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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Benoît, “Pour une lecture tocquevillienne de la crise française.” Tocqueville le 1er penseur de la démocratie moderne. Texte d’une conférence donnée au Cercle interallié de Paris, le 12 octobre 2015, au Château Alexis de Tocqueville à Paris. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales, le 9 novembre 2015.]

Jean-Louis Benoît

Pour une lecture tocquevillienne
de la crise française.

Tocqueville le 1er penseur de la démocratie moderne.

Texte d’une conférence donnée au Cercle interallié de Paris, le 12 octobre 2015, au Château Alexis de Tocqueville à Paris.

Introduction [2]

I.  Le couple crise–réforme [3]

II.  Les variantes de l’interréaction du couple crise–réforme dans la vie politique française de la Révolution aux années 1970 [8]

III.  La singularité de l’approche de la crise et des réformes par les Français, l’esprit des peuples et/ou des Nations [10]

IV.  Perspective tocquevillienne sur la crise actuelle. [13]

En guise de perspectives… [18]


INTRODUCTION

Il ne s’agit évidemment pas ici de traiter de la crise actuelle ni de la globalisation dont les enjeux n’entrent pas dans une problématique tocquevillienne sauf à y introduire indûment des anachronismes et un dévoiement des textes. En ce qui concerne les spécificités des crises politiques et économiques mondiales actuelles, la lecture de Tocqueville ne peut guère nous être utile directement. On peut relire l’article d’André Fontaine dans le Monde du 25 juillet 2005 : « Adieu Tocqueville », mais à vrai dire il ne apprend peu de choses en constatant que le monde a changé, qu’il n’est plus celui de Tocqueville…

En revanche nous avons beaucoup à apprendre de la lecture de Tocqueville concernant l’attitude et les façons de réagir des Français face à la crise, leur façon de se positionner face à elle, soit pendant qu’elle est en train de se construire, soit quand elle est déjà là, leur façon d’en saisir les origines, les causes et les effets et d’aborder le couple Crise–Réforme. Il y a bien là, dans la pensée et les analyses politiques de Tocqueville, un couple indissociable qui fonctionne de manière dialectique, engendre un processus d’interréaction qui nourrit sa réflexion et anime son action politique, depuis les lettres qu’il adresse à son frère Edouard, en 1829, pour lui expliquer qu’avec le Ministère Polignac Charles X met en place les conditions sa perte, jusqu’à la crise politique et institutionnelle majeure qui conduit au coup d’État qu’il a vainement tenté d’empêcher en lançant ses dernières forces dans la bataille pour la révision de la constitution qui interdisait la réélection du Président.

La réflexion sur cette problématique crise–réforme traverse également toute son œuvre, de l’Introduction de la première Démocratie en Amérique, en 1835, en passant par l’État social et politique de la France avant et depuis 1789, rédigé pour Stuart Mill, qui le publie dans la London and Westminster Review, en 1836, jusqu’à son dernier livre : L’Ancien Régime et la Révolution. Dans cet ouvrage il revient sur le questionnement initial de l’introduction de la première Démocratie qui a été l’objet d’une réflexion constante sur les crises auxquelles le pays se trouve confronté depuis la fin de l’ancien régime :

Comment saisir et comprendre l’origine des crises, en percevoir les prémices qui échappent encore aux analystes et aux responsables politiques ? Tel est le problème qui se pose.

Comment établir un diagnostic, définir une méthode permettant d’appliquer à chaque crise la méthode spécifique permettant de la contrôler et d’en venir à bout ? Il joint ici une approche rationnelle et cartésienne à l’esprit de finesse pascalien si souvent à l’œuvre chez lui.

Tout ceci nous permet de comprendre pourquoi, dès son entrée dans la carrière, Tocqueville devient l’homme des grands rapports sur :

  • L’abolition de l’esclavage, 1839

  • Les prisons et la réforme pénitentiaire, rapport 1833, projet de loi voté en 1844, refusé par la Chambre des Pairs, loi représentée par Bérenger de la Drôme, votée, en avril 1847, jamais appliquée…

  • L’Algérie, lettres de 1837 et rapport de 1847

  • À quoi on pourrait ajouter, ce qui n’est pas un rapport, la question romaine, l’imbroglio romain, dont il eut à traiter pendant son ministère, 2 juin–30 octobre 1849.

L’ensemble de ces rapports et réformes ont un point commun, ils se sont tous soldés par des échecs, même si on peut apporter quelques nuances.

Dans la vie politique française Tocqueville s’est vu réduit au rôle de Cassandre ; il en fit le constat en dressant le bilan de sa vie politique, il aurait pu dire comme Zarathoustra « ma bouche n’est pas faite pour ces oreilles »

Ceci me conduit à délimiter quatre angles d’attaque :

1 – La mise en évidence des perspectives historiques concernant le fonctionnement du couple crise(s)–réforme(s) dans la vie politique française depuis la double tentative réformiste de Turgot (juillet 1774–mai 1776) – et Malesherbes (20 juillet 1775–12 juin 1776)

2 – La mise en évidence de l’interréaction du couple Crise–Réforme dans la vie politique française de la Révolution aux années 1970

3 - L’approche singulière que les Français font de la crise et des réformes, marque évidente de l’esprit des peuples et/ou des Nations cher à Tocqueville comme à Montesquieu

  • Le rôle caché et décisif des idéologies déjà mortes mais qui imposent encore leur loi.

  • Le rôle que les institutions, la centralisation, l’administration (et le colbertisme) et l’inflation législative jouent dans la crise.

  • Le problème de la double France, celle des Français de l’intérieur et celle des Français de l’étranger : un monde clos et un monde ouvert. L’esprit de clocher et l’ouverture au monde.

  • Les démocraties : un régime agité et conservateur (1848–1968) « De la classe moyenne et du peuple »

  • Les grandes révolutions deviendront rares parce que la montée de la démocratie correspond an développement des classes moyennes, Tocqueville craint à l’inverse un assoupissement idéologique.

4 – En quoi, comment et pourquoi les événements qui se sont déroulés en France, entre le 13 mai 1968 et le 5 juillet 1972, ont déclenché (ou renforcé) une crise majeure qui persiste et s’aggrave de mois en mois, de septennats en quinquennats. Phénomène irréductible mais qui possède bien des analogies avec les dernières années de la Monarchie de Juillet. Ici encore, l’action politique de Tocqueville à cette période et ses analyses ainsi que le texte de ses Souvenirs, peuvent ouvrir des perspectives stimulantes à notre réflexion.

I - Le couple crise–réforme.

Le couple crise-réforme joue un rôle fondateur dans l’œuvre et l’action politique de Tocqueville qui suit un itinéraire platonicien, partant du monde des idées avant de redescendre auprès des habitants de la caverne pour leur offrir une « science politique nouvelle », avant de rejoindre le monde des idées et de la réflexion après s’être heurté à la résistance du monde, un monde politique plus enclin à l’hybris qu’à la raison, à l’hystérie qu’à la morale politique.

« C’est parce que je suis le petit–fils de Malesherbes (…) que j’ai écrit ces choses »

La lecture de Malesherbes constitue sans doute la meilleure approche de l’œuvre de Tocqueville. Malesherbes Janus Bifrons, défenseur du peuple devant le roi avant d’être celui du roi devant le peuple servit de guide et de modèle à Alexis qui revendique hautement cette filiation dans les moments cruciaux de sa vie.

À Metz, en 1821, à la lecture du livre de Boissy d’Anglas : Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes adressé à mes enfants, Tocqueville découvre que son illustre bisaïeul n’avait pas été seulement l’un des martyrs de la Terreur mais aussi l’ami et le protecteur des philosophes, celui qui a sauvé la grande Encyclopédie et a œuvré pendant dix ans pour que l’édition puisse être menée à son terme, et qui a livré un combat frontal contre les pratiques de Louis XV qu’il jugeait despotiques. Ces révélations jointes à la lecture des philosophes des Lumières provoquèrent chez lui une gigantesque crise existentielle, un véritable séisme :

« J'éprouvais tout à coup la sensation dont parlent ceux qui ont assisté à un tremblement de terre, lorsque le sol s'agite sous leurs pieds, les murs autour d'eux, les plafonds sur leur tête, les meubles dans leurs mains, la nature entière devant leurs yeux. Je fus saisi de la mélancolie la plus noire, pris d'un extrême dégoût de la vie sans la connaître, et comme accablé de trouble et de terreur à la vue du chemin qui me restait à faire dans le monde. Des passions violentes me tirèrent de cet état de désespoir ; elles me détournèrent de la vue de ces ruines intellectuelles pour m'entraîner vers les objets sensibles ; mais de temps à autre, ces impressions de ma première jeunesse (j'avais 16 ans alors) reprennent possession de moi ! »

Ce fragment d’une lettre adressée par Alexis à Madame de Swetchine le 26 février 1857, est le seul témoignage de la dépression sévère qu’il connut à ce moment de sa vie. Les passions évoquées sont celles qu’il éprouva pour Marguerite Meyer qui accoucha d’une petite Louise, le 18 août 1822, et celle qui débuta à peu près en même temps, et dura six ans, avec Rosalie Malye, la petite fiancée messine.

Le livre de Boissy provoqua de vives réactions dans la famille : le déni de l’oncle Louis de Rosanbo puis une réplique dilatoire de Chateaubriand, mais surtout un article ambivalent figurant dans la Biographie Universelle de Michaud qui entraîne une vive réplique de Boissy. Pour Michaud, Malesherbes avait été non seulement un homme d’un courage admirable, mais également l’un des responsables, pour partie, du surgissement et des dérives de la Révolution. L’abbé Barruel va même beaucoup plus loin en lui imputant la responsabilité principale de la Révolution et de la Terreur dans son Histoire du jacobinisme :

« Ce n'est pas Robespierre qui est son premier bourreau ; c'est vous : c'est vous qui prépariez de loin son échafaud, lorsque vous faisiez étaler jusque sous le vestibule de son palais, toutes les productions qui invitaient le peuple à démolir l’autel et le trône »…

Tocqueville évolue à la suite de la lecture du livre de Boissy. Il réagit d’abord très négativement comme le prouvent deux notes manuscrites que j’ai retrouvées dans l’un des exemplaires du château et publiées depuis. Mais le texte de Boissy est incontournable, il est composé pour plus de la moitié des textes de Malesherbes lui-même, ce qui provoque une mue politique d’Alexis qui s’achève en 1824–1825, comme en atteste la lettre qu’il adresse à son cousin Camille d’Orglandes, à la fin de l’année 1834 : « le système pénitentiaire n’était qu’un prétexte, je suis allé aux Etats–Unis pour vérifier les choses que je pensais depuis 10 ans ». Dès ce moment il était certain que l’avènement de la démocratie était inéluctable.

Désormais il se place dans la filiation directe de celui qu’il nomme improprement son grand-père, et rompt avec les légitimistes les plus vindicatifs qui lui reprochent ses engagements, par exemple, en 1830 avec Henrion, un jeune homme proche de la famille, ultra et réactionnaire. En 1839, il justifie son entrée en politique sous la Monarchie de Juillet, face à l’oncle Rosanbo gardien du culte que la famille vouait à Malesherbes. Plus tard, après avoir quitté la vie politique, il envisage de rédiger une biographie de l’illustre bisaïeul.

L’impossible réforme du royaume,
Turgot et Malesherbes


En 1775-76, Turgot et Malesherbes auxquels Louis XVI a confié des charges ministérielles très importantes, entreprennent un train de réformes considérables. Pour Turgot il faut partir de l’état réel du pays en crise financière, politique, sociale et appliquer des réformes libérales, et il fixe sa ligne de conduite : « ni banqueroute, ni augmentation de la taxation, ni emprunt ». Il faut donc commencer par tailler dans les dépenses, au premier rang desquelles celles de La Maison du Roi, dont Malesherbes est en charge ; mais ce dernier agit également dans bien d’autres domaines et obtient la quasi–suppression des lettres de cachet, comme plus tard, en 1787, il réussira à redonner aux protestants un véritable état civil, c’est-à-dire à leur rendre une citoyenneté pleine et entière.

Ce train de réformes entraîne de très vives réactions des privilégiés, et d’abord de l’entourage royal qui amènent en mai-juin 1776 la démission de Malesherbes et le renvoi de Turgot qui adresse à Louis XVI une mise en garde prémonitoire : « souvenez-vous que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Jacques Ier sur le billot… »

Était–il possible de sauver le régime, de sortir de la crise ?

Il aurait fallu appliquer les réformes : modifier et changer les institutions ; il aurait peut-être été possible, à ce prix, de sauver le régime, mais, en réalité, la chose était impossible en raison des résistances de la cour, des grands, des agioteurs… Ces réformes nécessaires étaient théoriquement possibles mais interdites de facto en raison, notamment, mais pas seulement, de l’entourage royal.

La justesse du diagnostic.

Malesherbes et Tocqueville se sont posé la même question essentielle, celle de la justesse du diagnostic. L’analyse politique de Malesherbes est celle d’un homme des Lumières : le monde a changé, la forme du pouvoir et les institutions sont en décalage avec la société et la crise est très grave en raison des contrastes et contradictions entre un état en faillite, dont les finances sont grevées par les dépenses de la cour, les dotations et pensions royales, et une nation dont la majeure partie de la population est surchargée d’impôts alors que la noblesse, et une partie des titulaires de charges, en sont exemptées en tout ou en partie. Le pays est face à une antinomie irréductible : l’opposition de fait entre le pouvoir politique - la monarchie absolue - et l’état social du pays qui est déjà démocratique. Cette contradiction devra se résoudre soit de gré à gré, par la réforme, soit de façon violente.

Une problématique qui traverse toute l’œuvre.

Tous ces éléments sont repris, analysés et approfondis par Tocqueville, depuis l’introduction de La démocratie en Amérique jusqu’aux aux dernières pages qu’il rédige pour la seconde partie de L’Ancien Régime et la Révolution.

Pourquoi la Révolution a–t–elle éclaté en France plutôt qu’en Angleterre ou en Allemagne ?

Pourquoi a–t–elle pris cette forme (antireligieuse, par exemple) ?

La Révolution est née de la contradiction fondamentale de la société française d’Ancien Régime qui s’est développée et aggravée depuis le milieu du règne de Louis XIV entre l’absolutisme du pouvoir royal [1] et un état social devenu démocratique.

Tocqueville prend soin de définir, fait très rare chez lui, la nature de l’état social :

« L'état social est ordinairement le produit d'un fait, quelquefois des lois, le plus souvent de ces deux causes réunies ; mais une fois qu'il existe, on peut le considérer lui–même comme la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite des nations ; ce qu'il ne produit pas, il le modifie.

Pour connaître la législation et les mœurs d'un peuple, il faut donc commencer par étudier son état social » [2].

À partir de là il introduit une notion capitale d’« état social démocratique » qui suppose une relative égalité des conditions, la mobilité sociale, la montée en puissance de l’opinion publique et une relative liberté de la presse. Notion capitale chez Tocqueville qui permet de rendre compte du passage de cet état social au régime démocratique et de comprendre également qu’un régime peut cesser d’être politiquement démocratique alors que son état social démocratique subsiste, au moins partiellement [3].

Tocqueville souligne cette distorsion politique dans deux chapitres contigus de L’Ancien Régime : « Que la France était le pays où les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux » (II, ch. VIII) et : « Comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu'ils ne l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents les uns aux autres. » (II, ch., IX) [4].

La Révolution a donc été d’abord la résolution de cette contradiction et l’ajustement de l’état politique à l’état social. La classe économiquement dominante devenant politiquement dominante, ici, Tocqueville anticipe sur l’analyse marxiste ; il souligne également le paradoxe que certains sociologues appelleront l’effet Tocqueville, (d’autres la frustration relative), c’est-à-dire le fait qu’entre individus les écarts sont d’autant plus insupportables qu’ils sont moindres. Point de jalousie entre le serf et son seigneur mais au XVIIe siècle, Sganarelle tente de tenir tête à Dom Juan, un siècle plus tard, Figaro se dit prêt à jouter avec le comte. À partir du XIXe siècle, la lutte des classes devient un élément constitutif de notre vie politique et sociale et Tocqueville définit la révolution de 1848 comme : « un combat de classe, une sorte de guerre servile ».

Ces contradictions auraient dû pouvoir
se résoudre par la réforme


La situation de la société est telle au XVIIIe siècle, alors que les écrivains [5] ont pris (acquis) le pouvoir de discuter politique, faute de pouvoir se confronter à elle concrètement, qu’ils acquièrent une forme de prééminence auprès de toute la société et qui plus est des classes éclairées et de celles qui entourent directement le roi ; l’entourage de Louis XV, par exemple, notamment la favorite, Mme de Pompadour. Les philosophes ont des amis dans les franges du pouvoir et Voltaire est admis à la cour comme historiographe de France, et gentilhomme ordinaire de la chambre… Louis XVI refuse de laisser représenter Le Mariage de Figaro, en 1784, estimant fort justement que, sinon, il faudrait détruire la Bastille…

Malesherbes avait remis ou fait remettre trois Mémoires au roi en 1787–88, dont le dernier portait sur toute les réformes à faire d’urgence, faute de les avoir mises en œuvre dès 1775, et qui imposaient une véritable révolution institutionnelle qui aurait permis au roi de garder la main et au régime de survivre en venant à bout de la crise par la réforme. Pour Malesherbes, il fallait que le roi prenne la tête d’un mouvement de réformes considérables, qu’il les conduise au lieu d’être mené par elles. Pour Louis XVI, seul moyen de sauver le régime était de faire une véritable révolution institutionnelle pour éviter d’être renversé par La Révolution. Il fallait donc réunir les assemblées provinciales puis les états généraux mais selon des modalités entièrement renouvelées pour aboutir à l’élection d’une véritable représentation nationale et passer de la monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle. L’avis était juste sans doute mais impossible à suivre.

Six mois après le début de la Révolution il n’était déjà plus temps. Le 9 décembre 89, Boissy d’Anglas vient trouver le comte de Provence, le futur Louis XVIII, et lui demande d’obtenir l’abdication de Louis XVI et de se faire confier la Régence, ce qui pouvait sauver le régime et la vie du couple royal [6].

Pour Tocqueville la contradiction entre le système politique et l’état social démocratique s’est trouvée résolue par la Révolution faute de l’avoir été par la réforme. La Révolution est donc à la fois la continuation de l’histoire antérieure et la marque le début d’une ère nouvelle : elle est un passage à la limite, une brutale remise à l’heure des pendules qui marquent le développement de l’Histoire. Elle est à la fois événement et non–événement, un accomplissement rationnel de tout ce qui était déjà là, en germe, prêt à surgir et à réduire le décalage existant entre l’état social du pays et ses institutions politiques. De toute façon on en serait arrivé au même point, autrement, avec moins de violence :

« Tout ce que la Révolution a fait se fût fait, je n'en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux lois et les lois aux mœurs » [7].

Cette conception philosophique majeure conduit à la conclusion très forte et très remarquable dont le titre du dernier chapitre annonce le contenu : « Comment la Révolution est sortie d’elle–même de ce qui précède. »

Un impératif éthique et politique :
construire une science politique nouvelle


En rédigeant La démocratie en Amérique, Tocqueville se donne une ligne de conduite qui guidera son œuvre puis son action : mettre en place une science politique nouvelle.

Il considère en 1835 que les désordres de la Révolution ne se sont produits que parce que l’impréparation avait engendré l’anarchie et la guerre civile. Héritier de Descartes plus que de Pascal, en cette circonstance, il juge qu’une science politique nouvelle et rationnelle pouvait éviter de tels errements. La suite lui prouva que non ; en France, la politique est de l’ordre de l’hybris de l’anarchie et de l’hystérie plus que de la raison. Politiquement Pascal a raison contre Descartes.

Mais pour l’instant Tocqueville donne à son projet la forme d’un impératif avec la reprise anaphorique de sept infinitifs éthiques :

« Instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes. Tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société.

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau ».

II - Les variantes de l’interréaction
du couple crise–réforme dans la vie politique
française de la Révolution aux années 1970


Dans la seconde Démocratie (1840), Tocqueville fait l’analyse du fonctionnement (à venir) des démocraties sous la forme d’un raisonnement hypothético–déductif. Il explique comment et pourquoi les démocraties seront des régimes à la fois agités et conservateurs, avec, pourrait–on ajouter, près de deux siècles après, une alternance de régimes faibles et de régimes forts. Cette alternance correspond à un enchaînement de cause à conséquence de crises et de réformes.

La monarchie de Louis XVI a été renversée faute d’avoir pu, au départ, résoudre le problème de la contradiction d’un État en faillite dans un pays riche : « Le règne de Louis XVI a été l'époque la plus prospère de l'ancienne monarchie, et comment cette prospérité même hâta la Révolution ». (AR, 3, ch.4)

La Révolution a poussé la crise jusqu’à son acmé : le régime criminel de la Terreur ; le Directoire qui a suivi fut un temps de trouble, de désordre dans la société et dans les mœurs qui a conduit tout naturellement au Consulat et à l’Empire. L’Empire et les régimes forts sont naturellement l’aboutissement d’une crise plus ou moins violente au terme de laquelle les grenouilles demandent un Roi, un Roi qui se remue, qui ordonne et impose même, sans problème, dans tous les domaines, y compris des charges fiscales bien plus importantes que celles qui provoquaient des réactions violentes auparavant… Ce que Tocqueville souligne avec ironie et désappointement.

Le plus grand réformateur fut donc Napoléon Ier, mais Napoléon III réforma lui aussi beaucoup et Pétain également. L’adhésion aux réformes de l’État Français ayant été préparée par La Trahison des Clercs [8], toute une partie de l’intelligentsia et des élites se trouvant, dans les années 30, un goût prononcé pour les régimes d’ordre de l’Italie et de l’Allemagne. On fascisait volontiers alors dans les « élites » (Visconti, Les Damnés).

Le cas de de Gaulle est plus singulier, le referendum de 1946 amène son départ du pouvoir (Churchill connaît un sort identique). À son retour, en 1958, un contrat de type monarchique (constitutionnel) s’établit entre lui et la France, entre lui et la Nation. L’échec du referendum de 1969 correspond à une nouvelle crise d’un type particulier ; il s’agit de renvoyer un homme qui a annoncé un nouveau train de réformes capitales, beaucoup trop importantes pour la classe dirigeante et conservatrice qui les refuse, exactement comme la cour a refusé les réformes de Turgot et Malesherbes. Pour s’imposer, cette réaction conservatrice, se pare d’habits neufs, les réformes sociétales destinées à faire illusion : il faut que tout change, en apparence, pour que rien ne change, en profondeur ; Tancrède le dit si bien dans Le Guépard. Mais cette restauration, ce retour à l’ordre des castes, marque très précisément l’origine de la crise profonde qui en est sortie et n’a fait que croître et embellir depuis lors.

L’alternance des crises
et des réformes de 1875 à 1972


La naissance de la IIIe République, et les lois constitutionnelles de 1875 ont permis d’engager un train de réformes important : laïcité, séparation de l’Église et de l’État, impôt sur le revenu. La IIIe République en votant les lois scolaires a rendu possible un enseignement primaire de masse et une véritable mobilité sociale, mais elle a également fait le choix de la poursuite du développement de la colonisation. La question ouvrière et sociale se pose avec acuité à la fin du siècle, et à partir de 1905 on lance le pays dans la préparation à la guerre. La guerre se fait aussi pour des raisons de politique intérieure ; le patriotisme prend le pas sur les revendications ouvrières ; Péguy socialiste et dreyfusard vante désormais la mort héroïque : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, »…

De 1894 à 1906, l’affaire Dreyfus divise la France en deux, comme à partir de 1905 la question de la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État. Deux blocs continuent à s’affronter ; aux journées de 1934 répond la victoire du Front populaire en 1936. Certaines tentatives de réformes n’aboutissent pas : le vote des femmes, la loi Blum–Violette qui aurait, peut–être pu changer le cours des choses en Algérie (ce qui est loin d’être évident). L’ordonnance prise par de Gaulle à Alger le 7 mars 44 s’inscrivait bien dans la ligne du projet Blum-Violette mais elle était plus restrictive et arrivait déjà trop tard. En la matière, comme aux échecs, il faut avoir un coup d’avance… Les combats d’arrière garde des éléments les plus conservateurs de la société interdisent les réformes ou les retardent, les condamnant à l’échec.

La paix revenue, la IVe République travaille à relever le pays mais l’alternance crises/tentatives de réformes s’accélère. Les réussites économiques alternent avec les blocages politiques et institutionnels. Une crise permanente s’installe qui s’auto-entretient : le pouvoir politique est impuissant parce qu’il ne peut résoudre convenablement la décolonisation et cet échec même le rend plus impuissant encore.

Avec le recul du temps on se demande ce qui s’est vraiment passé et pourquoi ce cauchemar. Le temps de la décolonisation, était venu, elle était inéluctable, tout le monde en convient aujourd’hui, mais on s’interroge sur les modalités : Pourquoi en est–on arrivés à une telle catastrophe, en Indochine et pire encore en Algérie ? Nous verrons comment l’analyse que Tocqueville fait de la survivance de formes idéologiques dépassées nous permet de mieux comprendre le mécanisme qui mène à ces dérives tragiques.

Dans l’immédiat, force nous est de constater qu’en dehors des périodes de régimes forts évoqués plus haut, le destin a été cruel pour les hommes politiques français qui ont tenté de réformer ; Mendès–France au pouvoir 6 mois 16 jours ; Rocard congédié en mai 1991 après avoir remis à Mitterrand le livre blanc des retraites, Juppé désavoué par le pays à propos de la même réforme du régime des retraites…

III - La singularité de l’approche de la crise
et des réformes par les Français,
l’esprit des peuples et/ou des Nations


Tocqueville a mis en évidence les difficultés de la société française à se réformer dont il a fait lui–même l’amère expérience. Comme Montesquieu, il accorde une importance majeure à l’esprit des peuples et des Nations. L’esprit particulier des Français est encore plus facilement décelable quand on les voit vivre à l’étranger. Pendant son voyage aux États–Unis et au Canada, Tocqueville fait part de ses réflexions à sa belle–sœur Émilie, après son séjour à Québec et Montréal : « Venez ici, vous les verrez vos Bas–Normands ». Nouvelle surprise, à la Nouvelle-Orléans ; les Français sont encore présents, on les reconnaît comme tels mais ils sont très différents de leurs cousins Canadiens, et cependant, dans les deux cas, les Français se sont trouvés face aux Anglais et n’ont pu faire jeu égal avec eux et se trouvent en situation subalterne. Il rapporte dans « État présent et à venir des tribus indiennes » [9] une troisième expérience du même ordre : « Des Français avaient fondé, il y a près d'un siècle, au milieu du désert, la ville de Vincennes sur le Wabash. Ils y vécurent dans une grande abondance jusqu'à l'arrivée des émigrants américains. Ceux–ci commencèrent aussitôt à ruiner les anciens habitants par la concurrence ; ils leur achetèrent ensuite leurs terres à vil prix. Au moment où M. de Volney, auquel j'emprunte ce détail, traversa Vincennes, le nombre des Français était réduit à une centaine d'individus, dont la plupart se disposaient à passer à la Louisiane et au Canada. Ces Français étaient des hommes honnêtes, mais sans lumières et sans industrie ; ils avaient contracté une partie des habitudes sauvages. Les Américains, qui leur étaient peut–être inférieurs sous le point de vue moral, avaient sur eux une immense supériorité intellectuelle : ils étaient industrieux, instruits, riches et habitués à se gouverner eux–mêmes » [10].

Les Français sont un peuple paradoxal ; ils ont un esprit de clocher, note Tocqueville, ils sont beaucoup moins entreprenants et moins souples que les Anglais, mais une fois à l’étranger ils s’adaptent généralement très bien et peuvent avoir de belles réussites, celles des émigrés protestants en Allemagne après la Révocation de l’Édit de Nantes, celles d’hommes comme Dupont de Nemours aux Etats-Unis et de bien d’autres, mais ce sont des réussites individuelles de Français plus que des réussites collectives des Français.

Autre paradoxe (scandale) actuel, celui de nos jeunes diplômés qui ne trouvent pas d’embauche en France parce qu’ « ils sont mal formés » répètent à l’envi nos dirigeants d’entreprises… Mais après avoir franchi le pas et être partis à l’étranger, ils sont bien accueillis partout ailleurs où ils sont vifs, intelligents, entreprenants et jugés bien formés !

Ceci révèle un aspect capital du problème : c’est bien en France, dans la société française, dans ses lourdeurs et ses structures qu’il trouve son origine ; la société française est sclérosée par une pratique gérontocratique et patrimoniale, soucieuse essentiellement de garantir les acquis, qui deviennent des privilèges, aux dépens de la mobilité sociale.

La force de l’idéologie,
la lumière des étoiles mortes.


Tocqueville révèle également un fait capital qui a totalement échappé aux analystes : l’idéologie de base d’un pays, la doxa déversée quotidiennement par les medias, accordent à des pensées mortes, devenues des leurres sans existence réelle une importance paradoxalement, dominante. Il analyse ainsi le fonctionnement de ce mécanisme : « Il est vrai que, quand la majorité d'un peuple démocratique change d'opinion, elle peut opérer à son gré d'étranges et subites révolutions dans le monde des intelligences ; mais il est très difficile que son opinion change, et presque aussi difficile de constater qu'elle est changée. Il arrive quelquefois que le temps, les événements ou l'effort individuel et solitaire des intelligences, finissent par ébranler ou par détruire peu à peu une croyance, sans qu'il en paraisse rien au–dehors. On ne la combat point ouvertement. On ne se réunit point pour lui faire la guerre. Ses sectateurs la quittent un à un sans bruit ; mais chaque jour quelques–uns l'abandonnent, jusqu'à ce qu'enfin elle ne soit plus partagée que par le petit nombre. En cet état, elle règne encore » [11].

Mais généralement cela se termine mal en raison du principe de réalité ; c’est ce qui a provoqué la chute de Charles X et amené la sortie de l’Histoire de la branche aînée, c’est également ce qui a provoqué le drame d’une décolonisation tragique ; l’idéologie prégnante dans les milieux politiques et les medias était celle du maintien ou de la restauration d’un empire colonial qui n’existait déjà plus : bombardement de Haiphong, guerre d’Algérie. Les politiques et les medias qui les relayaient s’appuyaient sur l’évidence de la défense de l’empire colonial français refusant de comprendre et/ou d’admettre que le temps de l’Empire colonial était terminé. Les Français, eux, le savaient, ils savaient que le Vietnam était loin, une partie des militaires savait que la partie n’était pas jouable [12]. Après le Vietnam l’Algérie, les medias et les politiques répétaient après Mitterrand : « L’Algérie c’est la France, la négociation c’est la guerre »… On faisait semblant de le croire sans le croire vraiment, ou du moins on le disait, mais on savait que ce n’était pas la vérité, même si, pour les pieds–noirs la situation était différente, le pays était aussi le leur, leurs ancêtres et leurs parents n’étaient-ils pas enterrés dans le cimetière du village ? … Le coût de ce déni de réalité a été considérable et relève de la tragédie grecque.

Tocqueville résume ces situations avec une très grande justesse : « la majorité ne croit plus ; mais elle a encore l’air de croire, et ce vain fantôme d’une opinion publique suffit pour glacer les novateurs et les tenir dans le silence ou le respect » [13]. Quant aux opposants à ces idéologies fantômes qui s’imposent encore au pays, ils n’ont pas voix au chapitre, leur parole n’est pas audible et s’ils insistent, elle est censurée.

Centralisation, administration
et inflation législative


La centralisation, le poids de l’administration et l’inflation législative sont trois des composantes principales du Mal français analysé par Peyrefitte (1976). Dans L’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville met en évidence que la centralisation est d’abord le fait de l’Ancien Régime où tout était « dirigé de Paris » : « La masse des écritures (était) déjà énorme, et les lenteurs de la procédure administrative si grandes (qu’il ne fallait pas) moins d'un an avant qu'une paroisse pût obtenir l'autorisation de relever son clocher ou de réparer son presbytère » [14]. Elle a été poursuivie par la Révolution jacobine puis l’Empire. Elle n’a jamais cessé depuis lors et fait partie du patrimoine génétique de la Nation française.

Le développement abusif quasi naturel de la centralisation inhibe l’action citoyenne et ôte aux individus toute possibilité, et à terme, toute envie d’entreprendre : « Elle excelle, en un mot, à empêcher, non à faire » [15]. Elle impose ou interdit les mêmes réformes partout ; c’est l’une des raisons principales qui s’opposent à ce que les Français aient de bonnes colonies [16]. Il aurait fallu décentraliser la gestion de la colonie à Alger et la centraliser là–bas. Évidemment l’emprise de cette centralisation renforcée par le poids de l’administration fait couver le feu sous la cendre et engendre des crises majeures. À ces deux facteurs il convient d’ajouter l’inflation législative ; ces trois éléments réunis engendrent une forme de toute puissance de l’Etat aux dépens de l’individu libre et responsable et conduisent non aux réformes nécessaires au pays mais à des blocages et à des crises sociales, politiques, sociétales. Ceci aboutit en France à la situation paradoxale d’un État tout puissant, dans lequel un président disposant de pouvoirs considérables se trouve quasi impuissant devant les lourdeurs gigantesques et de tous ordres, en raison d’une double crise des institutions et de la gouvernance.

Il faut enfin évoquer d’autres éléments importants qui entrent en jeu dans la façon dont la France se positionne face à la crise en général : le colbertisme et les habitudes et pratiques qui constituent les données mêmes de notre économie, l’économie de la rente, qui remonte à la pratique des charges de l’Ancien Régime, économie que Tocqueville dénonçait dans les deux Mémoires sur le paupérisme, et ses variantes et dérives nouvelles que Thomas Philippon critique dans Un capitalisme d’héritiers. [17]

La crise de la décision
et le problème de la gouvernance
 [18]


L’exécutif décide sur des choses qu’il ne connaît pas, s’en remettant à des experts … qui appartiennent tous aux mêmes grands corps et ont reçu la même formation et possèdent un véritable esprit de caste. Il faudrait revenir, par exemple, en ce qui concerne la prise de décision et les grands choix, ceux qui ont été faits pendant 40 ans en matière agricole (Pisani) et qui aboutissent à la triple crise actuelle, économique, sociale-sociétale et écologique actuelle, ou sur les incitations et impératifs, imposés depuis 30 ans par les économistes, préconisant l’abandon du secteur industriel au profit d’une économie financière parce que le salut et la création d’emplois ne devaient venir que du tertiaire [19]… Les résultats sont probants !

IV - Perspective tocquevillienne
sur la crise actuelle.


Pour comprendre l’origine et la nature de la crise actuelle de/dans la société française il convient d’en chercher l’origine et de faire un retour sur les années 70. C’est, pour partie, une crise sociale et sociétale, une perte de confiance, une crainte concernant le présent, l’avenir et l’identité du pays. Paradoxalement, la France est le pays d’Europe où le taux de natalité est le plus important et le pays le plus pessimiste !... En même temps la France est le pays du déni, une part importante de la société refusant d’admettre le poids des faits et les nécessités de réformer plutôt que de chercher à instaurer des réformes justes et adéquates.

Force est également de constater l’ignorance des Français en matière d’économie, mais leurs dirigeants et ceux qui les conseillent ne semblent pas mieux armés. On pourrait faire la liste des choix économiques successifs évoqués ou proposés par les plus hauts responsables successifs. L’un lève un emprunt de 9 milliards dont le remboursement coûtera plus de dix fois le montant initial, l’autre lance la nationalisation de grands groupes dont la prise de contrôle à 100% (là où 50%, voire 30% auraient suffi) créant ainsi  un gouffre financier, son successeur propose de passer à la retraite par capitalisation ; la faillite d’Enron mettra un terme à ce beau projet ! Le quatrième propose d’augmenter le pouvoir d’achat des Français en encourageant le prêt hypothécaire sur la maison d’habitation ; cette belle trouvaille économique sombra corps et biens avec la crise des subprimes … Quant aux analystes et économistes prestigieux omniprésents sur les medias ils allaient répétant inlassablement, comme un leitmotiv, que le problème ne se posait pas pour la France puisque les fondamentaux étaient bons…

Pour aller au cœur du problème, il faut en revenir
à la rupture de 1968 et au tournant capital
des années 1968-1972.


1968 constitue l’une de ces années particulières où des troubles importants agitent plusieurs pays et où les phénomènes qui entrent en jeu, ne sont pas seulement nationaux. 1848 a vu surgir le printemps des peuples en Europe : « Est–ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui ne peut pas s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est–ce que vous ne sentez pas... que dirais–je ?... un vent de révolution qui est dans l'air ? » (Tocqueville, discours du 27 janvier 48)

En 1968 les événements sont d’une nature comparable. De Gaulle ne comprend pas tout d’abord ce qui se passe : il a réformé la France, l’a replacée dans les grandes nations, lui donnant par son poids personnel une écoute plus importante que son poids réel. Laissons de côté le déroulement des événements pour en venir au discours du 28 avril 1969, à la veille du referendum. Il est très lourd de sens et les enjeux sont considérables ; l’avenir se joue à ce moment, cet avenir c’est notre situation présente. De Gaulle présente ainsi le problème qui se pose au pays et les enjeux du choix qui va se faire : « Il s'agit d'apporter à la structure de notre pays un changement très considérable. C'est beaucoup de faire renaître nos anciennes provinces aménagées à la moderne sous la forme de régions, de leur donner les moyens nécessaires pour que chacune règle ses propres affaires, tout en jouant son rôle à elle dans notre ensemble national. D'en faire des centres où l'initiative, l'activité et la vie s'épanouissent sur place. C'est beaucoup de réunir le Sénat et le Conseil Économique et Social en une seule assemblée, délibérant par priorité et publiquement de tous les projets de loi, au lieu d'être chacun de son côté réduit à des interventions obscures et accessoires. C'est beaucoup d'associer la représentation des activités productrices et les forces vives de notre peuple à toutes les mesures locales et législatives, concernant son existence et son développement. Votre réponse va engager le destin de la France. Parce que la réforme fait partie intégrante de la participation qu'exige désormais l'équilibre de la société moderne. La refuser, c'est s'opposer à cette transformation sociale, morale, humaine, faute de laquelle nous irons à de désastreuses secousses ».

La participation envisagée ici était double : participation financière et participation à la vie de l’entreprise, perspective effrayante pour le capital et le patronat, rejetée également par les ouvriers de la CGT et peu comprise de la masse des citoyens. Tout est dit, Giscard préconise le NON ! Les milieux patronaux se tiennent sur la réserve : Pompidou n’a-t-il pas prononcé en Janvier son discours de Rome ? « Tu quoque mi fili ! ».

De Gaulle répond à la crise, qui n’est pas née de son fait, et veut remettre le pays dans le courant de l’histoire qui vient par un plan considérable de réformes capitales. Il est désavoué, d’abord par « les siens » - si l’on peut dire - ; une partie d’entre eux le soutenaient comme la corde soutient le pendu. Son dernier ministre des finances, François Xavier Ortoli n’avait-il pas décidé d’augmenter l’impôt sur les successions…

À partir de 1972 la Droite au pouvoir fera des choix exactement opposés aux propositions de de Gaulle ; cependant après son élection Pompidou avait choisi Chaban Delmas comme premier ministre. Le diagnostic de celui-ci est le même que celui de de Gaulle, mais fait par un homme d’une génération plus jeune qui veut éviter à la France la répétition des crises. Il s’entoure d’hommes nouveaux Jacques Delors (CFDT PSU), Simon Nora (club Jean Moulin, fondation Saint–Simon), Michel Crozier (sociologue, club Jean Moulin, analyste de la société bloquée et tocquevillien, La Société bloquée (1970), On ne change pas la société par décret (1979), État modeste, État moderne (1987).

Dans son discours d’investiture Chaban fait un état des lieux fondamentalement tocquevillien. La société démocratique française est encore une société de castes et une société bloquée. Il faut refaire un contrat social, faire le nécessaire pour que les rapports sociaux et économiques cessent de reposer sur une forme de lutte des classes et privilégient la négociation et le dialogue. Il se lance alors dans le combat pour La Nouvelle Société, reposant sur le contrat et le renforcement des corps intermédiaires ; il est le seul dirigeant politique français depuis la Libération à s’être placé dans une perspective véritablement tocquevillienne :

« (Nos) structures sociales, voire mentales, (sont) encore archaïques ou trop conservatrices.

Nous sommes encore un pays de castes. Des écarts excessifs de revenus, une mobilité sociale insuffisante maintiennent des cloisons anachroniques entre les groupes sociaux.(…) J'ajoute que ce conservatisme des structures sociales entretient l'extrémisme des idéologies. On préfère trop souvent se battre pour des mots, même s'ils recouvrent des échecs dramatiques, plutôt que pour des réalités. C'est pourquoi nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu'en faisant semblant de faire des révolutions. (…) La société française n'est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures.

Enfin, comme Tocqueville l'a montré, et ceci reste toujours vrai, il existe un rapport profond entre l'omnipotence de l'État et la faiblesse de la vie collective dans notre pays. Les groupes sociaux et les groupes professionnels sont, par rapport à l'étranger, peu organisés et insuffisamment représentés ».

J’ai pu constater qu’évoquer ces thèmes c’est encore aujourd’hui pour nombre d’hommes politiques ou de dirigeants comme faire apparaître le diable ; le nom seul de Chaban ou les mots de Nouvelle Société provoque chez eux des réactions aussi désordonnées que s’ils étaient piqués de la tarentule ! Et pourtant c’est bien, si l’on veut s’en donner la peine d’y voir le plus près, avec l’éviction de Chaban et l’enterrement de la Nouvelle Société que le pays s’engage dans un déclin de plus en plus accentué. Curieusement certains en viennent à faire aujourd’hui le même constat : « Il faut en finir avec cette logique de caste… », (Lemaire) mais une fois encore c’est sans doute trop tard, la société ne croit plus désormais au politique. Aujourd’hui, l’image des politiques et des élites est dégradée, un peu comme si ces Français ne partageaient plus la même humanité que les autres citoyens dont ils ne partagent parfois déjà plus le même passeport.

Après le renvoi de Chaban Delmas et plus encore avec l’arrivée au pouvoir de Giscard d’Estaing, la tentative de la Nouvelle Société fait place à une autre société qui loin de limiter le système des castes le renforce singulièrement. Dans la ligne de la fin du régime pompidolien, Giscard entreprend une Restauration contrastée d’un type nouveau : en matière de mœurs il veut moderniser la société : vote à 18 ans, l’interruption volontaire de grossesse, il veut être populaire et utilise des slogans : deux Français sur trois, la France veut être gouvernée au centre (ce qui n’est vrai qu’en apparence puisqu’ils ne font rien pour), mais en même temps l’esprit de caste, et le renforcement de la caste dirigeante prennent des proportions inconnues depuis le début de la IIIe République !

La montée de la démocratie et de la République a engendré une nouvelle aristocratie d’État issue des grandes écoles qui fournit les grands corps de l’État. Il y entrait certes une part d’élitisme républicain et de mobilité sociale dont le modèle pourrait être Pompidou lui–même, grands–parents paysans, père enseignant, normalien supérieur… Le développement de cette caste semble un avatar de la nouvelle aristocratie évoquée par Tocqueville [20].

J’en prends le témoignage de deux polytechniciens, Jean Gandois, né en 1930 et Claude Bébéar, né en 1935. Tous les deux déplorent l’évolution du recrutement de l’X – qui est aussi celui des quatre ou cinq autres plus grandes – et ils rappellent l’un et l’autre qu’étant élèves ils appartenaient à cette part significative de 25 à 30% de jeunes gens sortant de la toute petit bourgeoisie ou des classes populaires. En janvier 2006, dans un rapport rédigé pour l’institut Montaigne : « Ouvrir les grandes écoles », Claude Bébéar écrit : « J'observe que les dirigeants d'entreprise de ma génération étaient issus dans leur majorité de milieux modestes, à dominante provinciale et devaient leur réussite d'abord à l'école. Ils reflétaient dans leur jeunesse, à quelques distorsions près la diversité de la société française.

Ainsi, quand j'étais élève à l'École Polytechnique, il y avait certes, quelques représentants de grandes lignées industrielles, déjà de nombreux fils d'instituteurs (dont j'étais !) mais aussi des enfants d'ouvriers, d'employés, également des Français musulmans d'Algérie admis par la voie normale.

Aujourd'hui, nos grandes écoles, en particulier les plus prestigieuses, ne reflètent aucunement la diversité de la société française. Elles se privent ainsi de nombreux talents. […] Leur mode de recrutement reproduit en les amplifiant les dysfonctionnements de notre système scolaire sans jamais pouvoir corriger ces inégalités »…

La France est redevenue une société endogamique dans laquelle, comme sous la Monarchie de Juillet, une seule classe-caste se partage tous les pouvoirs politiques et économiques. Au moment des élections présidentielles de 2007, la situation et les perspectives qui se présentaient à nous ne me convenaient pas du tout. J’ai alors mis en ligne un texte assez long auquel j’avais donné le titre Restaurer la démocratie et je retrouve aujourd’hui sous la plume des uns et des autres (Rosanvallon) des analyses et propositions comparables à celles que j’avais faites alors. Huit ans se sont écoulés depuis ! La crise était déjà là, depuis longtemps, elle s’aggravait, c’était comme si les analystes étaient aveuglés par la myopie du moment présent. Dans ce texte, je donnais un graphique, construit à partir de données, empruntées à la Revue Française de Sociologie portant sur le recrutement de trois des plus grandes Écoles françaises : Normale Sup, l’X et l’ENA, j’aurais pu ajouter HEC ? Centrale et les Mines….

Le graphique était très révélateur de la dérive du système. Le pourcentage d’élèves d’origine populaire admis dans les écoles de recrutement des « élites » était passé d’environ 25% en 1951–55, 14–15% en 1973–77, pour se situer à 7–8% en 1989–93, les derniers chiffres concernant les années 2000 furent donnés par Michel Albert en 2007, au moment où Chirac liquidait définitivement ce qui restait du Plan : cette « ardente obligation » gaullienne, il n’en restait que 1% !

Il convient, pour terminer cette analyse, d’en revenir à Tocqueville. Une lecture attentive de Tocqueville nous révèle que les dérives que j’ai évoquées rappellent de façon surprenante la fin de la Monarchie de Juillet.

Tocqueville était démocrate sans être républicain, il était partisan d’une monarchie constitutionnelle mais il se rallia à la seconde République parce que Louis–Philippe et Guizot avaient, avec persévérance, conduit le pays à l’abîme. Il n’aimait guère les Orléans et trace de Louis–Philippe un portrait charge très ironique, mais il avait la plus grande estime pour la duchesse d’Orléans. Il avait lutté avec Lamartine pour tenter qu’elle fut reconnue comme Régente, si la nécessité se produisait. Quand elle eut obtenu la signature de Louis–Philippe, elle se précipita à l’assemblée avec ses deux fils et le duc de Nemours, le 24 février 1848. Une foule très agitée, révolutionnaire envahit la salle. Les députés auraient, estime Tocqueville, accordé la Régence à la duchesse d’Orléans mais le tumulte s’installe. Tocqueville en appelle à Lamartine pour qu’il propose la régence, mais celui–ci juge que son heure est venue, il joue sa carte personnelle. À partir de ce moment, Tocqueville juge que la famille d’Orléans n’a  plus de chance, elle non plus, de remonter sur le trône.

En 1830, il avait pensé que le nouveau régime pouvait être viable et durer. À partir des années 45, il considère que l’immobilisme, et le conservatisme du pouvoir, incarné par Louis–Philippe et Guizot compromet très sérieusement la situation. Il décide avec ses amis de fonder un nouveau parti pour sortir du conservatisme qui mène le pays à la ruine et à l’aventure : La Jeune Gauche, qui se chargerait de promouvoir la réforme, parti dont il rédige l’ébauche du programme. Mais les élections de 1846 amènent une chambre plus conservatrice que la précédente. À partir de ce moment, et des années 1846–47, il estime que, refusant la réforme, le pouvoir mène à la crise, une crise dont il aura les plus grandes difficultés à venir à bout. Le 27 janvier alors que le pays est calme, (comme la France en janvier 1968), il annonce que la Révolution est imminente, qu’elle est là. Elle éclate moins d’un mois plus tard et commence, comme la Campagne des Banquets, aux cris de : La Réforme.

La révolution qui naît est une guerre servile, qui éclate parce que depuis les années 1830 une seule classe–caste détient tous les pouvoirs et a retiré tous les profits du développement de l’économie. Quant au pouvoir politique, il s’est installé dans une position de repli (développement d’une économie de la rente, refus des réformes - abolition de l’esclavage, système pénitentiaire- …), il n’a pas compris l’avertissement donné par Tocqueville quant à l’avenir de l’Algérie. Le duc d’Aumale, nommé gouverneur de l’Algérie, en septembre 1847, après l’éviction de Bugeaud, avait demandé qu’on lui adjoignît Tocqueville comme intendant général de l’Algérie, cela avait été refusé, Tocqueville n’était–il pas un opposant (très modéré).

De la Monarchie de Juillet
à la situation actuelle


« À l'intérieur, il y avait tout à faire. Il fallait changer notre code, libérer notre commerce, notre industrie et notre agriculture créer des institutions municipales et commerciales, réviser le système d'impôts et, surtout, reconstruire complètement notre système parlementaire, suivant lequel 200 000 Français seulement sur 36 millions avaient le droit de voter, suivant lequel les députés achetaient la majorité des 200 000 électeurs et le roi achetait la majorité des 450 députés.

Louis–Philippe ne voulait rien laisser faire. S'il avait pu l’empêcher, nous n'aurions pas eu de chemin de fer. Il ne voulait pas laisser achever le plus important de tous, celui de Marseille. Il ne voulait pas que l'on touche à notre centralisation ni à notre système protectionniste monstrueux. Les propriétaires de forêts étaient autorisés à nous priver de combustible bon marché, les propriétaires [de] forges de fer bon marché et les propriétaires d'usines de vêtements bon marché.

Dans une partie de ces réactions stupides, Guizot l'a soutenu consciencieusement, car, comme Thiers, il ignore les principes élémentaires d'économie politique [21] ».

En 1847, Tocqueville rédige deux ébauches destinées à servir de programme soit de gouvernement, soit susceptible d’inspirer l’action d’un gouvernement : De la classe moyenne et du peuple et Fragments pour une politique sociale [22]. Il souligne le décalage considérable existant entre le pays légal et le pays réel. Le pouvoir tout entier est confisqué par les représentants d’une seule classe–caste, économico–financière, dont les différences entre les membres et les partis sont quasi inexistantes : « une seule classe presque homogène dans le sein de laquelle […] il est à peu près impossible de faire naître et subsister de grands partis, c’est–à–dire de grandes associations politiques ayant des intérêts très distincts et voulant des choses très différentes » [23].

De même aujourd’hui et dans la crise actuelle, les partis de droite et de gauche ont beau s’opposer, il y a moins de différence entre eux qu’il n’y en a entre eux et leur l’électorat. Curieusement, le Sénat semble peut–être parfois plus présentable que la chambre des députés mais ces deux assemblées ne sont guère représentatives du pays réel qui ne se reconnaît pas/plus  en elles, ce qui explique, pour partie, les succès de Marine Le Pen.

En guise de perspectives…

L’un des éléments les plus graves dans la vie politique d’un pays, à plus forte raison d’un pays démocratique c’est la perte de confiance et de crédit du gouvernement, des hommes politiques et de la classe politique toute entière. C’est là le dernier avertissement que Tocqueville adresse à la chambre le 27 janvier 1848. Non seulement le pouvoir s’est enfermé dans l’immobilisme comme dans un bastion mais encore il s’est compromis dans une série d’affaires frauduleuses ou de soutien à des responsables de pratiques douteuses et pour se justifier a, comme c’est d’usage, accordé des promotions et des récompenses aux individus les plus douteux ; il a eu son affaire Cahuzac et bien d’autres encore. Pendant ce temps le pouvoir a totalement oublié les classes populaires que l’opposition va mettre en branle par la Campagne des Banquets, ouvrant par là la boite de Pandore. Tocqueville met en garde ses amis Beaumont et Barrot et les autres : ils vont déchaîner des forces qu’ils ne pourront plus contrôler.

Il termine ainsi son discours :

 « Messieurs, (…) je vous en supplie ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, (…) le danger est grand ! Conjurez–le, quand il en est temps encore ; corrigez le mal par des moyens efficaces, non en l’attaquant dans ses symptômes, mais en lui–même. « On a parlé de changements dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement très utiles, mais nécessaires : ainsi, je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais, je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas savoir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n’est pas le mécanisme des lois qui produit les grands événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement. Gardez les lois, si vous voulez ; quoique je pense que vous ayez grand tort de le faire, gardez–les ; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir : je n’y fais, pour mon compte, aucun obstacle ; mais, pour Dieu, changez l’esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit–là vous conduit à l’abîme [24]. »

Je crois que tous les éléments que je viens d’énumérer ici, à la suite de Tocqueville, ne sont pas étrangers à la crise d’identité et à la crise existentielle que connaît la France aujourd’hui. C’est aussi une crise morale dont les citoyens sont également les responsables et les victimes. Ils en sont responsables parce que les élus sont leurs élus, au terme d’une procédure démocratique. Mais il y a toujours dans notre façon d’être, politiquement, des marques fortes de notre propension au césarisme et/ou au bonapartisme, comme le souligne Melvin Richter [25].

Nous vivons la politique comme on joue au jeu de bonneteau. Les candidats au pouvoir disent aux citoyens : « Votez pour moi je me charge de tout… ». Les citoyens disent, eux, comme les concitoyens de Tocqueville quand il revient à Valognes au printemps 1851 et mène son dernier combat pour obtenir la révision de la Constitution pour tenter d’éviter le coup d’État : « j’ai voté pour lui, il est là, qu’il s’en débrouille ». Les Bourgeois de Valognes avaient déjà admis le coup d’État avant qu’il ne fût perpétré. Mais quelques mois plus tard, dans une lettre à son neveu, dénonçant le coup d’État et le nouveau régime, il établit les responsabilités de chacun proportionnellement au degré de ses lumières et de son importance.

Le problème le plus grave aujourd’hui est sans doute la perte du sens civique et donc de la confiance ; c’est là le terme d’un long processus et d’un nombre d’affaires graves, et de toutes sortes, qui ont traversé notre vie politique depuis une quarantaine d’années.

Terminons par une anecdote : Un soir, en quittant la Sorbonne j’achète Le Monde au kiosque le plus proche. La première page étalait toutes les affaires du moment qu’illustrait un dessin de Plantu. Celui qui me précédait réagit à voix haute : « nous sommes vraiment dans une République bananière ! »

Et le kiosquier de lui répondre : « il a/ils ont bien raison, si j’étais à leur place, si je pouvais en faire autant… ».

Quand ce type d’exemple vient d’en haut, le pays est en train de perdre son âme !

Une République doit se fonder sur la vertu, écrivait Montesquieu ; depuis des décennies le civisme est grandement mis à mal en France et la crise morale, sociale et politique apparaît comme quasiment insoluble ! Peut-on espérer un sursaut ? Question de foi, la toute petite espérance de Péguy, c’est selon, pour chacun.


[1] Qui a fait disparaître successivement des rudiments de formes sociales et politiques démocratiques existant depuis le XIVe-XVe siècle, assemblées de village, élections des maires et échevins dans les ville à Beffroi du Nord ou des capitouls dans le sud, les États généraux n’ont pas été réunis depuis 1614.

[2] D.A., I, 1, ch. 3.

[3] Ce fut le cas dans la seconde partie du XXe siècle lorsque des États démocratiques d’Amérique latine, ou la Grèce, par exemple, eurent à subir des dictatures militaires.

[4] La réaction nobiliaire en fut une illustration.

[5] Il faudra attendre les années 1880, et surtout l’affaire Dreyfus, pour employer dans le même sens le terme intellectuels.

[6] Ce fait à peu près inconnu est rapporté dans les Mémoires de Louis XVIII, vol. 4, ch. XXI, publiées à Bruxelles en 1832.

[7] E.S.P.F.. O.C., II, 1, pp. 65.

[8] Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.

[9] D.A., I, 2, ch. X.

[10] Dans sa grande dérive d’espionnage généralisé, y compris des dirigeants des pays alliés, la NSA a donné à ses opérations visant la France les noms évocateurs de Wabash et de Pieds-noirs…, preuve de la grande estime dans laquelle ils nous tiennent !

[11] Tocqueville pense ici notamment à Joseph de Maistre dont les siens partageaient l’idéologie.

[12] Leclerc, par exemple, qui après son entrée à Hanoi considère, avec Jean Sainteny, délégué général de la France en Indochine, qu’il n’existe plus d’autre voie que l’indépendance.

[13] D.A., II, 3, ch. XXI. Ainsi les recommandations de la conférence de Brazzaville, en février 1944, affirment à la fois la nécessité d’élever les hommes qui vivent sous le drapeau français jusqu’à la possibilité de participer à la gestion de leurs propres affaires mais écarte toute idée d’autonomie, elles affirment également “l’unité intangible du monde français”.

[14] A.R., I, ch. 6.

[15] Le renoncement de François Pinault à établir son musée sur l’île Seguin est une illustration parfaite de l’affirmation de Tocqueville.

[16] Titre d’un petit texte rédigé par Tocqueville en 1833, O.C., III, 1, p. 33-40.

[17] Thomas Philippon enseigne à la London School of Economics.

[18] Voir, par exemple, Christine Kerdellant, Le prix de l’incompétence.

[19] Ces deux points demanderaient de longs développements qui ne peuvent trouver place ici. Rappelons simplement que la politique agricole qui mène aujourd’hui à la catastrophe est exactement celle que la Troïka : Syndicat agricole dominant, Crédit Agricole, coopératives agricoles ont choisi de mettre en place, depuis 50 ans, avec l’appui des gouvernements successifs, sacrifiant, sans états d’âme 80% des petits exploitants ; quant à l’industrie elle constituait à peu près le seul secteur d’embauche capable d’intégrer une part importante des 20-25% de ceux auxquels l’enseignement primaire français se montre incapable de faire acquérir les connaissances fondamentales (chacun sait qu’après la situation est irréversible). Les deux options ainsi choisies pèsent d’un poids considérable sur la montée du chômage présent et à venir.

[20] Tocqueville considère que la nouvelle aristocratie  dont il évoque la possibilité constituerait : « un monstre, dans l'ensemble de l'état social ».

[21] O.C., VI, 2, p. 515. Les propos rapportés ici sont ceux de Beaumont évoquant au château de Tocqueville, deux ans après le décès d’Alexis, le jugement que les deux amis portaient sur la fin du régime.

[22] O.C., III, 2, pp. 738-744.

[23] Ibid. p. 739.

[24] Discours prononcé à la Chambre des députés, le 27 janvier 1848, dans la discussion du projet d’Adresse en réponse au discours de la couronne. (Note de l’éditeur.) [EN LIGNE] Wikisource. Consulté le 7 décembre 2015. [Voir les deux derniers paragraphes du discours. JMT.]

[25] Dictatorship in History and Theory, Cambridge University Press, 2004.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 décembre 2015 12:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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