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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Mémoires d’Hervé Clérel, Comte de Tocqueville, 1772-1856,
Préfet et 1814 à 1827, Pair de France de 1827 à 1830
. (2018)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte établi par Jean-Louis BENOÎT, Nicole FRÉRET et Christian LIPPI, Mémoires d’Hervé Clérel, Comte de Tocqueville, 1772-1856, Préfet et 1814 à 1827, Pair de France de 1827 à 1830. Chicoutimi: Livre inédit, Les Classiques des sciences sociales, 2018, 408 pp. [Les auteurs nous ont accordé le 11 mai 2018 leur autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales. L’autorisation nous a été transmise par Jean-Louis Benoît.]

[13]

Mémoires d’Hervé Clérel,
Comte de Tocqueville, 1772-1856,
Préfet et 1814 à 1827, Pair de France de 1827 à 1830.

Introduction

Présentation générale

Les Mémoires d’Hervé de Tocqueville ont été rédigées de 1834 à 1840. Le texte figure sur trois cahiers ; le premier couvre les événements allant de l’origine de la famille [1] et de la naissance d’Hervé jusqu’au 18 mars 1815, le second couvre la période qui va de la tentative d’organisation de la résistance au retour de l’Empereur et des Cent-Jours à la prise de fonction d’Hervé de à la préfecture de Beauvais et se termine au moment où il quitte la préfecture de Moselle pour rejoindre celle de la Somme, le 14 août 1823. Dans le troisième, Hervé fait état de son action à la préfecture d’Amiens, puis à celle de Versailles, la plus prestigieuse du royaume où il termine sa carrière préfectorale en février 1828 quand le cursus honorum lui permet d’accéder à la pairie à laquelle il aspirait de en fait qu’à son grand père puis 1815. Le récit s’achève avec l’abdication de Charles X et la prise du pouvoir par Louis-Philippe et des considérations morales, politiques et philosophiques sur la période qui vient de s’achever et marque la fin d’une époque, d’un régime, d’une dynastie.

Hervé de Tocqueville a entrepris de rédiger ses Mémoires à la demande de ses enfants : « Mes enfants me pressent d'écrire l’histoire de ma vie, j'y consens par égard pour eux ». La demande a peut-être été le fait de ses trois fils mais c’est manifestement Alexis qui était le plus insistant en la circonstance, c’est notamment lui qui écrit au début de chaque cahier Les Mémoires de mon père, 1er, 2e, 3e volume. Les trois cahiers qui constituent ces Mémoires ont été conservés au château de Tocqueville, avant d’être légués aux Archives de la Manche. Ils comportent respectivement 169, 268 et 140 pages manuscrites de la main d’au moins trois scripteurs différents et successifs. Ils sont relus et corrigés par Hervé de Tocqueville lui-même qui ajoute des éléments ou fait des corrections sur le texte lui-même ou dans la marge. Le premier paragraphe indique que le projet est à usage domestique et familial ; il fait naturellement écho à l’incipit de Montaigne : « je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée » et pourtant quelques indices semblent indiquer qu’à certains moments la possibilité d’une édition a été envisagée par l’auteur ; par exemple lorsqu’il évoque les lecteurs à venir du texte, mais plus encore lorsqu’il encadre ou raye des passages à supprimer, par exemple ceux qui concernent l’intimité du couple ou de la famille, la maladie de sa femme, qu’il ne veut pas porter à la connaissance de lecteurs éventuels mais que nous avons [14] maintenus ici, mais entre crochets. Il fait également à plusieurs reprises mention de documents complémentaires qu’il entendait ajouter au texte et qui n’y ont pas été intégrés.

Les lecteurs de Tocqueville et les spécialistes de son œuvre ont jusqu’ici eu à regretter que ces Mémoires, dont ils verront la richesse, n’aient pas encore été édités. Quelques pages avaient été semble-t-il été publiées en janvier 1867, dans Le Contemporain, par Édouard de Tocqueville. En 1901 un texte de 38 pages : Épisodes de la Terreur Texte imprimé : extraits des Mémoires du Comte de Tocqueville parut chez Levéziel, à Compiègne [2]. Ce même texte a été publié à nouveau en deux parties dans la revue Commentaire dans ses numéros d’été et d’automne 2005 mais il convient de préciser qu’il ne s’agit pas du texte original mais d’un texte largement modifié, une reprise, une réécriture avec tout ce que cela comporte, dans la forme comme dans le fond.

Le texte des Mémoires est important à plusieurs titres : il nous révèle la personne et la personnalité d’Hervé de Tocqueville qui était le petit-gendre de Malesherbes et qui nous donne un témoignage précieux sur l’illustre aïeul, mais c’était également le beau-frère de Jean-Baptiste de Chateaubriand, le frère aîné de François René. Son témoignage sur les deux frères, sur les deux fils de Jean-Baptiste et sur la femme de François René est parfois surprenant et très instructif. Il est enfin, et surtout, pour nous, le père d’Alexis et l’on voit en filigrane dans le texte les intérêts et les engagements d’Alexis percer à travers ceux de son père. En ce sens, les Mémoires constituent l’une des clés de lecture de la pensée, l’œuvre et l‘action d’Alexis.

Hervé de Tocqueville est également un témoin et acteur engagé de son temps, légitimiste bon teint, pur et dur sans être un Ultra, contrairement à la majorité des membres de son entourage immédiat : sa femme, l’abbé Lesueur, qui avait été son précepteur avant d’être celui de ses trois fils, son beau-frère, Louis de Rosanbo.

Pour lui, la Restauration était un événement capital qui engageait l’avenir de la France et qu’il fallait absolument réussir, or, en le lisant attentivement, on comprend que, dès le départ, il juge que le processus est mal engagé pour des raisons idéologiques et historiques ; mais il ne faut pas oublier que les Mémoires sont écrits après coup, de 1834 à 1840 et retracent une période qui va de 1772 à juillet 1830.

D’un point de vue idéologique, Hervé de Tocqueville considère que les choix politiques de Louis XVIII mènent à l’échec à plus ou moins long terme, parce qu’il donne beaucoup trop de gages aux adversaires politiques, essentiellement au personnel et aux militaires de l’Empire, et singulièrement après les Cent-Jours. Ces garanties éloignent de lui les plus acharnés de son camp et aboutissent à l’élection [15] d’une Chambre introuvable qui rend le pays difficilement gouvernable, sans obtenir le moins du monde l’appui des bonapartistes.

La politique de son choix, pure et dure, aurait-elle donné de meilleurs résultats ? Impossible d’en décider. Elle eût peut-être connu moins d’à-coups mais c’était compter sans le processus historique engagé.

Le jugement d’Hervé de Tocqueville peut être considéré comme sévère et injuste si on le compare à celui de Boissy d’Anglas qui juge que le régime mis en place correspond exactement à ce que Malesherbes souhaitait : « Louis XVIII a accordé solennellement tout ce que M. de Malesherbes avait demandé en vain à Louis XV et à Louis XVI. [3] »

Chateaubriand estime, lui, que Louis XVIII a donné au pays une charte à laquelle il se conformait, imposant l’équilibre entre les tendances et pressions des Libéraux d’un côté et celles des Ultras de l’autre. Il affirme que son règne a été une réussite, la première et la dernière du genre, de celles qui attirent à tort plus les critiques injustes que les compliments mérités et il écrit ce vibrant éloge à la mort du monarque dans Le Roi est mort, vive le roi :

« La partie active du règne de Louis XVIII a été courte, mais elle occupera une grande place dans l'histoire. On peut juger ce règne par une seule observation il ne se perd point dans l'éclat que Napoléon a laissé sur ses traces. On demande ce que c'est que Charles II après Cromwell, Charles II, dont la restauration ne fut que celle des abus qui avoient perdu sa famille : on ne demandera jamais ce que c'est que le sage qui a délivré la France des armées étrangères après l'ambitieux qui les avait attirées dans le cœur du royaume ; on ne demandera jamais ce que c'est que l'auteur de la Charte, le fondateur de la monarchie représentative, ce que c'est que le souverain qui a élevé la liberté sur les débris de la révolution, après le soldat qui avait bâti le despotisme sur les mêmes ruines ; on ne demandera jamais ce que c'est que le Roi qui a payé les dettes de l'État et fondé le système de crédit, après les banqueroutes républicaines et impériales. On ne demandera jamais ce que c'est que le monarque qui, trouvant une armée détruite, a recréé une armée. Le monarque qui, après des guerres glorieuses, mais longues et funestes, en quelques mois, par un vaillant prince à la prodigieuse expédition d'Espagne, tuant deux révolutions d'un seul coup, rétablissant deux Rois sur leur trône, replaçant la France à son rang militaire en Europe, et couronnant son ouvrage en nous assurant l'indépendance au dehors, après nous avoir donné la liberté au dedans. Son règne s'agrandira encore en s'éloignant de nous. La postérité le regardera comme une nouvelle ère de la monarchie comme l'époque où s'est résolu le problème de la révolution où s'est opérée la fusion des principes, des hommes et des siècles, où tout ce qu'il y avait de possible dans le passé, s'est mêlé à tout ce qu'il y avait de possible dans le présent. De la considération des difficultés innombrables que Louis XVIII a dû rencontrer à l'exécution de ses desseins, naîtra pour lui dans l'avenir [16] une admiration réfléchie. Et quand on observera que ce monarque, qui avait tant souffert, n'a exercé ni réaction ni vengeance que ce monarque dépouillé de tout, a aboli la confiscation, qu'étant maître de ne rien accorder en rentrant en France, il nous a rendu des libertés pour des malheurs, nul doute que sa mémoire ne croisse en estime et en vénération chez les peuples[4] »

Hervé de Tocqueville était beaucoup plus proche de Charles X que de Louis XVIII, au point que certains ont pensé qu’il avait été l’un de ses agents, ce que rien n’établit, mais il se distingue des Ultras avec lesquels il partage pourtant bien des valeurs communes. Il juge que, dès la fin du règne de Louis XVIII, l’entourage de Charles X, notamment la Congrégation, mettent leurs hommes en place, le monarque laisse Villèle conduire la politique à sa guise, et l’action des ministères Villèle et Polignac s’éloigne de plus en plus du mouvement de l’histoire qui est en train de se faire. Concernant les ordonnances de 1830, Tocqueville considère que Charles X ne comprend rien à la situation réelle du pays et il écrit non sans une ironie amère : « Les ordonnances furent signées dans le Conseil du dimanche 24 juillet. Charles X alla le lendemain gaiement à la chasse en disant ; “Je suis enfin Roi.” »

Contrairement aux Ultras, Hervé de Tocqueville avait, lui, le sens de l’Histoire et il savait que la restauration à l’identique de la monarchie était impossible comme Alexis l’écrivait à son frère Édouard le 24 mars 1830 : « Tout cela sent un peu le Louis XIV, comme tu vois, mais le peuple français de Louis XIV a disparu » ; et, lorsqu’il voit partir le cortège royal, il est assuré que la branche aînée est sortie de l’Histoire.

Les Mémoires d’Hervé de Tocqueville nous livrent l’histoire de ces 30 années dont il fut le témoin et l’un des acteurs importants puisqu’elles couvrent sa carrière de préfet dans six départements, carrière dont l’étape ultime est marquée par l’accession à la préfecture de Versailles. Ce témoignage est donc d’une importance majeure.

Au retour des Bourbons, le problème politique qui se posait à la monarchie restaurée était celui de la possibilité de leur réadaptation à la France du moment ; vingt-cinq années s’étaient écoulées depuis le début de la Révolution et depuis lors, le pays, les habitants et la société n’étaient plus les mêmes.

Le 30 mars 1814, le comte d’Artois entre dans Paris déclare simplement : « Rien n’est changé ici, il n’y a qu’un Français de plus », mot remarquable, qui fit naître tant d’espérances si peu réalisées, note Hervé avec regret.

Le décalage entre ceux qui reviennent et les autres Français apparaît d’emblée dans les choses les plus simples, les attitudes par exemple. Avant d’entrer dans Paris le roi s’arrête à Compiègne ; beaucoup de nobles viennent lui rendre hommage, parmi eux, Hervé qui souligne l’incongruité du vêtement des arrivants qui sont : « en costume anglais, comme si les Princes se fussent donné le mot pour choquer la vanité de la nation la plus susceptible du monde. » Leur attitude elle-même n’est [17] pas adaptée à l’entourage. La duchesse d’Angoulême, fille aînée de Louis XVI, seule rescapée du massacre de la Terreur, mariée à son cousin, fils aîné du futur Charles X, se trouve également en décalage avec l’attente des Français : « cette grande et innocente victime de nos révolutions (…) eût pu être adorée des français et devenir l'arbitre entre les prétentions de la Royauté et les griefs du peuple, mais la sécheresse de ses discours et la hauteur de ses manières ne tardèrent pas à indisposer les esprits. Elle était cependant pleine de bonté, mais la grâce et l'affabilité sont peut-être encore plus nécessaires en France que la bonté. L'absence de ces qualités l'a fait méconnaître. »

En outre, à leur retour, les émigrés ont d’une certaine façon une revanche à prendre, politiquement avec la Chambre introuvable et la Terreur blanche de 1815. L’ensemble des aristocrates, émigrés comme non émigrés, font désormais preuve d’une morgue insupportable vis-à-vis de la bourgeoisie avec laquelle ils avaient noué des liens dans l’adversité, pendant le Directoire le Consulat et l’Empire. Soudain les anciennes inimitiés renaissent, de nouvelles se font jour. Ces deux castes qui entendent chacune avoir part au pouvoir entrent en rivalité. Désormais la bourgeoisie, qui est économiquement dominante, entend, depuis mars 1814, mais bien plus fortement depuis les Cent-Jours, faire comprendre aux aristocrates qu’elle peut très bien se passer d’eux alors que la réciproque n’est pas vraie.

Le 26 mars 1815, Hervé, qui a été remplacé par un Corse à la préfecture d’Angers, quitte la ville avec sa famille. Il lui faut trouver un lieu pour loger les siens en tâchant de trouver en endroit propice pour s’embarquer afin de rejoindre le roi. Il part pour Lannion où sa femme possédait des terres et où l’homme de confiance en charge de ces biens, Guermarquer, est maire de la ville. Là il trouve une ville totalement remontée contre les aristocrates qui, à leur retour, ont fait preuve d’une arrogance insupportable vis-à-vis du parti démocratique et singulièrement des bourgeois qui entendent conserver les biens nationaux qu’ils ont acquis à bas prix. Il témoigne de l’accueil qu’il reçut alors :

« À peine eus-je mis le pied dans la Bretagne, que j'eus lieu de me repentir de ma résolution. L’esprit révolutionnaire que les guerres civiles avaient changé en passion ardente, s’était réveillé dans les villes. Des drapeaux tricolores étaient suspendus à presque toutes les fenêtres, et on voyait sur les places publiques des arbres de liberté surmontés du bonnet rouge. L’accord qui régnait précédemment entre la bourgeoisie et la noblesse n’y existait plus ; la fierté que la noblesse avait montré pendant la Restauration, avait blessé peut-être plus vivement encore qu’ailleurs la susceptibilité bourgeoise et la classe moyenne développait toute la morgue qu’inspire la victoire sur des hommes dont on a éprouvé des humiliations. »

De là l’idée politique qui naît chez Hervé de Tocqueville et qui constitue chez lui un leitmotiv : pour éviter une nouvelle révolution, il faut créer une nouvelle aristocratie, une aristocratie d’argent, lui donner des privilèges et l’associer au pouvoir afin d’éviter qu’elle ne s’en empare elle-même en poussant devant elle la plèbe qu’elle vient chercher dans ces temps-là pour évincer le pouvoir en place.

Cette partie-là du raisonnement est parfaitement exacte, elle a été à l’œuvre en 1789, comme elle le sera en 1830 et en 1848, raison pour laquelle Alexis dénonça [18] alors le danger de la Campagne des Banquets qui ne procéda pas autrement et arriva aux mêmes résultats :

« J’avais la ferme conviction qu’une monarchie ne peut subsister sans une classe intermédiaire entre la royauté et le peuple. Dans l’ancien ordre des choses, cette classe intermédiaire était la noblesse qui possédait les droits et exerçait des fonctions souvent onéreuses au peuple. À mes yeux cette aristocratie héréditaire se trouvait détruite sans retour. Je voulais qu’elle fût remplacée par l’aristocratie de la grande propriété, et de la haute capacité, aristocratie dont la nature mobile n’inspirant point de jalousie, pourrait être dotée d’attributions utiles au peuple… »

Ce dernier point est capital ; contrairement à l’aristocratie ancienne cette nouvelle aristocratie serait mobile. Les fortunes se font et se défont ce qui devrait éviter à cette nouvelle aristocratie de se constituer, comme l’ancienne aristocratie, en une caste fermée comme ce fut le cas en France depuis le XIVe siècle, soulignera Alexis dans L’Ancien Régime et la Révolution.

Hervé précise ainsi sa pensée :

 « Je pense donc qu'il est indispensable de remplacer les restes de l'aristocratie féodale par l'aristocratie de la propriété. Alors la noblesse serait concentrée dans la Chambre des Pairs et Sa Majesté pourrait, en dehors de cette chambre, récompenser les services en accordant des majorats. Les rangs et les distinctions émaneraient ainsi directement du Trône et ne seraient plus la conséquence des privilèges anciennement acquis. La mesure que je propose concilierait les intérêts de l'ancienne noblesse et ceux du Gouvernement. Le noble retrouverait dans l'aristocratie de la propriété l'influence dont ses titres le privent actuellement ; cessant d'être en butte à la jalousie des autres classes, il remonterait naturellement au rang que sa propriété lui assignera dans la société et l'ordre entier échapperait la proscription morale dont il est menacé.

Je supplie Monseigneur d'observer que je raisonne dans la supposition que les lois organiques de la Charte établiront fortement l'aristocratie de la propriété.

Mais il ne suffit pas que l'aristocratie génératrice de la Chambre des députés soit solidement établie, il est nécessaire encore de former des aristocraties locales qui défendent l'État de l'envahissement de la démocratie. Les aristocraties particulières seraient placées dans les conseils généraux et dans les conseils d'arrondissement qui seraient organisés de manière à ce que chacun de ses membres trouvât dans sa propriété un motif d'attachement à l'ordre établi, un petit écrit que j'ai sous les yeux a émis l'idée ingénieuse de ne prendre les membres des conseils généraux que parmi les éligibles à la Chambre et ceux des conseils d'arrondissement que parmi les électeurs : l'organisation de ces conseils et des conseils municipaux devrait, ce me semble, faire partie des lois organiques de la Charte. (Mémoire remis au duc d’Angoulême à Metz le 23 novembre 1818). »

Il ne s’agit donc pas pour Tocqueville de favoriser ni même simplement d’accompagner le surgissement de la démocratie mais de se donner les moyens d’en éviter la montée. La mutation de l’aristocratie étant le seul moyen à ses yeux, d’en assurer une forme de perpétuation alors que, à la même époque, à quatre ans près, Royer-Collard affirme, en 1822, dans un discours à la Chambre : « À mon tour, dit-il, [19] prenant comme je le dois la démocratie dans une acception purement politique et comme opposée ou seulement comparée à l’aristocratie, je conviens que la démocratie coule à pleins bords dans la France. »

Hervé de Tocqueville juge sévèrement le règne de Louis XVIII qu’il considère comme marqué par une confusion politique, qui était sans doute inévitable en raison des circonstances, mais que le monarque a entretenue, alors que, nous avons vu Chateaubriand faire un éloge appuyé du monarque bien que leurs relations aient souvent été difficiles et tendues.

Louis XVIII devait faire face à une situation politique d’une complexité extrême. Il fallait renouer entre la famille royale et la Nation un lien qui n’existait plus depuis la Terreur. En 1814, la situation était problématique mais bénéficiait d’une conjoncture favorable en raison de l’arrêt de la guerre qui mettait fin à la gigantesque hémorragie que le pays avait eu à subir. Tocqueville souligne qu’il a vu les femmes manifester leur satisfaction au retour du roi et il est sur ce point en profond désaccord avec la duchesse d’Abrantès qui : « dans ses Mémoires, a avancé que les souverains avaient été reçus froidement dans Paris. Témoin de leur entrée, je puis affirmer que l'enthousiasme a été extrême de la part des mères et des épouses. ».

En 1815, la situation est tout autre et singulièrement plus difficiles pour le pouvoir. Pour le pays, qui avait à subir l’occupation étrangère, le second retour de Louis XVIII se faisait cette fois dans les fourgons de l’étranger comme le soulignent de nombreuses caricatures d’époque qui témoignent de l’état d’esprit de l’opinion publique. Désormais le fossé creusé entre les aristocrates et les bourgeois devenait béant ; ces derniers entendaient devenir la première force politique du pays dont ils étaient la première force financière et économique. Il existait dans le fond idéologique de la bourgeoisie un retour implicite du discours de Sieyès : ces émigrés ne revenaient-ils pas de Franconie, la bourgeoisie pouvait se passer d’eux pour diriger le pays, l’inverse n’était pas vrai.

Louis XVIII avait envisagé en un premier temps d’installer son pouvoir dans les marques du pouvoir précédent. Il s’agissait en quelque sorte de ne rien changer pour permettre au pouvoir nouveau de perdurer et de trouver sa place afin d’imposer ensuite sa propre signature. Les protestations des émigrés qui réclamaient leur dû rendirent d’emblée caduque la volonté première du monarque. La rupture des Cent-Jours fut catastrophique pour Louis XVIII et l’élection de la Chambre introuvable allait rendre impossible toute tentative d’imposer à sa politique une ligne absolument cohérente.

Comment diriger un pays si politiquement divisé ? Les maistriens, ultras et contre-révolutionnaires étaient politiquement et idéologiquement majoritaires mais il n’était pas possible de se rallier à leur politique sous peine de conduire à de nouveaux troubles révolutionnaires ; la fin du règne de Charles X et la révolution de 1830 en fournissent la preuve évidente.

Les bonapartistes étaient encore nombreux et influents, Tocqueville en fit l’expérience à Dijon, et, de plus, militairement ils tenaient encore une partie de l’armée, preuve en fut donnée pendant les Cent-Jours ; en outre, les heurts et conflits [20] entre les anciens des armées napoléoniennes et les nouveaux cadres issus de l’aristocratie qui occupaient des postes de commandement sans avoir combattu étaient nombreux.

Le petit peuple était partagé : peuple des villes, peuple des campagnes : rien de commun entre les ouvriers de Paris ou de Lyon et les paysans vendéens ; en revanche la bourgeoisie urbaine, petite ou grande, était plutôt marquée sinon par des idées républicaines, du moins par la volonté de prendre une part active aux instances de décision et au pouvoir, elle cassera toutes les tentatives de Charles X pour redresser la situation pendant les dernières années du régime. Et, pire que tout, les partis opposés, les ultras d’un côté, les libéraux de l’autre, s’unirent en se donnant pour seul mot d’ordre de faire tomber les Ministères Villèle et Martignac et amenant ainsi à terme la chute du régime. Cette double opposition faisait la politique du pire, elle a considérablement gêné les gouvernements de Louis XVIII et paralysé la fin du règne de Charles X et quand celui-ci a choisi un dernier gouvernement à sa main, qui a entrepris de lever les blocages par la force, il est arrivé exactement au résultat annoncé à l’avance par Alexis de Tocqueville qui écrivait le 6 mai 1830 à son frère Édouard : « Qu’arriverait-il de ce déploiement de force ? Peut-être la chute de la maison régnante. (…) Personne ne veut des ordonnances. »

Plus Hervé de Tocqueville avance dans la rédaction de ses Mémoires, plus il est évident pour lui que pour, la tâche de la Restauration était finalement une mission impossible. Il fait cependant de son mieux pour tenter d’en assurer la réussite malgré tout.

« Louis XVIII voulait être le roi de la nation, le comte d’Artois fut accusé d’être le roi de la contre-révolution et des émigrés. Bientôt, tous les hommes opposés aux idées nouvelles dénigrèrent le Roi et exaltèrent son frère. Toutes leurs espérances semblèrent s'appuyer sur lui. »

Lorsqu’il écrit ses Mémoires, à partir de 1834, Hervé considère rétrospectivement les évènements passés, mais dès qu’il aborde le retour de Louis XVIII, en 1814, il jette un regard d’ensemble sur le monarque et son frère qui devait lui succéder mais également sur l’entourage direct des deux hommes et personne ne trouve vraiment grâce à ses yeux. Aucun des deux souverains n’avait une envergure suffisante pour redonner à la monarchie un élan lui permettant de perdurer. Louis XVIII était un habile manœuvrier, ce n’est pas là véritablement une qualité, encore moins une qualité suffisante :

« Louis XVIII avait plus d’esprit que le caractère, plus de beau langage que de franchise, plus de dureté que de fermeté, plus d'entêtement que de persévérance dans la ligne de conduite que son jugement lui conseillait. »

Le futur Charles X avait les yeux rivés sur le passé ; son idéal premier était de réintégrer le passé dans le présent, ou de faire vivre le présent comme si c’était le passé. Sorte de rêve chimérique qui renvoie plus à Don Quichotte ou, peu de temps après, aux fantasmagories wagnériennes, qu’à la gestion d’un État qui entrait dans l’ère de la révolution industrielle ; sorte de posture à la Louis II de Bavière, données [21] esthétiques en moins. Et évidemment il était encouragé par tous les mauvais génies du moment, théoriciens de la réaction et du décadentisme :

 « Le Comte d’Artois était plein de grâce, mais les agréments de sa personne et de ses manières ne purent surmonter la défiance qu’il inspirait ; on le savait imbu de toutes les idées de l’ancien régime et on vit ceux qui les avaient conservées, soit par habitude, soit par intérêt, se grouper autour de lui. Ce prince aimait à se composer une existence à part et à se former un pouvoir indépendant, et quelquefois rival de celui de son frère. »

Et bien sûr tous ces gens de manœuvrer contre la politique de Louis XVIII pour rendre la gouvernance impossible ce qui fut le fait tout à la fois des contre-révolutionnaires et du parti catholique, des jésuites et de la Congrégation, véritable Opus Dei avant l’heure qui dispose d’une importance démesurée et néfaste à laquelle il se heurte lorsqu’il est préfet de la Somme :

« Dans mon nouveau poste, les difficultés ne viendront ni de l'administration, ni de l'opinion publique, mais d'une cause que j'ai fait pressentir, je veux parler de l'influence dominante et intolérante de la Congrégation et des Jésuites. »

L’ensemble des groupes et forces en présence se livraient une guerre continuelle poussant leur idéologie jusque dans ses ultimes retranchements, jusqu’à la catastrophe ultime et le monarque ne pouvait attendre aucun secours, bien au contraire de l’entourage du pouvoir et notamment des deux princes qui pouvaient être un jour en charge de la couronne. Le duc d’Angoulême poussait ses principes « jusqu'à l'absurde » et la violence du duc de Berry jouait en sa défaveur.

Dès la formation du premier gouvernement de Louis XVIII, Hervé, comme la majeure partie des légitimistes, n’admet pas que le roi mette Talleyrand à la tête du gouvernement et il persiffle : comment comprendre que le roi nomme à ce poste un évêque dévergondé et sceptique qui de plus s’entoure, d’ecclésiastiques et qu’un poste soit octroyé à un protestant, Guizot, et il voit dans cette confusion, funeste pour la suite, la marque du favori du moment le duc de Blacas [5], qu’il méprise profondément :

« Talleyrand composa son ministère d’anciens abbés. L’Abbé de Montesquiou fut nommé Ministre de l’Intérieur, l’Abbé Louis Ministre des Finances, et chose plus étrange encore, l’Abbé de Prade reçut le titre de Grand Chancelier de la Légion d’honneur, ce qui mettait sous sa direction les décorations de l’armée. Il est vrai que l’Abbé de Montesquiou, pour faire compensation, se hâta de se donner un Secrétaire général protestant, M. Guizot. Ce Ministre, homme d’esprit, réunissait en lui les plus bizarres contrastes d’idées libérales et d’impressions de l’ancien régime. La direction qu’il donnait aux affaires s’en ressentait, du reste léger et imprévoyant comme les hommes de son siècle, il n’aperçut aucun des dangers qui entourèrent la première Restauration. »

Pour Hervé, Guizot manquait d’intelligence politique, il s’aveuglait lui-même ; il ne voit pas, ne comprend pas les conséquences à venir de son action : « La [22] direction qu’il donnait aux affaires s’en ressentait, du reste léger et imprévoyant comme les hommes de son siècle, il n’aperçut aucun des dangers qui entourèrent la première Restauration. » Hervé achève ses Mémoires en 1840 ; huit ans plus tard, Alexis considérera que c’est le même aveuglement, le même immobilisme, le même refus de la réforme de Guizot qui a amené également la révolution de 1848. Il convient de rappeler ici que les premières manifestations du 22 février 1848 se déroulèrent au cri de : « Vive la réforme, à bas Guizot. »

Ces deux jugements identiques font singulièrement contraste avec les appréciations des historiens et philosophes libéraux d’aujourd’hui qui considèrent favorablement le libéralisme politique et économiques de Guizot dont Hervé et Alexis soulignent la responsabilité dans les échecs de la Restauration et de la Monarchie de Juillet !

Pour Tocqueville la constitution du premier gouvernement de la Restauration constitue une importante maladresse due à une double erreur d’appréciation du roi et du duc de Blacas qui porte là une lourde responsabilité :

« D’ailleurs un favori possédait toute la confiance de Louis XVIII, sous le titre modeste de Ministre de la Maison du Roi, il exerçait la plus grande influence dans le Conseil. Louis XVIII, malgré ses lumières, était toujours subjugué. Il avait besoin d’un favori (…) Le favori qui régnait en 1814 était le Comte de Blacas, homme vain, altier, de peu de jugement, et ne connaissant nullement la France, quoiqu'il prétendît à la gouverner. Entièrement rempli de réminiscences de l’ancien régime, son influence agissait en opposition aux principes que la Révolution avait fait prédominer. Ses manières étaient sèches, son accueil plein de morgue et de hauteur et de violents ressentiments se joignirent à la défiance qu'il inspirait. »

Comme à chaque bouleversement du pouvoir celui-ci est entouré de quémandeurs et de parasites, d’une multitude de mouches du coche faisant valoir ce qu’elles estiment devoir leur revenir. Ainsi, dès le départ, la situation était très difficile et les choses étaient mal engagées.

Le contenu des Mémoires,
un document autobiographique et biographique.


Hervé de Tocqueville est le dernier rejeton d’une lignée qu’il présente comme formée de gentilshommes campagnards. En fait cette lignée possède des ancêtres illustres qui la font remonter non seulement jusqu’à Guillaume Clarel compagnon de Guillaume le Conquérant, mais encore, par les femmes jusqu’à Tancrède de Hauteville et aux conquérants de la Sicile, ce dont il ne fait pas état et qu’il ignorait probablement. Il remonte donc trois générations en amont à l’époque où s’éteint la branche aînée avec la mort de Françoise-Catherine Clérel de Rampan qui avait épousé le président d’Acquigny [6].

Dans la branche cadette, son grand-père, Georges Charles Clérel, chevalier, seigneur de Tocqueville et Auville, né le 30 octobre 1703, avait eu trois enfants : une fille morte sans postérité et deux fils dont l’aîné Georges René Clérel, chevalier, [23] comte de Tocqueville [7], né à Valognes le 21 avril 1725 fut blessé le 9 octobre 1759 à la bataille de Luttenberg et mourut le lendemain ; son fils unique mourut prématurément d’un accident, une pierre qui l’atteignit à la tempe, au collège de Caen. Le second, étant Bernard Bonaventure Clérel comte de Tocqueville, né à Tocqueville le 7 mai 1730, qui épousa, en 1753, Catherine de Damas-Crux, la grand-mère d’Alexis. Le couple n’eut qu’un enfant, Hervé de Tocqueville, né à Menou dans la Nièvre, le 3 août 1772. Sa mère ne parvenant pas à le nourrir, il fallut faire appel à une paysanne des alentours pour l’allaiter et lui garder la vie sauve. Il se trouvait donc être le seul représentant de la famille à une époque où un enfant sur quatre n’atteignait pas l’âge d’un an et un sur deux seulement arrivait à l’âge de vingt ans ! Le risque encouru était d’autant plus grand que son père : « était imbu du système de Jean Jacques sur l'éducation des enfants ; il croyait me donner un tempérament plus robuste en m'élevant presque nu quelles que fussent les rigueurs de la saison, une simple robe sans bas composait mon vêtement. »

Ce père qui, dans son enfance, avait subi un empoisonnement au vert de gris, mourut le 6 janvier 1776, Hervé n’avait alors que trois ans et demi.

La mort du père fut édifiante et très chrétienne et il recommanda à son fils d’aimer et de respecter cette femme remarquable qu’était sa mère.

L’enfant passa alors des années heureuses à Tocqueville près d’une mère aimante dans la cadre du pays qui entourait le manoir familial, dans un lieu qui lui semblait le plus beau du monde, près des domestiques, régisseurs et habitants du lieu qui vivaient en harmonie avec leur seigneur.

Mais il fallait donner une éducation à l’enfant et sa mère engagea un premier précepteur, rapidement congédié, sans qu’Hervé en sût la raison ; mais cette période heureuse fut brève : « Ici se termine le récit du bonheur de mon enfance. » À huit ans il est confié au collège d’Harcourt à Paris, mais étant donné son jeune âge, il doit être mis sous la tutelle d’un abbé, lecteur de Voltaire et Rousseau, mais également méchant homme, voire sadique. Heureusement, son oncle maternel, le comte de Damas, qui n’appréciait guère les lecteurs des philosophes, le fit renvoyer et l’enfant fut confié à un autre précepteur, l’abbé Louis Lesueur, né en 1751 à Ansauvillers, en Picardie qui devait être l’ami de toute sa vie. Il fut également le précepteur de ses trois fils, partageant la vie de la famille jusqu’à sa mort qu’Alexis apprit pendant son voyage aux États-Unis. Cette relation privilégiée avec l’abbé Lesueur devait développer chez Hervé une forte sensibilité qui contrastait avec la fermeté qui était le fond de son tempérament.

Il revint à Tocqueville pour faire sa première communion, moment d’émotion et de bonheur partagé avec sa mère, mais le malheur n’allait pas tarder à frapper de nouveau. Dès le printemps 1775, sa mère fut atteinte de la petite vérole et l’enfant devait rester éloigné d’elle, la maladie étant très contagieuse. Il ne pouvait qu’entendre les cris de douleur de son agonie.

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« À treize ans je restais orphelin de père et de mère, sans frère ni sœur, c'est-à-dire sans personne avec qui mon âme pût sympathiser. » Hervé de Tocqueville n’avait plus aucun parent appartenant à sa lignée paternelle mais il conservait dans la lignée maternelle une grand-mère, des oncles et des tantes malheureusement la tendresse et l’affection faisaient défaut. Seul Lesueur lui apportait l’attention dont il avait besoin. Il fut confié aux bons soins de sa tante maternelle, Marie-Adélaïde de Damas-Crux, mariée en 1755 à un financier, Félix Lallemant de Nantouillet. Il se trouvait plongé dans un milieu affecté, prétentieux, caustique et ironique ce qui renforça sa timidité et sa gaucherie et lui valut les sarcasmes de la compagnie si bien qu’il dut menacer de s’en éloigner si rien ne changeait.

Il retourna ensuite quelques mois en Normandie avant d’être intégré comme aide de camp dans le régiment du comte de Damas en 1788 [8]. Il a seize ans alors, les épreuves de la vie ont déjà fait de lui un homme. Plus tard, on pourra dire la même chose, pour des raisons différentes, d’Alexis qui passa en une année, entre quinze et seize ans, de l’enfance à l’âge adulte.

C’est l’époque des premiers émois amoureux mais déjà la Révolution arrive avec ses péripéties. La fuite du roi et son interception à Varennes constituent, un tournant capital pour la suite des événements, ils accélèrent l’émigration et amènent la constitution de l’armée des princes. Les membres de la parentèle d’Hervé, émigrés à Bruxelles, le pressent de les rejoindre. Il temporise pendant plusieurs semaines et finit par gagner la Belgique au début de 1792.

Sur ce point son témoignage est particulièrement important, il décrit les membres de sa caste comme ayant perdu tous leurs repères et principes moraux et se livrant à « un libertinage effréné ». Il est effrayé de leur incapacité à comprendre les enjeux de la situation et de leur propension à prendre leurs désirs pour des réalités. Le décret de la législative du 9 février 1792 concernant le séquestre des biens des émigrés qui ne seraient pas rentrés en France dans le mois qui suit le fait revenir tout en laissant à Bruxelles l’abbé qui l’accompagnait, pour donner des garanties à ses proches quant à son retour. Au mois d’août, à vingt ans, il tente, sans y parvenir, mais sans efforts démesurés, de rejoindre l’armée des princes. Il revient donc à Paris et se fait inscrire dans la cavalerie de la Garde constitutionnelle de Louis XVI.

Les évènements s’enchainent, le roi est contraint de licencier cette garde qui constitue sa seule véritable protection. Le 10 août, seconde grande journée révolutionnaire après le 14 juillet 1789, Hervé est pris dans la tourmente. Il parvient à échapper aux patrouilles des sans-culottes qui promènent des têtes au bout des piques. Les partisans du monarque ne peuvent plus qu’assurer leur propre sauvegarde puisque le roi, qui a donné l’ordre aux troupes chargées d’assurer sa défense de déposer les armes, est alors emprisonné au temple avec la famille royale.

Hervé organise la fuite de Lesueur qui allait être arrêté et le rejoint dans sa famille, en Picardie où il séjourne jusqu’en janvier 1793. À ce moment la famille [25] Rosanbo lui rappelle les contacts établis avec lui, par l’intermédiaire de M. de Gontaut [9], avant le 10 août, en vue d’un mariage éventuel avec Louise de Rosanbo.

Hervé ne se sentait plus totalement engagé à ce mariage étant donné les circonstances politiques et l’incertitude du moment mais c’était justement ce qui poussait les Rosanbo à marier leur fille et à assurer ainsi sa protection. Il quitte donc la Picardie le 21 janvier et il apprend l’exécution du roi en arrivant à Paris. Le 30, il arrive à Malesherbes, chez le « vénérable vieillard » qui a assuré la défense de Louis XVI, et qui est le grand-père de Louise Lepeltier de Rosanbo qu’il doit épouser.

Ici les Mémoires nous apportent des renseignements intéressants, ignorés jusqu’à ce jour. Les deux jeunes gens viennent d’avoir vingt ans et ils ne se connaissent pas ; ils ont été présentés l’un à l’autre une seule fois neuf mois plus tôt. Hervé demande donc à son arrivée à avoir : « une conversation avec elle ». La rencontre est peu engageante, certes Louise est jolie, mais l’entrevue est si froide qu’il songe à se retirer ; une seconde entrevue arrangera les choses. Les bans sont publiés le 19 février, les deux jeunes gens ne se connaissent que depuis une quinzaine de jours, le mariage civil a lieu le 22 février et le mariage religieux le 13 mars. Mais il est un événement bien plus singulier encore que les Mémoires nous révèlent, événement si personnel qu’Hervé l’a rayé de sa main afin qu’il ne figure pas dans une édition éventuelle qu’il envisage comme possible, plusieurs indices le donnent à penser. Il écrit en effet :

« Le surlendemain de mon mariage, je fus, avec ma femme, faire une visite dans le bourg de Malesherbes, là, elle fut prise d'une attaque de nerfs. Je n'avais jamais vu pareil accident. J'éprouvai une frayeur extrême. Je crus qu'elle allait mourir. Ses parents me rassurèrent ; elle était déjà sujette à cette affection de nerfs qui a augmenté depuis et qui a jeté un voile si sombre sur son existence et sur la mienne, mais je n'en avais pas été prévenu ».

Quel était ce mal ? Sans doute des crises d’épilepsie.

Ces crises qui se produisaient aux mêmes heures, écrit Hervé, s’aggravèrent de plus en plus à partir des années 1814-1815, après que Louise eut quitté le château de Verneuil-sur-Seine [10], où elle était protégée et entourée de ses jeunes enfants. Elle [26] mourut, en 1836, âgée de soixante-quatre ans, « après vingt années de misère » [11], écrit Alexis à sa cousine Madame de Grancey, mais lui qui aimait beaucoup sa mère critique à plusieurs reprises, les pratiques matrimoniales d’une aristocratie qui marie des individus qui ne se connaissent pas ; pratiques archaïques comparables à celles de la Chine ancienne…

Ajoutons qu’en ce cas précis, ces troubles connus de la famille expliquent sans doute le fait que Louise est la dernière fille à marier alors qu’elle est la seconde de la lignée. Le mal était donc connu mais on avait pris soin de ne pas l’évoquer avec Hervé avant le mariage et il souligne dans son texte combien ce fait a perturbé sa vie.

La vie à Malesherbes serait agréable sans les annonces de troubles extérieurs. Tocqueville apprend à connaître les personnages de son nouveau milieu, le bonhomme Malesherbes plein de gentillesse, attentif à tous et facétieux, le président Rosanbo et sa femme, la tante maternelle d’Hervé, mariée à treize ans, pleine de bonté, de justesse et de raison, Jean-Baptiste de Chateaubriand qui « possédait tout l'esprit qui distinguait sa famille (mais son caractère avait peu d'agrément. Impérieux et caustique, il voulait dominer toujours et partout et quand il ne pouvait y parvenir, il s'en dédommageait par des sarcasmes) », Madame d’Aunay, la troisième fille de la lignée Rosanbo, qui « avait la figure et le cœur d'un ange. Une empreinte de mélancolie répandue sur toute sa personne annonçait qu'elle n'était pas destinée au bonheur », et le dernier de la famille, le jeune Louis de Rosanbo, « Lolo » qui était alors âgé de seize ans.

Malesherbes qui savait les dangers de la situation se refusa d’envisager de quitter la France et sa fille aînée ne voulut pas le laisser, contrairement à la seconde, Mme de Montboissier qui avait quitté la France et séjourna en Suisse avant d’émigrer en Angleterre en octobre 1792.

Le destin frappe à la porte le 17 décembre 1794, jour de l’arrestation du président Rosanbo ; les autres membres de la famille sont arrêtés à leur tour, le 19. À partir de là les évènements s’enchaînent inéluctablement, ils sont retracés dans le premier cahier des Mémoires. La famille est décimée, cinq de ses membres sont exécutés entre le 20 et le 22 avril, Madame de Sénozan, âgée de 75 ans est guillotinée quinze jours plus tard.

« Je sentais le poids immense des devoirs qui m’étaient imposés, à 21 ans, je me trouvais chef de famille, enfermé dans une prison avec un jeune homme de 15 ans et deux jeunes femmes dont le chagrin avait altéré la santé. »

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Hervé et Louise devaient passer en jugement le 12 Thermidor (31 juillet 1794), leur sort était déjà scellé, Hervé explique comment un piège lui avait été tendu par un codétenu ce qui aurait permis de l’accuser de corruption de fonctionnaire et de tentative de fuite :

« On profita de nos craintes pour nous faire tomber dans un abominable piège. Un homme dont la loyauté et les principes ne pouvaient pas nous être suspects. Un gentilhomme, un Chevalier de Saint-Louis, était cependant gagné. Il eut ordre de nous dire que ceux qui verseraient 300 francs dans les mains du concierge, pour le compte des Municipaux, ne seraient pas transférés. (…) J’ai su depuis que le but du sacrifice qu’on nous avait conseillé était de nous traduire ensuite au Tribunal révolutionnaire, comme prévenus de tentative de corruption envers nos gardiens. Toutes les personnes qui avaient été abusées comme moi devaient être jugées le 12 thermidor. La chute de Robespierre et de ses complices nous a sauvés. »

Robespierre voulait absolument exterminer la famille du défenseur de Louis XVI auquel il ne pardonnait pas d’avoir ému l’assistance lors de sa plaidoirie.

Les péripéties du moment retardèrent encore la libération du jeune couple de jusqu’au 20 novembre 1794, après dix mois d’incarcération.

En 1802 Louise de Tocqueville hérita de château de Verneuil, héritage d’échafaud, selon l’expression de Chateaubriand, mais héritage partiel d’un bien qui avait appartenu à Madame de Sénozan et dont il fallait racheter les parts des cohéritiers, Louise n’étant propriétaire que d’un douzième. La famille s’y installa jusqu’à la Restauration. En septembre 1804, Hervé, qui n’est pas rallié au régime, est nommé par Bonaparte maire de la petite ville où il fera son apprentissage d’administrateur.

Mais pendant toutes ces années la vie familiale avait été mouvementée. Avant de se fixer à Verneuil, les époux s’étaient installés de façon provisoire dans plusieurs lieux différents, à Paris, à Saint Mandé, à l’hôtel de Rosanbo à Paris, à Malesherbes, puis de nouveau à Paris, puis à Chatenay-Malabry, avant de s’installer à Verneuil dès 1800 ou 1801.

De la fin 1794 à 1800, Hervé s’occupe de l’ensemble des affaires familiales, des héritages des membres de la famille afin de permettre, notamment à madame de Montboissier de rentrer dans ses biens, n’hésitant pas à plaider sa cause devant Joséphine de Beauharnais. En 1801, il va même jusqu’à Munster, en Westphalie, rencontrer le comte de Damas, son oncle, afin de régler avec lui l’affaire de la rupture d’engagement marital que celui-ci voulait obtenir de sa fille. Ils prennent le chemin du retour en poussant jusqu’à Brunswick pour rendre visite à Mme de Nantouillet, sœur du précédent qui l’avait accueilli à la mort de sa mère. Les voyageurs reviennent en France en passant par le sud de la Hollande où les habitants se montrent particulièrement inhospitaliers.

Ce passage des Mémoires qui va de la libération du couple à son installation à Verneuil nous vaut également la description des désordres sociétaux du Directoire, période troublée marquée par la licence des mœurs, phase de défoulement qui faisait suite aux peurs de la Terreur. Réaction compréhensible mais qui installait un [28] désordre politique insupportable qui explique le succès du 18 Brumaire. Ce coup d’État bénéficie du consensus populaire, comme ce sera le cas plus tard, en 1851.

Ces années mouvementées voient également la naissance des deux premiers fils de la famille, Hippolyte, en 1797, qui manque mourir de la rougeole, et Édouard qui naît à Paris le 5 mars 1800. Hervé et Louise sont également en charge des deux enfants Chateaubriand, Louis, né en 1790 et Christian, né en 1791 ; ceux-ci, qui sont peu dociles, trait de caractère qui semble appartenir à la famille, vivent à Verneuil pendant les vacances et sont confiés, pour le reste, au collège Sully où leur oncle François René ne leur rend pas visite une seule fois. Ce manque de gentillesse et cet égoïsme froid de l’illustre écrivain choque beaucoup Hervé qui l’a accueilli sous son toit pendant l’année 1811 où il rédigeait au château, son Moïse, le mettant à l’abri des poursuites de Napoléon. Les années passées à Verneuil sont des années heureuses, l’endroit est protégé des agitations politiques, suffisamment mais pas trop éloigné de Paris, si bien que la famille voit arriver des proches et des amis, « parfois en trop grand nombre », note Hervé. Alexis vient au monde à Paris, 987 rue de la Ville-L’Évêque, le 29 juillet 1805, et Hervé dit à Louise, un peu déçue d’avoir un troisième fils, que le visage si expressif de celui-ci annonçait qu’il serait « un homme distingué. »

En 1806, l’état de santé de Louise reste médiocre et, suivant l’avis des médecins, Hervé emmène sa famille vers le sud. Il renonce à gagner l’Italie où la guerre vient d’éclater et s’installe à Nice. Les excursions et les promenades permettent à la santé de Louise de se rétablir. Les neveux Chateaubriand qui sont du voyage se montrent rétifs au spectacle d’opéra où Hervé les a amenés.

Les voyageurs ont quitté Verneuil en septembre 1806 ; ils partent de Nice en mars 1807 et reviennent par le chemin des écoliers : Toulon, Marseille, Avignon, Nîmes, Montpellier, Béziers, Toulouse, Bordeaux, Rochefort et La Rochelle. Ils sont de retour à Verneuil à la mi-mai 1807. En 1810 nouveau voyage, cette fois en Normandie, à Tocqueville, sans doute l’unique visite de Louise au château du Cotentin, puis ils se rendent en Bretagne, passent par Lannion, avant de revenir par Brest, Lorient et Nantes.

À Verneuil Hervé se montre un administrateur actif, rigoureux et sévère mais attentif aussi bien à l’ordre public qu’à la tranquillité des citoyens. Il oblige l’instituteur à nettoyer l’église mais instaure la gratuité de l’école. Il veille à la police des cabarets mais procède à des mariages rapides de jeunes gens auxquels leur nouveau statut évite d’être incorporés pour la campagne de Russie. Il considère, sans doute à juste titre, que ses attributions municipales lui ont appris les rudiments des connaissances qui lui ont ensuite été utiles dans ses fonctions préfectorales.

Arrive l’année 1814 avec la campagne de France et les échecs de l’armée française qui ploie sous le nombre. Le gouvernement fait évacuer les hôpitaux des provinces de l’est. Les soldats blessés sont évacués vers l’Ouest. Le village de Verneuil doit accueillir un soir deux bateaux chargés de ces « spectres échappés au tombeau, arrivèrent presque nus, sans chaussure, la plupart ayant les bouts de pieds gelés et tous portant les stigmates du typhus dont ils avaient été atteints. »

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Hervé en loge cinq chez lui et les autres en ville, mais le lendemain il fait désinfecter les lieux pour éviter les épidémies.

Toute la famille attend avec impatience le rétablissement des Bourbons, mais les souverains étrangers font preuve de moins de célérité, leur objectif premier était de renverser Napoléon. Sur place le désordre s’installe mêlant la foule des gens qui ne savent pas où aller entre l’armée française qui bat en retraite et l’arrivée des armées victorieuses. À Paris, Hervé croise le cortège de l’impératrice qui quitte la France.

Revenu à Verneuil il décide, le 30 mars, d’emmener toute sa famille à Paris pensant qu’elle serait plus en sécurité dans la grande ville. Le voyage fut mouvementé. À Neuilly il fallut lancer les chevaux à toute vitesse pour éviter d’être pris sous le feu croisé des soldats français qui tenaient un pont et des cosaques qui arrivaient. À la brune la famille arrive à Paris où tout est fermé et les gens barricadés chez eux. Le 31 on apprend que la reddition a été signée et que le tsar et le roi de Prusse entreront dans la ville l’après-midi avec 30 000 hommes. Hervé affirme que les femmes aux fenêtres des Boulevards agitaient des mouchoirs blancs et criaient : Vive le roi [12].

Après la première abdication de Napoléon, le 6 avril 1814, la première Restauration s’accompagne d’un soulagement populaire qui est manifeste, surtout dans la satisfaction des femmes :

« L'enthousiasme a été extrême de la part des mères et des épouses. On pourrait appeler la première Restauration, la contre-révolution des femmes. Robespierre avait péri parce que la nation ne supportait plus le sang versé sur les échafauds, Napoléon est tombé parce que la nation était lasse du sang versé dans les combats. »

Le joug impérial et le sang versé pesaient trop lourd à ce moment précis.

Louis XVIII ne rentra à Paris que le 2 mai, ce fut donc le comte d’Artois, futur Charles X qui fut accueilli le premier, le 12 avril, le Sénat lui reconnaissant le titre de Lieutenant Général du Royaume. Aussitôt Hervé se fait inscrire, avec son fils aîné Hippolyte, dans la garde nationale à cheval qui se constituait.

Hervé, qui brûle de commencer la carrière qu’il n’a pu faire auparavant en réfère à son oncle maternel, le comte de Damas, premier gentilhomme de la duchesse d’Angoulême qui lui déclare : « Quittez cette pensée, (…) toute carrière est fermée aux hommes de votre âge ; elle ne se rouvrira que pour vos enfants ; le Roi ne veut se servir que de ce qui existe. »

Louis XVIII, soucieux de s’installer sur le trône de la façon la plus pacifique possible entendait, à ce moment précis, garder en place tout ou partie de l’appareil d’État existant.

[30]

Avant d’arriver à Paris le roi s’était arrêté à Compiègne où une foule de courtisans, dont Hervé de Tocqueville, se pressa autour de lui. Tous veulent lui être présentés, tous sont émus, non seulement de retrouver le frère de Louis XVI, mais peut-être plus encore la fille de celui-ci, la duchesse d’Angoulême, la seule rescapée de la Terreur. Hervé note cependant une forme de hiatus entre le monarque et son entourage et les Français. Était-ce déjà son impression en 1814 ou seulement de façon rétrospective, en 1834, lorsqu’il commença ses Mémoires ?

Il manquait quelque chose à ces gens qui étaient en quelque sorte des étrangers au pays. Ils n’y étaient pas connus, en raison des années d’exil. Ils ne (re)connaissaient pas les Français, qui ne les reconnaissaient pas non plus. Contrairement à l’affirmation du comte d’Artois tout était changé et la France blessée n’était pas vraiment prête à aider les rois qui revenaient avec les ennemis du pays, tout allait se jouer désormais. Plus il avance dans la rédaction de ses Mémoires, plus Hervé comprend, rétrospectivement, que le comte de Provence et le comte d’Artois n’étaient pas armés pour faire face à la situation. Le premier, Louis XVIII, parce que c’était un manœuvrier et qu’il eût fallu un homme de rigueur et de principes. Le second parce que c’était un homme en décalage avec son temps ; un homme bon et affable, certes, mais d’un autre temps. En outre, ces deux hommes de tempérament différent jouaient d’une certaine façon l’un contre l’autre : « Louis XVIII voulait être le roi de la nation, le comte d’Artois fut accusé d’être le roi de la contre-révolution et des émigrés. Bientôt, tous les hommes opposés aux idées nouvelles dénigrèrent le Roi et exaltèrent son frère. Toutes leurs espérances semblèrent s'appuyer sur lui. », comme autrefois eux-mêmes n’avaient, ni l’un ni l’autre, tenté de venir en aide à Louis XVI au fur et à mesure qu’il avait à faire face aux difficultés de plus en plus grandes qui amèneraient sa fin tragique.

Louis XVIII avait donc renoncé à son idée initiale et nommé un ministère qui devait donner satisfaction aux émigrés avides de pouvoir et d’honneurs : « On ne pouvait sans ingratitude refuser des dédommagements aux personnes qui avaient souffert pour la cause royale, et Dieu sait combien s’appropriaient la gloire de ces souffrances. »

Tout ceci provoqua naturellement de très graves problèmes dans la société notamment dans l’armée où la nomination de nobles n’ayant pas d’expérience militaire élevés à des grades importants heurte vivement tous ceux qui ont fait les campagnes impériales et qui voulaient un peu plus de considération. Le dépit engendra la hargne, la grogne, parfois la haine et allait jouer un rôle important lors du ralliement aux Cent-Jours.

Plus grave encore l’attitude de la noblesse qui entend prendre une revanche sur les vingt-cinq années qui viennent de s’écouler. Les nobles retrouvent ou reprennent leurs titres, s’en attribuent parfois de plus importants. Leur arrogance crée une rupture des solidarités qui avaient pu exister avec la bourgeoisie depuis la fin de la Terreur et, d’une certaine façon, c’est la révolution que recommence. La noblesse retrouve l’esprit de caste qu’elle n’a jamais vraiment perdu. De nouveau tout oppose les nobles qui veulent retrouver les marques de leur état et les bourgeois qui entendent garder ou retrouver le pouvoir politique, sûrs qu’ils sont d’être les détenteurs du pouvoir économique :

[31]

« Comme les titres féodaux reparaissaient, on crut que la morgue de la féodalité pouvait revenir, les liaisons de société qui s’étaient formées dans les provinces se rompirent brusquement. La noblesse s'enferma dans son importance nouvelle. Les nobles firent sentir d’avance la supériorité qu’ils espéraient reconquérir, et les bourgeois conçurent des alarmes et une vive irritation. La France se trouva divisée en deux camps. Dans le premier, les anciens privilégiés et leur clientèle peu nombreuse. »

C’est là une idée capitale qui va traverser l’ensemble des Mémoires de Tocqueville qui considérait qu’il fallait associer la bourgeoisie d’affaires au pouvoir afin d’éviter que d’une certaine façon elle ne reprenne pas seule le pouvoir politique, sachant qu’elle possédait déjà le pouvoir économique. Il n’y avait plus qu’un pas à franchir, il le sera en 1830. Mais dans l’immédiat Hervé entend commencer à faire carrière. Louis XVIII a reçu en audience particulière la famille de Malesherbes pour rendre hommage au défenseur de Louis XVI. L’attitude du monarque est grave et solennelle ; il eût fait un excellent comédien note ironiquement Hervé qui lui reprochait sa duplicité et son sens de la manœuvre politique qu’il condamnait, sans doute à tort, puisqu’elle lui permit d’être le dernier roi de France à mourir sur le trône.

Après cette visite, le comte de Blacas, favori du roi, intervient auprès de l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur, qui propose au roi la nomination de Tocqueville à la préfecture du Maine et Loire.

Hervé de Tocqueville
préfet du Maine et Loire


Hervé de Tocqueville est nommé préfet le 18 avril 1814. Rétrospectivement il pense qu’il s’agissait pour le pouvoir : « de satisfaire les Vendéens en leur donnant pour Préfet un petit-fils du défenseur de Louis XVI. » La situation politique du département était complexe. La Vendée militaire qui représentait une zone d'environ 10.000 km2 recouvrait les deux tiers du département de la Vendée, un tiers de la Loire-Inférieure (actuelle Loire-Atlantique), un quart des Deux-Sèvres et le tiers sud-ouest du Maine-et-Loire. Hervé estime qu’il n’était sans doute : « pas très politique de confier l’administration d’un pays divisé par les souvenirs de la guerre civile à un homme entièrement neuf dans les affaires. »

Il juge qu’il était alors davantage prêt à l’administration du département, notamment en raison de l’expérience acquise comme maire de Verneuil-sur-Seine, qui constituait une première expérience administrative, qu’au gouvernement d’une préfecture. La situation lui pose en effet problème car il penche, naturellement, du côté des Vendéens, par goût, choix idéologique et politique et en raison des atrocités qu’ils ont eu à subir et du courage dont ils ont fait preuve. Il s’efforce cependant de rester impartial, donnons-lui-en acte, mais toutefois certains ne le perçoivent pas ainsi et expédient des lettres au ministère qui défère près de lui une inspection par le général Rully :

« On avait fait contre moi je ne sais quelle dénonciation à l’abbé de Montesquiou, Ministre de l’Intérieur. Je reçus une lettre écrite de sa main, où il me mandait que mes ennemis m’accusaient de pousser à la réaction. Il n’entrait d’ailleurs à cet égard dans aucune explication, de sorte que je n’ai jamais pu approfondir [32] entièrement les motifs qui avaient mis en émoi l'indolence de Son Excellence. Le Général Comte Rully suivait de près la lettre du Ministre. Sous le prétexte d’une inspection d’armes de guerre, il avait une mission d’observation cachée ; il vint me voir aussitôt qu’il fut arrivé à Angers. Ce général était homme d’esprit, on pouvait causer avec lui et nous nous parlâmes réciproquement avec franchise. Je lui montrai la lettre du Ministre et le priai de me faire pénétrer, s’il le pouvait, dans son obscurité. Je crus comprendre qu’on craignait que je ne fusse trop Vendéen. »

Il fallait compter avec l’existence dans le pays de différents groupes de citoyens notamment les Vendéens proprement dit, les Chouans qui concernent la résistance non proprement vendéenne et qui se répartissent dans la population de tout le pourtour de la Vendée, en Bretagne, mais aussi jusqu’en Normandie. Hervé n’a affaire qu’aux Chouans du nord-ouest du département Maine-et-Loire qu’il juge avec une certaine sévérité :

« L'examen qui m'était commandé [13] me mit à portée de reconnaître la différence du caractère des Vendéens proprement dits qui habitaient l’arrondissement de Beaupréau et de celui des Chouans qui habitaient l’arrondissement de Segré. Les premiers, anciens soldats des armées vendéennes, en avaient l'esprit, le dévouement et la loyauté ; les seconds ne s'étaient montrés que comme auxiliaires de la Vendée et ils conservaient quelque chose des habitudes de ruses que leur manière de combattre leur avait fait contracter.

Dans l’arrondissement de Beaupréau, nous n’eûmes à reprocher aucun mensonge, aucune feinte aux blessés que nous visitâmes. Plusieurs se présentèrent devant nous avec des ulcères fort anciens et ils nous avouèrent avec franchise qu’ils étaient dus à des causes étrangères à la guerre civile. Nous ne trouvâmes pas toujours la même bonne foi chez les Chouans et nous fûmes obligés à différentes reprises de vérifier la vérité de leurs déclarations. »

En même temps il découvre le tempérament des Vendéens, entièrement soumis à leurs chefs dont ils étaient très proches, mais pour le reste indisciplinés et incapables de s’unir dans la lutte, l’une des raisons qui les avait conduits à l’échec.

Le préfet Hervé de Tocqueville était un homme de terrain, qui dans toutes les préfectures qu’il occupa avait à cœur de recevoir tous les citoyens qui le souhaitaient, mais aussi de visiter tous les arrondissements du département.

Il commence donc ses visites par l’arrondissement de Beaupréau et c’est vraiment pour lui, avant l’heure, un pèlerinage sur les lieux de mémoire. Il énonce les différents lieux du martyrologe, la conduite exemplaire des Vendéens, jeunes ou vieux, femmes et enfants marchant à la mort ; la générosité des chefs épargnant les républicains vaincus qui, aussitôt libérés, tuaient sans scrupules ceux qui leur avaient fait grâce. Il énumère les héros de cette Vendée : une jeune fille qui marche [33] volontairement à la mort, La Rochejacquelin, d’Elbée, Bonchamp, Stofflet, Cathelineau et son fils : « assassiné par les soldats de Louis-Philippe »

Mais l’administration du département est difficile ; le reste du pays, notamment les villes ne partagent pas l’engagement politique de la Vendée, bien au contraire. Il faut compter également sur les acheteurs de biens nationaux qui voient avec inquiétude le retour de la royauté et des aristocrates et il reste également la foule de tous les autres qui subissent la situation.

Dans la quinzaine suivant sa nomination à la préfecture d’Angers Tocqueville dut accueillir, à Saumur puis à Angers, le duc d’Angoulême qui venait visiter la Vendée pour renforcer l’image du nouveau régime. Il se trouve face à une situation critique ; il faut rendre au prince les honneurs militaires mais il existe alors une très vive tension entre les Vendéens qui constituent une partie de la nouvelle armée royale et les anciens, ceux de la garde nationale qui ont une tradition qui remonte à la Révolution et à l’Empire. Un affrontement et un incident grave sont évités de peu.

Le duc demanda à Hervé un mémoire sur le département qu’il lui remit sans tarder, le surlendemain. Il manifesta une vive satisfaction devant la rapidité d’exécution et la qualité du mémoire. Hervé crut avoir acquis son amitié ; la suite des évènements lui apprit que ce type de croyance relève finalement de la naïveté.

Il signale au prince l’existence et les agissements d’une « secte désignée sous le nom de Petite Église (qui) ne reconnaît pas le Concordat de 1802, et refuse l’obéissance aux évêques nommés en vertu de ce concordat, et aux prêtres institués par eux. Lorsque la petite Église domine dans une commune, l’église paroissiale reste vide et le curé se trouve sans ouailles. L’office divin est célébré en plein champ ». Ceci constitue pour Tocqueville une forme de trouble à l’ordre public auquel il entend mettre bon ordre mais il est surpris de la réponse qui lui est faite :

« La réponse que me fit ce Prince est trop remarquable pour que je ne la consigne pas ici : “Allez-y très doucement (…) avec la Petite Église, le Roi la tolère. Je fus frappé d'étonnement et je me suis demandé pourquoi Louis XVIII tolérait ces insensés qui, par un excès de scrupule, se mettaient en dehors de l’Église Catholique, et exerçaient leur culte en cachette lorsque la religion était hautement favorisée. Il m’a été impossible de me l’expliquer.” »

C’était là l’une des dispositions prises par Louis XVIII qui révélait son esprit manœuvrier qui déplaisait tant à Tocqueville.

Il accompagne ensuite le prince à Beaupréau où dix mille Vendéens en armes les accueillent avec un gigantesque : Vive le Roi qui émut le prince aux larmes. Mais il fallait tenir compte de la situation politique du moment et ne pas heurter trop vivement l’opinion publique du pays, de la Vendée même, divisée entre royalistes et républicains. À ce moment précis, Tocqueville affirme, pour la première fois dans ses Mémoires, que l’erreur de Louis XVIII a été de vouloir composer avec l’ennemi politique, les républicains, ce qui n’amènerait aucune reconnaissance de leur part, mais conduirait les légitimistes à durcir leur position, à élire une Chambre introuvable et à fausser le jeu politique jusqu’à mener à l’impasse de la fin du règne de Charles X et à la Révolution de Juillet :

[34]

« De grosses larmes tombèrent des yeux du Prince. Ses opinions étaient alors celle des Vendéens. Mais bientôt on blâma une démonstration de dévouement qui se manifestait d’une façon toute militaire, et on en conçut de l’ombrage : Comment ne pas redouter, disait-on, une organisation armée si complète ; bonne sans doute pour résister à une révolution, mais embarrassante après une Restauration, lorsque le Roi se trouve solidement affermi sur son trône.

Le malheur des Bourbons a été de n'avoir jamais pu accorder de confiance à ceux qui furent leurs ennemis et de se défier toujours de leurs amis. »

Hervé poursuit sa tâche d’administrateur et s’intéresse sérieusement, comme Alexis plus tard, à la question pénitentiaire. Il s’occupe de la condition des détenus et propose un plan de réforme de la gestion et de la direction des détenues ; ce plan, qui avait été admis par le ministre, disparut avec le préfet lui-même à la suite des Cent-Jours. Il prend également en charge la surveillance technique et économique des travaux de transformation de l’abbaye de Fontevrault en maison centrale de détention. Un ancien bénédictin de l’abbaye devenu chef de bureau des travaux publics de la préfecture révèle alors des abus, des détournements et malversations. Hervé entreprit de mettre fin à ces abus, le directeur des travaux en référa au ministère de l’Intérieur, le préfet fut écarté du dossier : « preuve de la collusion qui existait entre les bureaux du Ministère de l'Intérieur et les entrepreneurs ».

Compensation ou non ? Hervé qui s’inscrit par principe dans le cursus honorum reçoit à ce moment la légion d’honneur que son oncle avait demandée pour lui à l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur. Celui-ci n’avait pas donné suite mais une nouvelle requête transmise par l’oncle Damas à Guizot, secrétaire Général du ministère, aboutit à la nomination souhaitée. Mais il convient également d’animer la vie de la préfecture. Hervé aimait donner des bals qui constituaient un élément important de la sociabilité de l’époque dans les préfectures [14] ; il souscrivait de bon cœur à cette pratique : « Depuis le commencement de l’hiver, jusqu’au carême, je donnai un bal par semaine. Ces bals étaient fort gais, fort animés et se prolongeaient souvent jusqu’au jour. La joie était dans toutes les âmes, la confiance dans tous les esprits. Personne ne pressentait l’orage qui allait bientôt fondre sur la France. »

[35]

L’orage se préparait effectivement, et l’on n’avait pas fait attention aux signes annonciateurs :

« J’appris plus tard qu’une grande partie des officiers du régiment en garnison à Angers portaient depuis quelques jours la violette, signe de reconnaissance des conjurés [15]. »

Le 8 mars au matin, de retour d’un court séjour chez le marquis de Coislin, Tocqueville apprend par Monsieur d’Autichamp, que Napoléon avait débarqué le 1er mars à Golf Juan.

Il entreprend alors d’organiser la résistance à l’usurpateur : circulaire aux maires le 12 mars, avis à tous les citoyens leur annonçant l’arrivée du duc de Bourbon venu pour organiser les opérations mais toutes les mesures militaires décidées se heurtent à l’incurie des acteurs chargés de les mettre en œuvre ; incapacité, attentisme, début de trahison. Ce n’est que le 18 mars que le duc de Bourbon « (reçoit) ses instructions et sa nomination au commandement suprême des 12e, 13e et 22e divisions militaires ». Le 23 mars, un courrier annonce à Tocqueville l’arrivée de Napoléon à Paris.

Le 25, le colonel de Gendarmerie Noireau reçoit de Davout l’ordre de faire arrêter le duc de Bourbon mais il s’engage à ne pas le poursuivre et même à lui faciliter son départ du pays. Le duc quitte Beaupréau le jour de Pâques après avoir reçu les sauf-conduits qui lui avaient été promis pour les gens de sa suite, se refusant, quant à lui d’utiliser celui qui lui était destiné.

Hervé de Tocqueville quitte Angers le 26 au matin pour gagner Lannion où il connaît les mésaventures évoquées plus haut. Il obtient un passeport qui lui permet de gagner Caen, ville calme et conservatrice et poursuit son idée de s’embarquer en cachette pour rejoindre le roi. Au dernier moment, juste avant l’embarquement prévu, il voit arriver Madame de Saint-Fargeau qui lui annonce le désastre de Waterloo. Il regagne donc aussitôt à Paris.

Il n’a qu’une hâte, retrouver sa préfecture d’Angers et s’adresse à Vitrolles [16], secrétaire d’État, proche du comte d’Artois qui lui explique qu’il doit en référer à [36] Pasquier [17], le nouveau ministre de l’Intérieur, chargé de recomposer l’administration.

 « J’allai le voir pour lui exprimer le désir de retourner immédiatement à Angers. (…) Vous ne le pouvez, me dit-il, l’intention du Roi est de faire permuter tous les préfets et sur ce que je témoignais mon étonnement, c’est une mesure sage, reprit-il, car dans les circonstances difficiles qui sont survenues, il est impossible qu’un Préfet n’ait pas froissé quelques personnes et ne se soit pas fait des ennemis. Je répondis que je croyais m’être conduit de manière à ne froisser qui que ce soit, et j’en pris à témoin M. Portalis. Celui-ci balbutia quelques mots, rougit et baissa les yeux. Je sortis convaincu qu'il ne me servait pas auprès de M. Pasquier. Il se souciait très peu que je retournasse à Angers recueillir les traditions de toutes ses lâchetés ».

Tocqueville méprisait le chancelier Pasquier, ministre de l’Intérieur du gouvernement Talleyrand de juillet 1815. « Cet homme à conscience élastique, serviteur de tous les régimes et de tous les gouvernements » rapporte simplement ici la décision politique du roi, qui choque Tocqueville. En 1814 Louis XVIII voulait ménager les gens en place et « s’approprier le gouvernement impérial » mais cette position n’était plus tenable en 1815, les Bourbons revenaient « dans les fourgons de l’étranger », il importait donc pour eux de : « de rejeter la faute sur ceux dont la coupable imprudence en rappelant l’ennemi de l’Europe, avaient appelé en même temps les innombrables armées qui inondaient le pays. Ce crime national était énorme, car ses conséquences furent terribles. La royauté avec une politique plus énergique aurait facilement dirigé l’animadversion publique contre ses adversaires. (…). En 1815 la Restauration ne devait se servir que de ses amis. Il fallait que tous ses ennemis fussent abaissés, non pour leurs torts envers elle, mais à cause de l’effroyable calamité qu’ils avaient attiré sur leur pays. »

Faire preuve de bienveillance envers les révolutionnaires et les bonapartistes c’était une faiblesse qui n’attirerait aucune indulgence de leur part vis-à-vis du pouvoir mais dresserait en revanche contre lui les plus ardents des légitimistes.

Dès ce moment Hervé se trouvait en porte à faux vis-à-vis des gouvernements successifs dont l’orientation politique était, pour lui, une erreur grave :

« Je me suis livré à cette digression pour donner à l’avance la clé de ma conduite dans les préfectures où j’ai été appelé après 1815. Elle a été basée sur la politique que je viens de développer. Mais comme elle ne s’accordait pas avec celle du Gouvernement elle m’a exposé à la défaveur de plusieurs Ministres. (…) Je me suis souvent demandé si je m’étais trompé, et je persiste à croire que la marche que j’indique était la seule qui pût affermir la Restauration en la faisant respecter d’abord et aimer ensuite. »

[37]

Après les Cent-Jours la constitution du nouveau gouvernement fut l’objet de grandes manœuvres [18]. Chateaubriand pensait être nommé ministre de l’Intérieur et promettait à Tocqueville la préfecture de Versailles. Il souhaitait également accéder à la pairie mais il lui fallut attendre treize ans ! Le 9 juillet, Talleyrand est nommé président du conseil et ministre des Affaires étrangères et Fouché ministre de l’Intérieur : « Tout à coup une porte s'ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mît les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évêque apostat fut caution du serment. » écrit remarquablement Chateaubriand.

Tocqueville fut donc nommé préfet de l’Oise et rejoignit Beauvais le 18 juillet, pour une courte durée, tout juste un peu plus de six mois. Là il est confronté à la tâche difficile de l’administrateur qui doit faire face à des armées d’occupation. Il lui appartient de discuter les exigences disproportionnées des Prussiens en pays conquis. Il faut tenter de limiter les réquisitions, d’en réduire l’importance, et de trouver les moyens de nourrir la population. Celle-ci se trouvant à court de numéraire il prend sur lui de créer un papier monnaie, remboursable à courte échéance, permettant d’assurer la soudure et d’indemniser les propriétaires frappés de réquisition. Le régiment du général Zieten étant parti, le général Wrangel annonça son arrivée avec un contingent de 6000 hommes. Tocqueville réussit à le dissuader de venir, mais il fallut supporter des régiments anglais qui volaient les gens et, à l’inverse, des régiments écossais remarquables de discipline et d’amabilité. Il organise également une garde nationale qui a notamment pour fonction d’assurer la cohésion du pays. Administrateur actif et exigeant il reçoit d’importantes marques de sympathie quand il doit quitter la préfecture de Beauvais pour celle de Dijon et le roi lui fait publiquement un compliment qui flatte son amour propre : « On s’afflige d'où vous venez, on se réjouira ailleurs. »

Hervé de Tocqueville
Préfet de la Côte d’Or
24 février 1816 - 18 mars 1817


Hervé de Tocqueville est nommé préfet de la Côte d’Or par le ministre de l’Intérieur, Vaublanc, le 31 janvier 1816, il entre en fonction le 24 février.

Cette mutation était en fait une permutation avec M. de Choiseul d’Aillecourt auquel les royalistes reprochaient sa faiblesse lors des Cent-Jours : « homme de bien et bon administrateur, il avait malheureusement eu la faiblesse, au commencement des Cent-Jours de publier une proclamation où il attribuait à la volonté de la Providence le succès de l’entreprise de Napoléon. Il en concluait qu'il fallait se résigner ou se soumettre. Cette proclamation était connue à Dijon et elle devint pour le Préfet une source de désagréments intolérables de la part des Royalistes et même des Étrangers. M. de Choiseul demanda avec instance son changement et le [38] gouvernement se décida à le faire permuter avec moi. M. de Vaublanc qui était alors Ministre de l’Intérieur se prêta d’autant plus volontiers à cet arrangement qu’il pensait que le Département de la Côte-d’Or avait besoin d’être conduit avec plus – de - fermeté. »

Hervé y était envoyé en raison de sa réussite à Beauvais et de la fermeté de son caractère. La situation politique était délicate à plusieurs titres : les Dijonnais étaient « naturellement frondeurs et ennemis de l'autorité », les treize préfets qui l’avaient précédé avaient tous - sauf un, mort au bout de deux ans - quitté leur poste sans le regretter ni être regrettés.

Politiquement, le pays était divisé en deux, d’une part des bonapartistes et des républicains, des militaires exclus de l’armée après les Cent-Jours, et nombre de généraux d’Empire et de personnages importants comme Carnot, mais aussi l’évêque constitutionnel Reymond et nombre de magistrats fidèles à l’Empereur, de l’autre le camp adverse, celui du parti royaliste auquel ils s’opposaient vivement. Celui-ci campait évidemment sur des positions très fermes, « quelquefois exaltées », refusant toute compromission avec l’ennemi politique :

« Ce parti se composait de quelques nobles et d’une multitude de bourgeois dont les opinions étaient plus prononcées encore. Ici, l’émigration ne se restreignait pas à la seule noblesse. Une foule de membres de la classe bourgeoise avait rejoint l’armée de Condé et combattu avec gloire dans la légion de Mirabeau [19]. Cette bourgeoisie faisait la force d’une administration royaliste. »

Tocqueville considère qu’en raison de l’histoire récente toute tentative de position médiane était impossible à tenir et soumise à l’échec. Il prend donc le parti de soutenir le camp qui est le sien, celui des royalistes qui sont ici purs et durs :

« Je n’avais d’alternative que de me jeter dans les bras du parti royaliste ou dans l’opposition révolutionnaire ou bonapartiste. (…) D’ailleurs, mon désir consistait à rendre si je le pouvais, cette province à la Royauté à qui elle était loin encore d’appartenir. Je n’hésitai pas. Si j’ai fait des fautes, je ne saurais me les reprocher parce que mes intentions ont été droites, pures et courageuses. »

Cette concession est légitime car l’action du préfet fut parfois peu nuancée.

Le premier problème est, pour lui, après les agitations successives de la première Restauration et des Cent-Jours, de garantir l’ordre et la sécurité dans le département. Il fallait donc neutraliser « les malveillants » et empêcher la formation de groupes d’agitateurs. Il met donc le pays sous contrôle. Pour cela il s’appuie sur les gardes nationales dont il n’équipe que les compagnies « sûres » et qui doivent assurer le contrôle des villes. Il crée un escadron de garde nationale à cheval par arrondissement afin de réagir rapidement et de réprimer tout mouvement d’agitation. Il fait arrêter les agents les plus actifs de l’opposition et met les autres sous surveillance avec un cautionnement ce qui évite les tentatives de fuite et l’emprisonnement. Il fait rappeler à Paris l’évêque constitutionnel Reymond et il [39] épure l’administration en confiant les tâches les plus importantes à des personnes sûres. Il nomme des maires, des sous-préfets et des magistrats de la Cour royale dignes de confiance ; enfin, pour éviter toute dérive bonapartiste, il met les forces armées sous le contrôle des royalistes.

En tout ceci il suit ses convictions qui sont celles d’un homme d’autorité : dans des conditions incertaines, il faut d’abord frapper un grand coup pour se faire craindre et assurer son autorité ; ensuite, l’ordre établi, il est possible d’en venir à des pratiques plus douces.

Il procède partout de la même façon. Il est ouvert à la rencontre et à la discussion avec tous, il n’hésite pas à serrer la main de Carnot, le frère du régicide, et attend de son administration qu’elle soit active et secourable. Pour couronner le tout il parcourt sans cesse son département dont il veut connaître tous les arrondissements et, lors de ces visites, il convoque tous les maires au chef-lieu de canton pour les écouter et leur parler.

La situation se complique sérieusement lorsque Decazes [20] remplace Fouché comme ministre de la police dans le ministère Richelieu [21] du 26 septembre 1815. Les deux hommes sont sur des positions antagonistes, Tocqueville est un légitimiste fervent sans être un Ultra, toutes ses prises de position qui apparaissent dans les Mémoires l’établissent, mais il partage cependant nombre de leurs convictions et positions. Decazes est, pour lui, un homme affable mais plein de duplicité qui a su capter les bonnes grâces du premier ministre, mais surtout du roi dont il est le nouveau favori et qui l’appelle « Mon fils » mais qui demeure, pour Hervé, la créature des bonapartistes :

« Decazes (…) détestait la Révolution, mais il conserva les rapports qu’il avait depuis longtemps avec les Bonapartistes auxquels il avait dû sa première fortune. Il devint leur protecteur. (…) Il voulait bien que la Royauté fût assez forte pour se servir au besoin de l'arbitraire, mais à condition que l'emploi de cette force serait confié au parti bonapartiste. »

Injustement accusé de trahison par les royalistes il en voulait beaucoup à ces derniers. Un incident allait provoquer une vive opposition entre Decazes et Tocqueville.

En mai 1816, Decazes s’inquiète vivement de mouvements d’agitation dont il a été prévenu et expédie aux préfets de 13 départements : Isère, Rhône, Hautes et Basses Alpes, Drôme, Côte d'Or, Saône et Loire, Ain, Jura, Doubs, Puy de Dôme, Haute Loire, Ardèche et Lozère, une série d’instructions très contraignantes afin d’arrêter, même de façon préventive, toutes les personnes « dont les mauvaises dispositions vous sont connues et qui vous paraîtraient dangereuses. »

[40]

Et il donne pleins pouvoirs aux préfets en fonction de le la loi du 29 octobre [22].

Lorsque cette lettre arrive Hervé de Tocqueville est en tournée dans l’arrondissement de Semur ; c’est donc le secrétaire général qui en prend connaissance et c’est sa réaction, trop prompte, trop vive et disproportionnée, qui enclenche le processus dont les développements eurent tant d’importance. Cette réaction était compréhensible dans la mesure où au début du même mois une violente insurrection contre la royauté légitime, qu’Hervé met au compte des républicains et bonapartistes, avait éclaté à Dijon. Le secrétaire général expédie un courrier au préfet mais prend sur lui de « [convoquer] sur-le-champ le gouverneur de la division militaire, le procureur général de la Cour Royale, le commissaire général de police et le capitaine de gendarmerie. »

Aussitôt ceux-ci décident : « (d’) arrêter, en vertu de la loi du 29 octobre, les chefs du parti bonapartiste qui se trouvaient dans le département, parmi eux on comptait l'ancien premier président et l'ancien procureur général près la Cour Royale », en donnant à cette arrestation : « une publicité et un éclat tout à fait déplacés. »

Ces actes respectaient à la lettre les ordres du ministre sans que le préfet ait été mis au courant des décisions prises. Mais, aussitôt le soulèvement de Grenoble contenu, le ministre les désavoue en considérant que cette agitation était de peu d’importance et limitée au seul département de l’Isère. Hervé affirme au contraire qu’une agitation révolutionnaire existait bien en Côte d’Or : « Un bruit sourd d'une prochaine révolution y circulait d'avance. Les militaires en retraite s'attendaient à recevoir l'ordre de marcher et on avait répandu le bruit d'une levée de trois cent mille hommes. » Ce qui est d’ailleurs confirmé par le rapport d’un agent secret, Belmare [23], dépêché par le ministre, qui traite cependant Tocqueville de visionnaire.

Celui-ci avait tardé à faire libérer deux anciens chefs de la Cour impériale dont l’arrestation, qui avait eu lieu en son absence, n’était pas vraiment justifiée. Il avait choisi d’en référer, selon la procédure normale, devant le Conseil du roi, ce qui prolongea la détention. Le ministre chargeait donc le préfet d’une décision dont il était lui-même responsable. Tocqueville choisit de se défendre auprès du ministre de l’Intérieur, Lainé [24], avec lequel il entretient de bons rapports mais qui reste soumis à Decazes, et surtout auprès du duc d’Angoulême en visite à Dijon qui rapporta à Decazes les propos et les plaintes de Tocqueville. Les Mémoires rapportent tous les détails de l’affaire et l’attitude de Decazes qui alterne des jugements contradictoires vis-à-vis des décisions prises par le préfet que tantôt il reconnaît conformes à ses recommandations et que tantôt il condamne, et Tocqueville ajoute : « le Ministère de la Police générale [était] rempli de bonapartistes et à dater de ce moment, ils travaillèrent contre moi avec toute l'astuce naturelle à cette sorte de gens. On me présenta comme un homme violent [41] et emporté qui avait établi dans le département de la Côte d'Or une terreur insupportable. »

À partir de ce moment Decazes ne cessa de tenter d’obtenir la révocation de ce préfet aux opinions opposées aux siennes, et qui lui tenait tête. Louis XVIII ne pouvait accepter de prendre une telle décision parce que Tocqueville était protégé par le duc de Blacas, son ancien favori, et par le duc d’Angoulême, mais surtout parce qu’il était le petit-gendre de Malesherbes, or le monarque entendait placer son régime sous le signe du défenseur de Louis XVI qui avait sacrifié sa vie pour tenter de le sauver.

En 1817 un second fait devait altérer plus encore les rapports du préfet et de son ministre. Cette année-là le département de la Côte d’Or est de ceux qui connaissent des élections pour le renouvellement au 1/5e de la Chambre des députés. Le pouvoir entend user de tous les moyens dont il dispose pour diminuer le poids des Ultras élus de la Chambre introuvable qui constituaient le parti d’opposition le plus nombreux, entre 90 et 100 sur 258. Le ministère de l’Intérieur dirigé par Lainé, aidé du ministère de la police de Decazes réussirent leur opération puisqu’aucun des députés ultras sortants ne fut réélu. Les Ultras se retrouvèrent au nombre de soixante-dix membres seulement pour la session 1817-1818. En revanche l’échec des manœuvres gouvernementales fut complet en Côte d’Or et évidemment Decazes, et Lainé, en un premier temps, rendirent Tocqueville responsable de cet échec. Il fait en détail le récit de ces péripéties :

« Dès le 2 octobre M. Lainé m'écrivait : Des rapports sur votre département annoncent que vous auriez eu plus d'influence si les esprits n'avaient pas été aussi aigris par des mesures qui n'ont pas toujours été marquées au coin de la plus impartiale justice.

M. Lainé ne savait pas, ou il avait oublié, que les directeurs de l'opposition dans la Côte d'Or étaient, ou des personnes à qui la Restauration avait fait perdre leur existence politique, ou des magistrats et des fonctionnaires destitués avant mon arrivée, gens d'ailleurs puissants par leur fortune et leur existence sociale, et ennemis implacables du nouvel ordre de choses. On ne pardonne pas à qui vous a fait descendre de la puissance à l'obscurité. »

Les manœuvres du pouvoir pour écarter les députés sortants avaient été si nombreuses, diverses et inadmissibles, aussi bien pour le camp des républicains et bonapartistes que pour celui des « royalistes », que le quorum nécessaire à la validation de l’élection ne fut pas atteint : « on ne put réunir que 90 suffrages, il en fallait 122 pour la validité de l'élection.

C'est ainsi que le département de la Côte d'Or se trouva sans représentation à la Chambre de 1817. Ce fâcheux résultat fut la suite de la malveillance, de l'intrigue et des fautes commises. »

Cet échec du pouvoir fut mis au compte de Tocqueville et lui valut de devoir quitter la préfecture de Dijon pour celle de Metz. Il tient cependant à souligner que l’échec électoral provient essentiellement de l’agitation fébrile et maladroite du ministère, mal perçue dans un département où les électeurs étaient particulièrement rétifs et opposés au pouvoir avant lui, avec lui et après lui :

[42]

« [La haine de ce département] contre les Bourbons s'était montrée d'une manière trop éclatante pour n'être pas durable, et la circonstance de la seconde invasion n'était pas de nature à y mettre un terme. Aussi, l'année suivante, quoiqu'on m'eût remplacé par un préfet parfaitement innocent, que les gardes nationales d'élite n'existassent plus et que toutes les mesures de surveillance que j'avais établies fussent abandonnées, l'opposition n'eut pas à combiner ses efforts pour empêcher l'élection. Elle avait déjà repris assez de force pour envoyer à la Chambre trois coryphées de son parti, entre autres le S(ieur). Hernoux, l'un des coaccusés du Général Vaud [25]. Dans les opérations électorales qui suivirent, le résultat fut constamment le même, le grand collège fit ses choix dans l'opposition royaliste et les collèges d'arrondissement parmi les Républicains. »

Tocqueville tient bien évidemment à faire état de son activité administrative car c’est un homme très actif qui est constamment sur le terrain, dans les arrondissements. Il est également, dans toutes les préfectures où il passe, très attentif aux questions scolaires et opposé au retour des congrégations dans l’enseignement, sauf le primaire ; pour lui, c’est à l’université, en liaison avec les directives du gouvernement, de diriger l’éduction ; quant aux instituteurs, leur tâche est d’élever et d’instruire en même temps les enfants.

La situation agricole est mauvaise, l’élevage est médiocre, la qualité des chevaux également, il entend remédier à ces maux par la création d’une société d’agriculture qui doit mettre en place des structures d’intervention et des règlements, mais il faut aussi veiller à distribuer aux cultivateurs des semences de qualité.

Tocqueville est également soucieux des problèmes de mendicité et de pauvreté, comme Alexis plus tard, par exemple quand il traite du paupérisme [26]. Pour en finir avec la mendicité il entend mettre les pauvres à la charge de leur commune, comme dans la Poor Law en Angleterre. Il convient alors de donner du travail aux pauvres auquel leur état physique permet d’occuper une activité nécessaire à la commune elle-même. Il établit une réglementation, c’est une chose qui le passionne dans toutes les préfectures occupées et dans tous les domaines. Il faut mettre en place un bureau de charité et appliquer des mesures différenciées aux différents individus :

« Il y aura dans chaque commune un bureau de charité, le Conseil de Fabrique en remplira les fonctions dans les communes où il n'existe pas de bureau de charité.

Les revenus de la charité seront divisés en trois parts.

1° Salaire des indigents valides.
2° Secours à donner aux indigents non valides.
3° Dépenses imprévues : cette troisième part sera destinée à secourir les pauvres valides dans leurs maladies.

On fera en sorte que les secours accordés aux pauvres non valides soient la récompense d'un travail quelconque. »

[43]

Il convient également d’instituer des visiteurs des pauvres et d’équilibrer la charge des communes en faisant contribuer financièrement les plus riches aux charges des plus pauvres. On créera dans chaque-lieu de Sous-préfecture un comité central de charité et on vérifiera également l’état sanitaire des filles publiques.

Dans un domaine différent Tocqueville veut que la préfecture soit un lieu de sociabilité agréable et, l’hiver 1816-1817, il y a bal dans les salons de la préfecture chaque semaine.

En février 1817 Hervé apprend par son oncle, le duc de Damas [27], qu’il va changer d’affectation et permuter à nouveau, cette fois il ira à Metz remplacer M. le Baron de La Chadenède [28], préfet de la Moselle qui viendra s’installer à Dijon. Il est très fâché de cette décision, en appelle au ministre qui lui dit n’y plus rien pouvoir, l’ordonnance étant signée.

Il songe un moment à démissionner puis il fait retour sur lui-même et se remet au travail comme si de rien n’était et s’efforce de rester à Dijon le plus longtemps possible, jusqu’au 20 mars, après avoir installé son successeur la veille.

Mais, au moment du départ, il connaît une véritable satisfaction : ces citoyens si difficiles à manœuvrer lui font savoir qu’ils le remercient de son action, regrettent son départ :

« Le Conseil chargea son président de m'écrire pour m'exprimer les sentiments de tous les membres qui le composaient ; la lettre me parvint à Metz au commencement de mai, en voici un extrait :

Le Conseil Général que j'ai l'honneur de présider me charge de vous offrir l'hommage de sa vive reconnaissance pour le zèle et la sollicitude avec lesquels vous avez administré le département de la Côte d'Or. Nous n'oublierons jamais qu'il vous doit la tranquillité dont il a joui sous votre surveillance ; c'est vous qui avez amélioré l'esprit public, acquis au Roi des serviteurs fidèles et comprimé la malveillance. Toutes les parties de votre administration ont éprouvé l'effet de vos soins assidus, toutes se sont ressenties de votre amour pour le département qui vous avait été confié par le Roi. »

Tocqueville avait su, par son autorité, garantir la paix et la concorde et on tint à l’en remercier vivement en lui faisant rendre les honneurs par la garde nationale à cheval qui l’escorta sur une demi-lieue quand il quitta la ville.

Signalons en terminant un passage qui indique ici qu’Hervé avait bien envisagé une possible éditions de son texte quand écrit : « Ceux qui liront ces Mémoires », cette phrase ne visant pas évidemment ses destinataires les plus proches, ses trois fils, mais un autre lectorat.

Hervé de Tocqueville
Préfet de la Moselle
25 mars 1817 - 24 juillet 1823,
un préfet sans sa femme, un fils sans sa mère.


[44]

C’est à Metz qu’Hervé de Tocqueville resta le plus longtemps en poste et qu’il développa l’activité la plus intense et dont il tira une véritable fierté. Cependant dans ce poste sa situation familiale fut singulière puisqu’il se trouvait sans sa femme et qu’en avril 1820 il a fait venir son jeune fils Alexis près de lui. Il va avoir 15 ans, il est temps de lui faire suivre une scolarité normale. Le père et le fils sont très proches et Alexis apprend là, in situ, tout ce qui concerne le gouvernement et la gestion d’un département, et d’une administration. Ce qui résout le pseudo « mystère Tocqueville » dont Sainte-Beuve, jamais avare d’une formule, disait qu’il aurait « commencé à penser avant d’avoir rien appris » ; Alexis a simplement appris in concreto, près de son père les problèmes politiques et administratifs qui se posaient et comment il était possible d’y faire face.

Louise de Tocqueville souffrait de troubles nerveux depuis sa jeunesse. L’horrible séjour d’un an dans la prison de Port-Libre où elle avait vécu dans l’angoisse du lendemain et la peur de l’échafaud auquel le couple n’échappa que grâce à la chute de Robespierre, le choc de voir partir à la guillotine six membres de la famille, avaient profondément aggravé son état de santé et son équilibre nerveux. Elle avait cependant vécu les vingt années suivantes [29] dans d’assez bonnes conditions physiques et morales, élevant ses trois enfants et, pour partie, leurs deux cousins Chateaubriand, dans le cadre protégé du château de Verneuil-sur-Seine.

Le retour du roi et la Restauration étaient l’événement espéré qui aurait dû apporter encore un peu plus de bonheur et d’harmonie. Ironie du destin, ce jour tant attendu marque le début d’une longue descente aux enfers ; désormais sa santé s’altéra de mois en mois, de semaine en semaine jusqu’à sa mort.

Lorsqu’Hervé s’installe à Metz Louise reste dans un premier temps à Dijon où elle a des amis et de la famille :

« Je ne puis taire un fait qui a eu pour moi des suites pénibles. Mme de T… m’avait rejoint à Metz quelque temps après mon arrivée dans cette ville. Sa santé qui, dès Dijon, avait commencé à se déranger, devint plus mauvaise, des accidents se manifestèrent, elle voulut retourner à Dijon pour y solliciter les conseils et recevoir les soins du docteur Brennet [30]. Elle partit à la fin d'août 1817. Les lumières de ce médecin ne produisirent aucun résultat heureux. Après être demeurée assez longtemps à Dijon, Mme de T... se décida à venir à Paris consulter, elle n'obtint pas dans sa santé l'amélioration qu'elle espérait. La maladie à laquelle elle a succombé dix-neuf ans plus tard s'aggrava peu à peu et elle ne revint pas à Metz. L'isolement où elle me laissa eut pour moi des inconvénients. »

Alexis resta donc de la fin de 1817 à avril 1820, à Paris, aux bons soins de sa mère et de l’abbé Lesueur qui s’occupait de ses études et veillait également sur [45] Madame de Tocqueville. Le jeune adolescent vivait ainsi dans un milieu surprotégé, aux bons soins d’une mère très fragile et d’un précepteur âgé ; il fallait songer à lui donner une véritable éducation. Hervé de Tocqueville le fait donc venir près de lui à la préfecture de Metz au début d’avril 1820. La première année il lui fait donner des cours à la préfecture par des professeurs de l’établissement pour le mettre au niveau des élèves du lycée qu’il intègre l’année suivante dans la classe de rhétorique. Il passe son baccalauréat et, en septembre 1823, Lesueur termine sa lettre par : « Adieu bis-bachelier [31] aux trois boules blanches. »

En 1820, Alexis est passé d’un seul coup de l’enfance à l’âge adulte sans connaître de véritable adolescence. Il convient de souligner ici que dans les Mémoires Hervé ne fait pas état de la présence d’Alexis auprès de lui. Pendant un peu plus de trois ans, le père et le fils ont vécu ensemble à la préfecture ce qui participa grandement à forger la personnalité de l’auteur de La démocratie en Amérique. La relation du père et du fils était faite, sinon de fusion, du moins de complicité ; qu’on en juge : à seize ans Alexis a une relation amoureuse avec une jeune couturière employée à la préfecture qui accouche, en août 1822 d’une petite fille, Louise Meyer, la seule descendance d’Alexis qui vient juste d’avoir dix-sept ans [32]. À ce moment-là il avait déjà entamé, avec Rosalie Malye, une liaison amoureuse qui dura sept ans (1821-1828), et qui le conduisit à se battre en duel en février 1823, duel où il faillit perdre la vie, il eut une côte fracturée et un poumon perforé. De tout cela, le père ne dit rien à la famille.

Cette vie commune du père et du fils permet à ce dernier d’apprendre tout ce que nous retrouvons en filigrane dans l’œuvre et les actions d’Alexis et qui provient de leurs échanges en matière de politique et de gestion administrative. Nous arrivons maintenant au cœur de la carrière préfectorale d’Hervé de Tocqueville : il resta en Moselle plus de six ans et put y déployer une activité importante en tous les domaines. Il y avait énormément à faire dans un département en partie ruiné par la guerre : routes défoncées, récoltes médiocres, problème des subsistances qu’il faut résoudre dans un pays qui connaît la disette et l’occupation. Tout ceci allait donner au nouveau préfet l’occasion de déployer une activité gratifiante pour lui comme pour les habitants. Il bénéficiait ici d’une population bienveillante qui n’était pas frondeuse, contrairement à celle de la Côte d’Or, et qui ne demandait qu’à être dirigée :

 « Dans la Côte d'Or, l'opposition est un sentiment pour ainsi dire natif, les partis s'y montrent violents et actifs. Dans la Moselle, ils étaient froids, comme les passions. Les habitudes toutes militaires des habitants les portaient d'ailleurs à la [46] subordination et à l'obéissance. De plus, les rangs s'y trouvaient bien plus nivelés. La noblesse y existait à peine, ainsi la jalousie des castes ne s'y ressentait pas. »

Tocqueville arrivait précédé d’une réputation d’ultra que lui avait fait le commissaire général de police Jollivet [33], qui n’avait cessé d’œuvrer contre lui à Dijon, et avait écrit à son collègue à Metz, le Sieur Babut, qu'on leur envoyait le plus enragé des ultras et celui-ci avait eu bien soin de transmettre l’annonce aux Messins ; ce Babut « était plus franchement faux que Jollivet. »

Il y avait beaucoup à faire : les administrations communales étaient en déshérence, la comptabilité n’était pas plus tenue que l’état civil :

 « les routes, dégradées par les transports militaires, étaient devenues impraticables, les réquisitions avaient enlevé à l'agriculture ses plus précieuses ressources en bestiaux et, pour comble de malheur, l'été désastreux de 1816 ayant détruit toute espérance de récolte. La famine se montrait avec son cortège de calamités. »

Il fallait commencer par résoudre le problème des subsistances. Hervé s’employa à chercher et à utiliser des ressources multiples ; celles d’une société d’actionnaires, celles du gouvernement et du département. Il fait approvisionner les marchés d’une grande quantité de grains en interdisant de vendre les blés à un cours inférieur au cours des pays voisins pour éviter la spéculation et leur achat par les pays les plus proches. Il fait également rentrer des denrées en quantité pour casser toute tentative de spéculation jouant sur la rareté des produits et promet la prison à ceux qui menaçaient de ne plus fournir l’avoine aux troupes d’occupation.

L’association chargée de lutter contre la misère ayant fait rentrer une importante quantité de riz, Hervé fait répandre les instructions concernant sa cuisson et sa préparation. Il veille également à la création de commissions de charité dans les communes où il n’existe pas de bureau de bienfaisance et institue des visiteurs des pauvres parmi les citoyens aisés pour les sensibiliser et les responsabiliser dans cette lutte contre la disette et la misère :

 « Les visiteurs étaient donc l'intelligence qui dirige, l’œil qui examine tout ce qui a rapport au soulagement de l'humanité. J'entendais aussi qu'ils fussent la sentinelle de l'administration, qu'ils l'éclairassent par leurs avis et qu'ils devinssent l'intermédiaire du bien qu'elle espérait opérer. »

L’ensemble de ces actions, y compris celles qui avaient pour but d’améliorer les techniques agricoles afin de développer la production produisent leurs fruits, si bien qu’en 1818-1819 la crise est dépassée.

En outre, dans la mesure où il s’assure que tout le monde est nourri ou a de quoi se nourrir, il veille, c’est une volonté permanente chez lui, à interdire la mendicité et, dans le même temps, il exige que les personnes assistées fournissent un travail en compensation des avantages reçus :

[47]

« Je déclarai d'abord que chaque commune devait pourvoir à la nourriture de ses pauvres et j'interdis la circulation des mendiants étrangers, puis à mesure que les ressources se réalisèrent dans les communes, je défendis toute espèce de mendicité. (…)

Nourrir les pauvres sans encourager la fainéantise et le vice, tel était le but qu'il fallait atteindre. Je posai en principe que les secours distribués par les commissions de charité deviendraient toujours, sauf les cas de maladie, la rémunération d'un travail quelconque. »

Il s’occupe également de la question de l’abandon des enfants, qui sera aussi une préoccupation importante chez Alexis ; il contrôle en particulier la pratique des tours d’abandon, qui existent depuis Saint Vincent de Paul, mais dont l’usage a été organisé, légalisé et développé sous l’Empire à partir de 1811 : façon de gérer un mal que l’on ne se donne pas les moyens de le guérir. En Moselle la pratique était rendue si aisée que des femmes étrangères à la ville y avaient recours et que certaines déposaient anonymement leur enfant puis revenaient quelques heures après pour se présenter comme nourrices et recevoir les subsides de cette charge.

Il fallait également veiller à l’état sanitaire de la population et, notamment celui des femmes dont une partie étaient atteintes de maladies vénériennes léguées par les troupes d’occupation :

« Le long séjour des troupes étrangères dans le département me força à prendre des mesures prophylactiques. Ces troupes, en quittant la France, avaient laissé une foule de filles infectées d'un mal honteux dont elles ignoraient elles-mêmes la gravité. Elles se mariaient sans avoir subi de traitement et les générations étaient ainsi viciées dans leurs sources. J'établis des commissions secrètes de médecins que je rétribuai pour faire, avec tous les ménagements, convenables, la recherche de ces sortes de malades ; la plupart furent complètement guéries et les progrès du mal s'arrêtèrent. »

L’ensemble des actions menées donnent des résultats : la population augmente, le commerce et l’industrie s’accroissent et la préfecture soutient de son mieux tous ses développements en mettant en vitrine les produits manufacturés dans des expositions publiques pour les poteries, les verreries et la cristallerie, les machines sorties des forges de de Wendel, les tissus de soie et les cotonnades.

« Je n'ai pas la vanité d'attribuer à mes soins tous les perfectionnements opérés dans le département, mais je donnais tous les encouragements que comportaient les moyens bornés dont je disposais. J'allais visiter avec intérêt les manufactures nouvelles et je leur ouvrais, autant qu'il dépendait de moi, des communications utiles. J'avais voulu que les plus beaux produits de la verrerie de St Louis ornassent les salons de la Préfecture. M. Utschneider [34], manufacturier de poterie à Sarreguemines et chimiste habile, était inventeur de ces beaux vases et de ces candélabres magnifiques qu'on a admirés dans les expositions à Paris. »

[48]

Tocqueville veille également au développement de l’agriculture par divers moyens notamment en tentant de relancer la chambre d’agriculture, mais se heurtant à la routine de celle-ci, il lui retire son allocation. Il soutient l’amélioration des races bovines et chevalines, développe le haras départemental et veille à ce qu’il dispose d’étalons de qualité en établissant un système de primes.

Pour que le commerce puisse se développer grâce aux échanges il entreprend tout d’abord de restaurer puis de développer le réseau routier. Il utilise pour cela un moyen détourné qui lui sera reproché, puis interdit par le pouvoir, mais qu’il contourne cependant. Pour réparer les routes et en créer de nouvelles, il faut de la main d’œuvre, il obtient que le conseil général décide des travaux à effectuer sur les routes départementales, les communes concernées étant « appelées à venir au secours des fonds du département. On exigea d'elles des prestations en nature rachetables en argent, la volonté du contribuable et suivant un taux déterminé. »

On procéda de même pour les chemins cantonaux. Les communes furent « appelées à venir au secours des fonds du département. On exigea d'elles des prestations en nature rachetables en argent, la volonté du contribuable et suivant un taux déterminé. (…) Le conseil général avait fixé le taux des prestations, et dans cette fixation, il avait eu égard l'utilité du chemin pour la personne, la propriété, et la richesse mobilière. Ainsi, chaque homme pouvait être imposé trois journées de travail évaluées 75 centimes chacune, on pouvait exiger trois journées de travail de chaque bête de trait. La propriété était atteinte par une imposition extraordinaire de quelques centimes, les prestations étaient rachetables en argent et devaient, dans tous les cas, être acquittées en tâches et non en journées. La journée demeurait un terme évaluatif des tâches. L'expérience avait montré que le résultat des prestations en journées était presque nul parce que les ouvriers n'avaient alors ni l'exactitude, ni l'activité des hommes à qui on a imposé une tâche. »

Le gouvernement interdisait cette mesure qui, selon lui, ressemblait trop à la corvée d’ancien régime, mais Tocqueville refusait cette assimilation qui, pour lui, n’était pas pertinente :

« On attaqua la prestation en nature comme rappelant la corvée, comme vexatoire, inutile et de plus, d'un faible produit. C'est ainsi que depuis 41 ans, l'opposition s’appuie sur le sentiment d'ancienne aversion que certains mots réveillent.

Chose incroyable, le Ministère, que son expérience pratique aurait dû rendre plus éclairé, alla plus loin que la Chambre des députés, il crut voir dans le projet de finance de 1818, l'obligation d'assimiler la prestation en nature aux impositions extraordinaires qui ne peuvent être votées que par le conseil municipal doublé, et en vertu de cette même loi, il restreignit l'évaluation de dix centimes par personne, le maximum des impositions extraordinaires des communes.

Il était facile de prouver que la prestation en nature ne peut être assimilée, ni à la corvée, ni à l'impôt.

La corvée était une servitude qui paraissait odieuse parce qu'elle pesait inégalement, plusieurs classes de Français en étaient exempts, et le peuple la supportait exclusivement. La prestation, au contraire, est une obligation imposée à [49] chaque personne qui peut travailler ou faire travailler, et exigée suivant une proportion uniforme pour tous sur la base des revenus et de la propriété. »

C’était là le moyen de faire effectuer les travaux de réaliser un réseau routier dont chacun serait fier et, dans le monde rural où l’on manque de numéraire, les individus apprécient le système qui leur permet de payer un impôt sans avoir à sortir d’argent pour installer une route dont ils auront l’usage et les bénéfices :

« Au bout de deux ans, les routes départementales de la Moselle pouvaient être comptées parmi les plus belles de France. (…) J'ai dit plus haut que les routes départementales étaient sorties en peu de temps du plus affreux degré de dégradation pour devenir parfaitement belles. Les routes royales se trouvaient dépourvues d'arbres, j'ai fait planter les unes et les autres. »

L’un des autres sujets de préoccupation d’Hervé de Tocqueville est la question scolaire. C’est un aristocrate très ferme sur ses principes mais qui considère, comme plus tard son fils Alexis, que la scolarisation des individus est l’un des premiers devoirs de l’État. Déjà, quand il était maire de Verneuil-sur-Seine, il avait rendu la scolarité gratuite. À Metz, il se dépense sans compter pour mettre en place les méthodes les plus efficaces en fonction du contexte :

« Trois méthodes se trouvaient en concurrence, l'enseignement individuel usité par les maîtres d'école, l'enseignement simultané employé par les frères de la doctrine chrétienne, et l'enseignement mutuel autrement appelé la méthode lancastrienne. (…) L'enseignement mutuel était traité d'œuvre diabolique et d'instrument révolutionnaire et, dans plusieurs diocèses, les prêtres refusaient l'absolution aux parents qui envoyaient leurs enfants à ces écoles de perdition. »

Tocqueville choisit de faire adopter dans la majeure partie des écoles l’enseignement simultané mais il fait également utiliser avec succès la méthode lancastrienne dans un cas particulier, sans donner la raison de ce choix précis : « Toutefois, je ne saurais taire les heureux résultats obtenus par la méthode lancastrienne dans la population israélite de la ville de Metz. »

Et pour diffuser et améliorer la qualité de la scolarité il envoie les instituteurs à Metz pour apprendre les méthodes à employer et il crée, en 1821, une École Normale pour la formation des maîtres [35].

Le conseil général souscrit à cette demande, met à disposition un château inemployé et promet les fonds nécessaires à la scolarisation de 30 normaliens : « Le nombre des élèves consisterait en douze boursiers du département, douze boursiers des communes et six élèves payant. En peu d'années tous les maîtres d'école auraient été successivement renouvelés. » Le recteur d’Académie rédigea un règlement, un prêtre fut nommé à la tête de l’établissement qui donnait toute satisfaction lorsqu’en 1823, Hervé fut nommé en poste à Amiens. À ce moment-là, Corbière, ministre de l’Intérieur, fermement opposé à l’enseignement des enfants [50] des classes populaires, outrepasse ses droits en supprimant l’allocation de 6000 francs du conseil général. Heureusement Mgr Frayssinous [36], ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique, qu’Hervé choisit ici de nommer par son titre : l'Évêque d', Hermopolis [37] « voulut bien assurer sur les fonds de son ministère la somme de 6000 francs que son collègue de l'Intérieur avait retirée du budget départemental. »

Il nous faut ici revenir sur un point à peine évoqué plus haut et qui nous renvoie à la fin du règne de Louis XVI, lorsque celui–ci commande à Malesherbes, en novembre 1787, un rapport sur la situation des Juifs de France en vue d’améliorer leur situation. Malesherbes vient alors d’achever la législation sur les protestants et Louis XVI avait eu pour lui ce mot : « M. de Malesherbes, vous vous êtes déjà fait protestant. Maintenant, je veux que vous vous fassiez juif. Je vous demande de vous occuper d'eux. »

Les Juifs de Metz sont alors dans un état misérable de crasse, de pauvreté et d’ignorance :

« Cette population comptait environ deux mille cinq cents âmes, elle habitait un quartier qui semblait lui être exclusivement réservé où la misère et la malpropreté la plus dégoûtante se réunissaient pour vicier, dès son origine, la génération qui en sortait. Ces Juifs, accoutumés à l'isolement auquel la réprobation qui pèse sur eux les condamne, n'avaient avec leurs compatriotes aucun des rapports qui font sentir à l'homme la dignité en lui révélant son indépendance. Ils n'exerçaient aucun art mécanique, le colportage, le courtage et l'usure étaient leurs seuls moyens de subsister. Quelques-uns de leurs coreligionnaires qui, sortis de cette abjection, avaient acquis de la fortune, furent frappés des progrès de l'enseignement élémentaire et du bien qui en résultait et ils formèrent le désir de l'employer l'amélioration de l'état social des Israélites de la ville. Ils vinrent me trouver et je m'empressai de donner la sanction de mon autorité aux vues qu'ils me développèrent. Une souscription fut ouverte et promptement remplie et une école mutuelle gratuite instituée. Les règles de cette école, rédigées avec discernement, obligeaient les élèves à se présenter en costume décent et une propreté inconnue jusque-là à presque tous les enfants. Chaque année, il y avait des examens et l'élève qui était d'une bonne conduite et à qui on reconnaissait de l'instruction nécessaire obtenait la faveur d'être placé gratuitement en apprentissage chez un ouvrier habile.

[51]

Ces juifs, si malheureux et si méprisés jusqu'à cette époque, reçurent avec une profonde gratitude le bienfait de l'instruction. Plusieurs années après mon départ de Metz, ils m'écrivaient encore pour me remercier et me faire part de l'heureux résultat qu'on obtenait. De tous les habitants du département de la Moselle, ce sont eux qui m'ont conservé le plus de reconnaissance_. »

En 1820, l’assassinat du duc de Berry dans le nuit du 13 au 14 février, allait amener un tournant décisif dans la politique de Louis XVIII. La presse ultra se déchaîne contre Decazes jugé, à tort, responsable de ce drame pour n’avoir pas fait preuve d’assez de fermeté en raison de son libéralisme. Des journaux comme Le Conservateur, de Chateaubriand, attaquent violemment sa politique libérale, il est accusé de faiblesse envers l'opposition libérale-républicaine. Les ultraroyalistes, meurtris, expriment leur tristesse et leur colère par la demande de mesures d'exception que Decazes finit par accepter. Malgré cette concession il est désavoué par la gauche et par la droite de la chambre et se voit contraint de présenter sa démission le 17 février 1820. Il est remplacé par Richelieu le 20, puis par Villèle, en septembre 1822, c’est véritablement là le tournant de la Restauration.

Villèle est l’homme du comte d’Artois, qui succèdera à son frère deux ans plus tard, et dont il sera le premier ministre jusqu’en janvier 1828. Avec lui, les Ultras sont désormais, avec la Congrégation, dans le premier cercle, du pouvoir.

Le durcissement politique qui mettait désormais en avant les partisans de Charles X provoquait en même temps une réaction de l’opinion et par celle de la garde nationale. Ainsi, lors de la venue du duc d’Angoulême, qui fait une tournée dans les provinces, il est accueilli partout aux cris de Vive la Charte, provocation qui soulignait que désormais un pouvoir autoritaire se mettait en place, qui ne la respectait plus, et qui était déjà contesté !

« Le 30 mai, le prince passa en revue la garnison [de Metz] et la fit manœuvrer, et il consentit à voir la Garde Nationale. Le colonel avait défendu tout cri et toute démonstration pendant le défilé, mais l'obéissance n'est pas la vertu des Gardes Nationales. Les officiers des premiers et seconds bataillons se mirent à crier Vive le Roi ! et ce cri fut répété par les divers pelotons, mais lorsque les officiers du 3ème bataillon voulurent les imiter, celui-ci répondit par le cri de Vive la Charte ! »

Cette manifestation de la garde nationale valut à Tocqueville de perdre alors le crédit qu’il avait acquis auprès du duc à Angers :

« De cette circonstance date la diminution de la bienveillance du Duc d'Angoulême à mon égard. Le cri de Vive la Charte remplaçant celui de Vive le Roi le blessait profondément et il me sut mauvais gré de n'avoir pas réussi à le lui épargner. (…) J'ai dit dans une partie de ces Mémoires que j'avais acquis, en 1814, ses bontés en paraissant faire l'impossible pour lui plaire, j'en perdis une partie en 1820 pour n'avoir pu surmonter une impossibilité, celle de dominer l'imagination de quelques brouillons et de réduire leur langue au silence. »

Le 20 juin 1820 le gouvernement accepte la loi du double vote qui permet aux électeurs les plus imposés de voter deux fois et qui rendait une nouvelle élection nécessaire pour compléter la Chambre des députés. Le ministre de l’Intérieur, M. [52] Siméon [38] donne des consignes pour soutenir les royalistes, y compris les plus exaltés ceux-là même qui renverseraient bientôt le ministère.

Pendant ce temps, l’opposition agite la population en évoquant un retour à des pratiques devenues caduques depuis 1789, ce qui conduit Hervé à « composer une petite brochure [qu’il fit] imprimer et distribuer sans nom d'auteur, son titre était : Des frayeurs. Son but était de montrer le ridicule de toutes les craintes au moyen desquelles on cherchait à abuser l'opinion : crainte de l'influence de l'ancienne noblesse, crainte du retour des droits féodaux et des dîmes, crainte pour les domaines nationaux, etc.… »

Une bonne nouvelle cependant, la duchesse de Berry accouche d’un fils, « L’enfant du miracle », mais la situation politique est très agitée. Le gouvernement est logiquement attaqué sur sa gauche mais aussi et surtout très violemment sur sa droite, par Villèle, qui provoque, par sa coalition avec la gauche dans l’attaque du ministère, une rupture politiquement insurmontable dont Tocqueville considère que c’est la première marche du processus qui devait conduire à l’explosion finale :

« M. de Villèle et ses amis prononcèrent les discours les plus énergiques en faveur de la liberté individuelle et de la liberté de la presse, et jamais cause aussi patriotique ne fut plus chaudement soutenue.

Le cabinet de M. de Richelieu ne put résister à la coalition de la droite et de la gauche de la Chambre des députés. Au mois de décembre, il fut remplacé par ce long ministère dont la chute, quelques années après, devait être le prélude de la chute de la dynastie[39] »

En assurant la chute du ministère Richelieu, Villèle choisissait la politique du pire ; d’une part il serait pris dans des contradictions entre les choix à faire pour imposer son action politique et ses positions et manœuvres ultérieures pour provoquer la chute de Martignac, d’autre part il se mettait pour partie sous le contrôle de la Congrégation qui mènerait le pouvoir à sa perte :

« (Louis XVIII, élevé à l'école philosophique au XVIIIème siècle, avait, comme je l'ai dit ailleurs, des croyances incertaines, mais il ne repoussa point les secours promis à son autorité par la Congrégation et les Jésuites qui en étaient les chefs et les directeurs). Toutefois, le Duc de Richelieu, par son caractère et sa position élevée maintint constamment son ministère au-dessus de l'influence de la Congrégation. Il n'en pouvait être de même du nouveau ministère porté au pouvoir par la Cour de Monsieur, dont les personnages les plus importants appartenaient à la Congrégation. Il ne fallait qu'une sagacité commune pour prévoir que le parti prétendrait le dominer et que le ministre se trouverait dans l'alternative, ou de compromettre le gouvernement avec la nation s'il obéissait à ses exigences, ou de hasarder son existence s'il avait le courage de s'y refuser. On eut tout d'abord à céder la police, et M. de Villèle accepta un secrétaire intime de la main des Jésuites. [53] Ce ministre fut aussi amené à une réaction par la nécessité de récompenser ceux de ses amis qui l'avaient reconnu pour leur chef. »

En décembre 1822, eurent lieu des élections générales pour lesquelles Hervé manœuvra si bien en faveur du gouvernement que : « Le succès fut complet et le département envoya sept députés dévoués à la Restauration. » Le résultat des élections ayant satisfait le ministère, Hervé demande et obtient un congé à la fin de cette année-là.

Au moment où il avait été transféré à Metz, il avait vainement tenté d’être nommé conseiller d’État et il espérait toujours devenir pair de France et demanda à être reçu par le roi. Louis XVIII l’écouta avec une grande attention, il en fut très ému, et le monarque répondit à sa demande : « Je ne peux rien vous dire aujourd'hui sur l'objet de votre demande, je suis fort content de vos services, Continuez ! » Tocqueville resta d’autant plus dubitatif qu’il savait n’avoir à attendre aucune aide de Chateaubriand ministre des Affaires étrangères depuis le mois de mai : « Je ne me fis aucune illusion à cet égard. Je savais qu'il n'accordait de l'attention qu'à ce qui lui était personnel, et en effet je ne trouvai dans son obligeance aucune espèce d'appui. »

La fin de son séjour messin est marquée par un contretemps ; Metz est une importante ville de garnison où les militaires sont chez eux. Une dispute éclate lorsqu’ils entendent occuper au théâtre une partie du contingent des places dévolues aux bourgeois de la ville d’après le règlement de Turmel [40], le maire de Metz, monté à Paris. Tocqueville croit bien faire en exigeant le respect du règlement et, sans qu’il l’ait demandé précisément, le régiment de sapeurs est expédié à Montpelier et le maire se décharge sur le préfet de l’application du règlement. Affaire désagréable mais sans grande importance.

À la fin juin, M. Roux-Laborie [41], l’un de ces carriéristes et éternels solliciteurs, félicite Tocqueville de sa prochaine nomination à Amiens dont il ignorait absolument tout. Il ne souhaitait pas du tout quittez Metz où il s’était beaucoup investi et avait fait d’importantes réalisations. De Wendel intervient auprès de Villèle, Chateaubriand ne fait rien, la décision était prise au plus haut niveau pour des raisons politiques sur lesquelles on ne reviendrait pas :

« On était décidé à casser la Chambre après la session suivante et on craignait que M. de Serre [42] ne fût élu à Metz.(…) [quoiqu'exilé l'ambassade de Naples], il pouvait se présenter comme candidat dans la Moselle et réussir aidé par le concours efficace de M. de Wendel, son ami intime et peut-être ne serait-il pas repoussé activement par un préfet, ami aussi de M. de Wendel et dont le caractère n'était pas assez flexible pour consentir à l'emploi de tous les moyens contre un homme honorable et honoré. En conséquence, il fallait changer le préfet, et prendre cette mesure longtemps d'avance afin qu'on n'en soupçonnât pas la véritable raison.(…) [54] M. de Serre échoua et le chagrin qu'il en éprouva décida de la maladie dont il est mort. Il accusa dans ses derniers moments M. de Wendel de ne l'avoir pas servi assez chaudement, ce dernier qui était souffrant depuis quelque temps, succomba de son côté à l'émotion douloureuse que lui causèrent les reproches de son ami expirant. »

Tocqueville se cabre une nouvelle fois et demande, avant d’obtempérer, une nouvelle reconnaissance officielle de la satisfaction du gouvernement. On lui confirme qu’on le destine à la pairie, ce qui dispense de le nommer conseiller d’État, mais il devient Maître des Requêtes en service extraordinaire. Le département lui fait part de ses vifs regrets mais la ville est plus réservée : « La ville chef-lieu qui a son administration à part, ne juge le préfet que par l'agrément que la société trouve dans ses salons. J'avais donné beaucoup de fêtes chaque hiver, mais les dames regrettaient de ne pas trouver chez moi une femme pour les recevoir et leur faire les honneurs. »

Hervé de Tocqueville
Préfet de la Somme,
24 juillet 1823 -
13 juin 1826.

Pendant les trois années où il occupa la préfecture de la Somme, l’administration du pays fut chose simple. Le département ne connaissait pas d’agitation politique, la situation économique était stable, le budget dont il disposait était modeste et ne permettait pas d’envisager de grands travaux, il n’y avait pas non plus de grandes actions à entreprendre en matière de routes, de prisons ; pas de nécessité ni de possibilité non plus de créer une école normale d’instituteurs et pourtant la question scolaire se posait malgré tout mais sous un autre angle :

« Le Préfet de la Somme avait à sa disposition peu de ressources pour les améliorations ; d'une part, les communes manquaient de revenus, et de l'autre, l'apathie des habitants opposait un obstacle presque insurmontable aux entreprises utiles. Je dus donc me borner à mettre de l'ordre dans l'administration et à rendre plus prompte l'expédition des affaires qui éprouvait partout les lenteurs les plus fâcheuses. Je dotai le département de deux règlements dont j'aurai occasion de parler plus tard. L'opinion était généralement bonne et même le Royalisme se montrait ardent chez certaines personnes de la bourgeoisie.

Ces éléments de repos auraient dû faire d'Amiens l'Eldorado des préfets mais… »

Tout est dans ce « mais » ; ce département est un fief de la Congrégation dont nous avons déjà parlé, et qui occupe une part importante du texte qu’Hervé consacre à ce moment précis de sa carrière :

« Cette ville comptait beaucoup d'associés à la Congrégation et le Collège de St Acheul où se trouvaient plus de 900 élèves y réunissait un grand nombre de Jésuites. Se brouiller avec la Congrégation était s'exposer à une disgrâce, se mettre sous son influence, c'était s'avilir.

Il faut expliquer ici, ce qu'on entendait par la Congrégation [43]. »

[55]

Hervé explique alors comment la Congrégation est une émanation particulière de la Compagnie de Jésus dont il souligne le despotisme moral, religieux et intellectuel qu’elle exerce sur ses membres et sur les élèves qui lui sont confiés, qu’elle éduque, certes, mais de façon singulièrement rigoureuse, forgeant, formant et déformant les corps et les âmes.

La Congrégation considère également que sa mission est de restaurer un pouvoir politique, fort, intransigeant et sans partage. Avec Villèle, qui n’est pas membre de la Congrégation, pas plus que ses principaux ministres, dont Corbière et de Peyronnet [44], elle fait peser une chape de plomb sur l’administration dont les membres principaux, ainsi même que les militaires, se contraignent à assister aux multiples cérémonies religieuses pour éviter d’être évincés ou mis en disgrâce.

Louis XVIII était agnostique et marqué par l’esprit des philosophes des Lumières, mais à partir du Ministère Villèle il laisse celui-ci appliquer une politique qui est déjà celle de Charles X dont il demeura le ministre jusqu’à ce que ce dernier fût obligé de se séparer de lui, contraint et forcé : « Avec le Ministère Villèle, la Congrégation entra enfin aux affaires. »

Cette victoire de la Congrégation apportait avec elle les prémices de la défaite ; cette espèce de franc-maçonnerie ultra-catholique, ou cette forme d’Opus dei avant l’heure constituait un anachronisme inacceptable après l’évolution historique du demi-siècle précédent :

« Les Jésuites disposaient habilement l'imagination des enfants à confondre le pouvoir absolu et les croyances religieuses. Dans leurs collèges, le pouvoir ressemblait à un chaînon, dont le premier anneau était Dieu, et le dernier, le président de la petite Congrégation. Dans le monde, Dieu au sommet et ensuite le Roi son représentant sur la terre, et la Congrégation, gardienne des sentiments et de la discipline. (…) Les élèves, après leurs classes (…) trouvaient de puissants protecteurs et les carrières leurs étaient ouvertes ou fermées suivant leur persévérance ou leur exclusion. (…) Une organisation si forte et si bien combinée aurait obtenu incontestablement beaucoup de succès, dans un temps où l'opposition qu'elle faisait naître eût manqué d'organes et se serait trouvée sans moyens pour agiter l'opinion publique. Les Jésuites, dominés par leurs traditions, ont eu le tort de se tromper de date et de se croire encore au XVIème siècle… »

L’action amène, en politique comme en physique, la réaction, ou pour mieux dire, l’influence politique et religieuse du gouvernement Villèle sous contrôle de la Congrégation engendre naturellement une contreréaction :

« La jeunesse, que l'éloquente argumentation de l'Abbé Frayssinous et les pages séduisantes de M. de Chateaubriand avaient ramenée aux idées religieuses [45], se retira devant l'indigne abus qu'on faisait de la dévotion. Les jalousies ambitieuses [56] s'éveillèrent et crièrent haut, et telle fut l'indignation des honnêtes gens que beaucoup hésitaient à se montrer pieux dans la crainte d'être confondus avec les hypocrites. On vit donc les sentiments religieux décliner rapidement, à cause des moyens mêmes employés pour les faire valoir [46]. Une telle position était trop favorable au parti Révolutionnaire pour qu'il négligeât de s'en emparer, ses journaux firent des Jésuites et de la Congrégation le texte journalier de leurs déclamations, pendant nombre d'années, ils les attaquèrent dans des articles quotidiens dont la violence allait toujours en augmentant. On amena ainsi l'opinion publique à un point d'irritation hors de toute raison. De l'indignation contre l'usage honteux fait de la dévotion, on passa à la haine de la religion et de ses ministres : le nom de Jésuite devint un de ces mots que la révolution savait créer pour proscrire, et l'homme pieux qui remplissait avec sincérité ses devoirs religieux se vit désigné sous ce nom à l'animadversion publique.

Jamais le peuple ne pardonna au Ministère Villèle la protection qu'il accorda à la Congrégation, le mécontentement s'étendit jusqu'au Souverain lui-même, produisit la désaffection et prépara les événements qui eurent lieu quelques années plus tard. »

La Congrégation constituait donc un État dans l’État et le collège de Saint Acheul, établissement de plus de 900 élèves, dirigé par les jésuites constituait un véritable bastion qui disposait d’après Hervé d’une chapelle très luxueuse, à l’abri des regards du public, mais qui surtout imposait une discipline de surveillance organisée et généralisée des élèves les-uns par les autres ce qui le révulse :

« Au commencement de 1824, il plut à Louis XVIII de faire une promotion de pairs, mes neveux [47], revenus d'Espagne où ils avaient fait une campagne avec distinction, s'indignèrent que leur oncle ne m'y eût pas fait comprendre. Christian alla lui en faire des reproches, non sans quelque amertume. “Ah ! Mon Dieu, s'écria-t-il, je l'ai oublié !”. Quand on est surchargé d'affaires comme il l'était alors, il est naturel de perdre la mémoire quand on n'a pas celle du cœur. »

Les affaires locales étaient de moindre importance en qualité et quantité, dans la Somme qu’en Moselle, mais il convient d’en évoquer quelques-unes. Des incendies nombreux faisant de considérables ravages dans les villages en raison de la construction des maisons en torchis amenèrent Tocqueville à prendre un arrêté [57] exigeant que les maisons neuves aient un pignon en pierres pour éviter la propagation du feu. Corbière, ministre de l’intérieur, lui fait savoir qu’il outrepasse ses droits mais Tocqueville ne plie pas pour autant. Nouvelle confrontation entre les deux hommes lorsque Corbière refuse l’attribution de sommes d’argent destinées à l’enseignement et l’éducation et s’oppose également à l’attribution d’une allocation du conseil général à une congrégation religieuse qui entend former des institutrices. Le Marquis de Rougé, membre du conseil général et ami de Corbière, suggère à Tocqueville d’effectuer une démarche commune auprès du ministre. Peine perdue, celui-ci leur déclare péremptoirement : « À quoi bon apprendre à lire et à écrire aux femmes ? Ont-elles besoin de cela pour filer leur rouet ? »

Et Hervé d’ajouter avec malice : « Malgré leur liaison, il ne connaissait pas bien son homme ; le plus complet Breton qui fût jamais sorti de l'Armorique. »

L’année 1824 donne lieu à d’importants mouvements politiques. D’une part le corps expéditionnaire français envoyé l’année précédente en Espagne, sur l’insistance de Chateaubriand, a rétabli Ferdinand VII sur son trône. Ce pourquoi le panégyrique de Chateaubriand à l’occasion de la mort de Louis XVIII est aussi un plaidoyer pro domo : « Enjamber d’un pas les Espagnes, réussir là où Bonaparte avait échoué, triompher sur ce même sol où les armes de l’homme fantastique avaient eu des revers, faire en six mois ce qu’il n’avait pu faire en sept ans, c’était un véritable prodige ! »

Les élections générales voient les ministres obtenir la majorité et satisfont le gouvernement Villèle qui pense pouvoir faire passer une loi sur la réduction des rentes pour venir en aide aux finances du pays, ce qui provoque une levée de boucliers et une manœuvre de diversion de Chateaubriand. Celui-ci n’a pas respecté la solidarité ministérielle en ne soutenant pas à la tribune le projet de loi que tous ses amis ont fait rejeter. Le 3 juin 1824, le projet modifié est repoussé à trente-quatre voix de majorité et Chateaubriand dit à Villèle : « si vous vous retirez, nous sommes prêts à vous suivre »…

Le 6 juin, Louis XVIII, ulcéré, convoque Villèle : « Chateaubriand nous a trahis comme un gueux ! ». Il ordonne de le renvoyer sur le champ et il exige qu’il ne soit pas admis à sa réception de l’après-midi. On le rattrape aux Tuileries et l’ordonnance lui est remise par son valet, en présence des courtisans ; il est congédié comme un laquais et a deux heures pour déménager du ministère [48] !

Désormais « C'était un combat à mort entre deux puissances rivales. »

Au mois d’août Hervé va une dernière fois faire sa cour au monarque, rongé par la gangrène, « dans un état de dissolution », et qui meurt le 16 septembre.

Entre le décès de Louis XVIII et son inhumation, Hervé rend visite avec Charles X dont il est très proche et il est heureux de voir (ou de croire) que le nouveau règne [58] s’ouvre sous de favorables auspices contrairement à la crainte qu’on en pouvait avoir :

« Charles X (…) prit le parti (…) de se montrer confiant envers son peuple. Il abolit la censure, développa avec tout le monde les grâces singulières dont la nature l'avait doué et parut naturellement accessible : “Point de hallebardes !” s'écriait-il quand les gardes voulaient éloigner la foule qui se pressait. L'enchantement du public fut d'autant plus grand qu'on était loin de compter sur un roi populaire. Le charme fut complet, et lorsque les fautes de la Royauté et les intrigues de ses ennemis eurent rompu ce charme, il resta dans l'âme des Français, un sentiment de respect et de commisération pour leur vieux Roi si gracieux et si aimable. »

Tocqueville espère à ce moment accéder enfin à la pairie, il s’en ouvre au dauphin qui est tout à fait opposé à la nomination de nouveaux pairs de France et le roi y renonce pour ne pas faire plus de mécontents que de satisfaits. Qu’à cela ne tienne, Corbière s’engage à la proposer pour la légion d’honneur, ignorant qu’il l’a déjà et qu’il faudrait le faire Commandeur. Finalement il est nommé Gentilhomme Honoraire à la Chambre du Roi.

Charles X est le dernier roi de France sacré à Reims, le 29 mai 1825 ; le serment prononcé ménage à la fois les amis de la liberté et les principes religieux du roi mais les difficultés commencent immédiatement. Villèle réussit à faire passer une nouvelle mouture de sa loi sur les rentes qui déplaît profondément.

Fait beaucoup plus grave encore, la haute société française était profondément divisée par les séquelles de la Révolution. D’un côté les émigrés étaient révoltés d’avoir été spoliés, de l’autre les acheteurs des biens nationaux étaient dans une situation inconfortable, défendant leur bon droit puisqu’ils avaient acheté ces biens mais sachant pertinemment que leurs anciens possesseurs s’estimaient encore propriétaires de biens dont ils avaient été spoliés. Le pouvoir fait donc voter une indemnisation, « le milliard des émigrés ». Évidemment, et comme de coutume, l’effet produit fut inverse : « En recevant beaucoup, ils s'indignaient de ne pas recevoir davantage et ils trouvaient intolérable qu'on leur précomptât leurs dettes payées par la nation. Le ministre ne reçut de son bienfait que de profonds ressentiments et une nouvelle opposition se forma dans la classe qui lui devait le plus de reconnaissance. »

Enfin, et ce n’est pas la moindre des choses, les sentiments religieux du roi redonnèrent encore plus de force à la Congrégation et aux missions des jésuites qui excitent le zèle des femmes, lassent jusqu’au clergé local et choquent profondément Tocqueville :

« Ce n'était pas ainsi que je concevais le Christianisme, ma conviction profonde, malheureusement justifiée par l'expérience, me montrait la religion compromise et le bigotisme intolérant réveillant de vieilles haines encore mal assoupies. »

Il en profite donc pour prendre du champ et se rendre à Paris.

À la même époque la duchesse de Berry, pour laquelle Tocqueville eut toujours de la sympathie, vint comme chaque année prendre les bains de mer à Dieppe et décida de visiter les départements du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme. [59] Comme il la sait très spontanée et craint un incident, il s’arrange pour qu’elle ne participe pas à la remise des prix à Saint Acheul ; elle fut donc anticipée. Le dauphin avait annoncé sa visite pour le printemps 1826, il ne vint pas mais il avait annoncé à Tocqueville : « Vous ne me présenterez pas Messieurs de St Acheul, ajouta-t-il, je ne veux voir que les établissements de l'Université. »

En raison de l’état de santé de sa femme, Hervé de Tocqueville obtient de rester désormais à Paris quinze jours par mois ; il met au point une forme de télétravail avant l’heure : « La diligence d'Amiens m'apportait tous les matins une boite qui renfermait le travail fait la veille dans les bureaux. Je l'examinais et le signais, et le soir, le courrier de la malle remportait la boite à Amiens.

J'avais ainsi une existence assez douce quoiqu'un peu monotone dans la préfecture de la Somme. »

Il quitte celle-ci pour la préfecture de Versailles en juin 1828.

Hervé de Tocqueville
Préfet de Versailles, 14 juin 1826 - février 1828.


La préfecture de Versailles était sans doute celle qu’Hervé de Tocqueville souhaitait obtenir depuis longtemps. Elle lui revint dès le milieu de l’année 1826 au décès d’Alexandre Etienne Hersant-Destouches [49] :

« Pour la première fois depuis douze ans, un changement de préfecture m'était agréable. J'avais toujours désiré celle de Seine-et-Oise ; elle me rapprochait de mes intérêts tout en me conservant un état qui me plaisait et des occupations nécessaires à l'activité de mon esprit. »

La chambre de commerce d’Amiens lui fit part de sa satisfaction et lui octroya même une bourse de 40 jetons [50]. Nommé à Versailles, il atteint le sommet des honneurs auxquels il pouvait prétendre ; il est à proximité du pouvoir et de la famille royale qui lui est chère, en outre, puisqu’il a la charge de Gentilhomme de la Chambre, il accompagne le roi à la messe et le soir il est présent au jeu du Roi, celui-ci jouait au whist. Place honorifique où l’on s’ennuyait beaucoup dans des soirées quasiment sinistres :

« Le Roi jouait au whist tous les soirs, le seul moment de sa vie où il se dépouillait de sa garde accoutumée. Il grondait sans cesse son partner et même ses adversaires. M. le Dauphin faisait une partie d'échecs et se retirait à neuf heures. Les personnes qui ne jouaient ni à l'une ni à l’autre de ces parties jouaient à l'écarté. Mme la Dauphine travaillait à la tapisserie et quittait son canevas pour entrer à l'écarté à son tour. Tout cela était d'une froideur glaciale, le respect s'opposait à aucune espèce d'abandon et commandait l'ennui. À dix heures et demie, la soirée finissait. »

Il est cette fois dans l’intimité même de la famille. La dauphine souffrait beaucoup d’avoir près d’elle un mari plus absent que présent, qui dort beaucoup, un homme quasi impotent qui ne peut pratiquement plus marcher et dont la seule [60] occupation est la chasse, en demeurant assis sur le dos de son cheval. Un jour où Tocqueville est invité à dîner chez la dauphine, au Trianon, avec la duchesse de Berry, il se fait rabrouer injustement. Un autre jour il est l’hôte de la duchesse de Berry dans sa propriété de Rosny [51] ; là il est choqué de la présence de son amant et, bien que la liaison ne soit pas officielle, il considère que celui-ci porte seul la culpabilité de ce crime impardonnable !

En retour il invite la duchesse à l’un des grands bals qu’il donne à la préfecture de Versailles. Ces événements faisaient partie des formes de civilité préfectorales et permettaient de rassembler la bonne société du lieu. Nous savons par la correspondance de l’abbé Lesueur qu’Hervé donnait de nombreux bals où il recevait une société importante. Comme à Metz et à Amiens, il est seul, sa femme ayant à nouveau refusé de le suivre et Lesueur écrivant à Édouard, frère d’Alexis qu’il faudrait l’enrouler dans une couverture pour l’emmener de force, ce qui ne se fit pas :

« Le papa a fait feu des quatre pieds à Versailles, aussi y est-il porté aux nues. Il y dépense très honorablement tout l’argent de la place, il a donné les plus beaux bals pendant tout l’hiver. Il a eu jusqu'à 120 femmes, il fait d’ailleurs très bien sa préfecture. Je crois Messieurs que vous serez logés dans la rue au mois d’octobre (...) Cela commence à nous inquiéter, je n’y vois qu’un remède, c’est d’emballer un jour votre maman dans une voiture et de la conduire, de gré ou de force à Versailles. Ce n’est pas une plaisanterie, vous serez peut-être forcés d’en venir là[52] ! »

Politiquement les choses se gâtent, c’était le début d’une industrialisation importante, même si le mot révolution industrielle est sans doute trop fort concernant la préfecture de Versailles. Tocqueville perçoit la naissance du : « grand malentendu entre le peuple français et son Roi » attisé par un ensemble de mesures parfaitement réactionnaires inspirées, entre autres, par la Congrégation : rétablissement du droit d’aînesse, loi sur le sacrilège, place trop importante accordée à l’Église et aux jésuites :

« Diverses mesures avaient excité le mécontentement et provoqué les inquiétudes, la loi du droit d'aînesse avait fait craindre pour l'égalité, chère avant tout aux Français, celle sur le sacrilège, qui punissait de mort un acte de démence, révoltait beaucoup d'esprits, mais l'irritation était particulièrement développée par l'action tracassière et intolérante de la Congrégation. On s'alarmait de l'influence que le clergé semblait prendre dans les affaires. Des prélats, dont les mandements avaient été supprimés par des arrêts du Conseil d'État, parce qu'ils attaquaient la liberté de l'Église Gallicane, reçurent, peu de temps après, le titre de Ministres d'État et le Roi donna pour précepteur au Duc de Bordeaux, l'évêque de Strasbourg qui était hautement prononcé en faveur des Jésuites. Ces fautes inspirèrent une violente animadversion contre le Ministère, mais elle ne montait pas plus haut. Les trois [61] ministres dirigeants, M. de Villèle, M. de Corbière et M. de Peyronnet n'étaient pas congréganistes, le joug de la Congrégation leur pesait. (…) Ils se trouvaient continuellement poussés au-delà du but par la nécessité de se ménager la portion de l'association qui possédait la confiance et le cœur du Maître ».

La tension monte : « On sait que dans une revue de la Garde Nationale, un bataillon en défilant devant le Roi cria : “À bas les Ministres !”. La Garde Nationale de Paris fut licenciée le lendemain. » décision des plus maladroites qui allait avoir de graves conséquences.

Le ministère dissout la Chambre, convoque les collèges électoraux et multiplie sans succès toutes les formes de pressions en son pouvoir, et en premier lieu sur les fonctionnaires dont il attend la soumission. La gauche, les libéraux, les constitutionnels, les vieux royalistes, les émigrés mécontents et les membres de la Congrégation soutiens habituels du ministère font défection : « Le résultat général des élections produisit une Chambre où le parti Villèliste, encore nombreux, se trouvait cependant en minorité. Le Ministère se retira le 4 janvier suivant. »

Bel exemple de politique du pire qui conduit à la catastrophe ; jamais le pouvoir n’arriverait à redresser la situation. Pour la première fois depuis 1814 le pouvoir royal se trouve devant une majorité opposante et la question de la prépondérance royale ou de la prépondérance parlementaire se trouve posée [53]. La duchesse d’Angoulême prévient le monarque : « Vous abandonnez M. de Villèle ; c’est la première marche du Trône que vous descendez. »

C’est à ce moment que Tocqueville est enfin élevé à la pairie, désormais incompatible avec la fonction préfectorale, et il quitte la préfecture le 1er février 1828.

Hervé de Tocqueville pair de France,
les ministères Martignac et Polignac.


Hervé de Tocqueville quitte la carrière préfectorale pratiquement au moment où Martignac est chargé de constituer un ministère, le 5 janvier et se voit confier le portefeuille de l'Intérieur, il va exercer les fonctions de président du Conseil, mais sans en avoir officiellement le titre. En outre, le roi l'invite à se conformer au système de son prédécesseur, qui a « toujours été le sien », ce qui d’emblée rendait la tâche quasi impossible.

Martignac proposa à Chateaubriand le ministère de l’instruction publique :

« On désirait profiter de ses talents et surtout mettre un terme à cette opposition vindicative devenue si nuisible à la Restauration. Sans rejeter la proposition, il demanda 24 heures pour y réfléchir, mais Mme de Chateaubriand, dont le caractère passionné exerce un grand empire sur les vanités de son mari, regarda comme une insulte l'offre du ministère d'une importance secondaire ; c'était lui proposer une choquante dérogation… Poussé par celle-ci, il refusa avec hauteur et persévéra dans l'opposition. »

[62]

Pour Hervé de Tocqueville l’illustre écrivain est l’un de ceux qui portent une responsabilité majeure pour la suite des événements : « M. de Chateaubriand dédaigna la carrière qui s'ouvrait à nouveau pour lui. On lui eût su gré de son sacrifice. Il serait arrivé de plain-pied au Ministère des Affaires étrangères quand M. de La Féronnays se retira, et devenu Président du Conseil. Peut-être aurait-il préservé la France du malheur de voir ses destinées confiées au Prince de Polignac. »

Le pouvoir est empêché, personne ne le soutient vraiment, pas même le roi, il est soumis à l’opposition conjointe des libéraux et des villèlistes :

« Il ne se sentait soutenu par aucunes des sympathies du Prince. Le Roi accédait aux mesures proposées par son Conseil, mais il n'était pas fâché des obstacles que leur adoption éprouvait dans les Chambres. On ne lui déplaisait pas en faisant de l'opposition et il envisageait dans l'éloignement comme un événement probable, la perte de la majorité. »

Tocqueville considère, sans doute à juste titre, qu’en accédant au ministère Martignac manque d’autorité ; il aurait dû, écrit-il, faire preuve de beaucoup plus d’autorité en faisant une large épuration parmi les préfets et « débarrasser l'administration d'une foule d'incapacités que M. de Corbière y avait fait entrer par esprit de coterie. » Cette relative faiblesse joua contre Martignac qui perdit une partie de son crédit dans l’opinion publique, mais Tocqueville ne tient pas compte du fait que la situation qui était celle de Martignac ne lui conférait pas l’autorité nécessaire à une telle attitude même s’il en avait eu le désir ; le roi lui-même était le premier à s’opposer à toute forme d’épuration des hommes mis en place par Villèle [54].

Il analyse la suite des développements politiques à partir de la position qu’il occupait en tant que membre de la Chambre des pairs. Celle-ci se répartit politiquement en trois groupes qui se réunissent chez le duc d'Havré, le Marquis de Mortemart et le marquis de Marbois, d’où le nom de « réunions ». La première rassemble les villèlistes, les deux autres se répartissaient ainsi : « Chez M. de Mortemart se rassemblaient les pairs dévoués à la dynastie, mais qui croyaient qu'on ne pouvait l'affermir que par l'adoption franche des idées constitutionnelles. L’opposition se réunissait chez M. de Marbois. » En ce qui concerne les choix politiques et les idées, Tocqueville était proche de la réunion Mortemart dont il apprécie la modération et la qualité des membres : « La réunion Mortemart était la plus riche en talents oratoires, en première ligne, ou plutôt au-dessus de toute ligne, venait M. Lainé, chez qui la hauteur des pensées s'unissait à la beauté de l'élocution, puis M. Pasquier qui avait plus de grâce que de profondeur, plus de facilité que d'éloquence, M. Mounier qui semblait l'interprète de la raison. M. d'Argout, savant sur les objets d'utilité publique, qui, sans éloquence, captait cependant par la netteté de ses idées, et la manière claire et méthodique dont il les déduisait. » À ceux-ci il fallait encore ajouter De Broglie, Decazes et Molé. Tocqueville choisit cependant de ne pas s’y adjoindre au [63] nom des principes et engagements précédents : « Élevé à la pairie par le précédent Ministère, il me parut peu convenable de me ranger immédiatement sous la bannière de ses adversaires. » et choisit de rester libre de ses engagements et de ses votes.

Le ministère forme des commissions chargées de travailler à la mise au point et à la rédaction de trois lois, une loi réglementaire sur les élections et une sur la presse et une loi municipale et départementale. Tocqueville fut désigné pour participer à la commission chargée d'examiner la loi électorale dont Lainé, ancien ministre de l’Intérieur fut nommé rapporteur. Les Villèlistes menèrent l’un de ces combats politiques malhonnêtes et dégradants pour la vie politique et qui l’engagent pour l’avenir dans des impasses ; cette attaque chargea aussi très injustement le ministère d’infamie en lui collant l’étiquette de : « Ministère de concession, cette expression fit fortune à la Cour et se grava dans l'esprit du Roi, dont elle formulait – les - secrets sentiments. »

Hervé de Tocqueville juge ces attaques parfaitement injustifiées et donc immorales ; pour lui, comme plus tard pour Alexis, l’éthique est la première condition de toute bonne politique et il s’en explique :

« L'opposition de droite s'attendait, je crois, que je me rallierais à elle et que j'attaquerais aussi la loi. Je fis tout le contraire, la loi me semblait atteindre le but que je désirais, celui d'ôter tout prétexte aux accusations intolérables dont on accablait l'administration. Je pris, le18 juin, la parole pour la défendre et j'annonçai que mon suffrage lui était acquis. »

Il vote également, mais sans prendre la parole, la loi qui restreignait la liberté de la presse, et ce, pour ne pas faire d’opposition à un ministère contraint par les circonstances, plus que par principe, parce qu’en matière de liberté de la presse l’alternative est simple : « ou un asservissement complet par la censure, ou une liberté illimitée. »

L’élément peut-être le plus important fut sans doute le fait que Martignac obtint la signature, par Charles X, des ordonnances du 16 juin 1828 qui portent un coup sévère aux jésuites en leur ôtant la direction de huit établissements illégalement ouverts et interdit l'enseignement aux congrégations non autorisées. De plus, la loi limite à 20 000 le nombre des élèves des petits séminaires.

Tocqueville affirme que, contrairement à ce qui a été dit, Charles X signa après en avoir référé à des autorités ecclésiastiques et certifia à Polignac arrivé au pouvoir :

« - J'ai signé les ordonnances parce que je les croyais bonnes et je les maintiendrai. »
- « Puis-je répéter la réponse que votre Majesté vient de me faire ? »
- « Oui, vous le pouvez, je vous y autorise. »

Il rappelle en outre qu’elles ne furent pas remises en question. Il intervint une dernière fois à la tribune de la Chambre des pairs le 14 août sur la question de l’instruction publique, sujet qui lui tient particulièrement à cœur. Il insiste sur la mission de l’université qui devrait instruire et éduquer, sur la nécessité de former [64] les enseignants et de les rémunérer convenablement. Il souligne également l’importance à accorder dans les programmes à tout ce qui est relatif au commerce, à l'industrie et aux arts.

Il participe également à la préparation d’une loi municipale et départementale dont il souhaitait qu’elle mît en place une forme de décentralisation garantissant les libertés provinciales mais Martignac adjoint à cette commission Félix d’Aunay [55], député et conseiller d’État, partisan de la centralisation. Il fallut se résigner, pas tout à fait cependant, Hervé publie un opuscule au mois de février suivant :

« Un petit écrit sous le titre de « La Charte provinciale » [où il s'efforçait de] rendre sensibles les principes qui avaient dirigé la commission dans la fixation des bases de son travail. »

À cette époque Charles X est très prévenant vis-à-vis du duc d’Orléans et de sa famille ce qui choquait Tocqueville qui ne les aimait guère et qui est fâché de l’attitude désinvolte de Mademoiselle d’Orléans vis-à-vis des membres de la Chambre des pairs. Mais il y a plus grave, la santé de M. de La Ferronnays, ministre des Affaires étrangères, l’amène à se retirer, or c’était grâce à lui que l’équilibre instable entre le roi et un ministère, qu’il n’aimait pas, était maintenu. Le 27 juillet 1829 Hervé fait à la tribune un discours dont il ne sait pas encore que c’est le dernier, dans lequel il évoque la gravité de la situation [56].

À partir de l’ouverture de la session de 1829, le roi est décidé à se défaire de Martignac. Il est persuadé que l’opposition en veut à la royauté et assuré de sa popularité, qui existe peut-être dans une partie de la population, mais pas dans le monde politique ni à Paris. Son objectif est de nommer Polignac dont Martignac n’a pas voulu comme ministre. Le roi en a fait son ambassadeur à Londres d’où il revient plusieurs fois pour préparer avec le monarque son ministère :

« Vers la fin de la session, le Prince de Polignac, Ambassadeur à Londres, fit plusieurs voyages à Paris. Le but de ces apparitions était de préparer, avec le Roi, la formation d'un autre Cabinet. (…) Le Prince de Polignac, qui penchait vers la mysticité, s'était persuadé qu’il avait mission de la Sainte Vierge pour régénérer la France ; de là une confiance absolue dans ses idées qu'il prenait pour des révélations d'en haut, et de même un défaut de précaution pour le succès dont il croyait que la Providence ne pouvait manquer de se charger. »

Tocqueville, qui était très proche de Charles X pour lequel il avait une véritable déférence comprend, et il n’est pas le seul, à la nomination et à la composition du gouvernement Polignac, que le pouvoir s’engage dans une zone de turbulence qui risque de lui être fatale.

[65]

Le ministère Polignac
et la chute du régime.


« La reconnaissance m'attachait à Charles X. Je fus consterné. Je voyais, avec une profonde douleur, ce Prince entrer dans une route pleine de périls. » C’est là le jugement que Tocqueville formule sur la constitution du nouveau gouvernement dont Polignac aux Affaires étrangères et La Bourdonnais à l’Intérieur étaient les deux ministres les plus importants. Polignac ne devenant officiellement président du Conseil qu’après la démission de La Bourdonnais [57], le 18 novembre. Avant la constitution du gouvernement « Charles X voulut consulter M. Ravez, ancien président de la Chambre des Députés, sur la combinaison ministérielle qui obtiendrait le plus de chances de majorité dans cette chambre. Celui-ci conseilla d'appeler les personnages influents de chacune des opinions qui se divisaient les Chambres. (…) L’Intérieur fut donné à M. de la Bourdonnais, chef de l'extrême droite, les amis de M. De Villèle furent représentés par M. de Montbel. M. de Chabrol, attaché au centre droit, eut les Finances, on plaça à la Justice M. Courvoisier dont les opinions étaient celles du centre gauche. L'Amiral de Rigny qui professait celles de la gauche fut nommé à la Marine, il restait à pourvoir le Ministère de la guerre. » Celui-ci fut attribué à de Bourmont.

L’objectif était de dépasser les réticences des uns et des autres par la nomination de ministres qui représentaient un large spectre des opinions allant de l’extrême droite à la gauche ; ce fut l’inverse qui se produisit, la réprobation fut générale et le gouvernement commença à se déliter immédiatement :

« Les Constitutionnels craignirent pour la Charte, car il était évident que l'entrée de quelques-uns d'entre eux dans le Conseil n'était qu'un leurre, et que la majorité s'y trouverait toujours parmi les absolutistes. Les Royalistes même furent mécontents, ils connaissaient l'incapacité du chef du Ministère, et ce n'est pas avec la présomption seule qu'on dirige les événements. L'armée se trouva humiliée qu'on lui ait donné pour chef un homme qui, pendant le court espace de trois mois, avait abandonné successivement les deux drapeaux qu'il avait servis. »

À ce moment précis Hervé et Alexis de Tocqueville ont la même inquiétude devant les risques encourus ; Hervé en fait part dans ses Mémoires et Alexis dans les lettres qu’il adresse à son frère Édouard. La lutte est déjà engagée mais pour l’instant chacun des deux partis, le pouvoir et l’opposition, entend pousser l’autre à la faute. On accuse le pouvoir de jésuitisme, on prétend qu’il va rétablir la dîme ; une vague d’incendies se développe en Normandie, l’origine en est inconnue mais Tocqueville laisse entendre qu’elles pouvaient profiter aux libéraux. Le gouvernement commence à se déliter dès le début ; de Rigny refuse le ministère qu’on lui avait attribué sans lui demander son avis, La Bourdonnais démissionne au bout de trois mois.

Du 2 août 1829 au début mars 1830, les deux camps n’ont guère bougé. Les hostilités débutent avec l’ouverture de la session qui débute alors. Le 2 mars le discours du roi affirmant sa détermination de s’opposer à de « coupables [66] manœuvres » amène en réponse, le 16, l’adresse de défiance des 221 contre le ministère, inspirée par Royer-Collard.

La présentation faite par Tocqueville est minimaliste et il attaque une prise de position de l’opposition contre les ministres et le ministère qui n’ont pas encore entamé leur action. Attaque injuste qui blesse le souverain le conduit à réagir :

« On connaissait la disposition des députés, nul doute qu'ils n'attaquassent avec violence le Ministère. Si la Couronne résistait la lutte se trouverait engagée. Le Roi ouvrit la session, une phrase irritante se glissa dans son discours, la Chambre y répondit par la fameuse adresse des 221. M. Royer-Collard vint dire au Roi que la Chambre refusait son concours à son gouvernement, et l'opinion publique, dans son irritation, applaudit à l'absurdité la plus grande qui jamais eût été prononcée par une assemblée délibérante, car on ne peut refuser son concours à ce qu'on ne connaît pas, et la Chambre jugeait les ministres sans leur laisser développer le plan de leur administration, et les frappait de réprobation sans les entendre. Il n'y avait jamais dans un tel parti ni bon sens, ni équité. Charles X fut profondément blessé et il se résolut à la résistance. »

Le pouvoir se trouve devant un problème insoluble qui, dans ces circonstances tient à son essence même et à son aveuglement qui résulte de sa nature même, c’est à dire ici de la personnalité du souverain. Tocqueville explique que le roi est trompé par sa méconnaissance de l’état de l’opinion publique. Il pense être aimé du peuple, ce qui est en partie vrai, mais la bourgeoisie et ce qu’on appellerait aujourd’hui les élites dirigeantes entendent obtenir un pouvoir politique réel, sinon tout le pouvoir, ce que Thiers résume dans la formule : « Le roi règne mais ne gouverne pas » alors que Charles X a bien exprimé sa volonté absolue de ne pas devenir un roi d’Angleterre.

Il s’est donc entouré de ceux qui pensent exactement comme lui et qui ne peuvent pas le mettre en garde contre une situation qu’eux-mêmes ne voient ni ne comprennent et qui ont décidé, eux aussi, d’user de la stratégie de la tension afin de produire un éclat ou des blocages qui justifieront l’application de l’article 14 de la Charte permettant au roi de disposer des pleins pouvoirs :

« Peut-être cependant (le roi) eût-il sacrifié son ministre aux exigences de la Chambre s'il avait connu exactement la situation de l'esprit public, mais tout ce qui l'entourait contribua à rendre plus épaisse la fascination dont il devait être la victime. Le président du conseil, abusé sur les dispositions de la nation, lui faisait partager sa funeste confiance. Le Roi était aimé, lui disait-il, quelques mécontentements éphémères céderaient devant la persistance de la volonté. Ceux à qui la Charte était à charge, et ces gens-là obstruaient les avenues du Trône, se réjouissaient de la lutte, espérant que la vivacité de l'opposition dépasserait les bornes, que la royauté attaquée se défendrait, et que le Roi, dégagé de serments que ses ennemis avaient violées les premiers, se trouverait par le droit d'une légitime défense autorisé à briser le pacte fondamental et à substituer des institutions plus favorables aux privilèges. Déjà, ils accusaient la Chambre de s'écarter de la Charte en gênant la liberté de la Couronne dans les choix de ses agents. C'était le cas de recourir à l'Article 14 et de s'emparer de la dictature que [67] cet article accordait au chef de l'État dans les circonstances difficiles. Le monarque n'entendait donc autour de lui que ces paroles de haine et de mépris pour l'opposition, il ne lui parvenait que des encouragements à la braver. »

La situation continue donc de se tendre, la Chambre est ajournée puis dissoute ; Chabrol, ministre des finances et Courvoisier, ministre de la justice démissionnent. Hervé de Tocqueville développe des propositions qu’il veut modérées et allant dans le sens de la conciliation dans L’Écho français, un journal monarchiste fondé pour la circonstance :

« J'y publiai une série d'articles rédigés dans un sens constitutionnel mais où – je - tâchais de faire ressortir l'inconvenance de la déclaration des députés et de faire parvenir jusqu'aux oreilles des électeurs le langage de leur intérêt bien entendu, lié bien intimement à l'intérêt de l'État. Je m'efforçais de leur faire voir que la liberté d'action d'un des pouvoirs était la garantie de la liberté d'action des autres pouvoirs et de celle de l'État en général. Enfin, je combattais le principe de la résistance passive et du refus de l'impôt dont on nous menaçait alors, et je montrais que la pensée d'une résistance passive était une chimère. Qu'elle amènerait forcément, par l'urgence des besoins de l’État, une lutte très grave où la tranquillité et la prospérité du pays se trouveraient compromises. »

Lors de la démission de Chabrol et Courvoisier quelques modérés conseillèrent à Polignac d’infléchir sa politique et se rapprochant de l’opposition modérée, mais « le bandeau s’épaississait sur [ses] yeux ». Il nomme trois nouveaux ministres : Montbel aux finances, Chantelause aux Sceaux et Peyronnet à l’Intérieur. En ce qui concerne ce dernier, la lecture du témoignage de Tocqueville peut nous surprendre car nous n’en connaissons pas toutes les origines et implications puisqu’il fait de lui un homme de grande qualité, pour lequel il a du respect et en même temps un homme dont la nomination a été sentie, et assumée comme une provocation. Le fait, pour surprenant qu’il soit, n’est pas invraisemblable, mais Tocqueville présente les faits sans nous en donner toutes les clés de lecture :

« Le choix de M. Peyronnet produisit une sensation non moins grande que l'élévation du prince de Polignac, il aigrit au dernier point le mécontentement public. On connaissait l'audace et la fermeté du nouveau Ministre de l'intérieur, personne ne doutait qu'il n'eût été appelé pour aider de son énergie les projets qu'on avait conçus.(…) À l'Intérieur, il s'est montré calme, modéré, scrupuleux sur la légalité. On sait qu'il ne signa qu'à contre cœur les ordonnances, et qu'il resta étranger à leur exécution. Son inébranlable courage pendant cinq ans de détention a montré ce qu'aurait pu devenir pour le pays cette âme forte mûrie par l'âge et éclairée par l'expérience [58]. (…)

Lorsque les Ordonnances furent discutées au Conseil, il paraît certain que MM. de Peyronnet et Guernon de Ranville refusèrent leur assentiment. On dit que M. le [68] Dauphin ébranla la résistance du premier en lui disant : « Comment, Peyronnet, vous avez peur ? »

La Chambre étant dissoute, il fallait procéder à de nouvelles élections :

« Les nouvelles élections devaient avoir lieu à la fin de juin. Le Roi me nomma président du collège électoral du département de la Manche. J'acceptai avec plaisir cette mission qui semblait devoir me rattacher à ma province, dont les circonstances m'avaient séparé depuis si longtemps. »

Et là, dans son pays, Tocqueville entend les avis des électeurs au suffrage censitaire, mais aussi de simples citoyens, des fermiers du château, la voix du pays réel :

« Ma position me mettait à portée de voir beaucoup d'électeurs qui, dans les élections précédentes, avaient voté en faveur des candidats du gouvernement, mais leurs dispositions étaient changées. L'apparition de M. Peyronnet au ministère de l'Intérieur les avait jetés dans l'opposition : « Nous ne voulons pas, disaient-ils, de l'homme aux droits d'aînesse »…

Dans le collège de l'arrondissement de Valognes auquel il appartient les électeurs refusent de voter pour le candidat du pouvoir le Lieutenant Général Vicomte Bonnemain et choisissent d’élire M. de Bricqueville, candidat libéral ; choix paradoxal mais hautement significatif :

« M. Bonnemain, Général de l'Empire, sortait d’une famille plébéienne, mais son titre de vicomte choquait les paysans : “Je ne voulons pas de nobles, disaient-ils, je votons pour Bricqueville”. Ce dernier appartenait à la noblesse la plus ancienne de la province, mais son libéralisme avait effacé cette tâche. Il réussit ; toutes les élections des arrondissements du département furent dans le même sens. »

Tocqueville a beau s’adresser aux électeurs pour souligner les enjeux de leur vote et le risque pour les institutions, et l’équilibre du pays si le pouvoir n’obtenait pas la majorité, ce qui remettrait en question la monarchie et la Charte…

Le verdict de ce département conservateur fut révélateur : un candidat du centre, un de gauche et deux candidats de droite furent élus, ces derniers avec une majorité de quatre voix seulement.

Devant la gravité de la situation Tocqueville demande à être reçu par le roi puis par Polignac pour les prévenir du danger en espérant obtenir un changement d’orientation de la politique suivie :

« Je retournai immédiatement à Paris. Je regardais comme un devoir d'éclairer le gouvernement sur la situation des esprits dans le pays que je venais de parcourir. L'attachement que j'avais pour Charles X m'obligeait d'ailleurs à lui découvrir la vérité. Je lui demandai une audience particulière qu'il m'accorda. (…) “Le mécontentement, lui dis-je, est extrême, il n'atteint pas encore, à la vérité, la personne du Roi, qui est toujours respectée, mais cette limite, il est sur le point de la franchir”. Le Roi m'écouta longtemps sans m'interrompre, enfin, s'inclinant un peu et répondant au fond de ma pensée, il me dit ces paroles que les circonstances qui suivirent ont rendu remarquables : “Je suis fort content de mes ministres, mais, [69] en serais-je mécontent, vous sentez bien que je ne prendrai pas ce moment pour les renvoyer.’’

Je m'inclinai, à mon tour, très profondément et je répliquai en me retirant : “Je souhaite que la sagesse du Roi nous préserve des dangers dont nous sommes menacés.” »

La rencontre avec Polignac fut plus révélatrice encore de l’aveuglement régnant : « Ce ministre me donna sur-le-champ la mesure de son imprévoyante présomption : “Toute cette agitation n'est qu'à la surface, me répondit-il, elle n'a aucune profondeur.” »

Il le revoit ensuite lors de la préparation de la loi sur la réforme électorale et souligne la nécessité d’élargir le corps électoral : « Pour qu'une réforme électorale soit possible et utile, lui dis-je, il faut bien se garder de rétrécir le système actuel, le seul moyen de succès est d'en élargir la base. Le choix du ministre fut exactement inverse, [à] l'opposé de mon système. »

À partir de là les événements s’enchaînent : « les 221 avaient été réélus et (…) leur opposition avait reçu un renfort considérable par la nomination d'un grand nombre de députés appartenant à l'opinion libérale. Dès lors une collision entre la Couronne et le pouvoir populaire devenait inévitable. Le Roi s'était tellement prononcé qu'il lui était très difficile de reculer. Il y a ce danger dans les résolutions absolues qu'on ne peut les abandonner, ni avec honneur, ni avec sécurité. Le Roi donc était amené à mettre la Couronne pour enjeu dans la partie qui allait se jouer, entre son ministère et la chambre des députés. (…) Son obstination l'avait conduit à la limite entre le mépris de son autorité et un coup d'État dont tous les yeux entrevoyaient l'approche. »

Le pouvoir a maintenant décidé d’aller délibérément à l’affrontement qui correspond à un désir profond et ancien du monarque renforcé par les encouragements de tous les pousse-au-crime. Alger vient d’être prise par les troupes françaises, c’est le moment d’agir ! On prépare en secret les ordonnances qui sont signées le 24 juillet et Tocqueville rapporte cette phrase mémorable de Charles X : « Je suis enfin roi ! »

Hervé de Tocqueville qui a déjà dû subir l’incurie et l’impréparation de la riposte lors du retour de Napoléon n’a pas de mots assez forts pour dénoncer l’aveuglement de Polignac dont il fait le principal responsable du naufrage du régime : rien n’a été prévu en cas de mouvements de foule, puisque quasiment personne ne bougerait :

« Le prince de Polignac disait : ”Il y aura sans doute un peu d'émotion, mais quelques gendarmes suffiront pour la dominer.”

C'est avec cette inconcevable imprévoyance qu'il lança, au milieu d'une population aigrie et exaspérée. Les ordonnances qui blessaient les intérêts d'un grand nombre et privaient une foule de citoyens des droits que la loi leur avait concédés. »

On ne prévoit ni un rapprochement de troupes, ni même l’approvisionnement de celles qui sont sur place en munitions et nourriture :

« Un assez grand nombre de régiments de la Garde ou de la Ligne étaient cantonnés dans le rayon de 40 lieues de Paris. Aucun ne fut rapproché, ni ne reçut [70] d'avertissement de se tenir prêt à marcher ; on ne pensa même pas à les mander lorsque deux jours de combats démontrèrent invinciblement la nécessité d'une force plus considérable. (…) M. de Champagny [59] n'apprit les ordonnances que le lundi matin par Le Moniteur, comme tout le monde et on ne lui donna aucun ordre, aussi on ne prit à temps aucune mesure pour assurer la subsistance de la troupe en cas d'émeute et préserver les dépôts d'armes et de munitions. On sait que les insurgés se rendirent maîtres tout d'abord de la manutention et que ces dépôts tombèrent entre leurs mains. »

L’insurrection éclate, elle est très violente et la troupe n’est pas vraiment armée pour lui faire face. Les révolutionnaires ont vidé les armureries, ils ont dans leurs rangs « les Carbonaris (Sic) les plus décidés et les élèves de l'École Polytechnique. » Et Tocqueville ajoute : « Le général Marmont, qui d'ailleurs ne prit que de mauvaises mesures, écrivait au Roi : “Ceci est plus qu'une insurrection, c'est une Révolution.” »

Les ordonnances ont été signées le dimanche 24 juillet, « dès le lundi, il y eut des rassemblements dans lesquels on remarquait principalement des ouvriers imprimeurs. Le lendemain, le feu commença et il ne fut interrompu que par la nuit.

Le mercredi matin, je parcourus toute la ville, elle présentait un aspect effrayant (…). Dès six heures du matin, les boutiques des armuriers avaient été forcées et les armes enlevées. On entraînait les soldats de la Ligne dans les cabarets et tous les moyens de séduction étaient employés pour ébranler leur fidélité. » Le jeudi 28, Marmont tient encore Paris mais les barricades se reforment derrière la troupe qu’il regroupe autour du Louvre et des Tuileries qu’il pense pouvoir tenir en attendant des renforts. Militairement tout se joue le 29. À cinq heures du matin Tocqueville se rend chez M. de Dampierre rencontre M. de Blossac, Secrétaire Général de la Préfecture de Police : « Ma surprise fut extrême, je me hâtai de lui demander par quel hasard il n'était pas à son poste ; “Je n'ai plus de poste, me répondit-il tristement, le préfet est en fuite et la préfecture envahie, les insurgés sont maîtres de la ville et dans une heure ils attaqueront les Tuileries”.

En effet, vers six heures du matin, les Tuileries furent prises sans coup férir. Le maréchal se retira avec la Garde royale et la conduisit à St Cloud. »

Contentons-nous de ces éléments : « Il n'entre point dans mon sujet de décrire des combats auxquels je restai étranger », écrit Tocqueville qui trace à grands traits le déroulement des événements. Il affirme qu’« au début l'insurrection n'était point hostile à Charles X, ni surtout à sa dynastie », et il ajoute : « elle n'a commencé à prendre ce [71] caractère que le mercredi matin. Tout pouvait être sauvé encore jeudi [60] par la proclamation du Duc de Bordeaux sous le nom d'Henry V. »

Le 31 juillet la famille royale quitte St Cloud pour Rambouillet. Le 2 août Charles X abdique et le 4 : « Un trône avait été élevé dans la salle de la Chambre des députés ; le fauteuil du Roi était resté vide, le Duc d'Orléans parut en habit d'Officier Général, n'ayant d'autre décoration que le grand cordon de la Légion d 'Honneur. Il s'assit sur un pliant à côté du fauteuil, il lut d'abord la lettre de Charles X qui lui confirmait le titre de Lieutenant Général du Royaume, lui transmettait son abdication et celle du Dauphin et lui ordonnait de faire proclamer Roi le Duc de Bordeaux, sous le nom de Henry V. »

Tocqueville est choqué de tous ces événements, notamment du duc d’Orléans entonnant La Marseillaise, sur la terrasse de son palais ; choqué également de voir, le 4 août, « plusieurs pairs (qui) avaient arboré la cocarde tricolore (et) un ancien ministre du Roi, d'ailleurs très fidèle, avait placé sur sa poitrine une cocarde large comme le fond d'un chapeau. »…

Il est plus frappé encore lorsque : « Vingt mille hommes, la plupart en guenilles, armés de toutes les vieilles armes qu'ils avaient pu trouver, se jetèrent dans les fiacres et les omnibus en disant aux cochers : “Fouette vers Rambouillet !”

Cette expédition avait pour but de forcer le Roi, en l'effrayant, à quitter Rambouillet et à sortir de France. »

Charles X s’enquérant de l’importance de cette colonne, le maréchal Maison le trompe en affirmant qu’ils sont 80 000. Hervé qui finit la rédaction de ses Mémoires quarante ans après ces événements est encore piqué au vif. Encore choqué de ce qui s’est passé, il se prend à rêver, à réécrire l’histoire, à imaginer un roi chef de guerre faisant disperser cette piétaille et monter sur le trône un enfant dont l’innocence aurait (re)conquis le cœur des Français : « Charles X disposait d’une troupe de 9000 hommes et 42 pièces d’artillerie Cette armée en voiture aurait été l'objet d'une risée générale si elle avait été reçue comme elle devait l'être : à coups de canon. Les hommes qui la conduisirent avaient pris leurs meilleurs chevaux pour se sauver au plus vite en cas qu'une lueur d'énergie animât encore la famille royale. (…)

Henry V aurait monté sur le Trône, et le grand événement qui a ébranlé jusque dans ses fondements la moralité publique n'aurait pas eu lieu. (…) La légitimité pouvait être régénérée par les grâces et l'innocence d'un enfant. »

[72]

Rêveries, chimères, deuil cruel d’un monde qui s’effondre !

Il est temps pour Tocqueville d’achever ses Mémoires : « À 57 ans, ma carrière est terminée. » Il clôt son texte par une analyse politique en se situant dans le prolongement de celle qu’il a faite au début, quand il a analysé le processus qui a conduit à la Révolution. D’une certaine façon, la boucle est bouclée…pour l’instant :

« La pièce qu'on achevait de jouer avait commencé par un drame sanglant et finissait par une comédie, le dénouement en était préparé depuis 1789. (…) Je finis d'écrire ces souvenirs en 1840, près de dix ans se sont déjà écoulés depuis la Révolution de juillet. »

Et il développe son analyse et rejoint, sans le dire, et d’une autre façon, celle de son fils Alexis concernant l’inéluctable montée de la démocratie, ce qui prouve, sans qu’il en fasse état, l’inanité ou la chimère des combats qu’il a menés pour en retarder ou empêcher l’arrivée.

La démocratie est d’abord et essentiellement depuis 1789, la prise du pouvoir par la bourgeoisie. Les résistances initiales furent telles qu’il fallut cinq ans de luttes politiques, du 14 juillet 1789 au 26 juillet 1794 qui marque la fin de la Terreur robespierrienne, pour qu’une rupture capitale avec le monde ancien devienne ineffaçable. Pour cela, pendant ces cinq années, les bourgeois qui commanditaient la Révolution durent mettre en avant les masses populaires qui étaient utilisées comme un moyen, comme un agent auquel on confisquerait bientôt tout pouvoir :

« En 1789, la classe moyenne a fait la Révolution pour abaisser les supériorités qui l'offusquaient, mais ces supériorités avaient de la force. La classe moyenne appela le peuple à son secours et ensuite ne put la (sic) dominer. Une Démocratie sanglante surgit subitement, et comme les mœurs n'y étaient pas préparées, elle se montra trop violente pour avoir de la durée. Toutefois, la passion de l'égalité ne s'éteignit point, et les différents Gouvernements qui se succédèrent regardèrent la nécessité de la ménager comme la première condition de leur existence. »

Avec la Restauration, les bourgeois entendent désormais être les maîtres du pouvoir politique véritable puisqu’ils détiennent le pouvoir économique. Louis XVIII a louvoyé au mieux à travers les écueils, ce qui lui permit d’être le dernier roi de France à mourir sur le trône. Depuis la fin de son règne, et plus encore sous celui de Charles X, la bourgeoisie était en lutte pour récupérer la totalité du pouvoir. Charles X, comme plus tard Louis-Philippe, ont rendu impossible d’instaurer durablement en France une monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi règne mais ne gouverne pas ! Charles X était cohérent avec lui-même : il ne voulait pas être un roi d’Angleterre.

En 1830 : « la classe moyenne fit la Révolution de Juillet pour empêcher les anciennes supériorités de reparaître, mais, mieux avisée, elle ne s'aida qu'un instant du secours du peuple, et s'occupa aussitôt de comprimer son élan ».

Cette fois plus besoin de bain de sang, pas besoin d’instaurer une nouvelle Terreur ; il faut certes que le peuple descende dans la rue, construise des barricades, vienne à bout de soldats qui, de plus, savent que la cause qu’ils ont charge de [73] défendre n’est pas la leur. Une dizaine de jours suffisent pour qu’un nouveau pouvoir, qui comme toujours échappe au peuple, se mette en place.

Cependant, pendant les 10 années écoulées, Louis-Philippe a réussi à régner :

« Les ministères se succèdent, pris dans des nuances différentes, sa constance les ramène toujours, malgré eux et presque à leur insu, à son système. Il veut gouverner et il gouverne, il est l'âme de son gouvernement, les ministres n'en sont que les membres soumis à la volonté qui les dirige. » Mais : « [si] la dynastie nouvelle rencontre moins d'obstacles, [si] on se défie moins d'elle [c’est] parce que le peuple qui l'a élue sent qu'il a bien le droit de la renvoyer si elle manque aux conditions du pacte. »

C’est là, pour Alexis de Tocqueville, la raison de la révolution de 1848 ; Guizot a été pratiquement premier ministre (même quand il n’en avait pas le titre) de 1840 à 1847, mais il n’a pas fait de politique, pas fait sa politique, pas réformé le pays. Il s’est contenté de servir, de faire la volonté du monarque : « qui ne sait que M. Guizot n’est pas le maître et que le rôle dont il se contente se borne à être le premier parmi ceux qui obéissent [61]. » Il porte donc, une très grande part de responsabilité dans la naissance de cette révolution.

Avant de terminer son livre, Hervé de Tocqueville redit son amour pour la liberté, la passion de sa vie, et un amour pour l’égalité :

« Nos descendants, en parcourant notre histoire comprendront avec peine que nous ayons pu survivre aux malheurs et aux agitations qui ont occupé notre carrière. Toutefois, je me suis trouvé moins à plaindre que beaucoup d'autres, parce que j'ai toujours aimé la liberté, et que, profondément pénétré de l'égalité des hommes devant le Créateur, je n'ai jamais détesté dans l'égalité politique que les excès. »


[1] Hervé ne remonte en fait qu’à Georges Richard Charles, Clérel, comte de Tocqueville, seigneur d'Auville 1702-1755, son grand-père, mais la généalogie de la famille permet de remonter jusqu’à Guillaume Clarel de Jumièges compagnon de Guillaume le Conquérant qui prit part à la bataille d’Hastings et à Tancrède de Hauteville ; et en remontant les lignées généalogiques par les femmes on peut même remonter jusqu’à Brunehaut de Tolède en 545 ! Depuis le XVIe siècle ils sont apparentés à tous les grands seigneurs les plus importants de Normandie.

[2] Épisodes de la Terreur [Texte imprimé] : extraits des Mémoires du Comte de Tocqueville, ancien pair de France / publié par le Vicomte [Édouard] de Tocqueville, suivis d'une lettre inédite de Louis XVI et d'une lettre inédite de M. de Malesherbes... Publication : Compiègne, E. Levéziel, 1901 Description matérielle : 38 p. ; in-8. Le libellé de cette notice n’est pas tout à fait exact dans la mesure où il oublie de signaler qu’Édouard de Tocqueville était décédé en 1874.

[3] Boissy d’Anglas : Essai sur la Vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes, adressé à mes enfants, Paris, 1819. 2 vol. in-8°.

[4] Hommage à Louis XVIII, Le Roi est mort, Vive le Roi, 1824.

[5] Pierre Louis Jean Casimir de Blacas d’Aulps, 1771-1839.

[6] Pierre Robert Le Roux d'Esneval, dit Président d’Acquigny, 1716-1788.

[7] George René Clérel comte de Tocqueville, seigneur d’Auville, 1725-1758.

[8] Louis Etienne Comte de Damas-Crux 1735-1814.

[9] Jean-Armand, de, marquis de Gontaut-Biron,1746-1826.

[10] Il faut bien préciser Verneuil-sur-Seine car il existe en France 17 villes portant le nom de Verneuil. Les textes des journalistes et de certains biographes multiplient les éléments fantaisistes concernant Alexis et les siens constituent un florilège important : le papier ne refuse pas l’encre ! En 1998 lorsque je publiai la Correspondance familiale d’Alexis de Tocqueville, la directrice du musée de la Tapisserie de Bayeux m’invita à venir faire une conférence. Elle me fit parvenir le surlendemain l’entrefilet paru dans la presse locale. On pouvait y lire que Tocqueville était né à Verneuil-sur-Avre et qu’il avait écrit l’Histoire philosophique du règne de Louis XV et le Coup d'œil sur le règne de Louis XVI…, deux livres d’Hervé de Tocqueville et non d’Alexis !

Tant de fautes en si peu de mots. J’avais vu le journaliste local arriver fort en retard et repartir fort en avance. Où avait-il pu trouver ces éléments ? Je vérifiai, c’était dans le petit Larousse, dans les éditions des années 1920-1930, ce qui prouve combien Alexis de Tocqueville était déjà oublié… On a fait pire depuis !

[11] Œuvres Complètes, édition Beaumont, VII, p.145, lettre du 11 janvier 1836.

[12] Le colonel Fabvier, aide de camp du maréchal Marmont, racontera ce qu’il a vu sur les boulevards, ce jeudi 31 mars 1814 : « Hommes, femmes, enfants de toutes les classes aisées se précipitent à genoux, les mains levées vers le tsar Alexandre, et crient : “Vivent les alliés ! Vivent nos libérateurs ! Vivent les Bourbons !” »

[13] Sur ordre du roi, le gouvernement avait demandé aux préfets en charge de la Vendée d’examiner dans la population les personnes qui avaient eu lourdement à souffrir des guerres de la convention afin de donner à ceux qui le méritaient un dédommagement.

[14] « Du début du XIXe siècle à la fin des années 1950, les bals de la Préfecture ont constitué des événements de première importance dans les différents chefs-lieux. On sait peu que cette forme de sociabilité constituait un véritable outil de gouvernement destiné à construire le prestige de l’État et à apaiser les vives divisions politiques nationales. Faire l’histoire de ces bals, c’est analyser l’évolution du lien entre gouvernants et gouvernés dans la France contemporaine. » Voir Pierre Karila-Cohen, professeur d’histoire contemporaine à l’université Rennes 2 et membre de l’Institut Universitaire de France. Lors des Rencontres d’histoire aux Champs libres de Rennes il a présenté une communication à ce sujet : « Gouverner ». Le bal de la Préfecture, outil politique et évé-nement social (XIXe-XXe siècle).

[15] Les historiens de l’art floral nous expliquent la chose : « Durant l'exil de Napoléon 1er à l'île d'Elbe, en 1814, les bonapartistes choisirent, comme emblème la violette à cause du dernier message de Napoléon à ses partisans après la capitulation de Paris. Il leur disait qu'il reviendrait avec les violettes. Ils surnommèrent donc Napoléon "caporal Violette", du nom de cette petite fleur qui revient avec le printemps. Des cartes montrant un bouquet de violettes d'apparence candide inondèrent bientôt toute la France. Mais lorsqu'on le scrutait attentivement, le bouquet de violettes révélait les profils de Napoléon, de Marie-Louise et du roi de Rome. Le gouvernement français combattit, par décret et autrement, jusqu'en 1874 toute reproduction de la violette parce que cette fleur était le symbole des bonapartistes. »

[16] Eugène François Auguste d'Arnauld, baron de Vitrolles, 1774-1854.

[17] Étienne-Denis, dit le chancelier Pasquier, 1767-1862.

[18] Jean-Claude Brisville a retracé ces péripéties dans sa pièce Le Souper qui a également donné lieu à un film.

[19] La Légion Noire, levée par le frère cadet de Mirabeau, (André Boniface Louis Riquetti, vicomte de Mirabeau).

[20] Élie Louis comte Decazes, 1780-1860.

[21] Armand-Emmanuel de Vignerot du Plessis Duc de Richelieu, 1766-1822.

[22] Loi de sûreté générale du 29 octobre 1815.

[23] Il s’agit de Jean-François Bellemare, 1768–1848.

[24] Joseph-Henri-Joachim, Lainé, vicomte, 1768-1835.

[25] Il s’agit du général Antoine Joseph Veaux, 1764-1817.

[26] Voir les deux Mémoires sur le paupérisme, Œuvres Complètes Gallimard, XVI, p. 115-157.

[27] Étienne-Charles, duc de Damas-Crux, 1754-1846.

[28] Paul-Joseph-Jean-Baptiste-Charles Sabatier de Lachadenède, 1768-1835.

[29] Il est impossible de donner ici des dates précises, mais, en gros, les années 1795-1816 furent pour Louise de Tocqueville des années « normales » et sans doute relativement heureuses. Hervé écrit que son état de santé commença de se dégrader à Dijon, donc, en 1816.

[30] Docteur Henri Catherine Brenet 1754-1824.

[31] Rhétorique, 1822, et philosophie 1823 ; lettre inédite.

[32] Nous ignorons jusqu’à ce jour, malgré nos recherches, à peu près tout sur Louise Meyer, sauf qu’elle fut reconnue quelques mois après sa naissance par un soldat de la garnison de Metz, Jean Davion et qu’elle était encore vivante en 1827 (Jean-Louis Benoît, Tocqueville, Perrin/Tempus, 2013).

[33] François-Marie Jollivet, 1788- 1821.

[34] Il s’agit de Paul Utzschneider, 1771-1844.

[35] Dans le rapport de Guizot du 2 mars 1833 on relève qu’il n’y avait en France que 13 les écoles normales départementales créées antérieurement à 1830.

[36] Denis, comte Frayssinous, 1785-1841.

[37] Mgr Frayssinous. Hermopolis Parva (Per-Djéhouti, « La maison de Thot »), était la capitale du IIIe nome de Basse Egypte, En bordure du village actuel se trouvent les ruines d'un temple, construit durant le règne de l'empereur Domitien, dédié à la déesse femme de Thot sur le site d'Hermopolis. Hermopolis Parva était le siège d'un ancien évêché, aujourd'hui désaffecté. Son nom est utilisé comme diocèse d'un évêque in partibus infedilium chargé d'une autre mission que la conduite d'un diocèse contemporain.

[38] Joseph Jérôme Siméon, comte, 1749-1842.

[39] Ministère Villèle, décembre 1821, janvier 1828.

[40] Charles de, Marquis de Turmel, 1770-1848.

[41] Antoine Anasthase Roux de Laborie, 1769-1842.

[42] Pierre-François-Hercule de, comte de Serre, 1776- 1824.

[43] Sur la Congrégation voir Annexe N°3.

[44] Pierre-Denis, comte de Peyronnet, 1778-1854.

[45] Le Génie du christianisme, paru en 1802, avait eu une influence considérable sur les esprits en réaction aux attaques de la Révolution contre la religion.

[46] Le 3 mai 1835, Alexis de Tocqueville écrit à Lord Radnor une lettre remarquable dans laquelle il explique les fluctuations de l’Église dans l’opinion publique française en fonction des rapports que la hiérarchie catholique a entretenu historiquement avec le pouvoir politique depuis la Révolution. Le poids moral et l’influence du catholicisme français a toujours été, depuis 1789 et pendant tout le XIXe siècle, inversement proportionnel à la proximité de la hiérarchie catholique avec le pouvoir politique.

[47] Louis et Christian, les deux fils de Jean-Baptiste de Chateaubriand, frère aîné de François René, guillotiné avec sa femme, sœur de Louise de Tocqueville, femme d’Hervé, que le couple avait, comme on l’a vu plus haut, accueillis et dont il avait assuré l’éducation.

[48] Histoire de la Restauration, Waresquiel et Yvert, Tempus, 2002, p. 364-366.

[49] Alexandre Etienne Hersant-Destouches, 1773-1826 (6 juin).

[50] Voir la note rédigée à ce sujet dans le texte des Mémoires.

[51] Hervé de Tocqueville écrit : Rhosni.

[52] Lettre inédite de Lesueur à Alexis et Édouard à Naples le 9 mars 1827.

[53] Histoire de la Restauration, p. 397.

[54] Histoire de la Restauration. Le roi était très opposé à toute forme d’épuration des administrateurs mis en place par Villèle et Corbière.

[55] Louis Honoré Félix Le Peletier d’Aunay, 1782-1868.

[56] Le lecteur ne peut que faire un rapprochement avec le discours d’Alexis le 27 janvier 1848 annonçant que souffle un vent de résolution, celle-là même qui éclaterait moins d’un mois plus tard, mais il serait imprudent et non pertinent de vouloir aller plus loin, ce serait faire « des fausses fenêtres pour la symétrie ».

[57] François Régis de La Bourdonnaye, comte de La Bretèche, 1767-1839.

[58] Après la chute de Charles X, Peyronnet fut l’un des quatre ministres, avec Polignac, Chantelauze et Guernon-Ranville, à être arrêté et condamné à la prison perpétuelle et à la dégradation civique avant d’être graciés par Molé, en 1836.

[59] En l’absence de Bourmont occupé par l’expédition d’Alger, Polignac avait pris en charge le ministère de la guerre où de Champagny était chargé de diriger les opérations.

[60] Une autre solution avait été envisagée le 29, la nomination de Mortemart, susceptible de rassembler une majorité mais Charles X tergiversa toute la journée, ce n’est que le 30 au matin qu’il accepte le rétablissement de la Garde Nationale et Mortemart quitte saint Cloud et doit gagner Paris à pied. Il demande à l’imprimeur du Moniteur de publier les nouvelles ordonnances dont il est porteur, qui ont été arrachées à Charles X et pourraient permettre d’apporter une solution constitutionnelle. Mais l’imprimeur a déjà reçu des ordres inverses de La Fayette. Mortemart le rejoint à la Chambre, et La Fayette déclare devant l’assemblée : « Hier, il eût été temps ; aujourd’hui il est trop tard ! »

[61] O.C., III, 1, p. 108.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 mai 2018 8:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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