RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean Benoist, “Réflexions sur le pluralisme médical: tâtonnements, alternatives ou complémentarités ?” Un article publié dans la revue Psychosomatische und Psychosoziale medizin. Vol. 1-2, no 26, 1997, pp 10–14. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 9 janvier 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean Benoist 

Réflexions sur le pluralisme médical:
tâtonnements, alternatives ou complémentarités ?
 

Un article publié dans la revue Psychosomatische
und Psychosoziale medizin
. Vol. 1-2, no 26, 1997, pp 10–14.
 

Table des matières 
 
Introduction
 
Observer le pluralisme
Pratique de soins et interculturalité
À propos des logiques
 
Références

 

Résumé : Le recours simultané ou successif à des pratiques de soin très différentes est une réalité générale pour les malades, souvent mal perçue par le corps médical. Cet article passe en revue les logiques en cause, le cadre social des décisions de soin et les implications du pluralisme médical pour des pratiques médicales en situation interculturelle.

 

Introduction 

"Nous sommes si souvent éblouis par la lumière apportée par nos modèles que nous manquons totalement de voir ce qui est masqué par leur ombre" (Dunn et Good1978, p. 137).

 

La multiplicité des choix, des conduites, des traitements adoptés simultanément ou en série par un même malade lance un défi au médecin et pose à la pratique comme à la théorie médicales des questions tout à fait centrales quant à la prise qu'elles sont capables d'assurer effectivement, et dont dépend largement leur efficacité. Il ressort de nombreuses observations [1] en Occident -et elles ont leurs équivalents dans d'autres régions du monde- que les malades organisent leurs conduites à la fois en tenant compte de ce que le médecin leur a prescrit et en gardant une distance vis-à-vis de ces prescriptions : non-observance du traitement qui est raccourci ou suivi sélectivement, navettes d'un praticien à un autre, essais d'automédication, adoption simultanée ou successive de plusieurs types de thérapeutes, au sein de l'institution médicale et en dehors d'elle. 

Les conduites n'obéissent pas au mode de rationalité que leur attribue le médecin, mais à un autre qui intègre une pluralité d'explications et de moyens d'action. Et ce pluralisme, par delà le rapport à la santé et à la maladie, s'enracine à d'autres niveaux de la vie, que l'individu et la société, jugent significatifs. Le médecin dans ces conditions n'est pas celui qui prend à lui seul en charge la santé et la maladie : il est l'un des acteurs, dans une trame dont il sous-estime la complexité. 

Pour aborder cette réalité, la médecine ne suffit pas. Une anthropologie de la maladie est nécessaire, avec ses méthodes d'observation, ses mises en perspective et son cadre théorique. Car s'il n'est de bonne théorie sans observation, il n'est aucune observation intelligible sans concepts, sans réflexion sur elle-même. Depuis que l'anthropologie a rencontré sur son chemin la maladie, la douleur et le malheur, elle n'a cessé de forger des concepts et de diversifier les angles d'approche. Certains sont plus féconds que d'autres, et même s'ils ne font pas consensus, ils sont acceptés par la plupart de ceux qui travaillent sur ces questions. Ils permettent de déceler une certaine cohérence sous la diversité des apparences. 

Or l'observation du pluralisme en matière de recours de soins, le suivi cas par cas de pratiques diagnostiques et thérapeutiques font défiler un chapelet hétérogène de conduites. On est alors tenté de trouver une explication à cet apparent désordre dans l'ordre de succession des choix de médicaments, de soignants, de doctrines et de croyances : cohérence entre les étapes de l'itinéraire et l'évolution de la demande, gradation dans la hiérarchie des angoisses et donc des pouvoirs thérapeutiques auxquels le malade s'adresse. 

Mais cela ne suffit pas, car les conduites de soin prennent naissance bien au delà : elles sont enchâssées dans le social. Le pluralisme médical ne traduit pas une série de décisions purement individuelles, du malade ou de son entourage, mais il résulte de rapports sociaux qui transcendent les conduites individuelles. Le social est englobant et inclusif. Cela n'avait pas échappé à l'auteur de l'une des études les plus significatives du pluralisme : "Les systèmes médicaux sont sociaux et culturels. Par contraste avec les systèmes de santé, leurs frontières ne sont pas celles des populations biologiques, des espèces et des réseaux écologiques, mais celles de l'organisation politique et de l'échange culturel" (Janzen1995, p. 12).

 

Observer le pluralisme

 

Mais l'observation en ce domaine est difficile, et il est assez rare que l'on puisse accompagner le malade au long de sa quête. Le questionner, alors ? Les résultats sont incertains, car les réponses, même les plus sincères, insistent sur des choix-types, conformes à des modèles que l'interlocuteur exprime à partir de ce que sa culture lui a appris à juger bon et de ce qu'il pense de l'attente de son interlocuteur. La comparaison avec l'observation des conduites montre combien est grand le hiatus entre le discours la pratique réelle à propos des itinéraires de soin. Les décisions concrètes ne suivent pas une déduction : elles doivent beaucoup à des situations momentanées dont la complexité nous échappe souvent, car beaucoup d'autres enjeux sont en cause dans la diversité des recours. Plus précisément, "tout essai de systématiser les itinéraires thérapeutiques nous place devant l'évidence que si les comportements ont une certaine régularité lors des débuts d'une maladie bénigne, ils la suivent d'autant moins que l'état morbide est grave aux yeux du malade ou de son entourage familial immédiat. Lorsque, à la suite des premiers soins, la maladie persiste, qu'elle s'aggrave ou non, l'éventail des comportements s'ouvre de telle façon que la possibilité de systématiser des itinéraires devient tout à fait illusoire" (Sturzenegger1992, p.172). Dès que l'on s'attache plus aux comportements qu'aux discours, l'ordre logique cède la place à une suite de comportements orientés par les interférences de plusieurs champs du social avec celui de la maladie. À partir de l'examen de beaucoup d'itinéraires thérapeutiques, Didier Fassin l'avait souligné en remarquant que "le cheminement du malade à la recherche d'un diagnostic et d'un traitement apparaît donc comme la résultante de logiques multiples, de causes structurelles (système de représentation de la maladie, place du sujet dans la société) et de causes conjoncturelles (modification de la situation financière, conseil d'un voisin) qui rend vaine toute tentative de formalisation stricte. (...) D'où la nécessité de resituer la séquence événementielle du recours aux soins par rapport à la complexité des facteurs sociaux qu'elle implique" (1992, p. 118). 

Mais alors, pourquoi étudier ce qui semble si fluide? Allons au delà d'un point de vue qui prévaut souvent : l'étonnement devant la pluralité des usages simultanés de soins apparemment contradictoires. Les observations nous enseignent que c'est la pluralité qui est la norme, en termes de fréquence des pratiques. S'en étonner relève d'une référence spécifique, celle que les sciences biologiques ont fournie à la médecine et qui trace sans aucune transition une nette ligne de partage entre la lumière de la science et les ténèbres de l'ignorance. Contraste qui fonde et exprime la conception biologique et naturaliste de la maladie. 

Cette conception n'est pas la plus courante à travers le monde et, même dans les sociétés où la médecine issue de la biologie expérimentale a ses plus solides assises, elle laisse à l'écart la vaste zone du vécu, du sens social et culturel du mal qui est la source permanente de sollicitations d'aide et d'explication. Peut-on en occulter absolument l'existence et refuser de répondre ? Ou bien ne voit-on pas se profiler là l'une des constantes du pluralisme : il n'est possible de couvrir tout le champ de la demande en matière de soins, que de deux façons ? L'une est celle des thaumaturges auxquels on attribue une puissance capable de faire face à toutes les situations, à tous les malheurs; l'autre concède à chaque intervenant sa part de compétence, et laisse une place à la prise de relais par un autre lorsqu'il atteint ses limites. 

En médecine, la technicité croissante a entraîné le reflux du médecin hors de zones qu'il pense subjectives et qu'il contrôle mal : il a ainsi déserté de vastes parts du champ des malheurs et des angoisses humaines qu'il acceptait autrefois de couvrir. Mais les demandes persistent, et le pluralisme, loin de s'estomper avec la modernité, y puise une force plus grande : indépendamment de tout jugement que l'on pourrait porter sur les moyens de son efficacité, il répond. Réponse à la diversité des demandes, des quêtes d'explication, des recherches d'une action capable de détourner quelque peu la fatalité. 

Question de fond pour le médecin, qui ne peut se contenter d'évaluer souverainement les conduites de soin différentes des siennes. 

*** 

Le pluralisme n'est cependant pas qu'un résultat, il est lui-même constructeur d'une part du social, ainsi que Charles Leslie l'avait constaté voilà déjà longtemps : " tous les systèmes médicaux actuels intègrent des traditions et des formes de pratiques divers dans des organisations sociales complexes" (1978, p.65) et c'est à ces organisations que la recherche aussi se réfère. 

Parmi ceux qui mettent en place le pluralisme médical se trouvent diverses personnes qui occupent une position stratégique dans la dispensation des soins et dans l'orientation des thérapeutiques tout en ne détenant pas l'autorité médicale. Par leurs origines ou par leur formation, ils sont souvent au carrefour de plusieurs systèmes de connaissance, et ils assurent leur communication au sein de leur travail médical, devenant de vrais "passeurs culturels" qui sautent sans prendre garde les frontières entre techniques ou entre théories, et qui élaborent au jour le jour les pratiques hybrides. 

Tels sont souvent les infirmiers, en particulier dans des sociétés où ils ont des responsabilités cliniques et thérapeutiques plus grandes qu'en Occident. Issus d'un milieu dont ils n'ont pas oublié les modèles explicatifs et les conduites, ayant aussi accès à la biomédecine, ils sont nécessairement à un carrefour. Certains, convaincus de la supériorité technique, et culturelle de la biomédecine refusent de s'en écarter. Mais beaucoup, en devenant le relais entre des médecins physiquement et socialement trop lointains et la population, vont et viennent entre les diverses sources de connaissance dont ils disposent. 

La contiguïté d'un type de connaissance à un autre, sans qu'il y ait un effort explicite de mise en continuité, permet des déplacements, dont la succession construit l'unité d'une conduite. Les réinterprétations, les assimilations, les identifications puisent dans toutes les expériences immédiates. 

Des prêtres, missionnaires catholiques, pasteurs charismatiques, mais aussi les desservants de religions orientales venant en Occident, sont eux aussi parmi ces passeurs, constructeurs d'un pluralisme qui enveloppe ce qui parait à d'autres des contradictions. L'exorciste diocésain qui cautionne les croyances aux esprits responsables des maux [2], en se plaçant en adversaire au sein d'un système de croyance en cautionnent en même temps la véracité. 

Autour des sciences médicales, à propos de la nutrition, des plantes médicinales, des pratiques de bien-être se construisent aussi des enchaînements de contiguïté qui donnent support à des conduites et tiennent lieu de démonstration au point de s'intégrer en corps de doctrines et en règles de vie.

 

Pratique de soins et interculturalité

 

Ce débat n'a toutefois pas que des conclusions théoriques. Dans la pratique des soins, les situations interculturelles exigent des démarches spécifiques, un regard particulier de la part du soignant et des responsables de la santé publique, même si le niveau opérationnel n'a pas nécessairement à tenir compte des analyses les plus fines. Les conduites des demandeurs de soin s'ancrent sur ce qui est pour eux une perception immédiate, une requête consécutive à un besoin réel, à une maladie réelle, adressée à un thérapeute conçu comme détenant au moins une part de la réponse. Le filtre culturel du médecin lui interdit d'accepter certains diagnostics, certaines étiologies, mais ne doit-il pas apprendre à contourner ce filtre quand il lui occulte le réel des autres ? E. Corin exprime bien cet enjeu en quand elle relève que, au sein de la clinique dans nos propres sociétés, "l'écoute culturelle permet l'émergence de niveaux de signification qui soit seraient vraisemblablement demeurés cachés, soit n'auraient pas été entendus ou repris dans la démarche de thérapie (1987 : 256)" , et quand elle se demande un peu plus loin : "L'importance de la dimension culturelle est-elle réservée à une pratique spécifique auprès de groupes ethniques ou culturels nettement distincts du nôtre, ou fournit-elle un outil de décentration essentiel à toute pratique clinique ?" ( 1987 : 261) 

Il se construit dans toute société un vaste réseau d'imaginaire de la maladie, de réponses de prévention, de modes d'évitement, ou simplement de soins. La dialectique de la nature et de l'imaginaire est elle-même constitutive des maladies humaines, qui ne se résument jamais à un état, à un donné biologique. De tous les empirismes qui se sont attaqués au mal, n'en est-il pas alors un qui opère sous nos yeux, pour atteindre en tâtonnant une solution aux malheurs qui entourent et envahissent l'espace de la maladie ? Empirisme qui ne consiste pas à trouver par essais et erreurs le bon médicament, mais bien plus à gérer en les mettant en système les multiples réponses au mal que les sociétés ont engrangées. La pluralité est un empirisme, qui permet peut-être l'accès à un éventail de ressources élargi, mais qui en tout cas laisse une porte ouverte là où toutes sinon seraient fermées, lorsque même une ouverture en trompe l'oeil peut atténuer le désespoir. 

Les situations de pluralisme observées sur des terrains divers partagent un seul trait commun : des médecines différentes, appartenant à des horizons historiques et culturels différents, sont utilisées en même temps ou successivement par les mêmes personnes. Hormis ce fait, on ne relève que peu de constantes dans la genèse des situations de pluralisme. La pluralité des comportements est mue par des forces, sociales, économiques, culturelles, fort diverses. 

On ne peut toutefois éviter de s'interroger sur la contradiction interne qui est propre aux systèmes pluralistes, où se confrontent des paradigmes très différents : que se passe-t-il quand les malades et les soignants quittent un système et sautent allègrement d'une référence à une autre au cours d'une même chaîne de diagnostic et de soins ? Il n'est déjà pas simple de passer de la représentation du système nerveux telle que l'enseignent l'école primaire et le collège à celle qui accompagne l'acupuncture... Cependant, loin de révéler des "dissonances cognitives", la tolérance réciproque entre des paradigmes effectivement peu compatibles entre eux est constante. Cela ne tient-il pas à ce que notre propre perception de ce qu'est un système médical est trop orientée vers ce qu'en enseigne, même dans les revues de vulgarisation, la biomédecine ? Celle-ci tranche dans le vif entre le vrai et le faux, l'acceptable et l'inacceptable. 

Il n'en va pas ainsi dans les autres systèmes. Ainsi que le fait remarquer Fernand Meyer, les paradigmes non-biomédicaux sont peu exclusifs. Leur souplesse, leur caractère "ubiquitaire" par rapport aux divers champs sociaux où ils se glissent aisément, leur plasticité expliquent "tant les possibilités d'emprunt entre systèmes que le sentiment de "déjà connu" des usagers passant de l'un à l'autre et ignorant en général les éventuelles sophistications théoriques. (...) Cette tolérance des paradigmes de la plupart des systèmes médicaux "traditionnels" explique aussi la difficulté d'en tracer les limites et l'existence de formes de passage avec des systèmes voisins (Meyer, 1987, p. 229)".

 

À propos des logiques

 

Pour bien des médecinsprendre conscience du pluralisme, découvrir l'existence et la fréquence de conduites qui s'écartent de leurs références médicales courantes est déstabilisant : des certitudes s'ébranlent, des preuves conçues comme convaincantes se voient contestées, et à la périphérie de l'exercice souverain du métier se dessine un environnement critique, par ses mots et surtout par ses actes. Le mode de pensée dominant chez les médecins pousse alors à conclure que des conduites en contradiction avec les connaissances actuelles, que les alternances des malades entre des références opposées, tiennent d'abord à des entorses logiques, à des errements enracinés dans l'ignorance. 

Les anthropologues n'ont évidemment pas le même point de vue, et ils cherchent à accéder aux formes de pensée et de connaissance qui sont alors en action. Depuis bien longtemps, ils se sont préoccupés des logiques de soin, de la cohérence de systèmes de diagnostic et de traitement de la maladie. Ils s'intéressent à des cadres logiques que les individus ont élaborés non pas pour atteindre une connaissance vérifiable et communicable, mais pour mettre en ordre leur monde et pour leur donner des outils d'interprétation d'événements de leur vie. Contradiction entre la conception de la rationalité issue de la tradition des sciences expérimentales, et qui fonde l'essentiel du mode de pensée de la médecine, et un ensemble d'"idéologiques" [3] porteuses de cohérence dans la pensée sur le malheur.

Dans la pratique des thérapeutes parallèles et de leurs malades, le passage d'une rationalité à une autre est souvent insensible, ce qui donne une cohésion apparente à des raisonnements hétérogènes, à cause du masquage des césures qui y interviennent. L'enchaînement de causalités appartenant à des registres différents que nous montrait le technicien de laboratoire aux prises avec un objet maléfique met ainsi bout à bout de fragments empruntés à des corps de rationalité différents. Lorsque l'un de ces corps de rationalité est celui de la science expérimentale, l'ensemble du discours semble se rattacher à cette science alors qu'il fait des incursions dans un autre corps de rationalité. Pensons à cet égard aux références théoriques des "médecines douces". 

Mais rechercher la logique des décisions implique que cette logique oriente les décisions. En fait, ne reconstruisons-nous pas a posteriori une rationalité qui dans bien des cas n'est présente ni au départ, ni en chemin, ni à l'arrivée ? Ne tendons-nous pas à voir dans chaque itinéraire de soins la concrétisation d'un projet de trajectoire, alors qu'il se déroule comme une suite aléatoire d'événements enchaînés par le contexte ? On en revient toujours là : ce qui pousse à cheminer au long d'un itinéraire thérapeutique est avant tout pratique. De l'essai par adhésion à l'essai "pour voir", on circule à tâtons à travers les offres de secours, et c'est leur promesse d'efficacité qui attire. Choisir ou abandonner un traitement ne s'accompagne d'aucun préalable philosophique. Cela ne veut pas dire que les conduites soient vides de sens; mais ce sens se développe plus dans la marge d'autonomie du sujet que dans le cadre des règles de la société et des connaissances et des valeurs qu'on y partage. Les critères du choix siègent dans les attentes de l'individu et dans sa façon d'agencer à partir de ces attentes les modes de recours qu'il adoptera. La place du magique ou du religieux dans les thérapies ne doit pas faire illusion à cet égard : les utiliser ne signifie pas nécessairement y adhérer. 

*** 

Tout cela pourrait être résumé en disant que les malades ne procèdent ni par le seul effet de logiques sous-jacentes qui détermineraient des stratégies, ni par un simple bricolage qui tirerait parti de tout ce qui s'offrirait. Soucieux avant tout de résultats, ils ont une conduite, à leurs yeux, pratique, une conduite pragmatique qui ne s'embarrasse ni d'objections ni d'interdits. Ils cherchent un éventail plus ouvert de réponses, en vue d'une efficacité plus grande que celle que leur offrirait un choix plus restreint. Accepter les limites d'un système médical ou autre serait accepter l'inéluctable du destin, l'irrévocable de la condamnation divine, la victoire du sorcier, la dégradation irréversible du corps. 

Le pluralisme ouvre le ciel, il permet l'évasion hors de la cellule irrémédiablement close qu'est l'attente de la mort. Les témoignages de malades du sida sont bouleversants à cet égard, traçant de façon plus aigu ce qui attend chacun lorsqu'il se trouve coincé dans le piège de la maladie et de la promesse de la mort proche : s'évader de cet enfermement, tenter d'ouvrir les portes que semblent offrir d'autres soins, d'autres médecines. 

Dans une situation d'interpénétration culturelle et de brouillage social liée aux bouleversements migratoires associés à l'urbanisation et à l'industrialisation "la communication devient impossible et par voie de conséquence la personnalité ethnique se trouve agressée. (...) Faute d'un dictionnaire pour comprendre le langage de la nouvelle culture qui lui permettrait d'y trouver des réponses à son besoin d'achèvement, les sentiments d'insécurité, d'angoisse et de frustration se développent chez l'homme au contact avec une autre culture qui lui est inintelligible. Les deux discours qui s'adressent à lui peuvent bien être, chacun, cohérent, leur entrecroisement devient incohérence et cette incohérence des modèles culturels se traduit finalement par l'incohérence de son comportement " (Bastide, 1972, p. 235). 

L'observations de pratiques plurielles de soin donne une image particulièrement aiguë de ces créations culturelles, comme en donnent aussi les nouvelles émergences religieuses, ce qui n'est pas un hasard, car les unes et les autres sont liées. Les quêtes thérapeutiques qui traversent des barrières culturelles amorcent de nouvelles synthèses dont les malades sont les précurseurs. Le pluralisme est l'agent d'un décloisonnement au sein des cultures et des espaces sociaux. Le rapport entre chaque type de soignant et ceux qui s'adressent à lui permet la mise bout à bout en un ensemble nouveau de ce qui jusque là s'excluait. Ainsi n'est-il jamais indépendant de ce qui se passe dans la société globale dont il exprime les contradictions tout en participant à leur résolution. 

L'individu qui va de soin en soin ne pratique pas seulement une quête thérapeutique : il est un pèlerin culturel, qui apprend en chemin des codes nouveaux. Nous sommes loin en apparence des questions plus prosaïques qui concernent l'infidélité des malades à leur médecin, l'essor des médecines parallèles, la fluidité des conduites de soin. Mais tous ceux qui, en s'écartant de la voie que l'on s'attendait à les voir suivre s'engagent dans d'autres soins ou acceptent d'autres étiologies que celles que la médecine reconnaît, s'approprient des fragments de mondes autres, matériaux d'un monde nouveau qui s'édifie à travers leur recherche tâtonnante du mieux-être.

 

Références

 

BASTIDE R. 1972 Le rêve, la transe et la folie. Paris, Flammarion. 

CORIN E., S.LAMARRE, P.MIGNEAULT et M. TOUSIGNANT (sous la direction de) 1987 Regards anthropologiques en psychiatrie. Montréal, Editions du Girame. 

DIJOUX R.P. F. 1995 , Journal d'un exorciste.St André-de-la-Réunion, Océan Editions, 

FASSIN D. 1992 Pouvoir et maladie en Afrique. Paris, P.U.F. 

JANZEN J.M. 1995 La quête de la thérapie au Bas-Zaïre. Paris, Karthala.

LESLIE C. 1978 Introduction au numéro spécial "Theoretical Foundations for the Comparative Study of Medical Systems", Soc. Sc. Med 12, 2B : 65 - 67. 

MEYER F. 1987 Essai d'analyse schématique d'un système médical : la médecine savante du Tibet, in A. Retel-Laurentin ( éd.) Etiologie et perception de la maladie dans les sociétés modernes et traditionnelles. Paris, L'Harmattan p. 227 249. 

STURZENEGGER O. 1992 Penser la maladie au Chaco. Thèse de doctorat en Anthropologie, Université d'Aix-Marseille III.

[1] Ce texte est largement inspiré de l'introduction et de la conclusion d'un ouvrage récente qui trace les formes multiples du pluralisme médical en action, à travers des observations recueillies en Europe et dans des sociétés d'Afrique, d'Asie, d'Amérique et d'Océanie : "Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme médical", sous la direction de Jean Benoist , Paris, Karthala, 1996, 520 p.

[2] Un exemple particulièrement éloquent en est donné par l'ouvrage récent du R.P. Dijoux Journal d'un exorciste.

[3] Au sens où l'entend Augé ( 1984), c'est-à-dire comme le domaine où fonctionnent une logique de la différence qui met en ordre les symboles, une logique de la référence qui fait le lien avec l'ordre social, et une chronologique liée à l'évènement vécu.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 janvier 2008 9:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref