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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jean Benoist, Le récit de Moses Grandy, esclave en Caroline du Nord. Traduit de l’anglais et présenté par Jean Benoist. Montréal, Centre de recherche caraïbes, Université de Montréal, 1977, 47 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Jean Benoist 

Le récit de Moses Grandy,
esclave en Caroline du Nord

Traduit de l’anglais et présenté par Jean Benoist.
Montréal, Centre de recherche caraïbes, Université de Montréal, 1977, 47 pp.

 

 

Quatrième de couverture
 
Présentation, de Jean Benoist
 
Introduction, de Georges Thompson, 18 octobre 1842
 
Le récit de Moses Grandy, par Moses Grandy traduit par Jean Benoist.

 

Le récit de Moses Grandy,
esclave en Caroline du Nord
 

Quatrième de couverture 

Par Jean Benoist, médecin et anthropologue

 

La loi américaine interdisait que les esclaves des États du Sud possèdent quelque document écrit que ce soit, de façon qu'ils ne puissent jamais apprendre à lire. Le récit de Moses Grandy est donc la transcription par un abolitionniste anglais des propos que Moses Grandy lui a tenus en 1842 lorsqu'il a été enfin libre. Il nous montre combien de moyens divers concouraient à l'exploitation de l'esclave, comment avec le double aiguillon de la force et de l'espoir on extrayait de lui un travail dont il ne bénéficiait pas.

 

Le récit de Moses Grandy,
esclave en Caroline du Nord”
 

Présentation 

Par Jean Benoist, médecin et anthropologue

 

Moses Grandy parle avec le ton apparemment neutre d'un témoin qui déposerait devant l'immense tribunal dont nous serions les jurés, et cependant sa voix lointaine, distante de cent trente ans, est plus présente que bien des accents passionnés. À mesure que nous l'entendons elle dispose devant nous des choses terribles avec des mots simples ; elle trace à petites touches concrètes les jours d'une société que nous avons depuis analysée et expliquée en perdant de vue les destins humains dont elle était tissée. Et le premier message de ce récit est justement la, dans cette voix solide d'un homme martelé par la vie qui rend évident a nos regards trop portés à l'abstrait que l'esclavage est fait d'hommes et de luttes. 

Cet esclavage, Moses Grandy en a traversé les divers paysages. À la façon du géologue qui tranche les strates d'un terrain, son récit recoupe tous les cercles de l'enfer des esclaves. Il a vécu dans chacun d'eux, il a été projeté de l'un à l'autre, parfois pour le pire et parfois pour le mieux, sans jamais connaître la stabilité qui permet les projets ni l'autonomie qui ouvre les choix. Il nous guide de sa voix qui hausse rarement le ton, mentionnant au passage ces détails qui transmettent le relief de la réalité. Il nous montre combien de moyens divers concourent à l'exploitation de l'esclave, comment avec le double aiguillon de la force et de l'espoir on extrait de lui un travail dont il ne bénéficie pas. Il décrit, sous sa forme la plus nue, presque absolue, une exploitation qui se masque de nos jours sous des voiles plus épais en utilisant la force de façon plus subtile et en maniant L'espoir et le désir avec des moyens plus raffinés. 

L'absence d'animosité de Moses Grandy est un trait commun a bien des récits d'anciens esclaves publiés aux États-Unis vers 1840 pour appuyer les campagnes abolitionnistes, et on la retrouve dans le récit bien plus récent d'Esteban Montejo [1]. Ces témoignages sont avant tout des exposés de faits, où l'interprétation et l'analyse occupent une part très restreinte, ce qui fait tout leur poids. Mais, même ceux qui sont rédigés dans une perspective militante sont "exempts de façon surprenante d'exagérations grossières, d'animosité contre les Blancs ou de désir de revanche noire. Presque toujours l'ennemi est le même, le système esclavagiste qui emprisonne Noirs et Blancs" [2]. Le ton de Grandy et d'autres auteurs de récits est celui de la lutte menée concrètement sur le terrain et non le verbe irréel des lutteurs de cabinet, si fréquent à notre époque. Face au système esclavagiste, l'attitude de Grandy nous adresse ainsi un autre message : nous n'entendons ni le discours d'un abolitionniste militant, ni celui d'un révolté, mais la parole d'un homme quotidiennement aux prises avec une réalité dont il essaie de sortir. Loin des passions verbales de ceux que le problème ne touche ni dans leur chair ni dans leur destin, Grandy connaît l'urgence et la priorité d'assurer face au monstre sa survie et quelques résultats concrets pour lui-même et pour les siens. 

On pourrait certes se demander s'il s'agit d'une idéologie de salut individuel indifférente à la remise en cause du système ou simplement du réalisme de celui qui doit affronter quotidiennement des défis précis et qui n'a pas le loisir de prendre de distance ? Ne reconnaissons-nous pas ici une faille qui se glisse souvent entre les intellectuels théoriciens d'une action politique et ceux qu'elle concerne au premier chef ? À la division simplificatrice des premiers, s'oppose le contrepoids d'un réalisme populaire plus soucieux du quotidien, mais auquel ce quotidien masque souvent les causes profondes de son exploitation. Là siège sans doute l'ambiguïté de Moses Grandy. Il se trouve en face d'une machine énorme, puissante, ramifiée et à laquelle il ne peut guère échapper que par la voie individuelle que cette machine a prévue. La solidité de cette machine sociale est pour lui une évidence et rien ne semble pouvoir la remettre en question. Aussi l'accepte-t-il comme une donnée du contexte de sa vie, presque comme un fait de nature contre lequel on doit lutter comme on lutte contre la faim ou contre la maladie. Et c'est peut-être ainsi que la machine gagne finalement contre Moses Grandy. Son effort individuel, et le succès même qu'il a pu atteindre, demeurent le trajet d'un homme au sein d'un ensemble sur lequel il n'a pas de prise. Il se faufile, il s'évade, mais il n'est en rien un Spartacus. Et son action, comme celle de bien des gens de bonne volonté, môme si elle parvient à soulager quelques destins devra se poursuivre perpétuellement, se renouveler sans fin puisque, autour de lui, tout continuera conne avant. Car la bonne volonté et l'effort individuel atteignent vite leurs limites quand c'est un système entier qui est oppressif. 

Le récit de la lutte de Moses Grandy nous concerne toutefois profondément. Et, en éclairant crûment la terrible machine à broyer tes hommes et les familles que fut l'esclavage américain, il décape autour de nous d'autres réalités. Nous n'échappons pas, d'abord, à une révolte, celle de la sensibilité rétrospective et impuissante de notre siècle qui vibre plus au passé qu'elle ne le fait au présent. Mais le message tranquille de Grandy souligne combien le face à face permanent avec un horrible système le fait presque accepter à ceux-là mêmes qui en sont les victimes, tandis que ceux qui en profitent deviennent aveugles à ses tares et à ses horreurs. Message qui nous invite à poser un regard plus libre sur tous les systèmes qui nous entourent. Elles sembleront, elles aussi, intolérables aux siècles futurs, les oppressions masquées ou violentes, policières ou idéologiques, économiques ou raciales que nous acceptons en croyant qu'elles sont dans la nature des choses. Oppressions que nous cautionnons, à quelque courant politique ou idéologique que nous appartenions, que nous justifions même, lorsqu'elles vont dans le sens qui nous convient. Que de fois donnons-nous à notre violence l'alibi de la nécessité ou de la justice... 

Il est une autre voie par laquelle le récit de Grandy est important pour nous. Ainsi que le note Miguel Barnet dans sa préface au récit d'Esteban Montejo, nous connaissons bien l'architecture des bâtiments où vivaient les esclaves, mais nous ne savons pas grand chose de la vie qui s'y déroulait. D'une façon générale, hormis les essais de quelques romanciers, les récits autobiographiques sont les seuls coups de crayon qui aient quelque peu tracé le portrait réel d'hommes que l'histoire efface en tant qu'individus. Ils révèlent, à la source des sociétés afro-américaines, des personnalités riches, des hommes de poids, qui affrontaient des conditions très dures qui les blessaient sans les détruire. Trop souvent le regard sur le passé afro-américain confond les esclaves dans un flou où ils ne sont que les acteurs anonymes de rôles stéréotypés ; il annule leurs personnes, leurs volontés, leurs efforts, l'intensité de leur vie quotidienne. L'absence de document laisse dans l'ombre leur riche diversité humaine et leur densité propre, et elle impose inconsciemment à nos esprits, comme il en a été longtemps pour le Moyen-Age, le tableau d'une époque où ne jouaient que quelques grandes forces, simplifiées jusqu'à la caricature. Peut-être la voix de Moses Grandy jette-t-elle un pont vers un passé plus obscur, vers des richesses où plongent beaucoup de racines ? 

Jean Benoist

 

Le récit de Moses Grandy,
esclave en Caroline du Nord”
 

Introduction 

Par George Thompson

18 octobre 1842

 

Voici environ quinze jours, l'auteur du bref récit qui suit vint à moi, porteur d'une lettre d'un abolitionniste américain qui est aussi un ami très cher. Voici un extrait de cette lettre :

 

"Je prends ma plume pour aider un ami de couleur particulièrement valeureux, en lui donnant une lettre d'introduction pour vous car il a l'intention de naviguer cette semaine (8 août 1842) pour Liverpool et Londres via la Nouvelle-Orléans. Son nom est Moses Grandy. Il sait ce qui est d'être esclave, et ce qu'est la tendre pitié des esclavagistes du Sud. Son histoire est non seulement authentique mais aussi très extraordinaire et pleine d'un intérêt émouvant. Si elle pouvait être publiée elle ferait partout sensation. On a exigé qu'il achète trois fois sa liberté ! Il a payé pour cela 1.850 dollars. Depuis il a acheté sa femme et l'un des deux enfants de celle-ci, et, avant de se rendre en Angleterre, il va d'abord aller à la Nouvelle-Orléans pour acheter quelques-uns de ses autres enfants encore esclaves, s'il peut les retrouver. Son affabilité, son affection, la douceur de son coeur et l'ouverture de son esprit sont véritablement remarquables. Il a un bon visage, une aimable allure et beaucoup d'esprit bien que son éducation ait eu lieu à l'horrible école de l'esclavage. Demandez-lui simplement de vous dire son récit, et si l'occasion d'un meeting anti-esclavagiste se présente, faites-lui raconter son histoire à un auditoire britannique".

 

Dans la lettre d'un autre ami que j'estime énormément il est décrit comme "d'une fidélité et d'une persévérance inégalées" ; dans une troisième lettre comme "un homme de valeur qui mérite le respect". En consultant un volume qui contient la liste des dons que lui ont fait des amis américains désireux de soutenir sa noble ambition de sauver ses proches des misères de l'esclavage, je trouve les noms et les attestations de personnes de la plus grande respectabilité. Qu'il suffise de nommer ceux qui sont liés aux milieux abolitionnistes américains : le général Fessenden et Monsieur Nathan Winslow, de Portland, Maine ; le révérend A.A. Phelps, Ellis Gray Loring et Samuel E. Sewall de Boston, Massachussetts. Grâce à ces cautions incontestables, j'ai écouté avec confiance l'histoire authentique de Moses Grandy, avec un intérêt que retrouveront ceux qui liront ces pages. Puisque son récit a pour objet de permettre une connaissance plus complète des actes de l'esclavage américain, et aussi puisque la vente de ce texte contribuera au projet qui occupe entièrement l'esprit de Moses, c'est-à-dire la libération de ceux des membres de sa famille encore esclaves, je me suis résolu à le diffuser, aussi proche que possible du parler de Moses. 

Je me suis soigneusement abstenu d'introduire la moindre réflexion ou critique de ma part. Je laisse à l'histoire touchante de ce captif qui s'est libéré le soin de parler elle-même et mes souhaits les plus chers seront exaucés, et mon humble effort largement récompensé si ce petit livre permet à mon frère de couleur d'obtenir l'aide qu'il cherche ou d'accroître le zèle de ceux qui se sont unis pour briser tous les jougs et libérer les opprimés. 

George Thornpson
9 Glandford Place, Regent's Park
18 octobre 1842
 

 

Récit de Moses Grandy 

Traduit par Jean Benoist

 

Je m'appelle Moses Grandy. Je suis né dans le comté de Camden, en Caroline du Nord. Je crois que j'ai cinquante-six ans. Les esclaves connaissent rarement leur âge ; ni eux, ni leurs maîtres ne notent la date des naissances : les esclaves parce qu'il leur est interdit de lire ou d'écrire, et les maîtres parce qu'ils sont seulement intéressés à savoir quels esclaves leur appartiennent. 

Billy Grandy, le maître chez lequel je suis né était un grand buveur, et il vendait beaucoup de ses esclaves. Je me souviens de quatre de mes soeurs et de quatre frères ; ma mère a eu d'autres enfants, mais ils étaient morts ou vendus avant que je puisse me souvenir d'eux. J'étais le plus jeune. Je me souviens bien que souvent ma mère nous entraînait dans les bois pour empêcher que le maître ne nous vende. Quand nous voulions de l'eau elle allait en chercher dans des trous ou des flaques, autour des arbres morts. Souvent, c'était plein de tétards et d'insectes. Elle les enlevait et elle nous donnait à boire dans le creux de sa main. Pour manger, elle ramassait des baies dans les bois, des patates, des graines, etc... Après quelque temps, le maître lui faisait envoyer un message, et lui promettait de ne pas nous vendre. Mais, finalement, il venait des gens qui acceptaient le prix qu'il demandait. 

Sa femme (finalement), l'empêcha de me vendre, mais il vendit mon frère, qui était un petit garçon. Ma mère, affolée par la douleur, essaya de les empêcher de prendre son enfant. Elle fut battue et jetée à terre. Elle s'évanouit, et quand elle revint à elle son garçon n'était plus là. Elle cria très fort, et, à cause de cela le maître l'attacha à un pêcher du jardin et la fouetta. 

Un autre de mes frères fut vendu à M. Tyler, de Dewan's Neck, dans le comté de Pasquatank. Cet homme traitait très mal un grand nombre de garçons de couleur. Un jour particulièrement froid, il envoya mon frère dehors, nu et affamé, pour chercher un joug : le garçon revint sans l'avoir trouvé, et son maître le fouetta puis le renvoya le chercher. Une femme blanche, qui vivait près de là, lui donna à manger et lui conseilla de chercher à nouveau ; il y alla, mais semble-t-il sans succès. Il fit un tas de feuillage, se laissa tomber dessus et il mourut là. On le trouva grâce au vol d'oiseaux de proie qui tournaient au-dessus de lui ; ces oiseaux lui avaient mangé les yeux. 

Nous avions coutume, mon jeune maître et moi, de jouer ensemble ; nous n'avions qu'une différence d'âge de deux jours. Mon vieux maître disait toujours qu'il me donnerait à lui. Quand il mourut, tous les Noirs furent répartis entre ses enfants et j'échûs à mon jeune maître ; il s'appelait James Grandy. J'avais alors à peu près huit ans. Quand je fus devenu assez grand pour être séparé de ma mère, et mis au travail dans les champs, je fus loué pour l'année lors des enchères qui se tenaient en janvier au Tribunal : on procède généralement ainsi avec les esclaves qui appartiennent à des individus trop jeunes. Ceci continua jusqu'à ce que mon maître et moi ayions atteint 21 ans. 

Le premier qui me loua fut M. Kemp, qui me traita très bien ; il me donna bien à manger et m'habilla suffisamment. 

Le suivant fut le vieux Jemmy Coates, un homme sévère. Parce que je n'arrivais pas à apprendre sa manière de placer le maïs, il me fouetta, nu, avec un fouet terrible fait d'un morceau de bois particulièrement efficace. Il s'enroulait autour de moi à chaque coup ; à la fin il entra dans mon ventre et se brisa. Je ne m'en rendis pas même compte jusqu'au moment où, retournant au travail, j'eus très mal, et où regardant l'endroit où je souffrais, je le vis pointer hors de mon corps. Je l'arrachai et le sang s'écoula. La plaie s'infecta, et suppura beaucoup alors, puis elle me fit souffrir pendant des années. 

Quand il était loué, l'esclave tombait parfois sur une bonne maison, parfois sur une mauvaise ; quand il était bien, il voyait venir janvier avec terreur ; quand il était mal, l'année lui paraissait au contraire cinq fois plus longue qu'elle n'était. 

Je fus ensuite chez M. Enoch Sawyer du comté de Camden. Mon travail était d'entretenir le bac, et d'accomplir toutes sortes de tâches imprévues. La vie était très pénible. Nous étions loin d'avoir assez à manger et nous manquions de vêtements. J'étais affamé la moitié de la journée. Souvent j'ai fouillé les enveloppes de maïs autour d'un moulin dans l'espoir de trouver quelque chose à manger dans les déchets. Lors des grands froids, on me forçait à aller travailler aux champs ou dans les bois ; mes pieds se couvraient de craquelures et saignaient tant le froid était vif : pour les réchauffer, je pris l'habitude de réveiller un boeuf ou un cochon et de me tenir à la place qu'il avait quittée. Je restai sur cette propriété pendant trois ans, qui me parurent très longs. La ruse par laquelle on me garda aussi longtemps était la suivante : le tribunal était à environ un mille de distance. Le jour des locations, le maître m'empêchait d'y arriver avant lui et il enchérissait pour m'avoir. La dernière fois il fut retardé par une autre occupation ; aussi me fut-il possible de courir à toute vitesse et d'être loué avant qu'il n'arrive. 

M. George Furley fut mon nouveau maître ; il m'employa comme conducteur de charrette dans le marais Dismal ; j'avais à amener du bois, etc. J'avais beaucoup à manger et beaucoup de vêtements. J'étais si heureux du changement que je pensais alors que je n'aurais jamais voulu quitter cette place, même pour aller au paradis. 

L'année suivante je fus loué par M. John Micheau, du même comté, qui avait épousé ma jeune maîtresse, la fille de M. Grandy, la soeur de mon propriétaire. ce maître ne nous donnait presque pas de vêtements, et très peu à manger. J'étais presque nu. Un jour, il vint aux champs et me demanda pourquoi je n'avais fait plus de travail. Les plus vieux avaient peur de lui, mais moi je répondis que la raison était que nous étions si affamés que nous ne pouvions pas travailler. Il alla à la maison et demanda à la maîtresse de nous donner abondamment à manger, et le soir nous eûmes une ration abondante. Nous nous mîmes à crier de joie, et le travail se déroula avec plaisir. Depuis, nous avons eu suffisamment à manger et il découvrit rapidement que le travail allait beaucoup plus vite. Le champ était animé par les gens qui essayaient d'en faire le plus possible. 

Il me loua une seconde année. Il était un grand joueur. Il me tint une fois durant cinq nuits de suite, sans dormir ni nuit ni jour, devant la table de jeu. J'étais debout au coin de la pièce, à demi assoupi, quand il prit une pelle et me battit avec ; il me luxa l'épaule, et me blessa sur le torse, en brisant la pelle sur moi. Je m'enfuis et trouvai une autre personne pour me louer. 

Cette personne était M. Richard Furley, qui, par la suite, me loua chaque année au tribunal jusqu'à la majorité de mon maître. Il me donna un certificat qui me permettait de travailler à mon compte ; j'exécutais ainsi des travaux à la tâche, et je lui versais sur mes gains ce dont nous avions convenu. Le reste servait à mon entretien, et j'économisais ce que je pouvais. Ainsi pouvais-je échapper au fouet et aux mauvais traitements. Chaque année il me louait à mon propriétaire pour soixante-dix, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix dollars, et en retour je lui payais vingt ou trente dollars de plus que cette somme. 

Quand mon maître atteignit sa majorité il reprit pour lui-même tous ses gens de couleur. Voyant que j'étais habile et actif et que j'avais obtenu beaucoup de travail, il me fit lui payer presque le double de ce que je payais à M. Furley. À cette époque, les Anglais bloquaient le Chesapeake, ce qui obligeait à expédier la marchandise de Norfolk à Elizabeth City par le grand canal, de façon qu'elle atteigne la mer par Pamlico Sound et Ocracock Inlet. Je pris l'exploitation de quelques bateaux sur ce canal. M. Grice, qui avait épousé mon autre jeune maîtresse en était le propriétaire. Je lui versais la moitié de tout ce que je recevais pour le fret ; sur l'autre moitié je devais prendre en charge l'entretien et le personnel. Le reste était mon bénéfice. 

Quelque temps avant cela, mon frère Benjamin revint des Antilles où il avait passé deux ans sur le bateau de son maître. Je fus très heureux d'avoir de ses nouvelles et je pris un congé pour aller le voir. Alors que j'étais assis avec lui et sa femme, la femme de son maître vint et lui demanda de remplir un seau d'eau ; il le remplit puis le porta dans le magasin. Tandis que je l'attendais en me demandant pourquoi il mettait si longtemps, j'entendis le bruit violent d'un marteau : je m'inquiétais et allai voir ce qui se passait. Je regardai dans le magasin et je vis mon frère étendu sur le dos, au sol, et M. Williams, qui l'avait acheté, enserrait ses poignets et ses chevilles dans des anneaux de fer ; ensuite, une barre de fer fut posée en travers de sa poitrine, tenue elle aussi par deux anneaux. Je demandai ce qu'il avait fait, et on me répondit qu'il n'avait rien fait de mal, mais que son maître avait fait faillite, et qu'il était vendu pour payer ses dettes. Il resta dans cet appareil toute la nuit ; le lendemain on l'emmena à la prison, et je ne l'ai jamais revu depuis. Ce traitement est de règle dans de pareils cas. Le lendemain matin je devais me rendre chez ma mère, mais j'avais peur de lui raconter ce qui était arrivé à mon frère. Je demandais à un garçon d'y aller et de le lui dire. Elle était alors aveugle et très vieille, vivant dans une petite hutte, dans les bois, comme le font les vieux esclaves hors d'usage ; elle était hors d'état d'aller voir mon frère avant qu'on l'emmène, et elle se lamenta longuement à son sujet. C'est quelque temps après cet évènement que je me mariai à une esclave de M. Enoch Sawyer, celui qui avait été pour moi un maître si dur. Huit mois après notre mariage, un jeudi matin, je la laissai à la maison (à sa maison). Elle était heureuse et cela se voyait. Le vendredi, alors que je travaillais, comme d'habitude, aux bateaux, j'entendis un bruit derrière moi sur la route qui longeait le canal. je me retournai pour regarder et je vis un groupe d'esclaves qui arrivait. Quand ils furent à ma hauteur l'un d'eux cria "Moses, mon chéri !" Je m'étonnai que l'un d'entre eux me connaisse, et je reconnus ma femme. Elle me cria "Je m'en vais". Je fus écrasé de consternation. M. Rodgerson était près d'elle, sur son cheval, portant ses pistolets. Je lui dis "Au nom de Dieu, avez-vous acheté ma femme ?" Il me dit que oui ; quand je lui demandai ce qu'elle avait fait, il me répondit qu'elle n'avait rien fait mais que son maître avait besoin d'argent. Il sortit un pistolet et me dit que si j'approchais du wagon où elle était, il me tirerait dessus. Je lui demandai si je pourrais au moins m'approcher pour lui serrer la main. Il refusa, mais il dit que je pouvais me tenir à distance et parler avec elle. Mon coeur était si gros que je ne pus pas dire grand chose. Je demandai qu'on me laisse lui donner un peu d'argent. Il dit à M. Burgess, l'homme qui l'accompagnait, de descendre et d'aller lui porter. Je lui donnai la petite monnaie que j'avais dans ma poche et je lui dis adieu. Je ne l'ai jamais revue, et je n'ai jamais plus entendu parler d'elle depuis. Je l'aimais autant que ma propre vie. 

M. Grice trouvait que je le servais fidèlement. Lui et ma jeune maîtresse, sa femme, me conseillèrent, puisque je gagnais pas mal d'argent, d'essayer de racheter ma liberté. À la suite de ce conseil, je demandai à mon maître combien il voulait de moi. Il demandait 800 dollars, et quand je lui dis que c'était trop, il répondit qu'il pouvait obtenir 1000 dollars sur l'heure. M. Grice vint alors le voir avec moi ; il fit ressortir que je lui avais déjà rapporté plus que n'importe quel groupe de cinq de ses autres nègres et il lui rappela que nous avions été camarades de jeux. Il obtint ainsi qu'il consente à ne recevoir que 600 dollars pour moi. J'allais alors travailler avec coeur, et chaque fois que je lui versais de l'argent, je lui payais aussi quelque chose pour ma liberté, et il m'en donnait reçu. Quand je lui fis le dernier paiement des 600 dollars, il déchira tous les reçus. Je lui dis qu'il n'aurait pas dû agir ainsi ; il répondit que cela ne voulait rien dire, car, aussitôt que le tribunal siégerait il me donnerait mes papiers d'affranchissement. Le lundi, la semaine où siégeait le tribunal, j'allai à lui ; il jouait au billard et il ne voulut pas aller avec moi mais me dit de revenir le lendemain. Le lendemain il fit de même, et ainsi chaque jour. J'allai voir sa soeur, Mme Grice, et je lui dis que je craignais qu'il ne me donne pas les papiers ; elle dit qu'elle aussi le craignait et elle l'envoya chercher. C'était un jeune homme vraiment méchant ; il vint, l'insulta, et repartit. M. Grice n'était pas là ; à son retour il alla voir mon maître et lui demanda de me donner mes papiers d'affranchissement, que j'avais payé ma liberté et que le tribunal siégeait. Il n'y avait ainsi aucune excuse. Il promit de le faire ; moyennant quoi il s'en alla et ne revint qu'après la session de la cour. Avant que ne commença la session suivante, il me vendit pour 600 dollars, à M. Trewitt. 

M. Trewitt m'acheta de la façon suivante : j'avais quitté les bateaux et j'étais monté à bord d'une goëlette qui ramassait du bois dans le détroit d'Albemarle pour des marchands. Quand j'arrivai à Elizabeth City, je trouvai une nouvelle boutique que M. Grice avait ouverte ; elle était tenue par M. Sutton : celui-ci fut heureux de me voir et me demande de reprendre mon ancien travail sur les bateaux du canal, car le bois était très demandé àNorfolk. Je fis ainsi, et je vendis quelques chargements à M. Moses Myers, de Norfolk. Alors que j'attendais qu'il me paie, devant la porte de son magasin, il arriva avec M. Trewitt, que je ne connaissais pas encore. M. Myers dit à M. Trewitt "Voici un capitaine qui travaille pour vous". M. Trewitt demanda qui avait affrété les bateaux, et à qui j'appartenais. Je lui dis que M. Sutton avait fait affaire avec moi, et que j'avais appartenu à M. James Grandy, mais que j'avais acheté ma liberté. Il dit qu'il voulait m'acheter ; M. Myers lui répliqua qu'il ne pouvait pas puisque je m'étais déjà racheté moi-même ; il ajouta que j'étais l'un de leurs vieux capitaines, et n'avais jamais perdu la moindre fraction des biens qu'on m'avait confiés. M. Trewitt dit qu'il voulait m'acheter et qu'il s'occuperait de cela dès son arrivée à Elizabeth City. Je ne pensai pas plus longtemps à tout cela. À mon voyage de retour, je livrai un chargement à Elizabeth City, pour M. Trewitt. J'étais allé voir M. Grice, le propriétaire du bateau ; quand je partis pour aller me faire payer par M. Trewitt, il dit qu'il m'accompagnait parce qu'il voulait toucher son argent. En face de la douane, nous avons rencontré M. Trewitt, qui dit : "Bon capitaine, je vous ai acheté". M. Grice dit "Ne disons pas de bêtises ; allez et payez-le". Ils échangèrent des paroles violentes, l'un disant qu'il m'avait acheté, l'autre déniant qu'il ait pu le faire puisque je m'étais déjà racheté moi-même. Nous nous rendîmes tous ensemble à la demeure de M. Grice. Là, M. Trewitt me paya le transport, puis il dit vivement "Maintenant je vais vous montrer, M. Grice si je suis, oui ou non, un menteur". Il montra le contrat de vente. En le lisant, M. Grice changea de couleur et il fit appeler Mme Grice. Quand elle eut lu cela, elle commença à pleurer, ce que voyant je pleurai à mon tour. Elle m'envoya voir son frère, qui était à l'auberge de M. Wood. Il jouait au billard. Je lui dis "Maître James, m'avez-vous vendu ?" Il dit "Non". Je lui dis que si. Quand il s'enfuit en hurlant dans une autre pièce, je le suivai. Tout le monde nous suivit, en demandant : "Capitaine Grandy, qu'y a-t-il ?" Je leur dis que Maître James m'avait vendu à nouveau. Ils lui demandèrent pourquoi il avait fait ça ; il dit que c'était parce que les gens s'étaient moqués de lui en disant que j'étais plus sensé que lui. Ils ne voulurent plus qu'il reste dans l'auberge mais ils le chassèrent. Madame Grice, sa soeur, le poursuivit en justice, en mon nom, pour obtenir ma liberté, mais il gagna le procès. La cour affirma que moi-même et tout ce que je pouvais entreprendre lui appartenaient et qu'il avait le droit de faire ce que bon lui semblait avec moi et avec ce que je pourrais gagner, car c'était sa propriété jusqu'à ce qu'il me conduise lui-même au tribunal et me donne mes papiers d'affranchissement. En sus de cela il faudrait que je séjourne un an et un jour dans les États du Nord pour y obtenir la résidence. 

C'est ainsi que je fus forcé d'aller avec M. Trewitt. Il concéda que si je lui versais les mêmes revenus que ceux que j'avais payés à mon précédent maître, et en plus les 600 dollars que je lui avais coûté, il me donnerait mes papiers d'affranchissement. Il acheta deux bateaux pour naviguer sur le canal et, me retirant à mon employeur, M. Grice, il m'envoya travailler sur ses bateaux aux mêmes conditions. Il me fallut deux ans et demi pour économiser les 600 dollars et me racheter une seconde fois. Et, juste quand je venais de finir de payer, il fit faillite. La veille de Noël il me donna une lettre à porter à M. Mews, à Newbegun Creek. J'étais très réticent pour la porter, car je souhaitais aller voir ma femme ; je lui dis aussi que je devais aller à son bureau pour régler mes affaires avec lui. Il m'offrit deux dollars pour porter la lettre et il dit qu'on réglerait mes affaires à mon retour. C'est alors qu'arriva M. Shaw, qui sortait d'une salle voisine et qui dit que son bateau était chargé mais qu'il n'avait personne à qui il puisse confier les marchandises : il m'offrit cinq dollars pour me charger du bateau et livrer les marchandises à M. Knox qui habitait lui aussi Newbegun Creek. Le vent était bon, et tout était à bord, si bien que j'acceptai ; comme c'était la veille de Noël j'étais content d'avoir quelque chose à apporter à ma femme. Je laissai le bateau à l'embouchure de la crique et je jetai l'ancre. Quand la lune se leva, j'avançai sur la rivière. J'atteignis le quai, je commençai à décharger les marchandises durant la nuit et je les livrai en bon état à M. Knox le lendemain matin. Je portai ensuite la lettre à M. Mews qui la lut, puis, me regardant, dit : "Bien, vous m'appartenez". Je crus qu'il plaisantait et je lui dis "Comment ? De quelle façon ?" Il dit : "Est-ce que vous vous rappelez que Trewitt avait affrété la goëlette de Wilson Sawyer pour les Antilles ?" Je lui dis que je m'en souvenais. Il m'apprit que Trewitt était venu alors lui emprunter 600 dollars, qu'il ne voulait pas lui prêter à moins qu'ils ne soient garantis par une hypothèque sur moi. Il me dit que Trewitt aurait certainement racheté l'hypothèque mais qu'il avait fait faillite et ne valait pas un cent, et que lui, Mews, il devait retrouver son argent. Je lui rappelai qu'il nous avait appuyés devant le tribunal, ma jeune maîtresse et moi, lorsque maître James m'avait trompé. Il dit qu'il voulait bien m'aider autant que possible, et qu'à cause de cela il n'avait pas voulu prendre une hypothèque sur moi, mais qu'il, avait pensé que Trewitt la rachèterait. Or Trewitt a dû recevoir de moi quelques-uns des derniers versements après qu'il ait pris l'hypothèque et il savait alors qu'il allait faire faillite, car l'hypothèque datait de deux mois. 

Je sentis tout tourner autour de moi, je perdis presque les sens, et je partis vers les bois. M. Mews envoya son serviteur me chercher et me convaincre de revenir. D'abord je refusai, puis je cédai. Il me dit qu'il me donnerait une autre chance de me racheter et que cette fois j'obtiendrais ma liberté. Il dit que M. Enoch Sawyer voulait m'acheter pour que je devienne son surveillant dans le marais. Je répondis que je n'essaierais jamais plus de m'acheter moi-même, et qu'ils avaient déjà tiré 1.200 dollars de moi. Ma femme [3] (ma seconde femme cette fois) appartenait à M. Sawyer. Il me dit que son maître ne me permettrait plus de la voir si je n'acceptais pas ce qu'il proposait. Pour tout homme de couleur, contester la décision d'un Blanc expose à être fouetté, voire à être tué. J'étais donc forcé d'aller, bien qu'aucun homme de couleur ne souhaite vivre dans la maison où vit sa femme, car il doit supporter sans dire un mot pour la défendre les spectacles des sévices et des abus qu'elle subit. 

Au service de M. Sawyer je trouvai une bonne façon de m'acheter à nouveau. J'entrepris le transport par bateau de pierres et de planches sur le marais Dismal, et j'engageais des hommes pour m'aider. Mais mon maître avait avalisé les emprunts de ses deux gendres de Norfolk, qui firent faillite ; en conséquence, il vendit dix-huit de ses gens de couleur, sa part du marais et deux plantations. J'étais l'un des esclaves qu'il garda, mais après cela il fallut travailler dans le champ de maïs comme les autres. Il y avait là un mauvais surveillant ; il s'appelait Brooks. On soufflait dans la trompe au lever du soleil ; ensuite les gens de couleur devaient marcher jusqu'au champ devant le surveillant qui était monté sur un cheval. Même les longs jours d'été nous devions travailler jusqu'à midi avant de pouvoir manger un morceau ; hommes, femmes et enfants étaient servis de la même manière. À midi arrivait la voiture avec notre repas. Il était dans de grands plateaux et on le déposait à terre. Il y avait du pain, dont on coupait un morceau pour chacun ; ensuite il y avait un plat bouilli, fait de maïs pilé ; puis deux harengs pour chaque adulte, homme ou femme et un pour chaque enfant. Notre boisson était l'eau des fossés, quel que soit son état ; si les fossés étaient à sec, des garçons nous apportaient de l'eau. Les poissons salés nous donnaient soif, mais on ne nous permettait jamais de boire autre chose que de l'eau. Quel qu'assoiffé que puisse être un esclave, il ne lui est pas permis de cesser son travail un instant pour aller chercher de l'eau. Il ne peut en prendre que lorsque son travail l'a conduit au fossé, au bout du sillon. Le surveillant gardait sa montre à la main et nous laissait juste une heure. Quand il disait "Levez-vous !" nous devions nous lever et aller au travail. Les femmes qui avaient des bébés les laissaient par terre, au bord du sillon et leur donnaient de la paille ou d'autres bagatelles pour jouer. Mais là, ils étaient menacés par les serpents. J'ai vu un gros serpent qu'on a trouvé enroulé sur le cou et le visage d'un enfant quand sa mère est venue l'allaiter à l'heure du repas. Les travailleurs opéraient côte à côte, en ligne. Le surveillant plaçait les plus rapides sur les premiers rangs, et tous devaient s'aligner sur eux. Un Noir est chargé de fouetter les autres dans les champs ; s'il ne les fouette pas avec assez de sévérité, il est fouetté lui-même ; il fouette donc sérieusement, pour tenir le fouet éloigné de son propre dos. Si un homme a sa femme sur le même champ que lui, il choisit un sillon voisin du sien, ce qui lui permet, en travaillant très fort, de l'aider. Mais on ne le laissera pas dans le même champ s'il peut l'aider, aussi, même avec le travail le plus dur il est souvent incapable de l'empêcher d'être fouettée, et il est obligé d'assister, impuissant ; il est sans cesse exposé à la voir emmenée de la maison la nuit, mise nue et fouettée devant tous les hommes. Sur la propriété dont je parle, les femmes qui allaitaient souffraient beaucoup de leur poitrine quand elle se remplissait de lait, car les enfants restaient à la maison ; aussi n'arrivaient-elles pas à suivre le rythme des autres travailleurs. J'ai vu le surveillant les battre de telle façon que le sang et le lait mêlés s'écoulaient de leur poitrine. Une femme qui commet une faute dans le champ et qui est en état de grossesse très avancée est forcée de s'étendre sur un trou fait pour accueillir son ventre et est battue avec une pagaie qui porte des trous : chaque trou laisse une marque. Une de mes soeurs a été si sévèrement punie de cette façon que le travail s'est déclenché et que l'enfant est né dans le champ. Ce surveillant-là, M. Brooks, tua ainsi une fille nommée Mary ; son père et sa mère étaient dans le champ à ce moment. Il tua aussi un garçon d'environ douze ans. Il ne subit aucune punition, pas même un procès pour tout cela. 

Il n'y avait pas de dîner avant la nuit, quand il donnait l'ordre de partir et d'aller à la maison. Ce repas était le même que celui de midi, sauf que nous avions de la viande deux fois par semaine. 

Rares sont les propriétés où l'on donne quelque matériel de couchage aux gens de couleur : le meilleur maître donne seulement une couverture. Ce maître-là ne donnait rien ; une planche, que l'esclave pouvait installer n'importe où sur la propriété, voilà tout ce qu'on avait pour s'étendre. Si l'esclave voulait se procurer de la literie, il ne le pouvait qu'en travaillant aussi la nuit. Aussi, pour se chauffer, les nègres dormaient-ils en général près d'un grand feu, soit dans la cuisine, soit dans leurs huttes de bois ; à cause de cela leurs jambes étaient souvent couvertes de cloques et enflées, et même parfois plus sérieusement brûlées : cela les faisait gravement souffrir. 

Quand le moulin à eau ne fournissait pas assez, nous devions écraser le grain avec le moulin à main. La nuit était occupée à ce travail, sans que rien ne soit retranché de notre travail du jour. Nous devions le faire tourner, les femmes aussi bien que les hommes ; il fallait en moudre suffisamment pour le lendemain. 

Je restai huit mois affecté aux champs. Mon maître, M. Sawyer, acceptait de me donner 8 dollars par mois, pendant cet emploi, afin que je m'achète moi-même ; on verra qu'il ne me donna même pas ça. Quand j'avais commencé à travailler dans le champ de maïs, je lui avais déjà versé 230 dollars pour ce troisième achat de ma liberté. Un soir, je lui dis que je ne pouvais plus rester dans ce travail ; il me demanda pourquoi ; je dis que j'étais affamé au point d'en mourir et que depuis longtemps je n'avais plus l'habitude d'un travail aussi dur. Il voulut savoir pourquoi je ne pouvais pas tenir là aussi bien qu'ailleurs. Je lui dis qu'il savait bien que je n'avais plus été entraîné à cela depuis longtemps ; que ce surveillant était le pire qu'on aie jamais vu sur une plantation et que je ne pouvais plus le supporter. Il dit qu'il ordonnerait à M. Brooks de donner à chacun de nous une pinte de farine ou de maïs chaque matin, que nous pourrions faire cuire et qui nous servirait le lendemain matin jusqu'à ce que le repas de midi arrive. Les Noirs furent très heureux que j'aie obtenu cet octroi supplémentaire pour eux. Mais je n'étais pas satisfait. Je voulais la liberté. 

Un dimanche matin, comme le maître était assis devant sa porte, je vins à lui et lui offris de lui donner les 230 dollars que je lui avais déjà payés si, en plus de cela il acceptait que je lui verse pour ma liberté les 600 dollars qu'il avait payés pour m'acheter. Il m'éloigna, en disant que je n'avais aucun moyen de me procurer cet argent. Je m'assis un moment et je revins vers lui. Je lui renouvelai mon offre de 600 dollars, et il me dit encore que je n'y arriverais pas. Il appela sa femme qui était dans la maison et lui dit "Ne pensez-vous pas que Moses est saoul ?" Elle me demanda si c'était vrai. Je lui dis que non et elle demanda ce qui se passait. Le maître répondit : "Ne croyez-vous pas qu'il veut que je le vende ?" Elle dit : "Moses, nous ne voulons pas prendre de l'argent pour vous. Le Capitaine Cormack a posé mille dollars pour vous sur la table la semaine dernière et M. Sawyer ne veut pas y toucher ; il veut que vous soyez surveillant dans le marais Dismal". Je répondis : "Le Capitaine Cormack ne m'a jamais dit un mot sur le projet de m'acheter ; je préférerais me trancher la gorge d'une oreille à l'autre plutôt que d'aller avec lui. Je sais ce qui l'a fait parler ainsi. Il fait la cour à Mlle Patsey, et il a fait ça pour se faire valoir". Maîtresse rit et s'en alla en claquant la porte. Maître fut lui aussi secoué de rire et se dissimula derrière le journal qu'il était en train de lire, car il savait que je disais vrai. Le Capitaine Cormack était un vieil homme qui allait sur des béquilles. Mlle Patsey était la plus jolie des filles du maître. Le maître me fit à nouveau partir. 

Le lundi matin, M. Brooks, le surveillant, souffla dans la trompe comme d'habitude pour que tous aillent aux champs. Je refusai d'aller. Je me rendis chez le maître et lui dis que s'il voulait me donner un papier j'irais chercher les 600 dollars ; il me donna alors un papier disant qu'il était prêt à accepter cette somme pour ma liberté : je louai alors un vieux cheval et je partis pour Norfolk, à cinquante milles de là. 

Quand j'arrivai à Deep Creek, j'allai à la maison du Capitaine Edward Minner. Il fut très content de me voir parce que, auparavant, j'avais fait beaucoup de travail pour lui ; il dit combien il avait été désolé d'apprendre que je travaillais aux champs. Il me demanda où j’allais. Je lui dis "À Norfolk, pour voir quelques-uns des marchands et obtenir de l'argent pour m'acheter moi-même". Il répondit "Qu'est-ce que je vous ai toujours dit ?" N'était-ce pas que je vous prêterais toujours de l'argent si vous vouliez seulement me dire quand vous seriez vendu ?". Il appela Mme Minner dans la pièce et lui dit que je pourrais être vendu pour avoir ma liberté ; elle fut heureuse d'entendre ça. Il dit : "Laissez votre cheval à la taverne de M. Western, car vous n'avez pas besoin d'aller plus loin ; j'ai beaucoup de vieux dollars qui rouillent, et personne ne doit plus jamais vous mettre la main au collet et dire que vous êtes un esclave. Venez et restez chez moi cette nuit, et demain matin j'aurai le cheval de M. Garret et j'irai avec vous. 

Le lendemain matin nous partîmes et trouvâmes mon maître chez le Major Farrence, près du canal transversal, là où je savais qu'il devait se rendre ce jour-là pour vendre sa part du canal. Quand Je le vis, il me demanda de rentrer à la maison, parce qu'il ne voulait pas me vendre. Je me sentis dégoûté et profondément désappointé. Le Capitaine Ninner avança vers lui et lui montra le papier qu'il m'avait donné, en disant "M. Sawyer, n'est-ce pas votre écriture ?". Il répondit : "Na femme a dit avant que je parte que je ne devais pas le vendre mais le renvoyer à la maison". Le capitaine Minner dit : "Écoutez, Monsieur, je ne le veux pas comme esclave ; je veux lui acheter sa liberté. Il me remboursera l'argent et je ne lui compterai pas un cent d'intérêt pour ça. Je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, qu'une personne de couleur m'entraîne en enfer". Un monsieur qui était là dit qu'il était regrettable que je sois traité de cette façon ; je m'étais déjà acheté si souvent que M. Sawyer devrait me laisser aller. Il y avait aussi là M. Wiley, McPherson, qui est le pire parmi les surveillants des travaux de terrassement du canal. On ne l'avait Jamais vu intervenir en faveur d'une personne de couleur ; même lui pria M. Sawyer de me laisser aller puisque j'avais été vendu si souvent. À la fin M. Sawyer admit que je parte, moyennant 650 dollars, et il dit qu'il n'accepterait pas moins. Je priai le Capitaine Minner de donner le supplément de 50 dollars sans plus discuter. Je crois que ce sont les paroles de M. McPherson qui ont incité mon maître à me laisser aller, car il était bien connu pour sa dureté envers les gens de couleur ; si bien que mon maître ne pouvait plus rester sur sa position puisque M. McPherson avait parlé ainsi. Le Seigneur avait dû ouvrir le coeur de M. McPherson pour qu'il dise cela. 

J'ai dit que ce McPherson était surveillant sur un chantier où les esclaves drainaient les canaux. C'est un travail très dur. Le fond est souvent très marécageux ; les nègres sont plongés jusqu'à mi-corps, parfois plus, dans l'eau et dans la boue, à extirper les racines et à enlever la boue ; tant que leur tête est hors de l'eau, ils travaillent. Ils logent dans des huttes, ou dans ce qu'on nomme des camps, faits de pierres et de planches. Ils se couchent en gardant sur eux la boue qui a collé à leur peau, et font un grand feu pour se sécher et se réchauffer. On ne leur donne aucun matériel de couchage. Ce n'est qu'en faisant du travail supplémentaire qu'ils peuvent acquérir une couverture. On ne les paie pas du tout, sauf pour le travail supplémentaire. Leurs maîtres ne viennent qu'une fois par mois, pour se faire payer leur travail ; à ce moment il se peut que quelques bons maîtres leur donnent deux dollars chacun, d'autres seulement un dollar, d'autres une livre de tabac et d'autres rien du tout. La nourriture est plus abondante que celle des esclaves de culture : c'est même la meilleure ration d'Amérique. Elle consiste en une grande mesure de farine et six livres de porc par semaine ; le porc est généralement assez mauvais : il est en mauvais état car on l'achète aussi peu cher que possible dans des ventes aux enchères. 

McPherson donnait la même tâche à chaque esclave ; souvent, bien entendu, les moins forts n'y arrivaient pas. Je l'ai souvent vu les attacher et les fouetter le matin simplement parce qu'ils n'avaient pas accomplis la tâche de la veille ; après avoir été fouettées, les victimes restaient souvent attachées toute la journée les pieds touchant juste le sol, les jambes attachées, écartées par des morceaux de bois. Le seul mouvement possible était de tourner un peu la tête. Ainsi exposés, sans recours, ils subissaient les mouches jaunes et les moustiques qui, en grand nombre se posaient sur leur dos saignant et cuisant en ajoutant une torture nouvelle. Cela durait toute la journée et on ne les libérait qu'à la nuit. Quand il fouettait, il lui arrivait d'attacher la chemise de l'esclave sur sa tête, pour qu'il ne bronche pas quand le coup arrivait. Parfois il augmentait son tourment en se mettant en colère et en criant qu'il allait revenir le fouetter encore, ce qu'il faisait parfois et d'autres fois ne faisait pas. Je l'ai vu les fouetter avec ses mains, frappant jusqu'à ce que la chair soit visible ; et j'ai vu qu'on emmenait mortes certaines victimes. On ne lui a jamais demandé de comptes pour tout cela. 

Il n'est pas rare que les mouches se développent dans les plaies faites par le fouet. Dans ce cas nous avons une plante particulièrement bonne qui pousse dans la région et qu'on appelle le chêne de Jérusalem ; nous le faisons bouillir la nuit et nous lavons les plaies avec ce liquide, qui est très amer. Les larves et les vers sortent alors. Pour soulager les victimes, leurs camarades en esclavage frictionnent alors leur dos avec un peu de graisse animale prélevée sur leur maigre ration. 

De peur que les esclaves hors d'état de travailler à cause du fouet ne s'enfuient, il les laissait enchaînés jusqu'à ce qu'ils puissent travailler à nouveau. Cet homme dirigeait de 500 à700 personnes. Quand, Je ne trouvais pas d'autre emploi je travaillais sous ses ordres et je voyais ce qu'il faisait. Je pense que c'est à un mot de cet homme que je dois ma liberté... Il est mort, mais il y en a d'autres semblables à lui sur les grands chantiers. 

Quand la gentillesse du Capitaine Minner m'eut libéré de Monsieur Sawyer, je retournai à mon ancienne occupation sur les bateaux du canal. Je les prenais sous contrat, comme auparavant. Après quelque temps je fus incapable durant une année de poursuivre ce travail à cause d'une sérieuse attaque des rhumatismes que m'avait causé l'exposition aux intempéries. J'avais hâte cependant de gagner de l'argent pour rembourser le Capitaine Minner, de peur qu'un accident imprévu qui arriverait à lui ou à moi ne me prive de la liberté pour laquelle j’avais tant attendu et tant souffert. Aussi suis-je parti sur une barque du canal du marais Dismal jusque de l'autre côté du lac Drummond. On me laissa sur la rive. Là, je me construisis une petite hutte, et on m'apportait des provisions quand l'occasion s'en présentait. Là, parmi les serpents, les ours et les panthères. Chaque fois que mes forces étaient suffisantes je coupais un genévrier et je le transformais en planchettes pour faire des tonneaux. Le camp, comme tous ceux qui sont construits habituellement pour les nègres, était grand ouvert d'un côté ; de ce côté on allume un feu la nuit et le dormeur tend ses pieds vers ce feu. Une nuit je fus éveillé par le reniflement violent d'un animal qui flairait mon visage ; je sentis son museau froid. Je tendis soudainement les bras et je criai de toutes mes forces. J'étais épouvanté et affolé. Je ne sais pas s'il s'agissait d'un ours ou d'une panthère, mais cela semblait de la dimension d'un gros veau. Bien entendu je ne me rendormis pas de la nuit. Je me confiai au Seigneur et je continuai aussitôt mon travail ; je ne fus jamais plus attaqué. 

Ma santé se remit et je retournai sur les bateaux du canal ; trois années après qu'il eut avancé l'argent je remboursai entièrement mon excellent et très gentil ami. Pendant cette période, il ne me demanda rien pour son service. Je vivais entièrement libre, dans la mesure ou un homme de couleur peut être libre là-bas. 

Quand, enfin, j'eus payé le Capitaine Minner et obtenu mon certificat d'affranchissement, en sorte que ma liberté était vraiment assurée, mon esprit fut très excité. Je me sentis si léger que je pouvais presque me croire capable de voler ; dans mes rêves je me voyais toujours en train de voler par-dessus les forêts et les fleuves. Mon allure était tellement transformée par la joie que, bien souvent, des gens m'arrêtèrent pour me dire : "Grandy, qu’y a-t-il"" Je m'excusais de mon mieux, mais beaucoup se rendaient compte de la raison de cela et disaient "oh, il est si heureux d'avoir obtenu sa liberté !" L'esclavage enseignerait à quiconque le bonheur d'obtenir la liberté. 

Mon bon maître, le Capitaine Minner, m'envoya à Providence, dans le Rhode Island pour que j'y reste un an et un jour afin d'obtenir mon permis de résidence. Mais je ne restai que deux mois. Le bateau de M. Howard arriva, chargé de maïs. Le temps de voir mon maître et ma maîtresse me tardait beaucoup, à cause des bontés qu'ils avaient eues pour moi, et c'est ainsi que je retournai à bord de la goëlette. À mon arrivée, je ne fis qu'une brève halte devant la porte de ma maison pour demander à ma femme si elle et les enfants allaient bien, et j'allai en ville voir le Capitaine et madame Minner. Ils furent très heureux de me voir et me demandèrent ce que j'allais faire pour gagner ma vie. Je désirais m'engager sur un paquebot de la ligne de New York ou de Philadelphie, mais je m'inquiétais de savoir si cela ne comportait pas de risque pour ma liberté. Le Capitaine Minner pensa que je pouvais essayer, si bien que je m'engageai. J'ai poursuivi ce travail jusqu'à sa mort, qui eut lieu un an après mon retour de Providence. Ensuite je retournai à Boston ; en effet, tant qu'il vivait, je savais pouvoir compter sur sa protection, mais quand mon ami eut disparu je pensai qu'il valait mieux rester en permanence dans les États du Nord. 

À Boston j’ai travaillé à une scierie, dans des entrepôts de charbons comme docker, etc. Après quelques mois de ce travail j'ai pu embarquer sur la goëlette "New Packet", Capitaine Cobb, qui allait à St-John, Porto-Rico. Lors du voyage de retour, le bateau s'échoua à Cape Code ; après avoir tenté en vain de le redresser, nous le laissâmes là ; on le déséchoua plus tard. Je fis plusieurs autres voyages, dont deux en particulier vers la Méditerranée ; le dernier, à bord du James Murray, Capitaine Woodburry, armateur M. Gray, me mena aux Indes. À mon retour, mes économies de cette période se montaient à300 dollars ; je les envoyai en Virginie et je rachetai ma femme. Elle vint chez moi, à Boston. Je n'osais pas aller la chercher moi-même de peur d'être à nouveau privé de ma liberté comme cela arrive souvent à des gens de couleur libres. 

À cette époque, qu'on nomme l'époque de l'Insurrection, il y a environ huit ans, alors que les Blancs disaient que les gens de couleur se préparaient à se soulever et en tuaient, pendaient et détruisaient de toutes les manières en grand nombre, Mme Minner crut m'avoir aperçu dans la rue et s'évanouit, craignant pour moi. Les soldats capturaient tous les Noirs qu'ils pouvaient trouver et elle savait que si j'avais été là j'aurais été mis à mal. Elle se trompait : je n'étais pas là. 

Le maître de mon fils, à Norfolk, m'écrivit à Boston pour me dire que si je pouvais réunir 450 dollars je pourrais acheter sa liberté. Il avait alors quinze ans. J'avais à nouveau 300 dollars d'économies. Je savais que le maître était un ivrogne, et j'étais donc pressé de tirer mon fils de ses mains. J'allai à Norfolk, au risque de perdre ma liberté, et j'emportai les 300 dollars en espérant faire le plus possible de marchandage. Beaucoup d'amis de Boston me dirent de ne pas y aller. Mais j’avais hâte d'obtenir la liberté de mon fils et je savais que personne en Virginie n'avait de motif pour se plaindre de moi. Aussi, malgré leurs conseils je décidai d'aller. 

Quand le bateau arriva là-bas, on me dit qu'il était illégal que je débarque. Le maire de la ville dit que j'étais resté trop longtemps parmi les maudits Yankees. Il me demanda si j'ignorais que je n'avais pas le droit de descendre à terre, ce à quoi je répondis que je ne savais ni lire ni écrire. Des marchands pour lesquels j'avais travaillé autrefois montèrent à bord et dirent qu'ils s'occuperaient du maire et du gardien. Je dis au maire la raison pour laquelle je venais et il me permit de rester neuf jours, ajoutant que si je n'étais pas parti à la fin de ce délai il me mettrait en vente au profit de l'État. 

J'offris les 300 dollars au maître de mon fils ; il compta l'argent mais me le rendit, disant qu'il n'accepterait pas moins de 450 dollars. Je remontai à bord pour rentrer à Boston. Nous tombâmes sur un vent debout qui nous fit revenir trois fois à Norfolk où nous jetions l'ancre juste en face de la prison. Les neuf jours avaient expiré et j'avais peur que le maire ne me trouve et ne me mette en vente. Je pouvais voir la prison, pleine de gens de couleur et même le poste de fouet où en permanence on en fouettait. Alors que nous étions près de la prison arrivèrent deux bateaux en provenance de Eastern Share, en Virginie, chargés de bétail et de gens de couleur. Les vaches meuglaient après leurs veaux tandis que les hommes et les femmes criaient d'avoir perdu leur épouse, leur mari ou leurs enfants. Cris et gémissements étaient terribles, malgré la présence d'un homme armé d'un fouet qui tentait d'imposer le silence à ces pauvres créatures. Ce bateau s'ancra près du nôtre. Il y avait longtemps que je n'avais plus vu pareilles scènes ; elles m'affectèrent beaucoup et ajoutèrent encore à ma peur. 

Un jour j'ai vu un bateau se détacher du rivage et venir à nous avec des Blancs à bord. Je pensai qu'il s'agissait de policiers venus me chercher ; et mon horreur de l'esclavage était telle que par deux fois je courus vers le bastingage pour sauter par-dessus bord et me jeter dans le courant de la marée qui refluait fortement à ce moment-là, pour me noyer. Toutefois une sorte d'intuition m'a retenu chaque fois. 

Une fois de plus nous sommes partis pour New York, mais rencontrant à nouveau un vent debout nous entrâmes dans la rivière Maurice, dans la baie de Delaware. Le New Jersey où se trouve cette baie, n'est pas un état esclavagiste. Aussi dis-je au capitaine : "Mettez-moi sur un canot et débarquez-moi à terre encore une fois. Ensuite je voyagerai par terre jusque chez moi, et comme cela je ne courai pas le risque de retourner en Virginie". Le capitaine dit qu'il n'y avait aucun risque de cela, mais je m'exclamai : "Non, non, capitaine, je ne veux pas essayer. Laissez-moi remettre les pieds sur une terre libre, et je serai en sécurité !" Quand je touchai terre le fardeau qui pesait sur mon esprit s'en alla. Je n'aurais pas été plus soulagé si on m'avait enlevé une charge de deux tonnes de mes épaules. 

De Maurice's Creek j’allai à Philadelphie et de là je fis écrire une lettre à ma femme, à Boston, remerciant Dieu du fait que je sois à nouveau sur une terre libre. En arrivant à Boston j'empruntai 150 dollars à un ami, et, à New York j'obtins l'aide de M. John Williams pour envoyer 450 dollars à Norfolk. Ainsi, en fin de compte j'achetai la liberté de mon fils. Je le rencontrai à New York et le ramenai à Boston. 

Six autres de mes enfants, trois garçons et trois filles avaient été vendus à la Nouvelle-Orléans. Deux des filles avaient acheté elles-mêmes leur liberté. La plus âgée des deux, Catherine, fut revendue trois fois après qu'on l'eut emmenée de Virginie. La première fois, ce fut aux enchères. Son avant-dernier maître était un Français ; elle travailla dans ses champs de canne et de coton. Un autre Français cherchait une fille de confiance pour garder sa femme qui était malade de la poitrine. Son maître lui proposa ma soeur. Ils allèrent la voir dans les champs et l'affaire fut conclue. Son nouveau maître la confia à sa femme sur laquelle elle veilla jusqu'à ce qu'elle meure. Comme elle avait servi particulièrement bien, son maître lui offrit de s'acheter elle-même. Elle trouva que les versements étaient trop élevés, car il lui demandait, outre 4 dollars par semaine sur ce qu'elle gagnerait, 1.200 dollars pour sa liberté. Il lui dit qu'il pourrait la vendre plus cher, et qu'elle pourrait avoir une quantité de lavages, à un dollar la douzaine ; finalement, elle accepta. Elle vivait près de la rivière et eut beaucoup de clients. Elle désirait tellement obtenir la liberté qu'elle travaillait presque sans arrêt, jour et nuit, même le dimanche. Pourtant elle s'aperçut qu'elle ne gagnait rien en travaillant le dimanche et ce jour-là elle s'arrêta. Elle paya ponctuellement à son maître son dû hebdomadaire et aussi de temps en temps une partie de la somme nécessaire à sa libération, versements pour lesquels il lui donnait des reçus. Un bateau à vapeur du Mississipi cherchait une bonne serveuse. Elle y fut louée à 30 dollars par mois, ce qui est le salaire normal. Elle pouvait aussi vendre des pommes et des oranges à bord, et généralement les passagers donnaient de vingt-cinq cents à un dollar à une serveuse dont ils étaient contents. Son revenu total, salaire et tout, atteignait à peu près soixante dollars par mois. Elle resta dans cet emploi jusqu'à ce qu'elle eut payé le total de 1.200 dollars. 

Dès qu'elle eut ses papiers d'affranchissement elle quitta le vapeur, pensant qu'elle pourrait trouver sa soeur Charlotte. Ses deux premiers essais furent vains, mais au troisième elle la trouva en train de travailler dans un champ de cannes. Elle montra ses papiers au maître de sa soeur et lui dit comment elle avait acheté sa liberté. Il dit que si sa soeur voulait lui payer la même somme, elle aussi pouvait aller. Elles acceptèrent et il leur donna un passe. Les deux soeurs montèrent à bord d'un vapeur et travaillèrent ensemble pour le salaire d'une, jusqu'à ce qu'elles aient économisé le total de 1.200 dollars pour la liberté de la deuxième soeur. Le mari de Charlotte était mort. Elle laissa ses enfants derrière elle dans les champs de coton car le maître refusait d'accepter pour eux moins de 2.400 dollars. Voilà leur nom et leur âge : Zéna, environ quinze ans ; Antoinette, environ treize ans ; Joseph, environ onze ans et Joséphine, d'environ dix ans. Je ne connais quelque nouvelle, que d'un seul de mes autres enfants, une fille, nommée Betsey ; elle est aux environs de Norfolk, en Virginie. Son maître, M. William Dixon, accepte de la vendre pour 500 dollars. 

Je ne sais rien de mes quatre autres enfants, ni où ils sont, ni même s'ils sont morts ou vivants. Cela sera très difficile de les retrouver, car les noms des esclaves sont habituellement changés à chaque changement de maître : ils portent en général le nom du maître auquel ils appartiennent, et n'ont en propre aucun nom de famille qui permette de les retracer. De ce fait, et à cause de l'incapacité à lire et à écrire à laquelle la loi les astreint, toute trace est perdue en quelques années, quand les enfants sont séparés jeunes des parents. 

Aussi lorsque son enfant est vendu séparément d'elle, une mère sait-elle qu'il est perdu pour toujours. Il y a bien peu de chance pour qu'elle puisse connaître ce qui lui arrivera. Pour retrouver un parent ou un ami qui a été vendu depuis longtemps ou envoyé au loin il faut suivre sa trace, de maître en maître. Sinon, il faut s'enquérir auprès des voisins pour savoir où ils pourraient se trouver jusqu'à ce qu'on tombe sur quelqu'un qui puisse nous dire que tel ou tel appartient à tel ou tel maître. À ce moment-là la personne qu'on suppose être celle qu'on cherche peut, par exemple, se rappeler le nom de celui à qui appartenaient son père et sa mère ; on a peu à tirer de l'aspect physique de l'individu, car il s'est écoulé tant d'années qu'il a grandi hors des souvenirs de ses parents ou de ses amis. Il n'y a aussi aucun lien familial durable, pas même les plus proches, capable de maintenir les contacts, et cela aggrave la détresse de ceux qu'une vente sépare. J'ai peu d'espoir de pouvoir retrouver mes fils. 

J'ai toujours vécu à Boston depuis que j'ai acheté ma liberté, sauf l'année dernière que j'ai passée à Portland, dans le Maine. 

Je n'ai rien dit encore de mon père. Il a été souvent vendu, à cause des faillites de ses maîtres successifs. Quand j'étais un petit garçon il a été vendu et emmené loin de nous : il était si loin qu'il ne pouvait venir qu'une fois par an. Ensuite il a été vendu encore plus loin et il n'a plus du tout pu venir. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. 

Quand ma mère devint vieille on l'envoya vivre dans une petite hutte de bois, isolée dans la forêt. On traite souvent ainsi les esclaves âgés et invalides, qu'ils soient hommes ou femmes. Personne ne prend soin d'eux si ce n'est qu'on a dégagé un petit terrain autour de la hutte pour que le vieil esclave, s'il en est capable, puisse cultiver un peu de maïs. Pour le maître, qu'il vive ou meure, cela est égal : c'est exactement comme se débarrasser d'un vieux cheval. Leurs enfants, ou leurs proches, s'ils vivent dans le voisinage viennent tour à tour leur apporter la nuit quelques morceaux de leur propre ration alimentaire, ainsi que couper du bois ou puiser de l'eau pour eux : cela dépend entièrement de la bonne volonté des esclaves et non du maître. Au cours de ces visites nocturnes, on trouve souvent le vieil habitant de la hutte en train de gémir parce qu'il est malade ou très affaibli ou parce qu'il a eu besoin de manger ou de boire au cours de la journée : souvent quand j'approchais de la hutte de ma mère, je l'ai entendue se lamenter ou crier à cause de cela. Elle était à la fois vieille et aveugle, et de ce fait incapable de s'occuper d'elle-même. Elle n'était pas traitée plus mal que les autres : cette pratique est commune. Seuls quelques rares bons maîtres ne traitent pas ainsi leurs vieux esclaves : ils les emploient à de petits travaux dans la maison ou dans le jardin. 

Ma soeur aînée se trouve à Elizabeth City. Elle a cinq enfants qui, bien entendu, sont esclaves. Son maître est prêt à la vendre 100 dollars : elle vieillit. Un de ses enfants, un homme jeune, ne peut pas être acheté moins de 900 dollars. 

Ma soeur Tamar, qui a appartenu au même maître que moi a eu des enfants de très bonne heure. Le maître de son mari était dur, et il demeurait loin. Il est coutume, quand une femme qui a beaucoup d'enfants appartient à un mineur, comme l'était notre maître, de la confier annuellement à celui qui l'accepterait moyennant le coût le plus faible, étant entendu que ce dernier garderait pour lui tout le travail que ferait cette femme. Mais ma soeur fut simplement laissée dans les bois pour qu'elle se débrouille elle-même. On lui avait fourni un petit terrain et elle pouvait se louer elle-même à l'extérieur pour travailler. Sur le terrain, elle planta du maïs et du lin et elle obtenait une mesure de grains, quelques harengs ou un morceau de viande pour ses journées de travail chez les propriétaires du voisinage. 

C'est ainsi qu'elle éleva ses enfants. Son mari ne pouvait guère l'aider. Dès qu'un de ses enfants était assez grand, il était vendu au loin. 

Après avoir été séparée de cinq de ses enfants, elle fut vendue avec le sixième (qui avait environ un an et demi) à des spéculateurs. Ceux-ci sont des individus qui achètent des esclaves en Caroline et en Virginie pour les revendre en Georgie et à la Nouvelle-Orléans. Après avoir voyagé avec eux plus de cent milles, elle s'évada, sans pouvoir emmener son enfant. Elle voyageait de nuit vers la maison et se cachait le jour dans les bois. Elle courait de grands dangers sur ce trajet, mais, en trois semaines elle atteignit les bois voisins de chez nous. Moi, ma mère et son mari savions où elle était. Elle vivait dans un abri qu'elle s'était confectionné. Parfois elle s'aventurait jusqu'à la hutte de ma mère, où elle avait une cachette dans un trou sous le sol. Son mari vivait à dix milles de là. Parfois il pouvait venir après sa journée de travail, passer la nuit avec elle et repartir avant le jour. Parfois il pouvait passer le dimanche avec elle. Tous, nous lui apportions toutes les provisions que nous pouvions économiser. Il fallait prendre beaucoup de précautions pour lui rendre visite ; nous attachions à nos pieds des morceaux de bois ou des paquets de chiffons pour ne pas laisser de traces. 

Dans les bois elle donna naissance à trois enfants ; l'un d'eux mourut. Elle ne s'était pas encore relevée de la naissance du plus jeune qu'elle fut découverte et renvoyée à la maison de son ancien maître. 

Ensuite, elle fut vendue à M. Culpepper, qui la traita très cruellement. Il la battait épouvantablement et le sang coulait à flot de sa tête et de son dos un jour où j'allai à cette maison. Je fus très peiné et je demandais qu'elle soit autorisée à s'absenter pour trouver quelqu'un pour l'acheter : au lieu de me répondre, il frappa avec une hache dans ma direction et je fus obligé de m'éloigner aussi vite que possible. Peu après, il fit faillite et ma soeur fut mise en vente à Norfolk ; là, M. Johnson les acheta, elle et ses trois enfants, par amitié pour moi. Il les traita extrêmement bien et elle le servit fidèlement, mais il ne s'écoula pas beaucoup de temps avant qu'elle ne soit réclamée par un individu auprès duquel Culpepper l'avait hypothéquée avant de la vendre à Johnson. Cet individu la vendit à Long, d'Elizabeth City, chez qui elle fut à nouveau maltraitée. Quelques temps plus tard on la vendit pour être emmenée en Georgie : elle était perpétuellement malade et on l'emmena sur une charrette. J'ai eu de temps en temps de ses nouvelles, et je suis très désireux d'acheter sa liberté, si jamais j’en suis capable. Deux de ses enfants sont maintenant en Caroline du Nord et aspirent à obtenir leur liberté. Je ne sais rien des autres, et il est peu probable que j’obtienne jamais de leurs nouvelles. 

Les esclaves sont mieux traités près de la frontière, là où se touchent les États libres et les États esclavagistes : plus on s'éloigne des États-libres, plus cela devient dur. C'est plus sévère à l'ouest et au sud que là où je vivais. Les esclaves sont souvent vendus d'un endroit peu sévère à un endroit plus dur : il y a un grand trafic d'esclaves dans ce sens, assuré par des spéculateurs. À la frontière entre les États libres et esclavagistes se trouve une garde : aucune personne de couleur ne peut la franchir sans un passe. A cause de ces règlements et du grand nombre de patrouilles, l'évasion est pratiquement impossible. 

Autrefois, les esclaves avaient la permission d'organiser eux-mêmes des réunions religieuses, mais, après l'insurrection dont j'ai déjà parlé il leur fut interdit de se réunir, même pour le culte. Souvent ils sont fouettés pour avoir prié ou chanté chez eux. Ils peuvent aller dans les lieux de culte des Blancs, mais ils préfèrent leurs propres réunions. Le frère de ma femme, Isaac, était un prédicateur de couleur. Beaucoup d'esclaves se rendaient secrètement dans les bois pour tenir des réunions ; quand ils étaient découverts, ils étaient fouettés et chacun était forcé de dénoncer ceux qui étaient venus. Trois esclaves furent atteints par des balles : deux furent tués et le troisième gravement blessé. Pour leur avoir prêché, Isaac fut fouetté et son dos passé au vinaigre. Quand il fut à peu près remis, on recommença le même traitement, et ainsi de suite pendant plusieurs mois ; son dos resta toujours douloureux, et il fut vendu. Peu de temps auparavant, sa femme avait été vendue, avec l'enfant qu'elle allaitait, et, sur ses six enfants, quatre avaient été vendus un par un. Au cours de la route avec son nouvel acheteur il tomba mort ; son coeur était brisé. 

Après avoir raconté ce qui nous est arrivé, à moi, à ma famille et à mes amis, je voudrais ajouter quelques remarques sur les esclaves et sur les gens de couleur en général. 

Les esclaves ont peur dès qu'ils prononcent un mot. Si, dans la cuisine de leur maître, ils laissent échapper quelques mots de mécontentement, ou un souhait de liberté, cela est souvent rapporte a leur maître ou à leur maîtresse par les enfants de la famille qui jouent autour d'eux. Il en résulte souvent de sérieux coups de fouet. 

J'ai déjà mentionné que la loi interdit d'enseigner la lecture ou l'écriture à des gens de couleur. Quelques jeunes Blancs de bonne volonté, membres des familles auxquelles appartenaient les esclaves, se sont risqués à cet enseignement, mais ils n'ont pas osé faire savoir ce qu'ils avaient entrepris. 

Voici la façon dont les propriétaires défrichaient de nouvelles terres. D'abord ils "tuaient" un morceau des forêts qui entouraient la plantation : par "mise à mort" on entend tuer les arbres en faisant une entaille tout autour d'eux sur toute l'épaisseur de l'écorce. De ce terrain chaque homme de couleur reçoit un morceau, aussi grand qu'il voudra, à condition qu'il soit capable de le cultiver après son travail ; les femmes ont, elles aussi, des morceaux de terrain. Les esclaves travaillent la nuit, abattant les troncs, et défrichant le sol ; quand tout est nettoyé, il a droit de l'utiliser pendant deux ans ou trois ans, selon les cas. Comme ces nouvelles cultures s'interposent entre les bois et les terres plus anciennement cultivées, les écureuils et les ratons laveurs se jettent d'abord sur ce qui y pousse, et du coup les terres du planteur sont épargnées de la plupart des dégâts. Quand le nègre a détenu le terrain pendant la période convenue, et quand celui-ci est devenu labourable, le maître le récupère et le nègre va sur un autre défrichement. Il n'est même pas rare que le terrain lui soit repris avant terme, pour peu qu'il soit devenu plus vite labourable. Quand arrive la récolte, le maître vient voir qu'elle est son importance. Il donne alors au nègre un papier l'autorisant à vendre cette quantité, sans quoi aucun commerçant n'osera l'acheter. L'esclave utilise ce qu'il a gagné pour s'acheter des vêtements corrects pour assister aux réunions, et parfois il le donne à sa femme. 

Le témoignage d'un homme noir, ou tout au moins de beaucoup d'hommes noirs, ne compte pas en face de celui d'un Blanc ; à cause de cela bien des Noirs libres ont subi de grands tourments. on est entré chez eux, on a détruit leur literie et leurs meubles et on les a battus, eux, leur femme, et leurs enfants ; quelques-uns ont été emmenés avec leur femme dans les bois, déshabillés, fouettés et laissés là. Il n'est rien qu'un Blanc ne puisse faire contre un Noir, à condition qu'il veille à ce qu'aucun autre Blanc ne puisse témoigner contre lui. 

Une loi a été récemment passée à la Nouvelle-Orléans, interdisant à toute personne de couleur libre de venir. 

Les paquebots côtiers qui desservent les ports de l’Atlantique ont généralement des cuisiniers de couleur. Quand un bateau va de New York à un port situé dans les États esclavagistes, le cuisinier noir est communément mis en prison jusqu'à ce que le navire fasse à nouveau voile. 

Aucune personne de couleur ne peut voyager sans un passe. Si elle ne peut pas le montrer, n'importe qui a le droit de la fouetter ; souvent, dans de tels cas, on est pris et fouetté par une patrouille. Partout, dans les États esclavagistes, il y a des patrouilles ; elles sont si nombreuses qu'on ne peut guère s'échapper. 

Le seul moment où un homme puisse rendre visite à sa femme, quand ils sont sur des propriétés différentes, est le samedi soir et le dimanche. S'ils sont très peu loin l'un de l'autre il peut parfois la voir le mercredi soir. Il doit toujours retourner à son travail à l'aube ; s'il ne revient pas à temps, il est fouetté. Il arrive qu’après s'être procuré tous les petits cadeaux possibles pour sa femme et pour ses enfants, après avoir marché bien des milles, pour les voir, il découvre qu'ils ont tous été vendus les uns d'un côté, les autres d'un autre. Il abandonne tout espoir de les revoir, mais il n'ose même pas dire un mot de plainte. 

Il arrive souvent que, au moment où un esclave souhaite rendre visite à sa femme sur une autre plantation, son propre maître soit occupé ou absent, et il ne peut donc pas obtenir de passe. Il se risque à partir sans passe. Si on en veut à lui ou à sa femme, on peut lui demander le passe quand il arrive, et, ne l'ayant pas, il peut être battu de trente-neuf coups, et chassé. A son retour il peut être pris par une patrouille et encore fouetté pour le même motif ; et il ne s'étonnera pas si on le prend et le fouette une troisième fois. 

Si un nègre a offensé une patrouille, même pour aussi peu que s'être habillé élégamment pour se rendre à un lieu de culte, il sera arrêté par un des gardes, tandis que l'autre déchirera son passe. Pendant que l'un d'eux le fouettera, les autres regarderont ailleurs. Ainsi, quand lui ou son maître se plaindront qu'il ait été battu sans raison et alors qu'il désignera celui qui l'a battu, les autres jureront qu'ils n'ont vu personne le battre. Son serment étant celui d'un homme noir ne compterait pas. Mais il ne peut même pas prêter serment, et ses tortionnaires sont tranquilles car ils étaient les seuls Blancs présents. 

Dans tous les États esclavagistes il y a des gens. qui ont pour métier de fouetter les nègres ; ils chevauchent de propriété en propriété, à la recherche de gens qui manquent de surveillants ; s'il y a un nègre à fouetter, homme ou femme, cet individu est embauché et il opère aussitôt ; sa rétribution est d'un demi-dollar. C'est de cette façon que des veuves ou des femmes en général qui possèdent des nègres les font fouetter. Beaucoup de maîtresses insisteront pour que l'esclave qui a été fouetté implore son pardon à ses genoux et la remercie pour la correction subie. 

Un Blanc qui habitait près de moi dans le comté de Camden, Thomas Evidge, exerçait ce métier. Il était également fouetteur assermenté à la Cour. Une loi passa, selon laquelle tout Blanc pris à voler serait fouetté. M. Dozier constatait souvent la disparition de cochons chez lui, et il fouettait tous ceux de ses nègres qu'il soupçonnait les avoir volés ; quand il ne parvenait pas à fixer ses soupçons sur un individu en particulier, il les fouettait tous, disant qu'il était ainsi sûr d'avoir le coupable. Un jour qu'il chassait dans ses bois, il entendit le coup d'une autre arme, et peu après il rencontra David Evidge, le neveu du fouetteur, portant sur son dos un de ses cochons qui venait tout juste d'être abattu. David fut emprisonné, convaincu de vol et condamné à être fouetté. Son oncle, qui fouettait avec tant de facilité les esclaves, et qui les insultait avec des mots inhumains alors qu'il les fouettait, ne put pas supporter l'idée de fouetter son neveu, et il engagea un homme pour s'en charger. L'individu choisi se trouvait être un marin ; il fouetta très bien le voleur. Les gens de couleur étaient très réjouis de voir pour la première fois un dos blanc subir des coups de fouet. 

Un autre de ces individus, George Wilkins n'améliora pas plus Ta réputation de ce métier. Il manquait souvent des grains dans la grange de M. Carnie, de Western Branch en Virginie. Or Wilkins, le fouetteur, s'acharnait toujours à repérer tel ou tel esclave comme étant le voleur ; sans autre charge contre eux que ses insinuations, quelques-uns furent punis très durement, fouettés par Wilkins lui-même tandis que d'autres, à son instigation, étaient mis en vente. Une nuit, M. Carnie, sans le faire savoir à ses gens de couleur, installa un piège d'acier dans la grange ; quelques nègres qui traversèrent la grange avant l'aube y aperçurent Wilkins sans remarquer qu'il s'était fait prendre. Ils appelèrent le maître pour qu'il puisse attraper le voleur avant qu'il ne s'enfuie ; il arriva et il se moqua de lui le reste de la nuit. Au matin il l'exposa à la vue du voisinage, puis il lui rendit sa liberté sans autre punition. 

Les châtiments sévères auxquels sont soumis les esclaves pour des fautes légères, ou même sans faute du tout, la menace permanente de mauvais traitements, sans espoir de réparation, et la torture d'être séparés des êtres les plus chers poussent nombre d'entre eux au désespoir et ils se cachent. Ils se réfugient dans les bois où ils restent des mois, voire des années. Quand on les reprend, on les fouette avec la plus extrême sévérité, leur dos est passé au vinaigre et on répète plusieurs fois ce traitement. Après plusieurs mois de cette torture, on laisse le dos cicatriser, et l'esclave est vendu. On pratique cette méthode tout particulièrement quand l'esclave a essayé de gagner un État libre. 

Au cours de violents orages, alors que les Blancs allaient se blottir entre leurs édredons de plume pour se protéger de la foudre, j’ai souvent vu des nègres, jeunes ou vieux, sortir, et levant les mains, remercier Dieu de l'arrivée du Jugement. Beaucoup d'entre eux sont traités si cruellement que, pensent-ils, le Jugement dernier sera pour eux la libération de leur horrible esclavage. 

Bien qu'ils vivent dans le luxe, les propriétaires finissent en général dans les dettes : leurs nègres sont traités si durement qu'on ne peut tirer aucun bénéfice de leur travail. Beaucoup parmi eux sont de grands joueurs. À la mort d'un propriétaire il arrive souvent que ses gens de couleur soient vendus pour payer ses dettes. Il en sera toujours ainsi pour les maîtres tant que durera l'esclavage : quand la liberté sera établie, je crois que commencera une grande prospérité pour eux. 

Avant de terminer ce récit, je voudrais exprimer mes remerciements reconnaissants aux nombreux amis des États du Nord qui m'ont aidé et encouragé : je n'oublierai jamais de parler de leur bonté et de prier pour leur prospérité. Je suis heureux de dire qu'ils ont tendu une main bienveillante non seulement à moi mais aussi à de nombreuses autres personnes de couleur. L'an dernier, des gens que je connais ont acheté pas moins de dix familles pour les tirer de l'esclavage et cette année ils continuent la même bonne oeuvre. Les demandes qui s'exercent sur leur bonté et sur leurs moyens sont nombreuses, mais il n'est pas nécessaire malgré tout de faire appel ailleurs, au public anglais : ils m'aideraient aisément à racheter mes enfants et mes proches. 

Bien que libre aux yeux de la loi, la première fois que j’allai dans les États du Nord - il y a environ dix ans - je sentais fortement la différence entre gens de différentes couleurs. 

Aucun Noir ne pouvait être accepté sur les mêmes bancs que les Blancs à l'église, ni dans les transports publics, ni dans les fiacres ou les voitures ; nous devions nous contenter du pont des bateaux, quel que soit le temps, le jour et la nuit ; les femmes et les enfants n'avaient pas le droit de descendre, qu'il pleuve, neige ou gèle. Il y avait encore bien d'autres façons de nous traiter comme si nous étions une race d'hommes inférieurs aux Blancs. Mais les abolitionnistes se sont courageusement prononcés pour nous, et, grâce à eux les choses se sont beaucoup améliorées. Maintenant, nous pouvons nous asseoir n'importe où dans la plupart des lieux de culte, et on nous place même sur les bancs de familles respectables ; beaucoup de transports en commun ne font pas de distinction entre Blanc et Noir. Nous commençons à nous sentir sur le même pied que nos concitoyens. Ils voient que nous sommes capables de nous conduire convenablement et, souvent ils nous acceptent dans les mêmes conditions qu'eux-mêmes. 

Lors des luttes qui nous ont permis d'obtenir justice de nos concitoyens nous avions l'habitude de chercher du regard dans les lieux publics quelques abolitionnistes notoires, ou si nous n'en voyions aucun, de nous adresser à toute personne vêtue en Quaker ; ces gens ont toujours pris notre parti contre les mauvais traitements et nous devons les remercier pour bien des luttes en notre faveur. 

Les efforts acharnés et la grande éloquence de Monsieur George Thompson, qui est venu de la part de nos amis anglais pour aider nos frères souffrants nous ont beaucoup apporté. Les pires des Blancs l'ont haï et malmené : ils ont mis sa vie en sérieux danger et ils ont menacé de destruction tous ceux qui l'hébergeraient. Nous avons prié pour lui, et nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour le défendre. Le Seigneur l'a préservé, et nous lui fûmes reconnaissants quand il quitta notre pays en bonne santé. Depuis, sans discontinuer, nous avons eu une foule d'amis américains qui ont travaillé jour et nuit pour la Cause. Ils se sont noblement dressés en faveur des droits et de l'honneur de l'homme de couleur, et ils ont commencé au milieu du mépris et du danger. Maintenant, Dieu merci, les choses sont différentes. William Llyod Garrison qui avait été pourchassé dans les rues de New York par une populace qui en voulait à sa vie, a récemment présidé au grand meeting abolitionniste à Faneuil Hall, la fameuse salle publique de Boston, connue sous le nom de "Berceau de la Liberté". 

Je suis heureux de dire aussi que maintenant bon nombre de mes frères de couleur s'évadent de l'esclavage ; les uns par l'achat de leur liberté, les autres en fuyant à travers mille dangers. Ils subissent d'énormes privations dans leurs efforts pour atteindre les États libres. Ils se cachent durant le jour dans les bois et dans les marais ; la nuit, ils voyagent, ils traversent les rivières à la nage ou grâce à des bateaux qu'ils ont parfois la chance de trouver ; ils franchissent des collines et traversent des prairies qu'ils ne connaissent pas : au cours de ces voyages dangereux, ils sont guidés par l'étoile polaire, car tout ce qu'ils savent c'est que la terre de liberté est au nord. Ils se nourrissent seulement des fruits sauvages qu'ils peuvent trouver, et, comme ils ont souvent à cheminer très longtemps, ils atteignent les États libres dans un état squelettique. A leur arrivée, ils n'ont pas d'amis, mais ils trouvent la pitié qu'on a pour ceux qui ont été en esclavage et dont il m'est agréable de dire qu'ils sont en nombre croissant. S'ils peuvent rencontrer un homme qui porte un chapeau à large bord et une tunique de Quaker, ils lui parlent sans crainte, s'appuyant sur lui comme sur un ami. Dans chaque bourgade les esclaves évadés cherchent un abolitionniste ou un Quaker et ces amis de l'homme de couleur les aident à poursuivre leur voyage vers le nord jusqu'à ce qu'ils soient hors de danger. 

Nos infatigables amis, les abolitionnistes, ont obtenu un jour une loi selon laquelle aucune personne de couleur ne peut être reprise comme esclave sur le territoire des États libres. Cette loi nous aurait rendu grand service, en nous libérant de toute inquiétude quant à notre liberté durant notre séjour. Mais j'ai le regret de dire qu'elle a été abrogée dernièrement et que maintenant, comme auparavant, toute personne de couleur dont on atteste qu'elle est esclave peut être capturée dans les États libres et déportée, sans considération de la durée de son séjour. De même ses enfants et ses petits-enfants peuvent être capturés, même s'ils sont tous nés dans le Nord. J'espère que cette loi sera bientôt changée à nouveau. Actuellement beaucoup d'esclaves évadés sont envoyés par leurs amis au Canada ou, sous la loi britannique, ils sont en sécurité. Il y en a environ dix-mille dans le Haut-Canada ; ils sont réputés pour leur bonne tenue et pour leur loyauté envers le Gouvernement britannique ; durant les derniers troubles celui-ci a toujours pu leur faire confiance pour la défense des possessions britanniques contre les Américains qui essayaient de les envahir. 

Quant à l'établissement au Libéria, sur la côte africaine, les gens de couleur libres n'en veulent pas. L'Amérique est leur patrie : leurs ancêtres vivaient en Afrique, mais eux ils ne connaissent rien de ce pays. Aucun homme de couleur libre n'a envie d'y aller. S'ils voulaient y conduire les esclaves, ils auraient foule de colons. Les esclaves iraient n'importe où pour être libres. 

Nous comptons beaucoup sur l'Angleterre pour la cause des esclaves. Chaque fois que nous entendons dire le bien que les Anglais font aux hommes noirs, nous nous réjouissons et nous courons dire ces nouvelles autour de nous. Nos chers amis, les abolitionnistes, sont très encouragés par les nouvelles qui leur arrivent des meetings et des conférences qui se font en Angleterre pour notre cause. Le premier août, jour où les esclaves des Antilles [4] ont été libérés, est toujours un jour de réjouissance pour le peuple de couleur libre d'Amérique. J'espère et je crois que la cause de la liberté des Noirs se renforce chaque jour. Je prie pour que vienne le jour où la liberté sera établie dans le monde entier. A ce moment-là les hommes s'aimeront comme des frères ; ils se réjouiront de se faire du bien les uns aux autres et ils prieront dans leur reconnaissance le Père de l'Univers. 

Et maintenant je n'ai qu'à dire encore un merci du fond du coeur à tous ceux qui ont fait quelque chose en faveur de la liberté de mes frères de couleur ; j’exprime en particulier ma gratitude à ceux qui m'ont aidé à obtenir pour moi-même, pour ma femme et pour certains de mes enfants la bénédiction de la liberté, un bienfait que ne peut apprécier que celui qui a été esclave. Tous les profits que ferait la publication de ce livre, et tous les dons qu'on me ferait la faveur de m'envoyer seront fidèlement consacrés à racheter mes enfants encore captifs et mes proches pour qu'ils échappent à la condition épouvantable de l'esclavage.

 

NOTE :

 

J'ai payé les montants suivants pour me racheter et racheter ma famille de l'esclavage : 

        Pour ma propre liberté                         1.850

        pour celle de ma femme                          300

        pour celle de mon fils                             450

        pour mes petits-enfants                           400

        pour racheter mon fils (kidnappé)              60

                                                               $ 3.060 

Je souhaite maintenant obtenir 100 dollars pour acheter la liberté de ma soeur Mary qui est esclave à Elizabeth City, N.C. Son maître demande cette somme pour elle. 

M.G.

Boston, le 19 janvier 1844


[1]    Biografia de un Cimarron, publié par Miguel Barnet, Academia de Ciencias de Cuba, 1966, traduit en français et édité chez Gallimard sous le titre "Esclave à Cuba".

[2]    William Loren KATZ dans l'introduction de Five Slave Narratives, Arno/New York Times, 1969, volume qui reproduit outre le récit de Moses Grandy, plusieurs autobiographies d'esclaves des États du Sud.

[3]    Il faut remarquer que le narrateur a épousé une seconde femme sans avoir eu connaissance du décès de la première. On doit savoir, pour expliquer cela, combien il arrivait souvent que des esclaves chrétiens, maris et femmes, soient séparés du fait de la vente de l'un d'eux. Cela conduisit les ministres du culte à discuter de cette question : ils décidèrent qu'une telle séparation pourrait être considérée comme le décès de l'une des parties aux yeux de l'autre, et ils acceptèrent en conséquence d'admettre que des mariages ultérieurs n'étaient pas immoraux. Cette pratique est générale. Il est a peine nécessaire de souligner qu'on pouvait difficilement trouver une preuve plus claire et plus frappante de la nature atroce de ce système. Il brise les affections les plus tendres, il détruit les liens les plus sacrés et il pousse les ministres de la religion, tant il les possède, à arranger la loi divine pour qu'elle s'accommode de ses exigences infernales.

[4]    Les Antilles anglaises, en 1835 (n.d.t.)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 1 octobre 2007 14:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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