écrit en 1854, L'Histoire philosophique du règne de Louis XV, avait le sens de l’Histoire et, bien que fervent partisan de la Restauration, il était tout à fait conscient que celle-ci ne pouvait être le rétablissement à l’identique d’un ordre disparu.



[1] Louise Madeleine Le Peletier de Rosanbo, mère d’Alexis de Tocqueville, née le 7 janvier 1772 à Paris, décédée le 9 janvier 1836 à Paris. Voir Annexe N° 4.

[2] Hervé Clérel Comte de Tocqueville, père d’Alexis, 1772-1856.

[3] Bernard Bonaventure Clérel, Vicomte, de Tocqueville, 1731-1776.

[4] Catherine-Antoinette de Damas-Crux, 1749-1785.

[5] Etienne Charles Félix Lallemant de Nantouillet, 1700-1781.

[6] Marie-Adélaïde Charlotte de Damas-Crux épouse de Lallemant de Nantouillet en 1755.

[7] Louis-Alexandre Damas, Comte de Crux, 1717-1763.

[8] Gontaut-Biron, Jean-Armand, de, marquis de Gontaut, 1746-1826, avait épousé en 1778, Elisabeth Charlotte (Crux) Damas d’Anlezy, cousine d’Hervé de Tocqueville.

« Le marquis de Gontaut (…) était l’intime ami de mon beau-père [Louis de Rosanbo] », Mémoires d’Hervé de Tocqueville.

[9] Louis V Le Peletier, marquis de Rosanbo, né 2 septembre 1747, guillotiné le 20 avril 1794.

[10] Louis Lesueur, 1751-1831. Dans la lettre du 28 septembre 1820 il écrit que Louise de Tocqueville a perdu connaissance et n’a retrouvé ses esprits qu’après un long moment, quand elle a été transportée chez elle.

[11] Dans ses Mémoires Hervé de Tocqueville rapporte comment, le lendemain de son mariage, sa femme fut prise d’une violente crise qui lui fit très peur. Louise de Tocqueville connut ce genre de crises sans doute d’épilepsie, toute sa vie, mais d’après le double témoignage d’Hervé et d’Alexis la situation ne cessa de se dégrader de mois en mois de 1816 à sa mort, en 1836.

[12] Robespierre avait été renversé le 27 juillet mais les péripéties du moment retardèrent encore la libération du jeune couple jusqu’au 20 novembre 1794, après dix mois d’incarcération.

[13] Marie-Claire Tihon, qui a écrit une très intéressante et très documentée Histoire de Verneuil-sur-Seine, indique 1803 comme l’année d’installation des Tocqueville au château de Verneuil-sur-Seine, dont Louise de Tocqueville avait hérité en 1802, mais elle n’était propriétaire que de 1/24 du total ; héritage très partiel, il fallut donc racheter les parts des cohéritiers. La levée de séquestre des biens est en date du 10 mai 1802, après rachat par Hervé et Louise de Tocqueville du dédommagement des autres bénéficiaires, le 16 avril 1802.

[14] L'article 18 de la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) donnait au chef de l'État la désignation des maires. En pratique, la nomination était faite sur proposition des préfets (des personnes sans danger pour le gouvernement). La loi du 18 thermidor an X décida que les maires étaient désignés pour cinq ans avec possibilité de renouvellement. Par cette même loi, le choix du maire se ferait parmi les conseillers municipaux (sans danger car eux aussi soumis à l'approbation du préfet) François Monnier, "Maire", dans Dictionnaire Napoléon de Jean Tulard, pp1115-1116.

[15] Geoffroy-Louis, comte de Chateaubriand, 1790-1873 et Christian-Antoine, 1791-1843.

[16] Jean-Baptiste de Chateaubriand, 1759-1794.

[17] Anne-Nicole de Lamoignon de Malesherbes, 1718-1794, Mariée avec Jean Antoine Olivier de Sénozan, décédé le 30 septembre 1778, Marquis de Rosny et de Sénozan, conseiller au parlement.

