RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean Benoist, La recherche épidémiologique en santé mentale aux Antilles: vers une mise en perspective anthropologique”. Un article publié dans la revue INFORMATION PSYCHIATRIQUE, vol. 79, no 10, décembre 2003, pp. 879-885. Chronique: Santé mentale: Images et réalités. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Jean Benoist * 

La recherche épidémiologique en santé mentale aux Antilles:
vers une mise en perspective anthropologique
”. 

Un article publié dans la revue INFORMATION PSYCHIATRIQUE, vol. 79, no 10, décembre 2003, pp. 879-885. Chronique : Santé mentale : Images et réalités.

Résumé / Summary / Resumen
 
Introduction
 
Psychiatrie, épidémiologie et anthropologie : des rapports complexes
 
Articuler anthropologie et épidémiologie ?
Articuler anthropologie et psychiatrie ?
 
Cadre antillais de la pathologie : tensions culturelles et histoire sociale
 
Premier rappel : les traces des origines
Autre rappel : la départementalisation et ses suites
 
Contextualiser la psychiatrie aux Antilles
 
Détresse psychologique et souffrance sociale
 
Conclusion
Références
 
Franz Fanon

 

L'essor matériel et le changement social considérables qui ont résulté du passage au statut de départements français de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de La Réunion, puis des transformations des sociétés contemporaines, ont généré, en contrecoup, de nouvelles formes de détresse psychologique et de malaise social. Une recherche comparative doit tenir compte de ces formes pour serrer au plus près la spécificité locale. Le texte est centré sur le cadrage historique et social de ces questions. Il aborde également divers points théoriques de leur analyse : tensions en matière d'identité, de transformation des liens sociaux, de formes de mal-être, réponses où s'entrecroisent médicalisation, réponses culturelles (religions, sectes) et pressions socio-politiques en vue de remaniements sociaux. 

Mots clés : psychiatrie, ethnomédecine, anthropologie, Antilles, départements d'Outre-mer.

SUMMARY 

Epidemiological research into mental illness in the Caribbean : an anthropological perspective. Economic growth and social change brought about by the new status of Martinique, Guadeloupe, French Guiana, and Reunion as French "départements", as well as by transformations in contemporary society, have had less positive spin-offs in the form of psychological distress and social malaise. These factors hinder the study of local specificities. After a brief historical and social overview, tensions linked with identity, transformation of social links and forms of disquiet are analysed. Responses feature a cocktail of medical actions, socio-political pressure and cultural responses (religions, sects). 

Key words : mental health, Caribbean, anthropology, history, identity, cultures. 

RESUMEN 

La investigación epidemiológica en salud mental en las Antillas : hacia una perspectiva antropológica. El desarrollo econlómico y los cambios sociales generados por el paso al estatuto de regiones de ultramar francesas (Martinica, Guadalupe, Guyana, Reunión) y por las transforinaciones de las sociedades contemporáneas han ocasionado como repercusión nuevas formas de sufrimiento psicológico y de malestar social. Estos factores interfieren en el estudio de las especificidades locales. Después de estudiar el marco histórico y social se analizan las tensiones sobre las cuestiones de identidad, de transformación de los lazos sociales y de las formas del malestar. En las respuestas se mezelan medicalización, presiones socio-políticas y respuestas culturales (religiones, sectas). 

Palabras claves : salud mental, Antillas, antropología, historia, identidad, culturas.

 

Introduction 

 

« Chaque culture a des zones de lumière
et des zones d'ombre.
 
Le transculturel use des lumières des unes pour éclairer les zones d'ombre des autres ».
 
Carlo Sterlin,
psychiatre, Montréal

 

Les données qu'apporte une recherche épidémiologique ont le mérite d'être très lisibles. Leur appui sur un échantillonnage bien fait les rend crédibles aux yeux des responsables médicaux et administratifs. Les médecins n'y trouvent certes pas toutes les nuances de la clinique, mais ils se reconnaissent dans une méthode et des modes d'analyse auxquels les a familiarisés leur formation scientifique. 

Toutefois ceux qui approchent par une autre voie les questions que l'enquête épidémiologique a pu traiter, et cela est vrai en particulier des anthropologues, demeurent souvent dubitatifs sur des points cependant centraux. Car nombre de questions portent sur des domaines où la vérité ne se dévoile en général que lentement (le recours à diverses formes de traitement, la part des diagnostics non médicaux dans l'itinéraire des malades et dans leurs décisions de soin, l'observance des prescriptions, le rôle de l'entourage, etc.). L’enquête par questionnaire, crédible par son échantillonnage et par le traitement de ce qu'elle a recueilli, l'est-elle autant dans les réponses obtenues ? Il ne s'agit pas tellement de la construction du questionnaire et de son analyse, mais d'un obstacle plus fondamental : l'expérience de son travail de terrain pousse l'anthropologue à s'interroger sur la possibilité de pénétrer par cette voie dans des logiques étrangères à celle de l'enquêteur, logiques qu'il a mis un temps considérable à déceler et quelquefois à décrypter. Si bien préparé qu'il puisse être, le questionnaire appartient à la logique de l'enquêteur. Il occulte celle de l'enquêté, en l'incorporant sans le vouloir à son cadre mental. Par exemple, les coupures entre mental et physique, entre normal et pathologique ont-elles un sens et, si oui, quel sens, dans la société à laquelle appartiennent les personnes interrogées ? 

S'il est une leçon que nous enseigne l'anthropologie, c'est que les cheminements sont complexes, entre le dit et le non-dit, en matière de décisions et de comportements dans les domaines qui touchent à la santé et à la maladie, les choix apparemment les plus incompatibles entre eux sont faits simultanément par le même individu, à la fois rationnel et croyant, à la fois pragmatique et mystique. L'essor des pratiques parallèles de soin et de prévention en témoigne mieux qu'aucun discours. Aussi l'anthropologue est-il souvent frappé par la distance entre les réponses obtenues par les enquêteurs et les représentations que lui ont révélé des contacts prolongés. Et cependant, une critique seulement négative serait présomptueuse et regrettable. Des régularités se dégagent des enquêtes quantitatives, qui recoupent ce que l'approche qualitative avait perçu et lui donnent une caution. De même, les questions ouvertes et l'analyse fine des réponses, même si elles ne permettent pas de franchir le fossé qui sépare les logiques ni le redoutable biais méthodologique que représente une enquête par questionnaire, parviennent à nuancer les données. 

Chacun ne souhaitant pas remplacer l'autre, mais aucun ne devant ignorer ce que l'autre peut apporter, l'anthropologue et l'épidémiologiste qui se préoccupent des représentations des troubles mentaux dans une société doivent tenter d'ajuster leurs travaux. Leur confrontation, difficile et incertaine, parfois vaine, parfois heureuse, mérite d'être tentée à propos des travaux qui sont actuellement conduits à la Guadeloupe. Il importe de tenir compte d'une part de l'ajustement délicat d'approches disciplinaires différentes, à la complémentarité nécessaire mais difficile à mettre en oeuvre, d'autre part de la société où se déroule l'enquête, société porteuse de valeurs, de normes, créatrice de traumatismes mais aussi de solutions, société où chacun est au carrefour d'une histoire pesante et d'un présent incertain. Et c'est en vue d'y parvenir que sont proposées les réflexions qui suivent. 

 

Psychiatrie, épidémiologie et anthropologie :
des rapports complexes

 

Articuler anthropologie et épidémiologie ?

 

Les comportements et les catégories que le questionnaire épidémiologique évalue se rattachent explicitement à la maladie mentale, au sens où les psychiatres ont pu clarifier sa clinique et édifier une certaine nosologie. Mais l'anthropologue, moins soucieux de placer en avant le fait pathologique et participant à la vie quotidienne des individus, partage avec ceux-ci un autre point de vue : il y a au sein de toute pathologie des causes de souffrance, des situations de détresse, de conflit, de malheur, auxquelles la société apporte des réponses qui ne sont jamais purement médicales : leur dimension médicale (au sens où les médecins et les psychiatres l'entendent) est immergée dans les séquences quotidiennes de la vie sociale, dans le foisonnement des propositions venues des religions, des modes locaux d'interprétation du monde et du malheur. 

Mais, symétriquement, des comportements qui pourraient être jugés ailleurs comme pathologiques se développent sur tout terreau culturel où ils prennent des formes spécifiques. Ils conduisent les individus à réagir face à diverses formes de détresse psychologique tenant à leur situation sociale -individuelle ou collective - en usant de prêts-à-porter culturels aux apparences trompeuses pour l'observateur extérieur (transe, interprétations persécutives, perception d'influences, etc), sans que cela implique qu'ils soient individuellement porteurs d'une atteinte pathologique. C'est en fonction de ces considérations que toute une anthropologie médicale s'est édifiée. En peu d'années, elle a accumulé une immense bibliographie qui montre à la fois l'infinie diversité des pratiques et des paroles, des références et des croyances, et l'universalité des structures comportementales par lesquelles les sociétés ont construit leurs réponses face à la maladie. Les médicaments et les rituels peuvent avoir mille formes, la classification des maladies peut suivre de multiples règles, les thérapeutes peuvent être investis de connaissances, de statuts et de pouvoirs très différents, il n'en reste pas moins que les réponses individuelles et institutionnelles à la maladie opèrent toujours dans le contexte de la vie sociale toute entière. Et le médecin lui-même opère dans son propre contexte social. L'anthropologie peut le rendre conscient de ce contexte à travers ce que l'on a pu nommer une « autoanalyse culturelle » : combien d'importantes décisions cliniques (concernant par exemple la prescription de médicaments ou la sortie d'un patient) s'appuient sur des notions « de bon sens » non remises en cause et sur une terminologie « qui va de soi » [3], alors que le bon sens et « ce qui va de soi » varient selon les sociétés. Et là se retrouvent les difficultés d'articulation avec l'épidémiologie. 

Dans les travaux de l'enquête d'épidémiologie psychiatrique en population générale, il est vite apparu combien le travail d'étude des représentations de la maladie mentale ou de la folie accompli sous l'intitulé « axe socio-anthropologique » relevait presque exclusivement de l'épidémiologie psychiatrique par la méthode suivie et par le questionnement qui se posait. On était dans un domaine qu'aborde aussi l'anthropologie, mais l'anthropologue ne rencontre l'imaginaire de la maladie mentale que secondairement, à partir du moment où il est au contact des souffrances psychiques et des détresses psychologiques. Observant des conduites, entendant leurs interprétations, il peut voir se dégager en creux le champ de la « maladie mentale », mais il peut aussi déceler que celle-ci (telle que la diagnostique le psychiatre) peut ne répondre à aucune catégorie pertinente dans la société en cause. Une première mise en garde s'impose alors : éviter les rapprochements rapides et simplificateurs. On ne fait pas d'anthropologie par un questionnaire épidémiologique (ni par questionnaire en général), pas plus qu'on ne fait d'épidémiologie par l'observation directe conduite par des anthropologues. Écoutons à cet égard un auteur qui a une longue expérience de cette mise en rapport de l'anthropologie avec l'épidémiologie. Il note : « Les objectifs explicites de ces deux disciplines diffèrent grandement. L'anthropologie cherche à réaliser des analyses qui soient riches par leur contexte, montrant combien nombre de détails particuliers s'agencent entre eux pour construire une configuration unique. Au contraire, l'épidémiologie vise à réaliser des analyses reliant des faits universels, libérés de leur contexte. La discipline anthropologique est « grasse » et « douce » (fast and soft), celle de l'épidémiologie est « maigre » et « dure » (lean and soft)  [6]. 

Un partage des tâches existe en fait : « La méthode épidémiologique peut éclairer le processus d'évaluation des hypothèses sous-jacentes à l'interprétation anthropologique des croyances et des pratiques. En revanche, la méthode anthropologique peut apporter à l'épidémiologie la perception du sens des événements par les intéressés. Si l'épidémiologiste a trouvé qu'un certain comportement est associé à certaines maladies, la connaissance de la signification de ce comportement pour ceux qui l'adoptent peut être un préalable nécessaire à la compréhension des moyens et des conséquences de son changement » [6]. Ce texte se passe de commentaire. Tout au plus faut-il souligner qu'il est indispensable de laisser chaque approche se déployer selon sa propre façon de faire, de manière à éviter les amalgames. Mais souligner aussi les limites de l'une comme de l'autre.

 

Articuler anthropologie et psychiatrie ?

 

Dans son livre important, Ethnopsychanalyse complémentariste [6], Georges Devereux insiste sur « la nécessité de postuler l'interdépendance totale de la donnée sociologique et de la donnée psychologique, parce que chacune de ces données est créée à partir du même fait brut ». Mais cette interdépendance ne signifie aucunement qu'il faille tendre vers une approche intégrée qui prétendrait accéder à une connaissance nouvelle. Articuler n'est pas fusionner. Car il est nécessaire « de postuler en même temps l'autonomie absolue tant du discours sociologique que du discours psychologique, que du discours psychologique ». Je dirais aussi « que du discours psychiatrique ». Des données, des observations homologues, bien qu'elles ne se contredisent pas, n'appartiennent pas au même univers et ne peuvent être mêlées. La psychiatrie a ses méthodes, ses conditions d'observation, ses modes d'expression et de traitement des données, son (ou ses) cadres explicatifs, et elle dégage ses conclusions ; la sociologie (ou l'anthropologie) a elle aussi son champ propre et elle dégage ses conclusions. L'enrichissement ne vient pas du mélange des genres, porteur de toutes les dérives possibles, dans les méthodes comme dans les analyses, mais de la confrontation des conclusions : lire les conclusions d'une discipline à la lumière de celles de l'autre et réciproquement. Opérer sur un terrain commun n'implique nullement opérer ensemble, par une approche intégrée. Aussi la confrontation des données ne conduit-elle pas à leur fusion, les références du médecin et celle de l'anthropologue n'appartenant pas au même univers. Le dialogue est possible, certes, mais il porte le risque de malentendus, chacun croyant comprendre l'autre alors que les mots échangés n'ont pas le même sens pour chacun des interlocuteurs. C'est ainsi que, quels que soient ses mérites et ses bonnes intentions, l'ethnopsychiatrie n'apparaît pas sans risque pour le psychiatre. Un ethnocentrisme subtil et difficile à déceler peut être inhérent à son langage, à ses concepts, à son paradigme de recherche, et imprégner même sa marche vers l'autre. Mais, surtout, une surinterprétation culturelle risque de conduire à des dérives culturalistes, prélude à des enfermements symboliques aussi graves que ceux des hôpitaux : enfermement par celui qui, à force de penser l'autre à travers sa spécificité, le considère comme irréductiblement différent, enfermement de cet autre par lui-même lorsqu'on l'amène à concevoir son identité comme une racine à protéger et non comme un projet ouvert à construire. Mais si trop de mixité intellectuelle aboutit bien souvent à des bricolages peu convaincants, cela n'interdit pas l'ambition d'aller plus loin. Les travaux et les réflexions en ce sens ne manquent pas et ils ont conduit à divers rapprochements de l'anthropologie et de la psychiatrie. Dans un ouvrage sur ce thème [1], Gilles Bibeau remarque avec justesse que « cette collaboration repose sur la conviction que l'anthropologie, comme d'autres sciences sociales, possède des concepts qui permettent une meilleure compréhension des problèmes et que ces concepts sont applicables à la clinique ou a l'intervention auprès de personnes ayant un problème psychique. [...] Il s'agit de promouvoir l'application clinique de l'anthropologie et une certaine anthropologisation de la psychiatrie ». Rapprochement lent mais certain, et qui semble de plus en plus à l'ordre du jour. Un certain consensus se manifeste chez les psychiatres à propos de la prise de conscience non seulement du rôle de la « culture » de l'autre dans sa psychopathologie, mais aussi de celui de la « culture » du psychiatre dans la façon dont il appréhende cette pathologie et dont il y répond. La relation de l'anthropologue avec le psychiatre est alors bénéfique pour chacun d'eux ainsi que pour les malade car elle débouche sur les « chemins qui conduisent à l'autre caché dans la différence culturelle, et dans un même mouvement à l'autre caché en nous » [2]. 

On en arrive alors à la question fondamentale : comment les psychiatres, dans leur rencontre avec cet autre (culturel), gèrent-ils la confrontation entre la façon dont ils interprètent et donnent sens à leur propre monde (y compris par leur tableau nosologique) et la façon dont ils interprètent et donnent sens à un autre monde, porteur d'autres interprétations et d'autres significations. La rencontre des psychiatres avec une société n'est pas celle d'un absolu avec un relatif mais la rencontre de deux (ou de plusieurs) logiques culturelles. 

 

Cadre antillais de la pathologie :
tensions culturelles et histoire sociale

 

L'histoire des Antilles françaises, dès son point de départ et durant presque quatre siècles, n'est pas celle de sociétés « normales ». Le poids massif de l'esclavage les a écrasées et demeure en elles un fardeau. On peut certes s'indigner, protester ou combattre. Mais il importe encore plus de comprendre comment cette marque, cependant bien des fois retouchée, ne s'efface pas. 

Invoquer ici ce traumatisme initial, d'où dériverait « une psychologie collective » ne suffit pas. Il importe aussi de déceler les traumatismes plus récents qui se sont superposés au choc fondateur. Il faut comprendre les contraintes qu'exerce sur les individus le cadrage structurel des sociétés antillaises. Comment l'histoire puis la société contemporaine opèrent-elles en tant que commun dénominateur de leurs interrogations et de leurs détresses ? Car la pathologie mentale et d'autres comportements s'enracinent dans ce cadre historique et social. Bien plus, la maladie des individus est aussi un moyen d'exprimer le poids que pèsent sur eux les contraintes et les souffrances collectives. Aussi, aux Antilles plus encore qu'ailleurs, ne peut-on négliger la culture et la société : perspective anthropologique indispensable, car si, ailleurs, la culture et la société sont avant tout le « contexte » de la maladie mentale, ici, elles font pleinement partie de son « texte », non seulement en lui fournissant une part de son langage mais aussi en étant la source de traumatismes qui la modulent. 

 

Premier rappel : les traces des origines

 

La plantation sucrière, qui a été la principale raison de l'entrée de leurs terres antillaises dans le système de l'esclavage colonial, a marqué les Antilles pour longtemps. Structure hiérarchisée, où les strates économiques de la société se reflétaient sous la forme de strates ethniques incorporant au plus profond des individus leur histoire et leur statut, la plantation a fait des Antilles le plus vivant exemple d'un mélange paradoxal : celui de la violence latente d'une structure et de la douceur apparente des relations entre les individus qu'elle enserrait. Mais « latent » ne signifie pas « absent ». Nées du pouvoir contraignant de puissances européennes, construites par l'entrelacs de courants historiques et civilisationnels issus d'Europe, d'Afrique, puis d'Asie, les Antilles ont été des sociétés plurielles depuis leur naissance : pluralité des origines, pluralité des cultures. À la différence de ce que montrent les sociétés d'immigration qui se développent de nos jours, la pluralité antillaise n'est pas le résultat d'ajouts à un ensemble homogène : elle est consubstantielle, elle est la seule référence et elle interdit tout mythe d'origine. Mais le pluralisme culturel qui se montre au grand jour est un pluralisme sous tension, un pluralisme inégal, dont l'équilibre est fragile. Et ce n'est pas seulement la société qui est partagée par des lignes de fracture toujours prêtes à faire surgir comme les failles d'un volcan les laves incandescentes qui semblaient à jamais enfouies, mais chaque individu, morcelé au sein de lui-même entre des identités contradictoires. Et, en contrepoint à une histoire officielle, circule une histoire silencieuse, faite de luttes étouffées dont l'écho retentit au sein des individus : car les mélanges, les métissages des corps, des langues et des valeurs se sont toujours inscrits dans le délicat équilibre entre les attraits qui les généraient et les violences qui les imposaient, tout en prétendant les interdire.

 

Autre rappel : la départementalisation et ses suites 

 

En 1946, les îles d'Amérique sont devenues départements français. L'inertie a d'abord prévalu. La vieille société de plantation a résisté jusqu'au milieu des années 1960. Mais la logique du nouveau système l'a peu à peu emporté. Et comme cède un barrage, la société s'est fissurée puis brisée, détruisant les digues derrière lesquelles s'était établi l'équilibre tendu mais assez stable de l'époque des « habitations ». Changements de l'habitat, du niveau de vie, de l'éducation. Arrivée massive de modèles extérieurs, ébranlement des légitimités locales longtemps tolérées, passage de la misère supportée à la misère insupportable, de l'identité construite dans la situation inégalitaire vécue comme inéluctable à l'identité issue d'ailleurs, sans que l'on sache clairement où la chercher, comment l'édifier. L'effritement de l'image des maîtres, qu'ils soient ceux de la plantation, de l'Église ou de la politique, fut certes porteur d'une libération, mais aussi d'une angoisse devant un vide.

 

Contextualiser la psychiatrie aux Antilles

 

Ces brefs rappels historiques ne sont là que pour inciter chacun de ceux qui rencontrent des troubles mentaux aux Antilles à ne jamais oublier ce contexte, ni la façon dont il pénètre fortement dans les individus. Et cela nous pose le problème, central, des modes de complémentarité possibles entre une recherche d'épidémiologie psychiatrique et une réalité anthropologique. Mais, le « culturel », en devenant une référence quasi automatique lorsque l'on parle de « l'autre », masque bien souvent un niveau plus important, celui des rapports sociaux au sein desquels il est à la fois utilisé et façonné. Je citerai à ce sujet une phrase d'un psychiatre de Montréal, Laurence Kirmayer [7] : « Décontextualiser l'expérience du patient, bien que nous permettant de mettre l'accent sur les processus psychologiques, peut participer involontairement à une forme d'oppression sociale et politique. Une attention explicite au cadre des problèmes, l'usage d'explications externes à ces problèmes et une attitude de coopération avec les patients peuvent leur donner des concepts et des outils qui leur permettent d'entreprendre l'action personnelle capable de lutter contre les inégalités qui sont les causes directes et les amplificateurs de leurs souffrances ». Bien souvent malheureusement, ce point de vue n'est pas pris en compte dans la thérapie individuelle, dans l'explication individuelle, dans l'explication culturelle. Ainsi, lorsque l'on parle des « immigrés », ne doit-on pas oublier que cela signifie qu'il s'agit d'individus en trajectoire et non pas d'individus stables, définis seulement par leur origine ou leur mode actuel d'insertion. Si l'on veut tenir compte de la « réalité » guadeloupéenne, on ne doit pas en rester aux croyances et aux guérisseurs, mais accéder avant tout aux structures, aux contraintes, aux tensions de la société. 

S'il est un message des anthropologues, non seulement aux psychiatres, mais aussi aux médecins en général, c'est la nécessité de cette contextualisation : le fait que les individus sont tous, qu'ils le sachent ou non, qu'ils le veuillent ou non, des acteurs sociaux en situation, qu'il y a toujours un « qui »derrière le « quoi », et que les relations entre les « qui » sont le lieu privilégié où placer l'action, la poignée qui permet de saisir le « quoi » et de le transformer éventuellement. Identifier les insertions sociales de la personne, ses réseaux, ses rôles, est peut-être une des tâches dont on peut attendre le plus et qui est peut-être la moins bien faite.

 

Détresse psychologique et souffrance sociale

 

Raymond Massé [8] a entrepris dans cette direction un travail de recherche qui a pour objectif d'évaluer dans quelle mesure certains désordres traduisent une détresse psychologique qui peut avoir ses sources tout aussi bien dans des situations appartenant à la vie privé que dans le retentissement personnel de problèmes sociaux (économiques, identitaires, de changement, d'inégalités, etc.). Ces désordres emploient un « vocabulaire » d'expression qui est puisé dans la culture de la Caraïbe. Ce vocabulaire révèle d'ailleurs la profonde homogénéité de cette culture d'une île à l'autre à travers toute la Caraïbe, ce fond commun que masquent des différences superficielles et une idéologie assez générale, directement issue de la période coloniale, qui met plus en avant les contrastes que les ressemblances. Dans une recherche en cours actuellement à la Martinique, R. Massé montre que les catégories populaires de diagnostic ne recouvrent nullement celles du psychiatre et que la place importante que prennent chez les individus les hallucinations auditives et les discours persécutifs conduit les psychiatres à confondre des dépressions avec certaines psychoses. Il relève aussi que le langage de la détresse, bien au-delà de cas à proprement parler pathologiques, emprunte largement la médiation de l'alcoolisme, des accusations de sorcellerie, des attaques surnaturelles, des toxicomanies. Face àces perturbations, les guérisseurs, et plus encore les églises nouvelles, apparaissent comme les dispensateurs de secours vers lesquels on se tourne de plus en plus. Aussi le psychiatre reste-t-il souvent à l'écart. 

Il importe alors de ne pas réserver au seul domaine de la psychiatrie une réflexion sur les troubles que le psychiatre qualifie de « mentaux ». Car dans une société telle que celle de la Martinique où Raymond Massé a effectué son étude [8], ces troubles dénotent l'expression d'une souffrance existentielle qui tient à la misère sociale et qui ne peut être soulagée qu'avec un allégement de cette dernière. Les conduites que cette souffrance induit peuvent prendre le masque de ce qui, ailleurs, appartiendrait à la psychiatrie, alors qu'il s'agit d'un langage construit à partir des ressources de la culture. Symétriquement, la pathologie la plus manifestement psychiatrique est elle-même encadrée par les tensions propres à ces sociétés : discours de persécution à thème ethnique, attribution de pathologies à des esprits ou à des maléfices, assignation à certains groupes de pouvoirs qui peuvent avoir des usages maléfiques. Le discours de la maladie exprime une réalité sociale et les chocs d'une histoire évoquée plus haut. Les thérapeutes traditionnels, et en grande partie les églises nouvelles, interviennent alors de la façon la plus immédiate et la plus pragmatique, en entrant dans ces discours et en manipulant ces tensions. Dans la négociation permanente entre des conflits, négociation qui élabore le monde créole, ils proposent des réponses apparemment hybrides, qui sont des façons de démanteler les contradictions. 

La « clinique hybride » que construisent les itinéraires thérapeutiques complexes des individus, dans une société que des forces contradictoires menacent, est un lieu de négociations, de résolution des tensions et l'action thérapeutique s'appuie sur cette résolution. Aussi les soignants de tous ordres, de l'herboriste au religieux, sont-ils plus les acteurs d'une redéfinition sociale que les thérapeutes d'une pathologie individuelle. C'est en ce sens que les nouvelles églises sont bien armées. Acceptant les imputations sorcellaires ou surnaturelles, c'est à elles qu'elles répondent, par le levier qu'elles leur offrent, saisissant ceux qui vont devenir leurs fidèles pour prix de leur protection. Thérapeute traditionnel détenteur de souvenirs transmis depuis une Afrique ancienne, détenteur de pratiques venues de l'Europe ancienne ou de l'Inde, médecin praticien formé dans les facultés, connaisseurs de tisanes à base de plantes médicinales, tous reçoivent les mêmes malades, qui vont de l'un à l'autre. Et ces malades élaborent pas à pas un nouveau système, une construction faite à partir de matériaux multiples, empruntés à bien des horizons et qu'ils articulent (saints catholiques, esprits, plantes magiques, formules issues de manuels de magie, divinités indiennes, etc.). Ils glanent chez les uns et les autres des représentations, des étiologies, des nosologies. Une synthèse nouvelle, un discours qui érode les contradictions et les distances conceptuelles émergent à partir d'éléments puisés aux multiples sources disponibles : ainsi s'élabore une réalité créole. Mais cet équilibre est précaire. Solution provisoire aux contradictions d'une société en mutation, il peut aussi bien s'acheminer vers une intégration plus complète que vers d'autres formes d'expression aiguë des tensions sociales auxquelles il apporte un palliatif. Dépassant ses fonctions apparentes, la médecine se trouve ainsi placée au cœur des remaniements de l'environnement culturel. 

Tout cela ne vient pas éroder l'ordre hiérarchique qui traverse la société et qui pèse de tout son poids sur elle. Comme on l'a déjà vu, on ne doit pas en rester à l'ordre du culturel : le social, l'économique, le politique le pénètrent de toutes parts. Les malades s'orientent au sein de la contradiction apparente entre pratiques traditionnelles et modernes. Les détresses issues de la rencontre avec les nombreuses inconnues d'une société complexe où le malade n'a guère de part participent grandement à la charge affective et émotionnelle qui entoure les maladies les plus naturelles. 

Pénétrer dans le social ne consiste donc pas à introduire quelques variables « culturelles » dans une analyse épidémiologique : ce ne serait alors qu'une illusion, celle de tenir compte de la réalité de l'autre alors qu'on ne ferait qu'une projection de l'image que l'on a a priori de lui. Un système d'être-au-monde ne s'approche pas par fragments. L'anthropologue, dont la tâche est pour cela difficile et lente, vise à pénétrer dans ce système de sens. Or une culture, même dans nos sociétés, est bien éloignée de ce qu'en pensent souvent les professionnels de la santé. Bien plus, ainsi que le montre bien Raymond Massé [8] dans un ouvrage récent et extrêmement utile, les responsables des messages de santé publique croient bien souvent qu'à partir de là, lorsque l'anthropologue ou le sociologue aura tranché, ils auront en main des moyens d'agir sur les comportements des individus, la croyance la plus répandue, et combien erronée, étant qu'il existe une relation simple entre les manières de penser des individus et leurs manières d'agir.

 

Conclusion

 

On comprend après ces détours combien l'ajustement anthropologie/épidémiologie est difficile. Comme peut l'être la confrontation des résultats d'un géologue qui a fait un sondage avec ceux du géographe ou du poète qui regardent un paysage. La remarque de Devereux sur l'erreur que serait le mélange des genres prend ici tout son sens. Peut-on choisir ? Comment choisir une approche sans disqualifier l'autre ? Comment mesurer avec le même étalon les résultats de l'épidémiologie, qui répondent avec le maximum de certitude à un questionnement terriblement appauvrissant, et ceux de l'anthropologue qui apportent des réponses très complètes et nuancées sans pouvoir en tester la signification ni la généralité ? Des réponses pauvres appuyées sur la rigueur ou des réponses riches marquées d'incertitude ? La dialectique des insatisfactions peut toutefois conduire le clinicien, pour lequel tout cela est fait en fin de compte, à glaner de part et d'autre. 

Terminons par quelques idées à propos de la façon dont ce qui précède peut concerner les Antilles, où plus qu'ailleurs les niveaux du réel s'entrelacent. Leur histoire et leur présent orientent les détresses des individus et participent aux réponses qui leur sont données. Et parmi ces réponses, il n'y a pas que celles des psychiatres ou des anthropologues. Nous devons remonter bien au-delà de la psychiatrie ou de l'anthropologie pour envisager la société à la source la plus intime de son mal-être. Source que nous désigne une réflexion d'Aimé Césaire [4], dans un texte où il ne parle ni de maladie, ni d'ethnologie, ni d'épidémiologie : il réfléchit seulement sur la littérature antillaise. Mais son propos va bien au-delà. La littérature, à ses yeux, est directement ancrée sur la société, sur le vécu de son histoire tel que chacun l'intériorise. Et cela concerne pleinement le psychiatre, car soigner n'est pas seulement répondre aux urgences des individus, mais bien construire les conditions d'une santé mentale. Ces conditions dépendent lourdement de la place que la société fait à chacun, de la position qu'elle lui donne face à d'autres sociétés, des modes de construction qu'elle assigne à son identité. Les détresses psychologiques sont enracinées dans le vécu d'un ordre social et, pour les soulager, on devrait assurer une prise a la fois sur cet ordre et sur la façon de le vivre, tâche qui dépasse évidemment le psychiatre. Porte-parole et sculpteur de ce vécu, l'écrivain est parmi les mieux placés pour faire accéder à la conscience les traumatismes masqués et les incomplétudes. Et c'est là que prend son sens la réflexion de Césaire sur le rôle de la littérature dans la désaliénation des Antilles. Elle vient en conclusion d'une conférence intitulée Société et littérature aux Antilles et s'exprime ainsi : « La charte de la littérature antillaise est de prendre en charge le passé, éclairer le présent, débusquer l'avenir bref aider à achever et à conduire à sa vraie naissance 'l'archipel inachevé' ». 

Prendre en charge le passé, lourde tâche. Achever une histoire, est-ce seulement l'assumer (mais à partir d'où ?) ou l'intégrer à la construction de soi ? Or une histoire inachevée, une histoire non intelligible conduit à cette impossibilité d'assumer et d'intégrer, à cette quête inassouvie et contradictoire des racines qui est si souvent au cœur du mal antillais. Comme l'écrivain, tous ceux qui ont pour métier d'aider savent qu'être né de conflits ne signifie pas nécessairement être né de défaites mais bien plutôt être né pour les synthèses : celles qui permettront de « conduire à sa vraie naissance l'archipel inachevé ». La santé mentale s'enracine dans cette reconnaissance et elle exige effectivement la collaboration des praticiens, des chercheurs et des écrivains pour « éclairer » un présent aussi mobile qu'une photo brouillée sur laquelle il serait impossible de trouver un repère. « Débusquer l'avenir » exige la disponibilité, l'attention. Ces mouvements religieux, ces tâtonnements culturels, ces synthèses et ces métissages montrent que, bien qu'imprévu et inconnu, l'avenir est déjà présent dans les visages multiples de la créolité qui se cherche. Les paroles des malades, les symboles dont ils usent, les explications qu'ils donnent de leurs troubles, le langage dans lequel ils les expriment sont un concentré dense de l'histoire, de la société, de la culture, où les bases universelles de la psychopathologie prennent en s'incarnant les formes que cette histoire, cette société, cette culture leur offrent. La promotion de la santé mentale exige certes l'attention individuelle aux troubles de chacun, mais elle a pour horizon le passage nécessaire vers une société « achevée », un présent « éclairé », un avenir « débusqué », autrement dit vers un allègement des détresses partagées. 

 

Références

 

1.  BIBEAU Gilles, Repères pour une approche anthropologique en psychiatrie. In : Corin E, et al. Regards anthropologiques en psychiatrie. Montréal, Girame, Université de Montréal, 1987. 

2.  BALANDIER G. Conversations au bord du fleuve mourant : ethnopsychanalyse chez les tatmouls de Papouasie/ Nouvelle-Guinée. Genève, Zoe, 1987. 

3.  BARRETT R. La traite des fous. La construction sociale de la schizophrénie. Les empêcheurs de penser en rond : Paris, 1998. 

4.  HALE T. Les écrits d'Aimé Césaire. Bibliographie commentée. Presses de l'Université de Montréal, 1979. 

5.  DEVEREUX G. Ethnopsychanalyse complémentariste. Paris, Flammarion, 1972. 

6.  HAHN RA. Sickness and healing : an anthropological perspective. New Haven : Yale University Press, 1995. 

7.  KIRMAYER L. Versions of intercultural therapy. Transcultural Psychiatric Rev, 1995 ; 32 : 166-77. 

8.  MASSÉ R. Culture et santé publique. Gaëtan Morin ; Montréal, Paris, 1995.

 

BENOIST J., “La recherche épidémiologique en santé mentale aux Antilles : vers une mise en perspective anthropologique”. L'Information Psychiatrique, 2003 ; 79 : 879-885. 

 

 

Franz Fanon 



*    Anthropologue, Laboratoire d'écologie humaine et d'anthropologie (LEHA), Université d'Aix-Marseille, 38 avenue de l'Europe, 13090 Aix-en-Provence. Le Clos, 40110 Vachères



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 décembre 2015 15:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref