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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville.
Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes, adressé à mes enfants,
par le comte de Boissy-d’Anglas, 1818-1821
. (2019)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Louis BENOÎT, Christian et Marish LIPPI, De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes, adressé à mes enfants, par le comte de Boissy-d’Anglas, 1818-1821. Introduction par Jean-Louis Benoît et présentation du texte de Boissy réalisée par Christian et Maris Lippi. Chicoutimi : Livre inédit, Les Classiques des sciences sociales, 2019, 485 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 3 décembre 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

La polémique
Le jugement de Boissy
Le jugement de Rosanbo et de ses proches
Le jugement de la fraction la plus droitière de l’idéologie française
L’intérêt du texte de Boissy
Pour finir
L’intervention de Louis VI de Rosanbo dans La Quotidienne
Chateaubriand juge le livre de Boissy d’Anglas
Article Malesherbes dans la dictionnaire de Michaud
Tocqueville lecteur de Boissy d’Anglas
Fragment de la lettre d’Alexis à Mme de Swetchine


Ce livre de Boissy d’Anglas a connu une histoire assez singulière ; il est très intéressant de le présenter au lecteur parce qu’il joue un important rôle d’intermédiaire entre la vie et l’œuvre de Malesherbes et Alexis de Tocqueville, son arrière-petit-fils, particulièrement attaché à cette filiation qui a marqué sa réflexion et l’engagement de toute sa vie, comme il l’a souvent rappelé, mais en privé, tant le caractère de ce lien lui était précieux : « C’est parce que je suis le petit-fils de Malesherbes, écrit-il, que j’ai écrit tout ce que j’ai écrit [1]. »

La parution de cette nouvelle édition est également très importante d’un point de vue éditorial ; ce sont les années d’études consacrées à la vie et à l’œuvre d’Alexis de Tocqueville qui m’ont conduit à considérer que la redécouverte de Malesherbes – la découverte d’un autre Malherbe - qu’il fit à la préfecture de Metz, bouleversa totalement sa vie, provoquant en lui une gigantesque crise existentielle, mais également une révolution copernicienne, une véritable mue idéologique qui dura trois années au terme desquelles Alexis avait constitué l’ensemble de son corpus idéologique dès 1824 et dont le voyage aux États-Unis allait constituer la vérification épistémologique [2] : «  Il y a déjà près de dix ans que je pense une partie de ce que je t’exposais tout à l’heure. Je n’ai été en Amérique que pour m’éclairer sur ce point. Le système pénitencier n’était qu’un prétexte : je l’ai pris comme un passeport qui devait me faire pénétrer partout aux États-Unis», écrivait Alexis de Tocqueville à son cousin Camille d’Orglandes, le 29 novembre 1834 [3].

Le compte est exact, la mue idéologique entamée en 1821 était achevée en 1824.

Dans les années 1980, au moment où je m’engageais dans cette voie, une telle approche était quasi inexistante, rien ou presque n’avait encore était fait en ce sens. Dans sa biographie qui fait encore référence, André Jardin [4] est très discret sur cet aspect capital ; Malesherbes y est bien évoqué mais l’importance de son rôle et de la filiation avec Alexis n’y apparaissent guère. À l’inverse la place de Malesherbes dans l’édification du corpus tocquevillien et dans la nature même de ses engagements politiques m’a conduit à approfondir les différents aspects et le caractère polymorphique de son œuvre et de ses engagements. Ces recherches concernant Malesherbes m’ont d’abord conduit vers les travaux de Pierre Grosclaude, qui font autorité en la matière, puis au livre de Boissy d’Anglas Essai sur la vie les écrits et les opinions de M de Malesherbes adressé à mes enfants [5].

Les difficultés ne faisaient que commencer : où pouvoir consulter ce livre qui était alors quasi introuvable, il n’existait dans le répertoire national des bibliothèques que deux exemplaires de l’ouvrage, un à la BNF, dans l’édition en trois volumes, et un autre, en deux volumes à la bibliothèque universitaire de Poitiers, ouverte au prêt inter-bibliothèques. Je fis donc la requête, le prêt me fut refusé. Le livre en est aujourd’hui exclu. Je n’avais qu’à venir m’installer à Poitiers pendant un temps pour faire mes recherches…

À la BNF les choses n’étaient guère plus faciles ; il était difficile d’obtenir les livres dans la journée, il fallait les retenir à l’avance (internet n’existait pas alors), venir à Paris sans être assuré de pouvoir consulter les trois volumes de l’ouvrage ; en outre, je n’avais le droit qu’à un tirage très limité de photocopies et le 3e volume qui était le plus important pour ma recherche n’était, le plus souvent, pas consultable pour des raisons diverses qui variaient d’une fois sur l’autre.

Les ouvrages, monographie et biographies se succèdent du début du siècle jusqu’à la parution de l’ouvrage de Boissy d’Anglas – 1818-1819- :

Une Notice historique sur Chrétien-Guillaume Lamoignon-Malesherbes, par Jean-Baptiste Dubois, extraite du "Magasin encyclopédique"... Seconde édition. [6]

Un Mémoires sur M. de Malesherbes et sur le XVIIIe siècle.. par « un ancien habitant de Malesherbes ». [7]

Une Vie de Chrétien-Guillaume Lamoignon Malesherbes…par Martainville, en 1802. [8]

Les Malesherbiana, ou Recueil d'anecdotes et pensées de Chrétien-Guillaume de Lamoignon-Malesherbes, par C..., d'Aval... (Cousin, d'Avalon), 1802. [9]

Un Malesherbes, par De L'Isle de Sales, 1803. [10]

Une Vie ou Éloge historique de M. de Malesherbes, suivie de la vie du premier président de Lamoignon son bisaïeul, écrites l'une et l'autre d'après les Mémoires du temps et les papiers de la famille, par Gaillard, en 1805. [11]

Une Notice historique sur Chrétien-Guillaume Lamoignon-Malesherbes, par Jean-Baptiste Dubois, extraite du "Magasin encyclopédique"... Seconde édition, 1806. [12]

Un Éloge de Chrétien-Guillaume Lamoignon-Malesherbes,... par Pierre Chas, 1808. [13]

- Une monographie : Un Chapitre de la vie de M. de Malesherbes, sur les protestants..., par Hutteau, 1818 [14]

L’ouvrage de Boissy d’Anglas prend place parmi ceux des biographes soucieux de faire l’éloge de Malesherbes, mais il fait date, par sa qualité, par les liens de proximité que l’auteur avait entretenus avec Malesherbes et surtout parce qu’il provoque de vives réactions au sein de la famille des descendants de Malesherbes et qu’il joue sans doute, par son contenu et ses révélations, un rôle majeur dans le déclanchement de la gigantesque crise existentielle qui saisit Tocqueville en 1821.

Le livre portant le titre : Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes, adressé à mes enfants, parut d’abord en deux volumes publiés en 1818 [15] et 1819. Dès le 12 décembre 1818, Louis VI de Rosanbo, frère de Madame de Tocqueville, lança ce qui allait devenir une véritable polémique, en publiant dans La Quotidienne qui était l’organe des légitimistes les plus affirmés, une lettre de protestation contre le premier volume du livre, le seul paru alors, soulignant que l’hommage de Boissy était de ceux dont on se passerait volontiers. Il lui reprochait avec vivacité d’avoir trahi les actions et engagements de Malesherbes. Ce qui était tout à fait inexact. En l’occurrence c’était Boissy qui disait vrai.

Le choc provoqué dans la famille par le livre de Boissy fut tel qu’on appela à la rescousse Chateaubriand, membre de la parentèle [16], que l’on chargea de dénoncer également cet ouvrage, ce qu’il fit dans un texte assez long et singulier, publié en mars 1819, dans les Mélanges littéraires [17].

En rédigeant ce texte, Chateaubriand se livrait à une sorte d’exercice imposé, au nom de la solidarité familiale, en mettant sa plume au service de la cause de la famille Rosanbo. Mais ce n’était pas encore assez ; quelques mois plus tard, les frères Michaud, imprimeurs, rédigent dans leur Biographie universelle l’article Malesherbes qui prend très violemment à parti le livre de Boissy, et critique sévèrement les engagements de Malesherbes qu’il considère comme erratiques et portant une part de responsabilité dans l’ébranlement de la monarchie qui a conduit à la Révolution. Boissy, piqué au vif par l’ensemble des critiques qui visent et Malesherbes et lui, relance la polémique dans le troisième volume qu’il adjoint à son livre.

Dans l’avis préliminaire qui sert d’adresse au lecteur, Boissy d’Anglas précise que son ouvrage était d’abord destiné à usage interne et entendait présenter à ses enfants le portrait moral et la biographie d’un homme remarquable, mais il est clair que cette présentation relève de la captatio benevolentiae que l’ouvrage avait vocation, dès sa conception à être diffusé auprès du public.

Avis préliminaire

Cet Essai n’était pas destiné au public ; je l’avais écrit pour l’instruction de mes enfants et je ne voulais en faire imprimer qu'un très petit nombre d’exemplaires pour leur seul usage : mais en le relisant, il y a peu de temps, j'ai pensé qu'un hommage rendu à la mémoire d’un aussi grand citoyen que M. de Malesherbes, ne devait pas être une chose particulière ; et après avoir donné plus d’étendue à cet ouvrage, je me suis déterminé à le publier tout à fait, sans rien changer néanmoins la forme et la destination primitives.

Nous sommes là devant le problème central qui est posé à ce moment précis de l’histoire concernant le jugement à porter sur Malesherbes.

Chaque époque de l’histoire nationale se cherche des personnages emblématiques de Vercingétorix à Jeanne d’Arc, de Saint Louis à Napoléon et jusqu’à de Gaulle ; ceux qui ont été oubliés ou discrédités retrouvant parfois une place de premier plan. Après la chute de l’Empire et sous le règne de Louis XVIII, le temps n’est plus, dans l’immédiat au moins, à l’éloge de l’épopée napoléonienne qui a coûté tant de sang ; il n’est plus temps encore de faire l’éloge de la monarchie absolue qui a fini par conduire à la Révolution, en revanche, à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, Malesherbes devient un personnage emblématique de par sa double nature, d’une part, homme des Lumières, ami des philosophes, partisan convaincu de la liberté de la presse, au sens fort de ce mot à l’époque, c’est-à-dire de tout ce qui s’imprime, il sauve la Grande Encyclopédie de Diderot qu’il était chargé de neutraliser et œuvre pendant douze ans à l’achèvement de la totalité de l’édition en utilisant tous les moyens à sa disposition, légaux ou détournés. Président de la Cour des Aides il mène un combat frontal dans ses Remontrances contre ce qu’il juge être le despotisme de Louis XV qui supprime la cour des Aides et l’expédie en exil, il est vrai sur ses terres…

Mais d’autre part, rappelé par Louis XVI, et à la demande de Turgot, il entame avec lui un ambitieux plan de réformes susceptibles de sauver le régime par des décisions hardies et libérales. Enfin, lorsque le roi est jugé par le tribunal de la Terreur, il demande à assurer sa défense en sachant très bien qu’il met sa tête en jeu et sacrifie sa personne, ne se doutant sans doute pas qu’il entrainerait avec lui cinq des siens [18].

Dans ces années qui vont de la chute de l’Empire à la mort de Louis XVIII, Malesherbes est la grande figure de l’homme politique intègre, droit et courageux

En 1819, le sculpteur Jacques-Edme Dumont avait réalisé la statue de Malesherbes, pour le bureau de Louis XVIII, celle-ci fut remployée dans le monument conçu par l’architecte Hippolyte Lebas pour la Salle des pas perdus du palais de Justice de Paris, inauguré en décembre 1822. Dans la partie centrale se trouve la statue en pied de Malesherbes par Dumont, en dessous de laquelle, dans le bas-relief de Cortot, on voit Louis XVI concerter sa défense avec Malesherbes, Tronchet et de Sèze, ses trois avocats.

La polémique

La polémique reprit avec beaucoup plus d’ampleur en 1820-1821, lorsque les frères Michaud, imprimeurs, rédigent dans leur Biographie universelle l’article Malesherbes [19] qui prend très violemment à parti le livre de Boissy, ce qui l’amène à répliquer en ajoutant à son ouvrage un troisième volume, édité initialement à part, en 1821, puis joint, dans une nouvelle édition, au second volume et qui constitue une riposte très vive, un élément central de la polémique dont il est question ici.

La question qui se pose est celle du jugement à porter sur Malesherbes, personnage complexe, nous l’avons dit, véritable Janus Bifrons. Ses engagements évoluent en fonction du cours des évènements : nomination à la direction de la Librairie, 1750-1763, président de la Cour des Aides en 1770, jusqu’à la suppression de celle-ci et à son exil, puis de sa nomination par Louis XVI comme ministre de la Maison du roi, 1775-1776, ministre sans portefeuille et membre du Conseil d’En-haut, en 1787-1788, et pour finir, défenseur du monarque devant le tribunal révolutionnaire.

Dans ces circonstances Malesherbes est l’objet de trois jugements très différents : celui de Boissy d’Anglas exposé ici, celui de la parentèle de Malesherbes présentée par Louis de Rosanbo et celui de Michaud qui n’est guère différent de celui de l’abbé Barruel [20] et qui dénonce l’ambivalence de l’attitude de Malesherbes qui porterait une lourde responsabilité dans le développement des évènements révolutionnaires.

Le jugement de Boissy…

Boissy est un personnage complexe qui a été l’objet de plusieurs biographies [21] auxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et synthétique pour la clarté du propos. Protestant, originaire de l’Ardèche, il achète une charge de Maître d’Hôtel du comte de Provence, futur Louis XVIII. Conventionnel non régicide, très proche de Robespierre il peut être considéré comme un agent du comte de Provence. Il réussit à traverser la Convention en échappant à la guillotine, puis le Directoire, le Consulat et l’Empire en étant toujours dans la proximité immédiate du pouvoir. Ce n’est pas l’homme des premiers rôles mais une sorte d’éminence grise, un homme d’influence sinon d’intrigue qui a servi tous les régimes. Son heure de gloire arrive avec la Restauration, il est d’ailleurs l’un des rédacteurs de la Charte que Louis XVIII octroie à ses sujets ; mais c’est ici que son livre prend une valeur essentielle pour lui quand il affirme que la monarchie selon la Charte appliquée par Louis XVIII correspond très exactement au régime que Malesherbes souhaitait voir instaurer par Louis XVI.

Quelle est la pertinence exacte de ces propos ? Ils n’engagent que celui qui les écrit, mais ils nous donnent très exactement la valeur des jugements qui sont les siens.


Le jugement de Rosanbo et de ses proches.

Pour Louis de Rosanbo, le livre de Boissy est diffamatoire ; il l’explique clairement dans le texte qu’il adresse à La Quotidienne :

« Il serait satisfaisant pour nous de n'avoir également que des remerciements à offrir à tous les écrivains qui, depuis quelque temps surtout, viennent déposer sur la tombe de M. de Malesherbes, l'unanime tribut de leurs éloges ; mais sa mémoire est trop chère et trop glorieuse à sa Famille pour ne pas lui imposer le devoir de réclamer contre des assertions au moins légères, et qui pourraient donner une fausse idée de son esprit et de son noble caractère.

Sans doute mon grand-père éleva une voix courageuse contre quelques abus qui existaient, et que les auteurs de notre funeste révolution ont centuplés pour exécuter plus facilement leurs coupables desseins.

Il désirait quelques réformes ; mais c'était à son maître, à son Roi, qu’il les demandait, avec le courage d’un vertueux magistrat, avec le respect d'un sujet fidèle. »

Ce texte est un plaidoyer pro domo destiné à défendre une certaine conception de la mémoire de l’illustre aïeul, naïveté ou exacerbation d’une forme de piété filiale ? Sans doute les deux à la fois. Ce qui est certain c’est que ce plaidoyer est matériellement faux, même si, d’un certain point de vue, il peut se comprendre en raison de la piété filiale de Rosanbo pour son aïeul.

Le jugement de la fraction la plus droitière
de l’idéologie française.


Le troisième volume de l’Essai de Boissy est essentiellement une réplique non pas au texte de Rosanbo mais à celui de Michaud. Concernant la réaction de Rosanbo, Boissy ne l’évoque qu’une seule fois, de façon modérée, à la fin de son ouvrage, dans le 3e volume :

« Toutefois, je dois le répéter quoique je l’aie déjà dit ailleurs [22], on ne saurait penser que M. de Malesherbes ait désiré une révolution, c'est-à-dire un changement fait avec violence, par le peuple, dans nos institutions et dans nos lois, ni qu'il l’ait provoquée par ses actes et par ses discours. Des personnes moins exigeantes que nos adversaires, plus véritablement attachées qu'elles ne le sont, à la gloire de M. de Malesherbes seraient satisfaites de cette concession de ma part ; mais j'ajouterai, ce qui pourra leur déplaire, qu'il n'en désirait pas moins de grandes améliorations dans l'organisation et la législation du royaume, et dans les principes du gouvernement, voulant seulement qu'elles fussent le résultat de la volonté du monarque, le fruit de ses méditations et de sa justice, et non l'effet d'une insurrection populaire ; et il les demandait au Roi avec une courageuse persévérance, non moins dans son intérêt propre que dans celui de la nation. Lorsque M. de Rosanbo l'a déclaré, en s'élevant contre le livre qui avait eu la gloire de son aïeul pour objet, il a oublié que, dans ce même livre, je l'avais déclaré d'une manière positive, à la page 36o du premier volume. Loin de moi l’idée de prêter à M. de Malesherbes des sentiments que je sais n'avoir pas été les siens. »

La polémique relancée dans le troisième volume vise essentiellement Louis-Gabriel Michaud qui, tout en faisant l’éloge du grand courage et de la bonne foi de Malesherbes, le rend coupable parce que responsable des évènements qui se sont déroulés. En cela son jugement plus modéré dans la forme que celui de l’abbé Barruel, revient exactement au même ; il écrit :

« Il [a] secondé les attaques d'un parti qui, dès lors, commençait à ébranler le trône, et qui plus tard est parvenu à le renverser. ‘On a donc persuadé à votre Majesté, disait-il à Louis XV, dans ses Remontrances de 1770, que c'était par la terreur qu'il fallait régner sur les ministres de la justice. Quand on veut faire servir la puissance à satisfaire les passions particulières, on menace de l'autorité ceux qui gémissent déjà sous l'injustice, et on les réduit à l'alternative de faire des actes qui puissent être imputés à désobéissance, ou de souffrir à la fois l'outrage et l'oppression.

Si l'on considère que de telles représentations s'adressaient à l'un de nos meilleurs rois, qu'elles lui étaient faites sur la fin d'un règne qui, s'il n'est pas le plus glorieux de notre histoire, est du moins relui où nos pères ont joui du bonheur le plus long et le moins interrompu, il est difficile de ne pas s'affliger des écarts où un homme de bien peut être conduit (…) Il favorisait, (…) avec la plus grande indulgence l'impression et le débit des ouvrages les plus hardis. Sans lui l'Encyclopédie n'eût vraisemblablement jamais osé paraître.’ Si l’on en croit De L’Isle de Sales, il prenait lui-même la peine d'indiquer aux philosophes les moyens d’éluder la rigueur des lois. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce fut par lui que les libraires firent entrer en France une foule de livres qui n'avaient été imprimés dans l'étranger que parce que la censure n'avait pas permis qu'ils le fussent dans le royaume. (…)

Après avoir mis sous les yeux de Louis XVI un tableau effrayant du royaume, Malesherbes lui dit : ‘’ Le droit d'administrer ses affaires appartient à chaque corps, à chaque communauté : c'est le droit naturel, et le droit de la raison.,. Depuis que des ministres si puissants se sont fait un principe politique de ne point laisser convoquer d’assemblée nationale, on en est venu jusqu'à déclarer nulles les délibérations d'un village ; on a introduit en France un gouvernement plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale’’.

Enfin, s’adressant au roi, il lui déclara positivement que le moyen ‘’le plus sûr, le plus naturel, et le plus conforme à la constitution, était d'entendre la nation elle-même.’’ C'était à l'occasion d'un faible déficit que Malesherbes s'exprimait ainsi »

Par ses prises de position comme directeur de la Librairie et Président de la Cour des Aides, Malesherbes a, selon Michaud, continuellement affaibli le pouvoir royal et ses capacités de réaction, et, en ce sens, il porte une lourde responsabilité dans le processus historique qui mène à la Révolution.

Le propos de Michaud n’est pas si éloigné de celui de l’abbé Barruel qui écrivait : « De semblables ministres se succèdent les uns aux autres (MM. de Choiseul et d'Argenson), et préparent de loin, de tout leur pouvoir, la ruine du trône et des autels… Mais celui de tous à qui elle dut le plus, à qui tous les impies et les chefs des impies payèrent aussi le plus assidûment le tribut de leurs éloges, fut précisément celui qui devait voir un jour de plus près toutes les horreurs de cette révolution, et se croire le moins étonné d'en être la victime. Ce protecteur de la conjuration contre le Christ, fut Malesherbes. Je sais bien que le nom de cet homme rappelle quelques vertus morales... ; mais je sais que la France lui doit plus qu'à tout autre la perte de ses temples, et que jamais ministre n'abusa davantage de son pouvoir, pour établir en France le règne de l'impiété... [23]. »

La thèse n’est pas nouvelle et elle traverse, avec d’autres du même acabit, le champ de notre histoire nationale, depuis les analyses des contre-révolutionnaires, de Barruel à Michaud et tous les autres jusqu’aux apôtres, anciens et nouveaux, du déclinisme : Croix de Feu, Camelots du Roi, pétainistes et maréchalistes, cagoulards, partisans de l’Algérie Française, membres de l’OAS et d’Ordre Nouveau. On retrouve leur trace dans l’opération commando de la Bande des quatre - Pompidou, Chirac, Pierre Juillet et Marie-France Garaud - pour casser la tentative de réforme que constituait la Nouvelle Société de Chaban Delmas, et dans le néo-pétainisme ripoliné de Giscard pour qui il fallait que tout change pour que rien ne change en mettant au pouvoir une droite bien sous tous rapports, une caste plus féroce que jamais, brisant toute forme de mobilité sociale [24], et, pour finir, last but not least les élucubrations d’un Zemmour, juif zélateur du Maréchal !

L’analyse de ces vaillants intellectuels, héritiers de Jean-François Revel, est toujours la même ne rien changer ou ne changer les choses qu’en apparence afin de maintenir ou de restaurer une société de caste, l’ordre ancien dût-on l’attifer de hardes nouvelles.

L’intérêt du texte de Boissy.

La famille Tocqueville qui avait été un temps favorable aux idées nouvelles, avant 1789, était devenue maistrienne et contre-révolutionnaire et Alexis partageait les choix idéologiques des siens lorsqu’en 1821, il découvrit le livre écrit par Boissy d’Anglas, qui faisait l’éloge de Malesherbes [25]. Dans deux notes de sa main qu’il insère dans le second volume, il prend à parti l’auteur du livre qui portait, selon lui, en tant que conventionnel, une part de responsabilité dans les dérives révolutionnaires. Mais, à partir de ce moment, il commence son évolution idéologique.

Dans le livre de Boissy, Malesherbes apparaît pour ce qu’il est, une sorte de Janus Bifrons, défenseur du peuple devant le roi, avant d'être défenseur du roi devant le peuple. Il avait été le directeur de la Librairie et avait sauvé La Grande Encyclopédie qu'il avait pour mission de faire disparaître ; c’est même lui qui pendant dix ans utilise tous les moyens dont il dispose, officiels ou détournés, pour permettre à cette aventure éditoriale d’aller jusqu’à son terme. À la même époque il avait également été Président de la Cour des Aides où il avait mené, par ses Remontrances l'attaque frontale contre le despotisme de Louis XV, avant de devenir deux fois ministre de Louis XVI et d'être condamné par les sectateurs de Rousseau dont il avait été l’ami et le protecteur. 

Boissy expédia un exemplaire de son livre dédicacé à Hervé de Tocqueville, alors préfet de Moselle, qui le considéra comme très important puisque, aujourd’hui encore il figure, en trois exemplaires, dans la bibliothèque du château.

Mais quand Alexis découvre le livre de Boissy d’Anglas, en 1821, il partage encore globalement la vision idéologique de la famille. Il n’a que seize ans et réagit à la première lecture du livre de Boissy par deux notes de sa main qui figurent sur deux fragments de feuille de papier insérés, tel deux signets, qui figurent aujourd’hui encore dans l’un des volumes de la bibliothèque du château. Il s’en prend directement à l’auteur, un protestant auquel la famille reproche encore d’avoir été un conventionnel et d’être par conséquent coresponsable des crimes de la Terreur.

Cette première lecture de Boissy, en 1821 [26], marque bien le moment initial du basculement idéologique de Tocqueville. Sa première réaction est semblable à celle du reste de la famille, mais elle provoque quasi simultanément chez lui une gigantesque crise existentielle qui marquera le reste de sa vie et qu’il évoque, deux ans avant sa mort, dans la lettre qu’il adresse à Madame de Swetchine, le 26 février 1857 [27]. L’effet est foudroyant comme un tremblement de terre, il engendre le désespoir, la perte de la foi, étape décisive dans la vie de Tocqueville et qui provoque un bouleversement des valeurs, un changement de vision du monde.

La découverte du texte de Boissy a joué un rôle capital dans l’évolution idéologique de Tocqueville et l’élaboration des analyses qui formeraient[CL1]  son corpus politique mais il serait, à mon sens, non pertinent de faire de Boissy le maître à penser de Tocqueville, mais c’est chez lui, dans son texte, qu’il a découvert les textes et engagement majeurs de Malesherbes, la façon d’aborder les problématiques politiques mais également les valeurs qui allaient orienter ses analyses et son action politique.

Pour finir.

Pour terminer cette introduction il importe pour moi de donner au lecteur les textes de référence qui peuvent lui servir de viatique avant d’entreprendre la lecture du texte même de Boissy qui lui apprendront les points essentiels de la vie de Malesherbes présentés par Boissy.

Vous trouverez donc ici :

  • le texte de la lettre de Louis VI de Rosanbo à La Quotidienne
  • Le texte de Chateaubriand rendant compte du livre de Boissy
  • L’article Malesherbes de la biographie de Michaud
  • La copie des deux notes manuscrites d’Alexis figurant dans l’édition du livre de Boissy qu’il a lue
  • La copie du fragment de lettre d’Alexis à Madame de Swetchine, en 1857, deux ans avant sa mort, dans laquelle il fait état de la gigantesque crise existentielle qu’il connut en 1821, au moment même où il découvrait l’autre visage de Malesherbes, ami et protecteur des philosophes et auteur des Remontrances.

L’intervention de Louis VI de Rosanbo
dans La Quotidienne


Quoique nous ne soyons pas dans l’usage d'ouvrir notre feuille à des réclamations provoquées par des articles qui ont paru dans d'autres journaux, surtout lorsque ces réclamations ont déjà reçu par une autre voie quelque publicité, nous croyons devoir nous écarter aujourd'hui de cette règle, en imprimant la lettre suivante, qui a paru il y a quelques jours dans La Quotidienne. Il sera facile d'apprécier nos motifs ; le nom de M. de Malesherbes, ce nom objet d'une pieuse vénération pour tous les amis de la monarchie, de la vertu et du courage, a été flétrie par d'indignes éloges qui sont autant de calomnies pour sa mémoire. Un digne héritier de son sang, un noble pair de France élève la voix pour la venger. Notre admiration pour L'immortel défenseur de Louis XVI, notre respect pour sa vertueuse famille, ne nous ont pas permis de balancer et nous nous estimons heureux de concourir à répandre la protestation de M. le marquis de Rosanbo contre les louanges perfides dont son illustre aïeul a été l'objet :

Au Rédacteur de LA QUOTIDIENNE.
Monsieur,
 C’est au nom de ma famille et au mien que je viens offrir de sincères remerciements à l'auteur de l'article inséré dans votre Numéro du 30 novembre dernier, sur M. de Malesherbes.

L’hommage rendu à mon grand-père par l'auteur de cet article, étant publié, nous désirons que nos remercîments le soient aussi. Ma famille n’aurait pu choisir un meilleur interprète.

Il serait satisfaisant pour nous de n'avoir également que des remerciements à offrir à tous les écrivains qui, depuis quelque temps surtout, tiennent déposer sur la tombe de M. de Malesherbes, l'unanime tribut de leurs éloges ; mais sa mémoire est trop chère et trop glorieuse à sa Famille pour ne pas lui imposer le devoir de réclamer contre des assertions au moins légères, et qui pourraient donner une fausse idée de son esprit et de son noble caractère.

Sans doute mon grand-père éleva une voix courageuse contre quelques abus qui existaient, et que les auteurs de notre funeste révolution ont centuplés pour exécuter plus facilement leurs coupables desseins.

Il désirait quelques réformes ; mais c'était à son maître, à son Roi, qu’il les demandait, avec le courage d’un vertueux magistrat, avec le respect d'un sujet fidèle. Il n'aurait voulu acheter aucune de ces réformes au prix d'un sacrifice forcé et d'une concession arrachée au trône ; et, comme l'exprime si bien l'auteur de l'article déjà cité de la Quotidienne du 30 novembre dernier, ‘ Il n'y a rien de téméraire à penser que celui qui, dans une lettre de 1790, s'opposait si vivement à certaines limitations de l'autorité royale, eût considéré plus tard comme fort tolérables, en comparaison des épouvantables désordres dont il était témoin, les abus qui, sous l'ancien régime avaient le plus vivement excité la censure.

Je suis donc loin de partager l'opinion de ceux qui prétendent, sans paraître en douter, que les idées politiques de mon grand-père n'avaient éprouvé aucun changement des terribles effets de la révolution. La droiture de son cœur et la justesse de son esprit me garantiraient le contraire, si les faits ne parlaient d’eux-mêmes.

Ennemi de la révolution, dès son principe, M. de Malesherbes lui donna un désaveu formel par son éloignement des affaires publiques, et par sa noble retraite qu’il ne quitta que pour voler au secours de son Roi.

Je suis loin aussi d'adopter la supposition si légèrement hasardée qu'il eût sans doute approuvé telle loi, partagé telle opinion, sans entrer à cet égard dans une discussion inutile : ce que je puis, ce que je dois affirmer, c'est que toute opinion, toute loi même qui n'eût pas été éminemment monarchique, qui eût compromis les justes prérogatives de la couronne, ou flatté les passions populaires, eût toujours trouvé en lui un sévère censeur.

Le martyre de son Roi, les affreux malheurs dont il fut précédé et suivi, firent sur M. de Malesherbes une impression profonde et religieuse qui excita sa juste indignation contre les écrivains audacieux dont les ouvrages avaient provoqué et hâté tous ces maux. En rendant justice aux grands talents de quelques-uns d'eux, il s'étonna de n'avoir pas toujours été aussi frappé qu'il l’était alors, du danger de leurs funestes doctrines, et on l'entendit s'écrier souvent avec amertume : Ah ! Comme ils m'ont trompé !

Depuis l'époque à jamais fatale du 21 janvier, il ne cessait de parler de l'héroïsme religieux de Louis XVI avec une admiration et un attendrissement qui prouvaient combien il partageait les sentiments qui en sont le principe.

J'ai dû rétablir la vérité des faits, réclamer contre quelques opinions sans fondement, et désavouer certains éloges dont M. de Malesherbes s'étonnerait et que sa famille ne peut accepter pour lui.

J'ai l'honneur d'être, etc.,
Le marquis DE ROSANBO, pair de France
Paris, le 12 décembre 1818.

Chateaubriand juge le livre
de Boissy d’Anglas.


Mélanges littéraires sur un ouvrage de M. le comte de Boissy-D’Anglas intitulé : Essai sur la vie, les écrits et opinions de M. de Malesherbes (pp. 262-267).

Mars 1819.

L'esprit philosophique qui a dénaturé notre littérature a surtout corrompu notre histoire : prenant les mœurs pour des préjugés, il a substitué des maximes à des peintures, une raison absolue à cette raison relative qui sort de la nature des choses, et qui forme le génie des siècles.

Ce même esprit, en examinant les hommes, ne les mesure que d'après ses règles : il les juge moins d'après leurs actions que d'après leurs opinions. II y a tels personnages auxquels il ne pardonne leurs vertus qu'en considération de leurs erreurs.

Ces réflexions ne sont point applicables à l'auteur de L'Essai sur la vie de M. de Malesherbes. M. le comte de Boissy d'Anglas se connaît en courage et en sentiments généreux. Il serait pourtant à désirer qu'il eût commencé son ouvrage par un morceau moins propre à réveiller l'esprit de parti. Pourquoi tous ces détails sur les souffrances des protestants ? Si c'est une instruction paternelle que l’auteur adresse à ses enfants, elle est trop longue [28] ; si c'est un traité historique, il est trop court. L'histoire veut surtout qu'on ne dissimule rien, et qu'une partie du tableau ne soit pas plongée dans l'ombre, tandis que l'autre reçoit exclusivement la lumière. M. le comte de Boissy d'Anglas gémit sur les proscriptions des calvinistes et les lois cruelles dont ils furent frappés. Il n'y a pas un honnête homme qui ne partage son indignation ; mais pourquoi ne dit-il pas que les protestants de Nîmes avaient égorgé deux fois les catholiques, une première fois en 1567, et une seconde fois en 1569, avant que les catholiques eussent, en 1572, massacré les protestants [29] ? Il s’élève contre L'Apologie de Louis XIV sur la révocation de L'édit de Nantes ; mais cette Apologie est pourtant un excellent morceau de critique historique. Si l'abbé de Caveyrac soutient que la journée de la Saint-Barthélemy fut moins sanglante qu'on ne l’a cru, c'est qu'heureusement ce fait est prouvé. Lorsque la Bibliothèque du Vatican était à Paris (trésor inappréciable auquel presque personne ne songeait), j'ai fait faire des recherches ; j'ai trouvé sur la journée de la Saint-Barthélemy les documents les plus précieux. Si la vérité doit se rencontrer quelque part, c'est sans doute dans des lettres écrites en chiffres aux souverains pontifes, et qui étaient condamnées à un secret éternel. Il résulte positivement de ces lettres que la Saint-Barthélemy ne fut point préméditée ; qu'elle ne fut que la conséquence soudaine de la blessure de l'amiral, et qu'elle n'enveloppa qu'un nombre de victimes, toujours beaucoup trop grand sans doute, mais au-dessous des supputations de quelques historiens passionnés. M. le comte de Boissy d'Anglas montre partout une sincère horreur pour les excès révolutionnaires : cependant, si son opinion était que l'on a exagéré le nombre des personnes sacrifiées, ne serait-il pas souverainement injuste de dire qu'il fait l'apologie du meurtre et du crime ?

Quant aux lois qui pesaient sur les protestants en France, étaient-elles plus rigoureuses que ces fameuses lois de découverte (laws of discovery) qui frappent encore aujourd'hui les catholiques en Irlande ? Par ces lois, les catholiques sont entièrement désarmés. Ils sont incapables d'acquérir des terres. Si un enfant abjure la religion catholique il hérite de tout le bien, quoiqu'il soit le plus jeune. Si le fils abjure sa religion, le père n'a aucun pouvoir sur son propre bien, mais il perçoit une pension sur ce bien, qui passe à son fils. Aucun catholique ne peut faire un bail pour plus de trente-et-un ans. Les prêtres qui célébreront la messe seront déportés, et s'ils reviennent, pendus. Si un catholique possède un cheval valant plus de cinq livres sterling il sera confisqué au profit du dénonciateur.

Que conclure de ces déplorables exemples ? Que partout on abuse de la force ; que partout, catholiques et protestants, lorsque les passions les animent, peuvent se servir des motifs les plus sacrés pour les actes les plus impies ; qu'enfin la religion et la philosophie ne sont pas toujours pratiquées par des saints et par des sages.

Au reste, ne jugeons point les hommes sur ce qu'ils ont dit, mais d'après ce qu'ils ont fait : voyons M. de Malesherbes sortir de sa retraite à l'âge de soixante-douze ans, pour venir offrir à l'ancien maître dont il était presque oublié, l'autorité de ses cheveux blancs et le vénérable appui de sa vieillesse. « Lorsque la pompe et la splendeur de Versailles, dit éloquemment M. de Boissy d'Anglas, étaient remplacées par l'obscurité de la tour du Temple, M. de Malesherbes put devenir, pour la troisième fois, le conseil de celui qui était sans couronne et dans les fers, de celui qui ne pouvait offrir à personne que la gloire de finir ses jours sur le même échafaud que lui. »

M. de Malesherbes écrivit au président de la Convention pour lui proposer de défendre le roi.

« Je ne vous demande point, lui dit-il dans sa lettre, de faire part à la Convention de mon offre, car je suis bien éloigné de me croire un personnage assez important pour qu'elle s'occupe de moi ; mais j'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était ambitionnée de tout le monde : je lui dois le même service, lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. »

Plutarque ne nous a rien transmis d'un héroïsme plus simple. Dans les âmes faites pour la vertu, la vertu est une action naturelle qui s'accomplit sans effort, comme les autres mouvements de la vie.

Louis XVI parut à la barre de la Convention le 26 décembre. M. de Sèze termina son plaidoyer par ces mots, qui sont restés dans la mémoire des hommes : « Louis vint au-devant des désirs du peuple par des sacrifices personnels sans nombre, et « cependant c'est au nom de ce même peuple qu'on demande aujourd'hui... Citoyens, je n'achève pas ; je m'arrête devant l'histoire. »

Ils ne se sont pas arrêtés devant l'histoire ! Ils l'ont bravée ! Auraient-ils pressenti qu'elle leur réservait la miséricorde de Louis XVIII ?