[18] Laurette Rachelle Eugénie de Cordoue, comtesse de Grancey, 1809-1891, était l’arrière-petite fille de Malesherbes, au même rang qu’Alexis, leurs grand-mères étaient les deux filles de Malesherbes.

[19] Outre leur appartement parisien, les Tocqueville demeuraient également, une partie de l’année 3 avenue du Boulingrin à Saint-Germain-en-Laye, en 1830.

[20] Le collège d’Harcourt, construit en 1280 rue de la Harpe à Paris par Raoul d’Harcourt, chancelier de l’église de Bayeux, conseiller de Philippe IV le Bel, était destiné à l’accueil d’écoliers pauvres des quatre diocèses normands où il a exercé son ministère, pour vingt-huit étudiants-boursiers aux arts et en philosophie, et à douze étudiants théologiens, originaires des diocèses de Coutances, Bayeux, Évreux et Rouen. Le proviseur, obligatoirement normand, est élu par les huit plus anciens boursiers théologiens des quatre évêchés de Normandie. Le collège d’Harcourt fut détruit en 1795 ; en 1820 on construisit sur les lieux le Lycée Saint-Louis.

[21] Louis-Etienne-François, comte de Damas Crux, 1735-1814.

[22] Voir Annexe N° 5.

[23] Marie Élisabeth, née le 19 novembre 1746 à Ansauvilliers.

[24] André Jardin, Alexis de Tocqueville, Hachette, 1984, p. 43.

[25] On peut lire à ce sujet un livre très intéressant de l’abbé Louis Costel : Mille ans sont comme un jour, (Éditions universitaires,1982), qui nous relate des faits de cet ordre qui se sont déroulés dans ces années-là dans le Cotentin.

[26] Sébastien Lebrun, le curé, héros du roman de Louis Costel a perdu une main emportée par la balle tirée par des soldats bleus en maraude ; mais ceci ne nous éclaire en rien sur ce qui est arrivé véritablement à Lesueur.

[27] Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Francisque de Corcelle et Mme de Swetchine, O.C. Gallimard, Paris 1983.

[28] Paris, F. Jouenne, 1723.1735.

[29] Par le père François-Aimé Pouget, de l’Oratoire. À Paris, chez Augustin Leguerrier, marchand libraire, rue Saint Jacques, à l'Arche d'Alliance. M.DCCII.

[30] Paris, C.P. Berton, 1783.

[32] Je choisis ce mot car c’est celui que Lesueur emploie dans ses lettres, terme sans aucune connotation péjorative chez lui.

[33] Monsieur Madelaine, professeur au Collège royal de Metz qui, en 1820 s’occupa, à la préfecture de Metz, de remettre à niveau Alexis afin qu’il puisse intégrer l’établissement l’année suivante en classe de rhétorique.

[34] Hippolyte était en garnison à Maubeuge.

[35] Édouard voyageait en Suisse.

[36] Lettre du 22 juillet 1822. Bébé était le petit surnom qu’employait Alexis pour désigner l’abbé Lesueur.

[37] 1er Janvier 1823.

[38] L’abbé écrit par deux fois qu’il est manchot ; dans sa lettre du 11 décembre 1821, il évoque sa « vieille main » ; l’emploi du pluriel, ici, peut être une simple pratique langagière tant on parle en général des « mains » au pluriel, à moins qu’il n’ait perdu l’usage d’une main « morte » restée soudée au corps mais inerte. La main qui subsiste étant sa main principale, celle de l’écriture, car si chaque lettre lui demande un grand effort et beaucoup de temps, elle est très lisible.

[39] [Plains moi]

[40] 12 février 1823.

[41] Louis Marie de Kergorlay, 1804-1880.

[42] Rosalie Malye, 1804-1876.

[43] Il s’agissait, pour Alexis, d’« un petit capital » qui devait être malgré tout assez important puisqu’il s’engageait à le rembourser à Kergorlay petit à petit dans les 3 ans.

[44] Julia Malye, La fiancée de Tocqueville, Balland, 2010.

[45] Marguerite Meyer, originaire de Sarreguemines, était née en 1799.

[46] Orthographe figurant sur l’acte d’état civil, aujourd’hui on écrit : Pontiffroy.

[47] La petite Louise Meyer fut reconnue le 26 février 1823 par un soldat de la garnison, âgé de 26 ans : Jean-Mathias Davion, chasseur au premier régiment de chasseurs à cheval, qui effectuait un service militaire de six ans, avant de rejoindre la vie civile ; mais il n’y eut pas pour autant de mariage entre lui et Marguerite Meyer. Cette histoire est complexe, j’y reviens plus longuement ci-dessous au chapitre IX et dans la biographie de Tocqueville que j’ai publiée chez Perrin en 2013.

[48] Henry Reeve, lié à Tocqueville par une amitié de vingt-cinq ans que seule la mort dénoua. « Leader writer » du Times, introducteur et traducteur de Tocqueville en Angleterre.

[49] Ces lettres figurent dans mon Tocqueville, Perrin / Tempus, en Annexe N° 3, p. 591-596.

[50] Alexis rentre en France le 16 août 1835, le mariage est célébré le 26 octobre ! Voir Annexe N°6 extrait du registre des mariages contenant la date de naissance de Marie, le 20 août 1799.

[51] En 1801 Napoléon Bonaparte choisit la ville de Metz pour figurer parmi les villes qui accueilleraient les premiers lycées français. Le maire de Metz, Jean François Goussaud d’Antilly, choisit d’installer le lycée dans l’ancien couvent de Saint-Vincent. Le 6 mai 1803 parut le décret portant la création du lycée de Metz qui ouvrit ses portes en octobre 1804. À la fin de l’Empire, le Lycée Impérial devint Collège Royal et, plus tard, le lycée Fabert. Au Collège Royal, Alexis se lie d’amitié avec les frères Stoffels, et Henrion, avec lequel les relations se dégraderont rapidement par la suite. Il se lie également d’amitié avec un groupe de jeunes gens qui fréquentent Émilie et Rosalie Malye. Voir dans O.C. XIII, 1, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, p. 63-124 la note de la lettre 17 et l’échange de correspondance Tocqueville / Kergorlay de 1824 à 1827.

[52] [surement]

[53] [relachées]

[54] O.C., XIV, p. 43-44.

[55] « Entrez par la porte étroite » (Mt 7, 13-14).

[56] Majuscule notable ; l’abbé n’en utilise à peu près aucune sauf pour le Roi...

[57] [disgraces]

[58] Thème omniprésent dans l’idéologie maistrienne et contrerévolutionnaire. Il faut remarquer que Lesueur ne met pas de majuscule à providence contrairement à ce qu’on pourrait attendre.

[59] [croyent]

[60] De fait, Tocqueville rejettera complètement cette forme de religion qui échappe totalement à notre à notre système rationnel.

[61] L’abbé reprend ici Saint Augustin et la théologie de la grâce qui en est issue.

[62] [put]

[63] Jacques-Bénigne Bossuet, 1627-1704.

[64] Jean-Baptiste Massillon, 1663-1742.

[65] [Aguessseau] Henri François d’Aguesseau, 1668-1751.

[66] Op. Cité, p. 62.

[67] Id.

[68] Lettre à Édouard ; cette lettre porte deux indications de date contradictoires : l’entête porte la date du 13 septembre, le corps de la lettre évoque le 11 septembre comme le lendemain de l’écriture.

[69] Archives Tocqueville, dossier 9, cité par André Jardin, Tocqueville, Paris 1984, p. 45 ; texte sont il a fait une copie manuscrite d’après un copie Rédier qui figure(rait) à Yale, sous la cote Y A IV.

[70] Voir le portrait de Malesherbes -, Annexe N° 6.

[71] Le premier volume parut en 1751, dès 1752-53 les jésuites obtiennent l’interdiction d’acheter ou de détenir les deux premiers volumes parus qui sont sauvés par Malesherbes. Le dernier volume de textes, le 17, paraît en 1765 ; le dernier volume de planches paraît en 1772.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 2 août 2019 12:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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