M. de Malesherbes vint à la Convention avec MM. de Sèze et Tronchet, pour appuyer la demande d'un sursis, d'un appel au peuple, et pour réclamer contre la manière dont les votes avaient été comptés. Il ne put prononcer que quelques paroles entrecoupées de sanglots. Il avait sollicité le sacrifice ; tout le poids du sacrifice retomba sur lui. II fut chargé d'annoncer au roi l'arrêt fatal. Ecoutons-le lui-même raconter cette scène dans la prison à M. Hue : « Je vois encore le roi (c'est M. de Malesherbes qui parle) ; il avait le dos tourné vers la porte, les coudes appuyés sur une table, et le visage couvert de sa main. Au bruit que je fis en entrant, il se leva » : « Depuis deux heures, me dit-il, je recherche en ma mémoire si, durant le cours de mon règne, j'ai donné volontairement à mes sujets quelque juste sujet de plainte contre moi ; je vous le jure en toute sincérité, je ne mérite de la part des François aucun reproche. »

M. de Malesherbes tomba aux pieds de son maître, et voulut lui annoncer son sort. « Il était étouffé par ses sanglots, dit Cléry, et il fut plusieurs moments sans pouvoir parler. Le roi le releva et le serra contre son sein avec affection. M. de Malesherbes lui apprit le décret de condamnation à la mort ; le roi ne fit aucun mouvement qui annonçât de la surprise ou de l'émotion : il ne parut affecté que de la douleur de ce respectable vieillard, et chercha même à le consoler. »

Les hommes vulgaires tombent et ne se relèvent plus sous le poids du malheur ; les grands hommes, tout chargés qu'ils sont d'adversités, marchent encore : de forts soldats portent légèrement une pesante armure. Après l'accomplissement du crime, le vénérable défenseur du roi se retira à Malesherbes : les bourreaux vinrent bientôt l'y chercher. Il fut enfermé dans la prison de Port-Royal avec presque tous les siens [30]. Son vertueux gendre, M. de Rosanbo, périt le premier. Ensuite, le plus intègre des magistrats parut lui-même devant les plus iniques des juges, avec sa fille, madame de Rosanbo, sa petite-fille, madame de Chateaubriand, femme de mon frère aîné, qui eut aussi les mêmes juges et le même échafaud : qu'on me pardonne cette vanité de famille. M. de Malesherbes est qualifié, dans son interrogatoire, de défenseur officieux de celui qui a régné sous le nom de Louis XVI. On lui demanda si quelqu'un s'était chargé de plaider sa cause ; il répondit par un seul mot : Non. Le tribunal lui nomma d'office un défenseur appelé Duchâteau. Ainsi, celui qui avait défendu volontairement Louis XVI ne trouva point de défenseur volontaire. Dans ces temps, où tout innocent était coupable, les avocats reculèrent devant cinquante années de vertus, comme, dans les jours de justice, ils refusent quelquefois de prêter leur ministère à de trop grands crimes. M. de Boissy d'Anglas dit que l'épouvante avait glacé tous les cœurs : tous, sans doute, excepté ceux des victimes.

L'homme de bien reçut son arrêt avec le calme le plus profond : on eût dit qu'il ne l'eût pas entendu, tant il y parut insensible ; mais il s'attendrit sur ses enfants, que frappait la même sentence. Il sortit de la prison pour aller à la mort, appuyé sur sa fille, madame de Rosanbo, qui était elle-même suivie de sa fille et de son gendre. Au moment où ce lugubre cortège allait franchir le guichet, madame de Rosanbo aperçut mademoiselle de Sombreuil, si fameuse par sa piété filiale. « Mademoiselle, lui dit-elle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père, je vais avoir celui de mourir avec le mien. »

M. de Malesherbes (je ne saurais mieux faire que de transcrire ici un passage de l'ouvrage de M. de Boissy d'Anglas), M. de Malesherbes avait vécu comme Socrate, il devait mourir comme lui. Mais sa mort fut plus douloureuse, puisque, ayant de cesser de vivre, il eut sous les yeux l'affreux spectacle de la mort d'une partie de sa famille, et qu'on différa son supplice pour en augmenter la cruauté.

Ainsi finit de servir sa patrie en même temps qu'il cessa de vivre, l'un des hommes les plus dignes de l'estime et de la vénération de ses contemporains et de l'avenir. On peut dire qu'il honora l'espèce humaine par ses hautes et constantes vertus, en même temps qu'il la fit aimer par le « charme de son caractère. »

L'éloge de M. de Malesherbes ne serait pas complet, si on n'y ajoutait les paroles du Testament de Louis XVI.

« Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et de Sèze de recevoir ici tous mes remerciements et l'expression de ma sensibilité pour tous les soins et les peines qu'ils se sont donnés pour moi. »

Pourquoi M. le comte de Boissy d'Anglas, qui a loué si dignement M. de Malesherbes, s'efforce-t-il de nier le changement qui s'était opéré dans quelques-unes des opinions de cet homme illustre ? Quelle si grande importance met-il à prouver que l'ami et le protecteur de Jean-Jacques Rousseau ne s'est jamais accusé d'avoir contribué, par ses idées, au malheur de la révolution ? Cet aveu rendrait-il à ses yeux l'homme moins grand, ou la révolution plus petite ? Pourquoi rejette-t-il les faits avancés par M. de Molleville et par M. Hue ? Pourquoi veut-il balancer, par son opinion étrangère, des traditions de famille ? J'ai moi-même entendu M. de Malesherbes, déplorant ses anciennes liaisons avec Condorcet, s'expliquer sur le compte de ce philosophe avec une véhémence qui m'empêche de répéter ici ses propres paroles. M. de Tocqueville, qui a épousé une autre petite fille de M. de Malesherbes, m'a raconté que cet homme admirable, la veille de sa mort, lui dit : « Mon ami, si vous avez des enfants, élevez-les pour en faire des chrétiens ; il n'y a que cela de bon. »

Ainsi, ce fidèle serviteur avait profité de la leçon de son auguste maître. Le roi captif, en le chargeant d'aller lui chercher un prêtre non assermenté, lui avait dit : « Mon ami, la religion console tout autrement que la philosophie. »

M. de Malesherbes ne manqua pas de consolations religieuses à ses derniers moments. Il y avait quelques prêtres, condamnés comme lui, sur le tombereau qui les conduisit au lieu de l'exécution. La tolérance philanthropique avait trouvé ce moyen de donner des confesseurs aux chrétiens qu'elle envoyait au supplice.

Mettons d'accord les deux opinions : que la philosophie réclame la première partie de la vie de M. de Malesherbes ; la religion se contentera de la dernière.

Quand M. le comte de Boissy d'Anglas affirme encore que M. de Malesherbes eût approuvé la loi des élections, cela paraît un peu extraordinaire : la loi des élections n'avait que faire ici. M. de Malesherbes est mort victime des opinions démocratiques : fouiller dans son tombeau pour y découvrit un suffrage favorable à ces opinions, ce n'est peut-être pas là qu'on pouvait espérer le trouver. S'il n'était oiseux de rechercher ce qu'eut été M. de Malesherbes, en supposant qu'il eût vécu jusqu'à la restauration, j'aurais sur ce point des idées bien différentes de celles de M. Boissy d'Anglas. Il y a deux modérations : l'une est de l'impuissance, l'autre est de la force : avec la première on ne peut marcher ; avec la seconde on s'arrête quand on veut : avec l'une tout fait peur ; avec l'autre on est sans crainte. M. de Malesherbes possédait cette dernière et précieuse modération. II n'aurait jamais été retenu par le cri éternel des médiocres et des pusillanimes : « Vous allez trop loin. » II eût donc été un ardent et zélé royaliste. Il eût voté, comme son collègue M. de Sèze, contre la loi des élections ; les principes ministériels lui auraient paru funestes, et, rangé par cette raison dans la classe des exclusifs, il eût grossi la liste des destitués pour services rendus à la cause royale.

M. de Malesherbes fut un homme à part au milieu de son siècle. Ce siècle, précédé des grandeurs de Louis XIV et suivi des crimes de la révolution, disparaît comme écrasé entre ses pères et ses fils. Le règne de Louis XV est l'époque la plus misérable de notre histoire : quand on en cherche les personnages, on est réduit à fouiller les antichambres de M. le duc de Choiseul, ou les salons de madame d'Épinay et de madame Geoffrin. La société entière se décomposait : les hommes d'état devenaient des gens de lettres, les gens de lettres des hommes d'état, les grands seigneurs des banquiers, et les fermiers généraux de grands seigneurs. Les modes étaient aussi ridicules que les arts étaient de mauvais goût ; et l'on peignait des bergères en paniers dans les salons où les colonels brodaient au tambour. Et comme pourtant ce peuple français ne peut jamais être tout-à-fait obscur, il gagnait encore la bataille de Fontenoy, pour empêcher la prescription contre la gloire, et Montesquieu, Voltaire, Buffon et Rousseau écrivaient pour maintenir nos droits au génie.

Notre célébrité se réfugia particulièrement dans les lettres ; mais il en résulta un autre mal. Les auteurs pullulèrent ; on devint fameux avec un gros dictionnaire ou avec un quatrain dans L'Almanach des Muses ; Dorât et Diderot eurent leur culte. Les poètes chantaient le temps des cinq maîtresses, et détruisaient les mœurs ; les philosophes bâtissaient L'Encyclopédie et démolissaient la France.

Toutefois, des figures respectables se montraient dans les arrière-plans du tableau. Elles appartenaient presque toutes à l'ancienne magistrature. Quelques unes de nos familles de robe retraçaient, par la naïveté de leurs mœurs, ces temps où Henri III, venant visiter le président de Thou, s'asseyait, faute de chaise, sur un coffre. M. de Malesherbes conservait la science, la probité, la bonhomie et la bonne humeur des anciens jours. On raconte mille traits de sa distraction et de sa simplicité. Il riait souvent ! Son visage était aussi gai que sa conscience était sereine. Au premier abord, on aurait pu le prendre pour un homme commun, mais on découvrit bientôt en lui une haute distinction : la vertu porte écrite sur son front la noblesse de sa race. Ce qui prouve le charme et la supériorité de M. de Malesherbes, c'est qu'il conserva ses amis dans les jours de ses succès. Or, le plus grand effort de l'amitié n'est pas de partager nos infortunes, c'est de nous pardonner nos prospérités. Si M. de Malesherbes ne fit que passer dans les affaires, c'est qu'on ne parvient point au pouvoir avec une réputation faite, ou que du moins on n'y reste pas longtemps. Il n'y a que la médiocrité ou le mérite inconnu qui puissent monter et rester aux premières places.

Deux mots échappés à M. de Malesherbes peignent admirablement sa magnanimité. Lorsque le roi fut conduit à la Convention, M. de Malesherbes ne lui parlait qu'en l'appelant Sire et Votre Majesté. Treilhard l'entendit, et s'écria furieux : « Qui vous rend si hardi de prononcer ici des mots que la Convention a proscrits ? »

« Mon mépris pour vous et pour la vie, » répondit M. de Malesherbes.

Le roi demandait un jour à son vieil ami comment il pouvait récompenser MM. de Sèze et Tronchet ? J'ai songé à leur faire un legs, disait l'infortuné monarque, mais le paierait-on ? »

« II est payé, sire, répondit M. de Malesherbes, vous les avez choisis pour défenseurs. »
Dans ma jeunesse, j'avais formé le projet de découvrir par terre, au nord de l'Amérique septentrionale, le passage qui établit la communication entre le détroit de Behring et les mers du Groenland. M. de Malesherbes, confident de ce projet, l'adoptait avec toute la chaleur de son caractère. Je me souviens encore de nos longues dissertations géographiques. Que de choses il me recommandait ! Que de plantes je devais lui rapporter pour son jardin de Malesherbes ! Je n'ai pas eu le bonheur de l'orner, ce jardin, où l'on voyait :

Un vieillard tout semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les rois, homme approchant des dieux,
Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.

Mais les beaux cèdres que ce vieillard a plantés, et qui ont grandi comme sa renommée, sont aujourd'hui religieusement cultivés par mon neveu, son filleul et son arrière-petit-fils. C'est avec un plaisir mêlé d'un juste orgueil que je trouve ainsi mon nom uni, dans la retraite d'un sage, au nom de M. de Malesherbes. Si, comme ce nom immortel, le mien ne représente pas la gloire, comme ce même nom du moins il rappellera la fidélité. (pp. 262-267)

Article Malesherbes
dans le dictionnaire de Michaud.


MALESHERBES (Chrétien-Guillaume de Lamoignon de), ministre et dernier conseil de Louis XVI, né à Paris le 6 décembre 1721, d'une ancienne famille de magistrature, était petit-fils du célèbre avocat général Lamoignon (V. Lamoignon, XXIII, 304). II fut élevé chez les jésuites, où le P.Porée lui donna des leçons qui ne s'effacèrent jamais de sa mémoire. Ses facultés morales furent lentes à se développer ; mais les connaissances qu'il acquit, n'en devinrent que plus solides. Après une étude approfondie de l'histoire et (De la jurisprudence, il fut mis sous la direction de l'abbé Pucelle, qui lui enseigna le droit public, et lui inspira, pour les fonctions et l'autorité des parlements, tout le zèle dont il était lui-même pénétré. Nommé ensuite substitut du procureur général, Malesherbes se distingua dans cet emploi, qui a toujours été l'école des jeunes magistrats. A l'âge de vingt-quatre ans, il fut reçu conseiller au parlement ; et dans les loisirs que lui laissaient les devoirs de celte charge, il suivit le cours de botanique de Jussieu. Mêlé dans la foule des étudiants, il mettait son bonheur à être ignoré ; et dès que le hasard l'eut fait connaître, il cessa d'assister aux leçons. En 1750, il succéda, dans la présidence de la cour des aides, à son père, Guillaume de Lamoignon, devenu chancelier, et fut chargé en même temps de la direction de la librairie. Parvenu ainsi, dès l'âge de trente ans, à des fonctions d'une grande importance, et peut-être les plus difficiles dans les circonstances où se trouvait le royaume, ses vertus et sa ferme résolution de faire le bien l'empêchèrent d'en être effrayé. Comme magistrat, comme président d'une cour souveraine, il avait à rendre la justice aux citoyens et à les protéger contre les abus du pouvoir : comme directeur de la Librairie, il devait, au contraire, défendre le pouvoir contre cet esprit d'innovation et de réforme, qui, sous prétexte d'améliorations et de perfectionnements, menaçait la monarchie dans ses bases. Pour remplir le premier de ces devoirs, il fit tout ce que l'on pouvait attendre de son dévouement au bonheur du peuple, et de son aversion pour le despotisme et l'arbitraire : quant au second, il a dit lui-même qu'un magistrat accoutumé à résister au gouvernement et à lutter contre les abus de l'administration, était peu propre à des fonctions ministérielles, et qu'on avait tort de les lui confier. En sa qualité de président de la cour des aides, il parvint à soustraire un grand nombre de victimes aux poursuites des financiers, entre autres l'infortuné Monnerat, qui, par une méprise, était resté pendant deux ans dans les cachots de Bicêtre. C'est dans la remontrance qu'il fit en sa faveur, qu'on lit cette phrase si remarquable : « Personne n'est assez grand pour être à l'abri de la haine d'un ministre, ni assez petit pour n'être pas digne de celle d'un commis des fermes. » Les efforts que Malesherbes fit encore, comme chef d'une des premières cours de justice, pour s'opposer à l'établissement de nouveaux impôts, ne seraient pas moins dignes de nos éloges, si la chaleur de son zèle ne l'avait pas quelquefois entraîné au-delà des bornes, et si, par une telle conduite, il n'avait pas secondé les attaques d'un parti qui, dès lors, commençait à ébranler le trône, et qui plus tard est parvenu à le renverser. « On a donc persuadé à votre Majesté, disait-il à Louis XV, dans ses Remontrances de 1770, que c'était par la terreur qu'il fallait régner sur les ministres de la justice. Quand on veut faire servir la puissance à satisfaire les passions particulières, on menace de l'autorité ceux qui gémissent déjà sous l'injustice, et on les réduit à l'alternative de faire des actes qui puissent être imputés à désobéissance, ou de souffrir à la fois l'outrage et l'oppression...»

Si l'on considère que de telles représentations s'adressaient à l'un de nos meilleurs rois, qu'elles lui étaient faites sur la fin d'un règne qui, s'il n'est pas le plus glorieux de notre histoire, est du moins relui où nos pères ont joui du bonheur le plus long et le moins interrompu, il est difficile de ne pas s'affliger des écarts où un homme de bien peut être conduit. Toutes les opérations de la cour des aides, pendant vingt-cinq ans que Malesherbes la présida, ont été réunies dans un gros volume in-4°.. sous le titre de Mémoires pour servir à l’Histoire du droit public de la France, en matière d'impôts, ou Recueil de ce qui s'est passé de plus intéressant à la cour des aides, depuis 1746 jusqu'en 1775, Bruxelles (Paris), 1779. L'une des affaires les plus remarquables qui sont rapportées dans ce recueil, est celle du malheureux Varenne, qui perdît sa charge de greffier des états de Bourgogne pour avoir composé une brochure contre le parlement (Voyez Varenne). C'était dans le temps même où Malesherbes, comme président de la cour des aides, poursuivait avec une extrême chaleur cet auteur d'un écrit fait sous la protection du roi, qu'en sa qualité de directeur de la librairie il laissait publier et protégeait même de son autorité et de ses conseils les ouvrages les plus contraires à la religion et à l'autorité royale. Les louanges que lui ont prodiguées Rousseau, Voltaire, Grimm et tous les chefs du parti philosophique, ne laissent aucun doute sur ce point.

« Il favorisait, dit ce dernier, avec la plus grande indulgence l'impression et le débit des ouvrages les plus hardis. Sans lui l'Encyclopédie n'eût vraisemblablement jamais osé paraître. » Si l’on en croit Delisle de Sales, il prenait lui-même la peine d'indiquer aux philosophes les moyens d’éluder la rigueur des lois. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce fut par lui que les libraires firent entrer en France une foule de livres qui n'avaient été imprimés dans l'étranger que parce que la censure n'avait pas permis qu'ils le fussent dans le royaume. Malesherbes conserva cette direction jusqu'en 1768, pendant tout le temps que son père garda les sceaux. La Cour des aides n'ayant pas été comprise dans la suppression des parlements en 1771, il continua de s'y montrer le zélé défenseur des prérogatives parlementaires ; et ce fut alors qu'il composa ces célèbres Remontrances du 18 février 1771 qui furent lues avec tant d'empressement par un public avide de nouveautés et d'agitation. II est cependant probable que tout le monde ne les jugea pas de la même manière (V. Maupeou). Voltaire lui-même écrivit à Mme du Deffant : « Je n'ai pas approuvé quelques Remontrances qui m’ont paru trop dures. Il me semble qu'on doit parler à son souverain d’une manière un peu plus honnête ».

On trouve dans ces Remontrances quelques-uns des principes, et jusqu'aux expressions que proclamèrent plus tard les destructeurs de la monarchie ; elles sont terminées par une demande positive des États-généraux. La cour que présidait Malesherbes, ne s'en tint pas, dans cette circonstance, à des représentations : elle protesta formellement contre la suppression des anciens parlements, déclarant qu'elle ne reconnaissait point les nouveaux. Il était difficile qu'une telle conduite fût tolérée par le ministère qui venait de faire subir à toutes les cours du royaume une si grande révolution. Malesherbes fut exilé dans sa terre ; peu de temps après, la cour des aides fut elle-même supprimée, et le maréchal de Richelieu vint la dissoudre au nom du roi. Cette suppression l'affligea plus que n'avait pu le faire sa propre disgrâce ; et sa douleur s'accrut encore lorsqu'il vit beaucoup de membres de sa compagnie entrer dans le nouveau parlement. Ceux qui refusèrent d'en faire partie, éprouvèrent le même sort que leur président ; et Malesherbes eut du moins la consolation de leur offrir un asile dans sa retraite. Son exil fut si rigoureux, qu'on ne lui permit pas de rester à Paris plus de trois jours, lorsque son père y mourut en 1772. Mais les anciens parlements furent rétablis après la mort de Louis XV ; et cette importante décision fut la première concession que les clameurs publiques arrachèrent à la faiblesse de son successeur. Après quatre ans d'exil, Malesherbes reparut à la tête de la cour des aides, et ce retour fut pour lui un véritable triomphe. Sa popularité devint excessive ; et, comme le dit Gaillard, son historien et son ami, il était alors l'amour et les délices de la nation. Ce fut dans l'enivrement d'une telle faveur qu'il reprit avec un nouveau zèle et une conviction encore plus entière son système de réforme et de résistance au pouvoir royal. Après quelques remerciements au nouveau monarque, et lorsqu'il l'eut surtout fortement encouragé dans un pareil début, il lui présenta ses Remontrances de 1774, où, selon les expressions de son panégyriste Dubois, il réunit tous les moyens de sa raison et de son éloquence pour abattre le despotisme et pour appeler les regards de la nation sur ses droits imprescriptibles. Apres avoir mis sous les yeux de Louis XVI un tableau effrayant du royaume, Malesherbes lui dit : Le droit d'administrer ses affaires appartient à chaque corps, à chaque communauté : c'est le droit naturel, et le droit de la raison... Depuis que des ministres si puissants se sont fait un principe politique de ne point laisser convoquer d’assemblée nationale, on en est venu jusqu'à déclarer nulles les a délibérations d'un village ; on a introduit en France un gouvernement plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale.

Enfin, s’adressant au roi, il lui déclara positivement que « le moyen le plus sûr, le plus naturel et le plus conforme à la constitution, était d'entendre la nation elle-même ». C'était à l'occasion d'un faible déficit que Malesherbes s'exprimait ainsi. Sa cour se refusa aux moyens proposés pour le remplir ; et les embarras du monarque, qui ne voulait point user de violence, ne firent qu’augmenter ; mais les cours souveraines acquirent une grande popularité. Il n'y avait pas alors d'autre moyen d'en obtenir ; et ce qui est plus étonnant, c'est que c'était aussi le moyen de parvenir au ministère. Louis XVI était, comme Malesherbes, possédé de l'amour du bien public ; et, comme lui, se livrant à de trompeuses illusions, il ne pensait qu'à affaiblir son pouvoir lorsqu'il aurait dû le rendre plus fort, et à faire des concessions volontaires, lorsqu'on voulait tout lui enlever par la violence et l'usurpation. Déjà il n'était plus le maitre du choix de ses ministres. Turgot et Malesherbes lui furent indiqués par le public, et il les accepta l'un et l'autre comme un gage de réconciliation. Malesherbes résista d'abord ; et ce ne fut que par un ordre positif qu'il se chargea du département de Paris et de la maison du roi, auquel la police du royaume était attachée. Dès qu'il fut entré au ministère, on ne le vit occupé, comme on avait dû s'y attendre, que de tempérer les rigueurs du pouvoir, et même trop souvent d’en affaiblir les ressorts nécessaires. Il fit sortir de prison quelques malheureux qui y étaient détenus injustement, et un plus grand nombre de fous et de misérables qui ne pouvaient pas exister ailleurs. Voulant ensuite rendre pour toujours impossibles les détentions illégales, il demanda avec beaucoup d'instance la suppression des lettres de cachet, dont on avait fort abusé dans les dernières années du règne de Louis XV mais ne se flattant pas d'obtenir encore une aussi importante décision, il créa un tribunal de famille pour juger les cas où ce moyen rigoureux devait être employé. La théorie de cet établissement est expliquée dans deux de ses Mémoires, l'un sur les arrêts de surséance, et les sauf conduits, l'autre, l'autre sur les ordres donnés au nom du roi. On trouve dans ce dernier un rapprochement très instructif sur la police de Londres, d'Amsterdam et de Paris. Malesherbes a composé ainsi, à différentes époques, sur divers objets de politique et d'administration, beaucoup de Mémoires, dont on a publié une partir, mais dont le plus grand nombre reste dispersé en manuscrit. Tous sont remarquables par la clarté, l'élégance du style, par la variété des connaissances, et surtout par la pureté des vues ; mais tous sont également empreints de cette manie de l'innovation, de ce délire de perfectionnement qui fut la maladie de cette époque. Laharpe a dit que c'étaient des modèles de bon goût dans un siècle de phrases, comme des monuments de vertu dans un siècle de corruption. Mais Laharpe a reconnu plus tard, ainsi que Malesherbes, combien ces monuments de vertu pouvaient amener de funestes résultats. Le Mémoire de Malesherbes le plus digne de fixer l'attention, est peut-être celui qu'il composa sur la nécessité de diminuer les dépenses. Comme dans tous les autres, il y revient sans cesse à des réformes dangereuses, et à des suppressions impossibles mais si l'on est affligé de l'y voir accuser à chaque page l'administration la plus douce et la plus tolérante que nous ayons eue, il serait du moins bien difficile de méconnaître ses bonnes intentions, lorsqu'il termine cet écrit en exigeant qu'on le tienne secret, « parce que, s'il peut produire quelques fruits, il faut que ce soit au roi seul qu'on les attribue ; et si l’on ne peut convaincre le roi des vérités qui y sont contenues, il ne faut pas qu'on sache qu'elles lui ont été présentées ».

Le premier ministère de Malesherbes ne dura que neuf mois ; il donna sa démission le 12 mai 1776, lors du renvoi de Turgot, dont il avait embrassé le système avec trop d'ardeur pour ne pas se retirer avec lui. Le roi fit de vains efforts pour le retenir ; et le trouvant inébranlable dans sa résolution, ce bon prince lui dit : Vous êtes plus heureux que moi ; vous pouvez abdiquer.

 Louis XVI n'en était qu'à la seconde année de son règne ! Malesherbes alla vivre dans la retraite ; et il reprit ses travaux littéraires, avec ses études de la nature, trop longtemps abandonnées pour des occupations moins conformes à ses goûts. Sa passion pour les lettres, et ses rapports avec ceux qui les cultivaient, les nombreux services qu'il leur avait rendus, et les éloges que ceux-ci lui avaient prodigués, tout avait concouru à lui donner une grande réputation. Déjà il était devenu membre honoraire de l'académie des sciences, en 1750, et de celle des inscriptions, en 1759. L'académie française lui ouvrit ses portes, en janvier 1775. Jusqu'alors Fontenelle, seul, avait obtenu tous ces honneurs : Malesherbes fut le second ; et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'il parvint à l'académie française sans avoir publié aucun écrit purement littéraire, et, comme il le dit lui-même, par une sorte d'acclamation. Une circonstance de sa réception assez remarquable ; c'est que, dans son discours, il ne fit pas au directeur un compliment qu'il paraissait naturel de lui adresser. L'abbé de Radonvilliers, qui le recevait, avait été son maître chez les jésuites : c'était bien l'occasion de le remercier de ses soins ; mais cet abbé était alors du petit nombre d'hommes sensés qui connaissaient le danger des opinions philosophiques : il n'avait pas approuvé la conduite de Malesherbes dans la révolution des parlements ; et, à son tour, il évita de louer le président de la cour des aides sur ce qui avait le plus contribué à le faire entrer à l'académie. Un mois avant d'être appelé au conseil du roi, Malesherbes avait donné sa démission de premier président ; ainsi, après sa retraite du ministère, il se trouva dans la plus parfaite liberté. Ce fut certainement l'époque la plus heureuse de sa vie. Dépourvu de toute ambition, ce n'était que comme un fardeau qu'il avait accepté des fonctions publiques ; il les quitta sans regret, et dès lors tous ses moments furent consacrés à l'étude et à la société des savants et des gens de lettres. C'est dans ce temps-là qu'il composa, en faveur des protestants, les deux Mémoires qui contribuèrent si efficacement à leur faire accorder un état civil par Louis XVI. Il s'occupa aussi, dans les mêmes intentions de tolérance et de philanthropie, d'un travail considérable sur les Juifs ; mais son manuscrit n'a pu se retrouver. Malesherbes se délassait des travaux qu'exigeaient ces compositions, par le soin de ses jardins, où il avait rassemblé un grand nombre d'arbres exotiques [31].

Il entretenait aussi alors avec J-J, Rousseau une correspondance sur la botanique. Mais de telles occupations ne suffirent pas longtemps à l'activité de son esprit, ni à son avidité de nouvelles connaissances. Dans l'impatience où il était d'apprendre et de tout voir par lui-même, il se mit à voyager ; et ce fut à pied, dans le costume le plus simple, sous le nom de M. Guillaume, qu'il parcourut la France, la Suisse et la Hollande, observant la nature, les mœurs et l'esprit des peuples. Il mettait surtout le plus grand soin à ne pas être connu ; mais comme il était alors au plus haut point de la faveur publique, et que toutes les bouches répétaient incessamment son éloge, il lui arriva souvent de s'entendre louer de la manière la moins suspecte. On raconte que, dans plusieurs occasions, trahi par sa modestie et par la froideur avec laquelle il avait parlé de lui-même, il fut obligé de se nommer pour qu'on excusât sa réserve. Pendant ce temps, les troubles et le désordre public n'avaient fait qu'augmenter, et l'orage semblait près d’éclater, lorsque Malesherbes revint dans son habitation champêtre. Louis XVI, et ses inhabiles ministres, ne sachant rien opposer à la tempête, crurent qu'en plaçant auprès d'eux un homme qui, après dix ans de retraite, conservait encore une grande popularité, ils s'environneraient eux-mêmes de la faveur publique. Tels furent les motifs qui firent appeler Malesherbes au conseil du roi, pour la seconde fois, en 1787, peu de temps après l'assemblée des notables. Comme on n'avait voulu que se couvrir de la faveur de son nom, on ne lui confia aucun pouvoir ; et 1es avis qu'il donna furent à peine écoutés.

Désespéré de la nullité dans laquelle on le laissait, lorsqu'il s'était flatté de sauver la monarchie, il demanda encore sa retraite, et l'obtint peu de temps avant la convocation des états généraux. La rapidité et l'importance des événements qui se succédèrent, le firent bientôt oublier ; et il est permis aujourd’hui de croire que ses plans et ses opinions étaient alors peu propres à tirer Louis XVI des embarras où l'avaient plongé son indécision et son empressement à se dépouiller de son autorité. Toute espèce de doute cesserait même à cet égard, s'il était possible d'ajouter foi aux assertions de Dubois, qui, ayant persisté dans les opinions dont Malesherbes a fini par reconnaître les dangers, semble avoir pris à tâche d'établir son panégyrique sur des faits qui, s'ils étaient vrais, ne pourraient que dégrader un aussi beau caractère. Peut-on croire, par exemple, que Malesherbes ait poussé l’aveuglement, jusqu'à remettre à Louis XVI, dans le mois de décembre 1792, à la prison du Temple, un Mémoire dont la lecture n'aurait alors causé à ce malheureux prince qu'un repentir inutile ? Comment, en de telles circonstances, aurait-il osé blâmer le monarque de n'avoir pas fait assez de concessions, de n’être pas allé assez franchement au-devant des vœux de la nation, en se hâtant de convoquer une assemblée, la plus nationale qui eût jamais existé, en lui donnant une constitution ; enfin, en renonçant à son pouvoir absolu, afin d’avoir aux yeux de l’Europe, et de la postérité toute la gloire du sacrifice...

S'il était permis de supposer qu'au moment où Malesherbes voyait la France accablée de tant de maux par la chute du pouvoir royal, au moment où Louis XVI allait monter à l'échafaud pour s'être livré sans défense à ses ennemis, si l'on pouvait, dis-je, supposer que, même alors, le bandeau qui avait couvert ses yeux n'était pas encore déchiré ; comment admettre que celui qui chérissait Louis XVI au point de lui sacrifier sa vie, n'eût pas craint de l'affliger par des regrets inutiles ? Comment croire que le bon, le sensible Malesherbes fût capable d'une telle inconvenance ? Ne voit-on pas au contraire que dans leur plaidoyer les défenseurs insistèrent principalement sur l'empressement avec lequel Louis avait fait, dès le commencement de son règne, le sacrifice de son autorité ? Après son second ministère, Malesherbes était retourné dans sa solitude, et il y vivait en paix au sein d'une famille qui le chérissait, lorsque l'effroi qu’inspirèrent les premiers crimes de la révolution se répandit sur tous les points de la France. Ce ne fut pas pour lui que Malesherbes conçut alors des alarmes ; ce fut pour ses amis, pour ses enfants, et surtout pour son roi, qu'il chérissait si tendrement ; pour son roi dont il avait si bien apprécié les bonnes intentions. Dès qu’il fut question du procès de Louis XVI, Malesherbes s'occupa de rédiger des mémoires ; et dès lors il se voua tout entier à sa défense. Le 13 décembre 1792, il écrivit au président de la Convention : « J'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde ; je lui dois le même service, lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. »

Cette fonction était en effet très périlleuse ; et parmi les hommes qui avaient le plus contribué à placer le monarque dans cette affreuse position, l'un de ceux qui devaient saisir avec le plus d'empressement cette occasion d'effacer leurs torts, n'eut pas le courage de l'accepter (V. Target). MM. Desèze et Tronchet se réunirent à Malesherbes ; et tous trois furent pendant plus d'un mois uniquement occupés du salut de Louis XVI. Dévoués sans réserve à une aussi glorieuse mission, ils ne songèrent pas aux périls dont ils étaient eux-mêmes environnés. Tout ce que peuvent les conseils de la sagesse et de l'expérience, les efforts de l’éloquence, le dévouement le plus absolu, fut successivement mis en usage ; et certes de tels hommes étaient dignes de sauver leur roi, si sa condamnation n'eût pas été prononcée d'avance. Malesherbes ne fut pas seulement le défenseur de Louis XVI : il fut encore son consolateur et son ami. A l'âge de plus de soixante-dix ans sa belle âme n'avait rien perdu de son énergie ; il allait à la prison tous les matins, faisait lui-même les commissions du roi, l'informait de tout ce qui se passait, et revenait le soir pour régler sa défense. Lorsque le fatal arrêt fut prononcé, Malesherbes se chargea de lui annoncer cette terrible nouvelle. En entrant dans la prison, il tomba aux pieds de son maître, et celui-ci fut obligé de le consoler. Le lendemain il revint à la barre de la Convention pour demander l'appel au peuple, et réclamer contre la manière dont les voix avaient été comptées. Ses larmes et ses sanglots ne lui permirent pas d'achever son discours ; on refusa de remettre la décision au lendemain : la mort dans les vingt-quatre heures, fut toute la réponse qu'on lui fit ; et il fut encore obligé de la porter au malheureux prince...

On peut voir, à l'article Louis XVI, où l'on a cité le journal que Malesherbes a laissé de ce mémorable procès, tous les soins qu'il prit pour adoucir les maux du roi-martyr : on y verra aussi toutes les douleurs qu'il supporta lui-même. Le jour où l'attentat fut consommé, il eut avec l'abbé de Firmont, une longue conversation. Ce digne ecclésiastique descendait de l'échafaud où il avait assisté Louis XVI ; il était encore couvert de son sang lorsqu'il porta à Malesherbes ses derniers ordres et ses dernières paroles. Au récit des circonstances qui avaient accompagné cette mort héroïque, le vénérable vieillard se répandit en invectives contre les, auteurs de la révolution, et il s'accusa lui-même d'avoir concouru à leurs funestes projets.

« Les scélérats, dit-il, l'ont donc fait périr !... Et c'est au nom de la nation !... Son plus grand tort est de nous avoir trop aimés... de s'être trop considéré comme notre père, et pas assez comme notre roi ; d'avoir attaché son bonheur à nous rendre plus heureux que nous n'étions susceptibles de l'être… C'est surtout cette fausse philosophie dont j'ai moi-même à me reprocher d'avoir été la dupe, qui a creusé l'abîme effroyable qui nous dévorera tous ; c'est elle qui, par une magie inconcevable, a fasciné les yeux de la nation, au point de lui faire sacrifier au fantôme, au seul mot de liberté politique, la liberté sociale dont elle jouissait avec plus d'étendue qu'aucune autre nation... Les monstres... avec quelle cruauté basse et féroce ils l'ont traité !. » (V. Firmont, XIV, 562.)

Des hommes qui ont partagé les erreurs de Malesherbes, mais qui n'ont pas eu, comme lui, le bonheur ou la bonne foi de les reconnaître, ont cherché à élever des doutes sur cette rétractation. Nous ne leur répondrons qu'en rappelant les vertus de l'abbé de Firmont, et celles de Malesherbes lui-même. C'est au petit nombre d'individus encore vivants qui ont entendu ce respectable vieillard, dans le court intervalle qui sépara son supplice de celui de Louis XVI, qu'il appartient de révéler ce que furent alors ses pensées. Dubois, eut cet avantage : mais il n'en dit pas un mot ; et pour ceux qui connaissent l'esprit et le but de sa Notice, cette réticence est un témoignage en faveur de la rétractation. Dès le début des États-généraux, Malesherbes blâma leur conduite ; et le 24 juillet 1790, il écrivait au président Rolland :

« Hélas ! Monsieur, j'ai fait depuis deux ans, bien des travaux sur les matières de mon ressort, que je prévoyais qui seraient agitées à l’Assemblée nationale. Je me suis bien gardé de les produire, quand j'ai vu comme tout se faisait. Dans le temps des violentes passions, il faut bien se garder de faire parler la raison. On nuirait à la raison même ; car les enthousiastes exciteraient le peuple contre les mêmes vérités, qui, dans un autre temps, seraient reçues avec l'approbation générale. »

On trouve encore dans différents écrits d'autres preuves que Malesherbes avait reconnu ses erreurs que nous nous bornerons à citer cette phrase de lui, qui a été rapportée par Hue, avec lequel il se trouva en prison peu de temps avant sa mort : « Pour faire un bon ministre, l'instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et moi, nous en avons été la preuve. Notre science, était toute dans les livres ; nous n'avions aucune connaissance des hommes ».

Après la mort de Louis XVI, Malesherbes vécut a la campagne aussi paisiblement qu'il était possible à une pareille époque. Occupé d'agriculture et de soins de bienfaisance, il cherchait vainement des consolations aux maux de sa patrie, lorsque dans les premiers jours de décembre I793, trois membres d'un comité révolutionnaire de Paris, suivis d'une nombreuse escorte, vinrent enlever sa fille aînée et son gendre, M. de Rosanbo. Il resta seul avec ses petits-enfants ; et l'on crut un instant, que son âge et ses vertus seraient respectés : mais, dès le lendemain, de nouveaux sbires parurent, et ils l'emmenèrent avec le reste de ses enfants, malgré les pleurs et les protestations des habitants de Malesherbes, qui demandèrent tous à être garants de ses vertus et de son innocence. Ses vœux se bornèrent alors à se trouver réuni dans la même prison que sa famille ; mais on ne lui donna pas cette consolation : il fut incarcéré aux Madelonettes, avec un seul de ses petits-fils, M. Louis de Rosanbo. Ses autres enfants restèrent dispersés dans différentes prisons ; et ce ne fut qu'un mois plus tard qu'ils obtinrent d'être réunis à leur père dans celle de Port-Libre (Port-Royal). Les malheurs de Malesherbes semblèrent alors s'adoucir. Oubliant ses propres dangers, il ne s'occupa que de ceux qui menaçaient les siens, surtout son gendre, le président de Rosanbo, qu'il affectionnait d'une manière toute particulière. Il rédigea pour lui, avec le plus grand soin, un mémoire justificatif ; et il le fit remettre aux juges, avec une confiance qui prouve que sa destinée était de s'abuser sur la perversité humaine jusqu'aux derniers moments de sa vie. Ce mémoire était à peine distribué, que les bourreaux vinrent chercher l'infortuné Rosanbo. Malesherbes eut la douleur de le voir conduire à l'échafaud ; et cette douleur ne fut que le commencement de son propre supplice : peu de jours après, il eut le même sort avec sa fille, sa petite-fille, et le jeune époux de celle-ci, M. de Chateaubriand l'aîné. Amené devant le tribunal révolutionnaire, on lui demanda s'il avait un défenseur ; il répondit par le sourire du mépris, et on lui nomma d’office un sieur Duchâteau. Ce tribunal de sang daigna à peine entendre celui qui avait été si longtemps l'oracle de la justice, celui par qui tant de victimes avaient été sauvées ! Il était, au reste, alors bien persuadé lui-même de l'inutilité de toute espèce de défense ; et lorsqu'on, lui remit l'acte d'accusation où il était prévenu d'avoir conspiré contre l’unité de la république, il le rejeta avec dédain, en disant : Encore si cela avait le sens commun ! On avait enveloppé dans ce même acte trente personnes, les plus éloignées et les plus distinctes par l'âge, parle sexe, par le rang et les opinions ! Chapelier, d’Eprémenil, Thouret, des femmes, des enfants, qui ne s'étaient jamais vus, furent compris dans le même arrêt, et entassés dans les mêmes charrettes. Malesherbes entendit cet arrêt sans effroi ; et il marcha à la mort avec un calme, une sérénité, qui ne peut être comparée qu'à celle de Socrate. Cette gaîté douce et spirituelle qui avait fait le charme de sa vie, ne l'abandonna pas même dans ce terrible instant. Son pied ayant rencontré une pierre, lorsqu'il traversait la cour du Palais, les mains liées derrière le dos, il dit à son voisin : Voilà qui est d'un fâcheux augure ; à ma place un Romain serait rentré. Mme de Rosanbo ne fut pas moins calme, ni moins résignée : lorsqu'elle embrassa, en sortant de sa prison, Mlle de Sombreuil, qui avait montré un si grand courage aux massacres de septembre, elle lui dit : Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père ; je vais avoir celui de mourir avec le mien. Malesherbes eut encore la douleur de voir immoler avant lui cette fille qu'il aimait si tendrement, et qui elle-même vit trancher la tête de ses enfants. Il périt le dernier de tous, à l'âge de soixante-douze ans, le 22 avril 1794. On peut reprocher à Malesherbes de grandes erreurs ; mais toutes curent leur source dans cet amour du bien qu'il porta jusqu'à la passion. Et d'ailleurs, il ne les a pas seulement expiées par une mort glorieuse ; il les a encore reconnues, il les a déplorées avec amertume et dans toute la franchise de son caractère. Quoique très laborieux, et livré toujours à des occupations importantes, il aimait la société, et s'y montrait fort aimable. Étranger à toute aliénation comme à toute rigidité, il était naturel, et simplement simple, comme a dit de lui Mme. Geoffrin ; mais cette simplicité, souvent vive et spirituelle, laissait percer sa supériorité. L'activité de son imagination, la richesse de sa mémoire, sa gaité, tout, jusqu'à ses fréquentes distractions, donnait à sa conversation un charme inexprimable. Une souscription a été ouverte en 1819, pour lui élever un monument ; et de toutes parts on s'est fait inscrire sur une liste où sont les noms des plus grands souverains.

On a déjà beaucoup écrit sur Malesherbes ; et les hommes de toutes les opinions se sont accordés pour faire son éloge : mais, comme on vient de le voir, tous ne l'ont pas loué de la même manière. Nous avons fait connaître la Notice de Dubois, dont la troisième édition est de 1806 (V. Dubois, XII, 81). Gaillard a publié, en 1805, une Vie ou Éloge historique de Malesherbes, qui fournit moins de détails, mais où l'homme dont il fut pendant cinquante ans l'ami est présenté avec plus de vérité et d'exactitude. L'écrit intitulé Malesherbes, par de Lisle de Sales, est, comme toutes les productions de cet auteur, un éloge emphatique et un assemblage diffus de faits hasardés (V. Lisle de Sales). M. Boissy d'Anglas a donné, en 1818, Essai sur la vie, les opinion et les écrits de Malesherbes, 2 vol. in-8.

On a de Malesherbes, outre les ouvrages déjà cités, et un grand nombre de manuscrits dispersés par le vandalisme révolutionnaire : I. Des Observations sur le mélèze, sur le bois de Sainte-Lucie, sur les pins, sur les orchis. II. Mémoire sur les moyens d'accélérer les progrès de l'économie rurale en France, etc., 1790. in-8. III. Idées d'un agriculteur patriote sur le défrichement des terres incultes, sèches et maigres, connues sous le nom de landes, garrigues, gâtines, friches, etc., 1791, in-8-, et recueillies dans les Annales d'agriculture, t. 10, 1802. IV. Mémoire pour Louis XVI. V. Observations sur l'histoire naturelle de Buffon et Daubenton, 1798, 2 vol. in-8, ou 1 vol. in 4°., publiées par L.-P. Abeille, qui donne dans la préface quelques détails sur l'auteur. Malesherbes composa cet ouvrage à l'âge de dix-huit ans ; et dès lors il avait aperçu les parties faibles du système de notre premier naturaliste, dont il admirait, au reste, le talent et l’éloquence. VI. Mémoires sur la librairie et la liberté de la presse, 1809, in-8°. VII. Introduction à la botanique, composée pour Mme. de Senozan, sa sœur, manuscrit qui se trouvait dans la bibliothèque de Faujas de Saint-Fond, vendue le 9 mars 1820. VIII. Trois lettres insérées dans le Journal des savants, en 1771, sur les phénomènes géologiques des environs de Malesherbes. On a publié, dans le format in 12, sous le nom d’œuvres choisies de Malesherbes, un extrait de ses célèbres remontrances, Paris, 1809. Il avait aussi formé un herbier d'environ six mille plantes rangées par familles, et contenues en 56 portefeuilles in-fol., qui faisaient partie de sa bibliothèque, l'une des plus riches collections d'histoire naturelle et de voyages. On a imprimé des Pensées et Maximes de M, de Malesherbes, suivies de Réflexions sur les lettres de cachet, recueillies par E. L., 1802, in 12.

Tocqueville lecteur de Boissy d’Anglas

Tocqueville découvre le texte de Boissy d’Anglas, sans doute en 1821, dans la bibliothèque de la préfecture de Metz ; le livre vient d’être publié, et c’est sans doute sa lecture qui provoque sa réaction émotionnelle et la crise existentielle qu’il évoque dans la lettre qu’il écrit à Mme de Swetchine en 1857.

Comment n’aurait-il pas été profondément troublé en découvrant que son illustre bisaïeul, auquel la famille vouait un culte quasi religieux pour avoir été la victime expiatoire du tribunal révolutionnaire pour avoir défendu Louis XVI, avait été également, Janus Bifrons, le protecteur des philosophes, celui qui avait sauvé de la destruction La Grande Encyclopédie qu’il était chargé de faire disparaître, et l’ami de Rousseau dont les membres de la Convention se présentaient comme les héritiers idéologiques ? Le même Malesherbes n’avait-il pas également, quand il était président de la Cour des Aides, mené l’attaque frontale contre l’absolutisme de Louis XV, qui avait décidé la suppression de cette cour indocile et expédié Malesherbes en exil, il est vrai sur ses terres.

Tel est le choc des contraires qui déstabilisa totalement Alexis. Mais à la première lecture de ce texte, il n’a pas encore accompli sa mutation idéologique, et reste en outre marqué, comme le reste de sa famille, par le souvenir des six malheureux guillotinés ; et quand Boissy écrit :

« Les états-généraux, notre seule, notre unique, notre dernière espérance, se seraient-ils assemblés pour autre chose que pour dissoudre avec éclat ? Et cette dissolution n'aurait-elle pas été le signal de la guerre entre les partis ? N’aurait-elle pas été suivie de déchirements intérieurs, plus terribles peut-être encore que tout ce que nous avons vu depuis ?

Je sais bien, je sais trop sans doute, quels sont les maux affreux dont la France n'a pas été préservée, et je ne veux ni les affaiblir, ni les excuser ; mais je dis qu'une détermination contraire à celle qui fut prise, ne nous en aurait pas garantis, et en eût encore augmenté la masse. Nous vivons et nous eussions péri : péri dans les convulsions d'une anarchie et d'un désordre dont nous n'avons ressenti qu'une partie. D'ailleurs, ces maux, qu'il n'est pas possible d'oublier, ni même de dissimuler, ont été le produit d'un grand nombre d'autres fautes, et non celui de cette détermination de gouvernement dont on fait un crime à M. Necker. »

Tocqueville répond avec colère par ce commentaire sévère [32] :

« Pardon, Monsieur d’Anglas, vous vivez, c’est vrai ! Vous avez même fait partie de la Convention, du Conseil des Cinq-Cents, du Tribunat. Vous avez été sénateur de Napoléon et sans doute mis une sourdine à votre libéralisme dans ce temps-là. Puis vous avez acclamé la Restauration des Bourbons et le Roi vous a fait pair. Vous n’en avez pas moins servi encore Napoléon pendant les Cent-Jours et maintenant vous êtes de nouveau pair de France et peut-être un peu méprisable pour tant de palinodies.

Eh bien, après avoir écrit l’histoire du vertueux Malesherbes, vous devriez rougir de dire : « Nous vivons », et de parler d’un désordre dont nous n’avons ressenti qu’une partie. Et que désirez-vous de mieux ? L’échafaud est en permanence sur la place de la Révolution, les massacres dans les prisons, la Terreur dans toute la France ! Je ne vois pas comment vous pouvez supposer « des déchirements intérieurs plus terribles !

Pour moi, je ne suis pas de votre avis et j’estime que les déplorables concessions faites par un Roi trop faible au commencement de la Révolution ont amené ces déchirements que je trouve moi suffisamment terribles.

Ce n’est pas une raison parce que vous avez sauvé votre vie par vos lâchetés pour oublier ceux que leur courage et la fermeté de leurs convictions ont fait périr. Taisez-vous conventionnel ! La tête de Féraud ne vous réhabilite pas. »

Le ton est encore proche de celui des membres de la famille singulièrement opposés aux épisodes révolutionnaires, maistriens et anti-libéraux. Ce sont là des propos proches de ceux qu’on trouve dans la correspondance que l’abbé Lesueur adressée à Alexis dans ces années [33].

Quelques pages plus loin, évoquant le délabrement du royaume et du pouvoir, Boissy souligne la montée en puissance du Tiers, dont la représentation numérique était disproportionnée par rapport à son poids réel aux États-Généraux :

« Il ne restait donc plus rien de solide que la tiers-état, dont la force s’accroissait journellement, tandis que celle des deux ordres privilégiés allait en s’affaiblissant d'heure en heure. Il n'avait besoin, pour l'augmenter encore, que d'être abandonné à lui-même ; il ne lui fallait le secours d'aucun préjugé, ni le prestige d’aucune erreur ; en lui tout était positif et réel, et il n'y avait dans ses avantages rien d'illusoire ni de chimérique : il était puissant par son nombre, par sa richesse, par ses lumières, par son industrie et son activité, par son application exclusive à toutes les professions utiles, dont il ne dédaignait jamais aucune ; mais il acquérait de la dignité, et le dernier rang ne lui convenait plus : il frémissait à la seule idée du joug sous lequel on l'avait si longtemps tenu courbé ; et il commençait à mettre du prix aux illustrations qu'il n'obtenait pas [34]. »

Tocqueville répond par une nouvelle dénonciation des mises à mort et des exécutions qui ont commencé bien avant la Terreur [35] :

« C’est possible, Boissy d’Anglas, mais ce détriment de l’autorité royale que vous redoutez si fort quand il vient de la noblesse n’aurait peut-être pas été jusqu’à couper la tête du Roi. C’est une délicatesse que nous aurions eue si nous avions été les plus forts ; le tiers a procédé autrement. »

Mais c’est à partir de la gigantesque crise existentielle que connaît Alexis à cette époque, dû à la découverte des philosophes des Lumières, et plus encore sans doute du texte de Boissy lui-même, et surtout du rapprochement de ces deux lectures, qu’il évolue singulièrement pour devenir un défenseur des valeurs de 1789, sans accepter le moins du monde les violences révolutionnaires et encore moins les massacres de la Terreur.

Nous sommes-là au moment initial du basculement idéologique de Tocqueville, qui fait de lui, en 1824, un partisan avéré du libéralisme politique mais assurément pas un libéral au sens économique du terme.

Ces deux commentaires sont hautement significatifs de l’évolution idéologique de Tocqueville à partir de 1821, singulièrement quand on les rapproche du texte de L’Ancien Régime, et plus encore des notes préparatoires au second volume qu’il rédige à partir de 1856.

Il écrit en effet :

« On ne saurait douter (que Necker) ne voulût tout à la fois le doublement du tiers et le vote des trois ordres en commun. Il est fort vraisemblable que le roi lui-même penchait du même côté. Ce qui venait de le vaincre c’était l’aristocratie. C'était elle qui l’avait bravé de plus près, qui avait soulevé les autres classes contre l'autorité royale, les avait conduites à la victoire. Il avait ressenti ses coups et il n'avait pas l'œil assez perçant pour avoir pénétré le secret de sa faiblesse. Il les livrait volontiers à leurs alliés devenus leurs adversaires. Comme son ministre, il penchait donc à constituer les États généraux comme le tiers le voulait.

Mais ils n'osèrent aller jusque-là. Ils s'arrêtèrent à mi-chemin, non par la vue claire des périls, mais à cause du vain bruit qui se faisait à leurs oreilles. Quel est l'homme ou la classe qui a jamais bien vu le moment où il fallait descendre soi-même du point élevé qu'on occupait pour n'en être pas précipité ?

On décida en faveur du tiers la question du nombre et on laissa indécise celle du vote commun. De tous les partis à prendre, celui-là était assurément le plus dangereux.

Rien ne sert plus, il est vrai, à nourrir le despotisme [que] les haines [et] les jalousies des classes. À vrai dire, il en vit. Mais à la condition [que] ces haines et cette envie ne soient plus qu'un sentiment amer et tranquille, qui suffise pour empêcher les hommes de s'entendre et pas assez vif pour les porter à se combattre. Il n'y a pas de gouvernement qui ne succombe au milieu du choc violent des classes une fois que celles-ci ont commencé à se heurter.

Il était bien tard pour vouloir maintenir l'ancienne constitution des États généraux, même en l'améliorant. Mais, dans cette résolution téméraire, on s'appuyait sur l'ancien usage, on avait pour soi la tradition et l'on gardait dans ses mains l'instrument de la loi.

Accorder du même coup le doublement du tiers et le vote commun, c'était faire une révolution sans doute, mais c'eût été la faire soi-même ; et, tout en ruinant de ses propres mains les anciennes institutions du pays, amortir leur chute. Les premières classes se fussent accommodées d'avance à une destinée inévitable. Sentant le poids de la royauté peser sur elles en même temps que celui du tiers état, elles eussent compris du premier coup leur impuissance. Au lieu de combattre follement pour tout conserver, elles eussent combattu pour ne pas tout perdre » [36].

Tocqueville en revient donc ici au propos de Malesherbes lui-même rapporté par Dubois [37] et reproduit par Boissy.

« Puisque le Roi veut sincèrement ce que la nation demande, il faut s’expliquer avec une franchise entière, et aller au-devant des objections. Le Roi était dans les sentiments qu'il vient de manifester depuis le jour qu'il a entendu les notables ; pourquoi faut-il qu'on ait laissé la nation en doute ? Comment se fait-il que moi-même, à qui on a fait l’honneur de me tirer de ma retraite pour assister au conseil, j'aie pu en douter jusqu’à l’instant où l'on a bien voulu m’admettre à une conférence particulière ? Si le Roi avait ouvert son cœur à la nation ; si dès le jour où il a institué les assemblées provinciales, il avait déclaré qu'il les destinait à être les éléments d'une assemblée générale la plus nationale qui ait jamais existé, tout serait fait à présent. Le Roi aurait perdu, à la vérité, une partie de ce pouvoir absolu qu’exerçait Louis XIV ; mais c’eût été volontairement qu'il y aurait renoncé, et il ne la perdra pas moins pour avoir différé de s'expliquer. Il aurait eu, aux yeux de l'Europe et de la postérité, toute la gloire du sacrifice et à présent on serait tranquille.

La nation aurait reçu de sa main, avec des transports de joie, la meilleure constitution pour le bonheur des peuples… [38] » 

Fragment de la lettre d’Alexis
à Mme de Swetchine.


« Je ne sais si je vous ai jamais raconté un incident de ma jeunesse qui a laissé dans ma vie une profonde trace ; comment renfermé dans une sorte de solitude durant les années qui suivirent immédiatement l’enfance, livré à une curiosité insatiable qui ne trouvait que les livres d’une grande bibliothèque pour se satisfaire, j’ai entassé pêle-mêle dans mon esprit toute sorte de notions et d’idées qui d’ordinaire appartiennent plutôt à un autre âge. Ma vie s’était écoulée jusque-là dans un intérieur plein de foi qui n’avait pas même laissé pénétrer le doute dans mon âme. Alors le doute y entra, ou plutôt s’y précipita avec une violence inouïe, non pas le doute de ceci ou de cela, mais le doute universel. J’éprouvais tout à coup la sensation dont parlent ceux qui ont assisté à un tremblement de terre, lorsque le sol s’agite sous leurs pieds, les murs autour d’eux, les plafonds sur leurs têtes, les meubles dans leurs mains, la nature entière devant leurs yeux. Je fus saisi de la mélancolie la plus noire, pris d’un extrême dégoût de la vie sans la connaître, et comme accablé de trouble et de terreur à la vue du chemin qui me restait à faire dans le monde. Des passions violentes [39] me tirèrent de cet état de désespoir ; elles me détournèrent de la vue de ces ruines intellectuelles pour m’entraîner vers les objets sensibles ; mais de temps à autre, ces impressions de ma première jeunesse (j’avais seize ans alors) reprennent possession de moi [40]. »

J’espère avoir ici et ainsi montré l’importance capitale du livre de Boissy aussi bien comme première biographie d’importance de Malesherbes, que comme témoignage historique de premier plan de la période qui va de 1775 à 1794 et enfin comme maillon intermédiaire indispensable pour établir les liens entre Louis XVI, Malesherbes et Boissy d’Anglas et les relations familiales Malesherbes, Rosanbo et Tocqueville, et établi comment la lecture de Malesherbes est l’une des clés de la compréhension des idées et de l’action politique d’Alexis de Tocqueville.

Saint-Aubin-des-Préaux le 17 novembre 2019

Jean-Louis Benoît



[1] André Jardin

[2] Voir à ce sujet la lettre qu’Alexis adresse à son cousin Camille d’Orglandes le 29 décembre 1834 in Quarto, p. 309-313.

[3] Tocqueville, O.C. XIII, 1, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, p. 374, Lettres choisies, Quarto, Paris Gallimard/Quarto, 2003, p. 311.

[4] André Jardin, Alexis de Tocqueville, Pluriel/Hachette, 1984.

[5] Op. cit.

[6] Publication : Paris : Impr. du Magasin encyclopédique, (s. d.,), In-8 ° (La 1re édition a paru dans le "Magasin encyclopédique". - Ouvrage différent mais publié sous le même titre par le même auteur. Dubois avait déjà fait paraître, du vivant de Malesherbes, en 1788, une monographie : Notice historique sur M. de Lamoignon de Malesherbes, insérée dans la "Collection de portraits d'hommes illustres vivants" [Texte imprimé] ; par M. D. B. Publication : Paris : Impr. de Monsieur, 1788, In-8.

[7] Publication : (Paris,) : Impr. de Fain, (s. d.,), In-8 °.

[8] Publication : Paris : Barba, an X-1802, In-12.

[9] Publication : Paris : Pillot, an X-1802, In-18.

[10] Publication : Paris : L. Duprat-Letellier, 1803, In-8 °.

[11] Publication : Paris : Xhrouet, 1805, In-8 °.

[12] Publication : Paris : Potey, 1806, In-8 °.

[13] Publication : Paris : Bossange, Masson et Besson, In-8 °

[14] Publication : Paris : Plancher, In-8 °

[15] Le premier volume porte la date de 1819, il est pourtant publié dès la fin de l’année 1818 comme le prouve la date de la lettre expédiée par Louis VI de Rosanbo à La Quotidienne le 12 décembre.

[16] Chateaubriand n’avait pas de lien de parenté direct avec Malesherbes, les Rosanbo et les Tocqueville, en revanche, son frère aîné, Jean-Baptiste, guillotiné le 22 avril 1794, était le beau-frère d’Hervé de Tocqueville, les deux étant mariés à deux des filles de Louis V de Rosanbo, gendre de Malesherbes.

[17] Mélanges Littéraires sur un ouvrage de M. Le Comte de Boissy d’Anglas, intitulé : Essai sur la vie, les écrits et opinions de M. de Malesherbes.

[18] Louis V Le Peletier de Rosanbo gendre de Malesherbes est exécuté le premier, le 20 avril ; puis, le 22, c’est au tour de Malesherbes, de sa fille, Antoinette Thérèse Marguerite, sa petite-fille, Aline Thérèse de Rosanbo, et son mari, Jean-Baptiste de Chateaubriand ; sa sœur, Mme de Sénozan étant guillotinée la dernière, le 10 mai.

[19] Article Malesherbes Biographie universelle par Michaud, 1820, p. 357-367, rédigé par Louis-Gabriel Michaud, 1773-1858.

[20] Augustin de Barruel, 1741-1820. Jésuite et virulent polémiste, il expose dans les Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme une théorie du complot de la franc-maçonnerie, d'autres sociétés secrètes et des philosophes athées, menant à la Révolution française. Il attaque violemment Malesherbes coupable d’avoir apporté son appui aux philosophes des Lumières et porterait une lourde responsabilité dans la chute du régime qui amène l’exécution de Louis XVI.

[21] Voir la bibliographie.

[22] Essai sur la vie de M. de Malesherbes.

[23] Histoire du Jacobinisme, tome I, pages 182 et suiv., édition de Hambourg, 1800. Il y a une édition faite à Londres en 1798.

[24] Un exemple suffit à prouver la validité de cette analyse : Jean Gandois, ancien dirigeant de patronat français et Claude Bébéar expliquent et déplorent tous les deux le fait que 25% des élèves de Polytechniques (et des autres plus grandes écoles) provenaient dans les années 1960 des classes moyennes ou inférieures, alors que ce pourcentage s’est réduit d’année en année jusqu’à représenter aujourd’hui moins de 1%. Véritable travail de sape de la Nouvelle Aristocratie d’État (Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Éditions de Minuit, 1989, livre plus que jamais d’actualité) qui a mis en place toutes les chicanes permettant de casser la mobilité sociale ce qui aboutit à une casse du contrat social, à une France des exclus, bientôt majoritaires qui portent aujourd’hui un gilet jaune.

[25] Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes

[26] Voir plus loin la lettre écrite à Mme de Swetchine dans laquelle Tocqueville évoque le bouleversement existentiel qui se produisit en lui à cette époque : J’avais seize ans alors…

[27] O.C., XV, 2, pp. 313-316.

[28] En 1819, la fille aînée de Boissy a 45 ans, son jeune fils 36.

[29] Les protestants de Nîmes avaient égorgé deux fois les catholiques, et, à la Saint-Barthélemy les catholiques de la même ville refusèrent de massacrer les protestants. Je pourrais en dire davantage si je voulais parler du commencement de la révolution. (Note de l'auteur)

[30] MM. de Rosanbo et son fils, M. et Mme de Chateaubriand, M. et Mme de Tocqueville, M. Le Pelletier d'Aunay.

[31] Son avenue d’arbres de Sainte-Lucie était la plus belle qu’il y eût en Europe.

[32] Le texte de Boissy figure dans le volume II, à la page 260, la réponse, de la main d’Alexis figure sur un fragment de cahier de 6,5/15,5 cm entre les pages 260 et 261.

[33] Voir à ce sujet les passages des lettres que Lesueur adresse à Alexis que j’ai cités dans mon Tocqueville moraliste.

[34] Op cité p. 268.

[35] Le texte de Boissy figure à la page 268, la réponse, de la main d’Alexis figure sur un fragment de cahier de 9/5,5 cm entre les pages 268 et 269.

[36] ARER II, pp. 114-115.

[37] Jean Baptiste Dubois de Jancigny, ami de Malesherbes avait rédigé en 1795 une notice de 60 pages sur son ami Malesherbes, notice à laquelle Boissy d’Anglas fait de nombreux emprunts.

[38] Boissy vol. 2, pp. 100-101.

[39] Notons l’emploi du pluriel qui évoque au moins sa double liaison avec Marguerite Meyer et Rosalie Malye.

[40] O.C., XV, 2, p. 315, lettre à Mme de Swetchine du 26 février 1857 ; cette lettre a été retrouvée et publiée la première fois par Rédier qu’il nous faut remercier en cette occasion. Après la mort d’Alexis, Marie n’eut de cesse que Beaumont et Falloux lui retrouvent et redonnent cette fameuse missive dont Clémentine de Beaumont avait pris soin de faire une copie sans le dire (voir O.C., XV, 2, p. 248, l’introduction de Pierre Gibert).


 [CL1]formeraient [CL1] ou formeront [CL1] ?



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 11 décembre 2019 8:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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