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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Benoist, “Pharmacopée populaire: agent technique, médiateur symbolique.” Un article publié dans la revue Écologie humaine, bulletin d’écologie humaine, vol. V, no 2, 1987, pp. 25-37. Aix-en-Provence : Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III. [M. Jean Benoist, anthropologue, nous a accordé le 3 octobre 2013 son autorisation de diffuser cet article dans Les Classiques des scien-ces sociales.]

[25]

Jean Benoist *

Médecin et anthropologue, professeur émérite,
Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III, France.

Pharmacopée populaire :
agent technique,
médiateur symbolique
.”

Un article publié dans la revue Écologie humaine, bulletin d’écologie humaine, vol. V, no 2, 1987, pp. 25-36. Aix-en-Provence : Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III.


Il est difficile au naturaliste d'oublier sa science lorsqu'il s'attache à l'inventaire des pharmacopées populaires. Implicitement, il considère que celles-ci se construisent à partir de connaissances, certes empiriques, mais du même ordre que les siennes bien que leur systématisation puisse les organiser selon une logique apparemment différente. En cela il rejoint beaucoup de ceux qui étudient les emplois populaires de la flore pour accéder par un raccourci à des substances pharmacologiquement actives. Si légitime que ces démarches puissent être, elles demeurent partielles au regard des comportements et des références de ceux qui cueillent, préparent et utilisent les plantes dans une thérapeutique. Elles ont tendance à opérer un tri entre les données qui permettent d'identifier des produits médicalement utilisables et celles qui reflètent les concepts des thérapeutes traditionnels.

Or cette voie d'étude, en mettant l'accent de façon tout-à-fait privilégiée sur le rôle biologique des préparations végétales, tend à occulter les mécanismes qui conduisent à leur choix et à leur utilisation. En particulier, on néglige le fait que le végétal est bien souvent, au même niveau que peut l'être une prière, non pas l'agent direct d'un traitement, mais un médiateur entre le malade et les forces auxquelles il attribue l'agression dont il a été victime. Médiateur, entre le corps déséquilibré et l'équilibre de la nature, entre le monde des vivants et un monde surnaturel où la plante est censée pénétrer. La plante n'est pas alors utilisée pour ses propriétés biologiques mais comme support d'un acte symbolique qu'accomplit le thérapeute, et son administration concrétise cet acte. L'activité pharmacologique [26] elle-même, qui peut être très perceptible au patient, vient conforter cette image en signant en quelque sorte la communication qui passe par la plante, et elle est "seconde" à une démarche première qui est vécue comme la source de l'action et comme le garant de l'efficacité.

Aussi la médecine traditionnelle, dans son utilisation des plantes impose t'elle de savoir renverser la perspective du naturaliste. Il s'agit de resituer au premier plan ce qui est effectivement au premier plan dans la réalité : la plante est le support visible mais parfois accessoire de pratiques qui comptent bien plus qu'elle, et son usage ne diffère pas, dans son essence de celui de rituels qui ne font pas appels à une quelconque pharmacopée. Ce fait est illustré de façon tout-à-fait courante par l'importance prépondérante de celui qui administre sur ce qu'il administre, par les possibilités de substitution de végétaux dans des préparations, par les inversions d'indications dont témoigne souvent la médecine populaire d'une localité à l'autre, alors que les rituels sont bien plus intangibles. Le pharmacologue ne doit-il pas être alerté par ces faits, et éviter les assimilations trop rapides entre les usages qui sont faits des végétaux et celui des substances actives qu'effectivement ils contiennent ? En tout cas, l'intelligence de la médecine traditionnelle par les plantes exige d'éviter un réductionnisme naturaliste si l'on souhaite situer la part de cette médecine dans l'ensemble des relations qui se nouent dans une société donnée entre les malades et ceux auxquels ils demandent secours. Car en ramenant les végétaux utilisés au rang de médicaments ce serait une façon de ne faire d'eux que les équivalents mineurs d'une pharmacopée scientifique autrement aisée à contrôler.

La pleine dimension de l'activité thérapeutique traditionnelle (et ce fait n'est pas sans équivalents dans la médecine moderne) intègre une pratique médicamenteuse (qui peut être efficace ou ne pas l'être selon les cas) et une pratique symbolique à laquelle adhèrent le malade et le thérapeute. L'administration de la plante est la synthèse de ces deux pratiques, acte à la fois technique et rituel, qui rend [27] indissociable ce que d'autres thérapeutiques séparent. Aussi l'anthropologue est-il conduit à éviter lui-aussi de dissocier ce que la réalité intègre entièrement.

Seule une ethnographie très précise, qui tienne compte à la fois des techniques employées, des références symboliques mobilisées, et de l'insertion sociale des thérapeutes et des malades peut échapper aux sursimplifications que sont les inventaires de plantes médicinales d'une part, et les études d'un domaine magico-religieux d'autre part. Tel est l'objet d'une série de recherches qui ont été entreprises par nous à l'île de la Réunion, petit département français de l'Océan Indien. Il a été possible de montrer combien un guérisseur qui semblait avant tout féru de connaissances naturalistes et de recettes pratiques tenait compte d'autres facteurs liés à des causes non matérielles de la maladie et de la guérison (cf. 3. Benoist "Les carnets d'un guérisseur réunionnais", St-Denis, 1980, 144 p). C'est dans la suite de ce travail qu'est présentée ici une autre étude de cas, celui d'une femme de la Réunion qui soigne les malades par des sirops qu'elle confectionne à partir de plantes. Ses soins entrelacent la connaissance des végétaux et le cadre surnaturel de leur emploi. Mais cette femme représente bien plus et l'histoire sociale de la Réunion permet, à travers elle de voir se dessiner clairement les cadres sociaux de sa connaissance et de sa pratique. Issue comme beaucoup de Réunionnais d'alliances interethniques qui lui donnent des ancêtres européens, indiens et malgaches, elle hérite d'eux ses connaissances mais aussi leur support surnaturel. En elle se combinent plusieurs traditions, mais aucune n'est exclusive, et il n'y a pas entre elles des oppositions, mais chacune demande une conduite spécifique.

Les connaissances techniques existent, certes, mais leur efficacité est perçue comme le résultat de la continuité avec les lignes de force ancestrales. Aussi, les filiations qui rattachent cette femme à des lignages si contrastés exigent-elles le respect d'obligations propres à chacun d'eux : respect d'interdits alimentaires, accomplissement [28] de rituels religieux. En ce sens, elle illustre très clairement le processus d'identités alternées qui se rencontre si fréquemment dans l'île et dans beaucoup de sociétés polyethniques telles que nous en montrent les îles créoles. Le cas de cette femme, Madame Joseph, est plein d'enseignements sur la complexité culturelle et sociale qui se cache derrière le geste apparemment simple d'administrer des tisanes. Il pose aussi une question plus redoutable, et qui doit pour l'instant rester ouverte : quelle relation exacte y a t'il entre la pharmacopée qu'elle utilise et les indications qu'elle pose pour son emploi ?

Ce n'est pas parce qu'une substance végétale est pharmacologiquement active que la prescription (dose, indication, diagnostic préalable) est adéquate. Distance qui doit rendre prudent sur toute interprétation des pratiques en terme de "connaissances"...

*
*    *

La réputation des sirops et des tisanes de Madame Joseph s'étend bien au-delà du petit quartier où elle demeure. On vient la voire d'une dizaine de kilomètres à la ronde, de la campagne comme des bourgs. Elle demeure dans une case de bonne qualité, avec sa fille, son gendre et leur nombreux enfants, dans un quartier rural de la commune de Saint-Paul, quartier qui fût autrefois un camp de travailleurs à proximité d'une usine sucrière et qui a depuis été morcelé en lots d'habitat. On y voit aussi bien des maisons confortables que des cases de tôle rouillée. Des clôtures de bambous ou de tôle enferment chacun. Une petite porte donne accès à une "cour" où se trouvent la case, ses dépendances et le jardin. Toutefois le terrain de Madame Joseph est plus ouvert que les autres : situé à la limite du champ de cannes d'un gros propriétaire, isolé par un escarpement rocheux qui plonge en contrebas vers la mer, le jardin est vaste, et on y voit le fouillis des plantes médicinales qu'entretient Madame Joseph.

[29]

Agée d'environ soixante ans, douce et non dépourvue d'humour, Madame Joseph est mince, et un peu gauche dans ses gestes. 5a peau est sombre ; par son visage, il est difficile de la situer dans le panorama ethnique de l'île. Les traits indiens prédominent, mais les cheveux sont plus bouclés, le nez plus large qu'ils ne sont en général chez les Indiens. Madame Joseph ne s'exprime qu'en créole. Elle ignore le français et elle est illettrée. Depuis sa petite enfance elle a travaillé sur une plantation de l'usine sucrière. Elle a cessé, voilà quelques années, quand son gendre est venu s'installer sur le terrain qu'elle avait acheté et y a construit une maison. Elle a eu onze enfants, dont plusieurs sont morts en bas âge ; deux de ses fils sont installés dans le voisinage ; les filles, hormis celle avec qui elle demeure, sont allées se fixer dans d'autres quartiers, parfois de l'autre côté de l'île.

Le grand père paternel de Madame Joseph est venu de l'Inde à la fin du 19ème siècle ; elle ne sait rien de sa grand mère paternelle. Du côté de sa mère, elle sait qu'il y avait des origines malgaches, "Tanasse", dit-elle, et aussi créoles. Placée au carrefour de plusieurs traditions, elle se juge obligée de tenir compte des unes et des autres. Aussi suit-elle une série d'interdits alimentaires qui ont convergé vers elle au long des lignages ancestraux : pas de cabri ni d'anguilles "parce que la race Tanasse mange pas", pas de bœuf "parce que je suis la descendance de notre papa" (indien). Elle voit ainsi s'ouvrir devant elle plusieurs chemins vers le divin, qui tiennent à ses diverses traditions. "Je pense le Bon-Dieu. Vous faites une promesse, et le Bon-Dieu vous accorde... Je pense le Bon-Dieu catholique, les âmes du Purgatoire ; je pense le Bon-Dieu malbar : Kali, Maldévirin, Mini, toutes zaffaires".

La rencontre de ces traditions se fait harmonieusement dans son esprit comme elle se fait dans son corps. Elle est solidaire des unes et des autres. Tout en les identifiant comme différentes, jamais elle ne les présente comme exclusives ; elle les vit comme complémentaires [30] et nullement contradictoires.

Sa pratique reflète cette intrication des courants originels. Elle avait acquis la connaissance des herbes avec un oncle qui lui a transmis lui-même son don. Il ne lui a pas enseigné de formule sacrée, et elle se contente lors de chaque consultation de penser à Dieu : "mi imagine Bon-Dieu". Mais, pour que le don soit efficace et durable, elle doit faire certaines pratiques. Ce fut d'abord lors de la transmission du don. Son oncle lui a fait acheter un bouc, qu'il a sacrifié. Puis, devant une chapelle indienne il a mis à terre diverses "choses" et il a allumé du camphre. Il a pris sa main et l'a posée sur le feu ; elle a résisté à la douleur, si bien que quelques jours plus tard sa main a gonflé. La brûlure sérieuse, ("les deux peaux l'a sorte dedans") a été soignée avec un mélange de lait et de cendre, qui évoque la marche indienne dans le feu : les marcheurs passent dans du lait, avant que leurs pieds ne soient en contact avec la cendre.

Depuis, elle a le "don". Pour l'entretenir, elle doit respecter strictement les interdits alimentaires : bœuf et cabri. Elle ne doit absolument pas en goûter, si bien qu'elle ne peut pas participer aux repas des cérémonies indiennes qu'elle fréquente. II lui faut en effet, pour éviter de perdre son don, accomplir chaque année diverses cérémonies : elle paie une messe à l'église pour les Ames du Purgatoire, puis elle va donner à la chapelle indienne un coq pour la fête de Kali. Enfin, au pied d'un arbre qui pousse près de sa case elle "coupe" chaque année un coq pour Suryan, le soleil, et un pour Sadarmini, un esprit indien, ce dernier parce que c'était à lui que son père faisait ses sacrifices, et parce qu'il est le gardien de sa "cour".

Grâce à ces cautions surnaturelles, le don de Madame Joseph reste vivant et cela se sait dans son entourage et parmi ses malades. Il lui permet de connaître les plantes, de composer des sirops qui guérissent et surtout de diagnostiquer le mal dont souffrent ses consultants, sans risque d'erreur. C'est dans le don, cautionné et renforcé par les offrandes que s'enracine la pratique thérapeutique, et c'est [31] grâce à lui que le choix des plantes à utiliser est considéré comme infaillible. Ce choix s'opère à partir de la connaissance de végétaux, mais le don peut aussi devenir la source de la connaissance, car il garantit la validité des innovations. On saisit bien ici à quel point l'observation empirique et le "bricolage" appuyé sur une référence à l'intuition surnaturelle peuvent s'entremêler dans la genèse d'une pharmacopée.

Le don n'intervient toutefois pas directement dans le traitement sous la forme par exemple d'une imposition des mains. Les plantes sont indispensables. Madame Joseph insiste sur le fait que son oncle devait à ses origines malgaches la connaissance des plantes. Mais elle use aussi d'autres recettes, aux origines imprécises. "Si je savais lire, j'en connaîtrais bien plus.' Mais je ne sais pas".

Ces recettes sont diverses. Il s'agit surtout de tisanes, dont Madame Joseph assure la confection et qu'on vient acheter chez elle pour des maladies courantes, dont le malade fait souvent le diagnostic lui-même ; en voici quelques exemples :

  • La tisane-refroidissement, pour la toux, la grippe, quand "ça gratte comme un pus sur l'estomac". C'est un sirop composé à partir de quelques plantes : chandelle (?), patte de poule (Kallanchoe pinnata), et un peu de bois de senteur (?). On les fait bouillir une heure, on passe et on sucre avec du sucre et du miel. On fait concentrer sur le feu, puis on attend que le sirop soit froid pour l'utiliser ; il se conserve un ou deux mois, dans des bouteilles d'un litre, qu'elle vend 20 F.

  • La tisane pour le ventre. Elle est faite de cinq feuilles de bois de rempart ( ?) et de patte-lézard (Phymatodes scolopendria), qu'on fait bouillir un quart d'heure dans de l'eau.

  • La tisane-le-vers, pour les enfants est faite avec des graines de citrouille (Cucurbita pepe), de la peau d'une grenade (Punica granatum), de racines de l'herbe-à-ver (?) et de 7 gousses d'ail (Allium sativum). Lorsqu'elle est prête, on la mélange avec du rhum et on [32] en donne une cuillerée tous les soirs pendant quelques jours.

  • La tisane-carreau est la plus compliquée. Il faut y mettre les plantes suivantes : carambole, souris-chaude (Korthalsella opuntiae), écorce de bois de pintade (?), racine de combava (Citrus hystrix), pocpoc, racine de guérit-vite (Siegesbeckia orientalis). On réduit les écorces en poudre, et on fait bouillir le tout.

Madame Joseph connait bien d'autres mélanges. Elle identifie les propriétés d'un grand nombre de plantes qui vont pouvoir être incorporées dans ces mélanges ou être utilisées isolément : le plantain (Plantago major) qui sert aux lavages des yeux, la cochlearia pour le muguet des enfants, la feuille-lilas contre les hernies, la sensitive (Mimosa pudica) qui fait dormir, le quivi (Quivisia heterophylia) qui, pris très tôt après l'arrêt des règles, fait avorter, l'écorce de quina (Cinchona) pour la fièvre, l'essence de géranium (Pelargoniim roseum) de deuxième lot, dont on donne 13 gouttes contre la grippe, le zamal (chanvre indien) pour exciter les coqs de combat, le ti-ouette (?), contre la fièvre, etc..

Mais on a souligné plus haut que les interventions de Madame Joseph ne sont pas que le fruit de ses connaissances botaniques. Le surnaturel intervient directement dans ses relations avec l'univers végétal. Certaines plantes y sont littéralement enracinées et elles ne peuvent être cueillies ou manipulées comme les autres plantes ; lorsqu'on désire agir sur des forces maléfiques, on doit les utiliser en suivant certaines démarches. À une botanique profane où elle puise les principes actifs de ses tisanes, Madame Joseph ajoute une botanique sacrée, réservée à des interventions plus délicates, et qui complète ses traitements naturels, sans réelle discontinuité avec eux.

Certains arbres attirent les esprits : le manguier (Mangifera indica), le lilas, le laurier. Le laurier intervient également dans la guérison lorsque la maladie est due à un sort. On cueille sept ou treize feuilles de laurier, et on en fait une décoction qui servira [33] à se laver les pieds ou les mains si on pense qu'on a marché sur une "saloperie" sur le chemin et qu'un esprit vous a frappé. On peut même déposer à une croisée de chemin le liquide qui a servi au lavage et la maladie ira sur un autre passant ou même sur celui qui l'a envoyée. Un autre arbre est revêtu d'une grande puissance, à la fois naturelle et surnaturelle : le "bois de senteur". On devrait plutôt écrire le "bois-chanteur", la prononciation créole faisant de "chanteur" le mot "senteur". En effet cet arbre est réputé chanter à midi, à six heures et à minuit, quand les esprits qui sont dessus se manifestent. Il est actif contre beaucoup de maladies, à tel point qu'on peut légitimement se demander s'il ne représente pas dans bien des tisanes et mélanges la garantie surnaturelle et l'agent destiné à lutter contre les esprits. Toutefois, lorsqu'on désire s'en servir explicitement pour lutter contre la "saisie" d'un individu par un mauvais esprit, il est nécessaire de le récolter de façon particulière, de préférence la nuit. Mais Madame Joseph ne fait pas cela elle-même ; elle achète son bois de senteur, car elle n'irait pas ainsi la nuit défier les esprits sur les pentes des ravines. Au pied de l'arbre, celui qui va couper le bois brûle un morceau de camphre, prie, puis il dépose de l'argent, que personne ne viendra jamais ramasser. D'autres végétaux exigent eux aussi qu'on les paie pour les cueillir, mais on accomplit cette pratique selon l'intention dans laquelle on cueille la feuille ou le morceau de bois. S'il ne s'agit que de préparer une simple tisane, il n'est pas nécessaire de payer, mais si l'effet produit doit s'adresser, même partiellement, au monde surnaturel, cela devient indispensable.

Certaines plantes communes des jardins, on l'a vu, protègent contre les esprits. Ainsi que le dit joliment Madame Joseph "I fait tisane pour le gros souci". Il en va ainsi de la verveine-citronnelle (Lippia citriodorata), dont l'odeur porte chance, du songe caribe (Alocasia cordifolia), et surtout du natchouli (Justicia gandarussa) dont un pied est couramment planté à gauche de l'entrée des cours et des cases.

[34]

D'autres plantes n'ont pas de vertu par elles-mêmes, mais elles sont indispensables dans des rituels franchement magiques. C'est ainsi que le Ti-ouette, arbuste employé comme vermifuge et comme fébrifuge peut servir également de protection contre une agression, contre un mauvais esprit rencontré sur le chemin. On prend des feuilles et un petit coeur de pignon d'Inde, trois petits cœurs de ti-ouette et on en fait une tisane où l'on casse un œuf pourri, et on boit. Le vomissement qui se déclenche alors élimine le risque couru sur le chemin.

Madame Joseph a également recours à certaines prières pour soigner ses malades. Celui qui lui a transmis son don ne lui a pas semble t'il enseigné de prières spéciales. Par contre il lui a appris comment protéger les enfants des mauvais esprits : on prend sept petites branches de rameau, on les brûle, et on trempe leur cendre dans de l'eau bénite. On prononce alors "c'est une mauvaise âme, c'est un mauvais esprit qu'il faut faire partir de l'enfant". Puis on prend un papier où a été écrite la Prière Sainte-Croix. On découpe ce papier "comme il faut, pas n'importe comment" et on le place dans un petit sac que l'enfant portera désormais.

Mais la prière Sainte-Croix, insiste Madame Joseph, n'est "pas une garantie malbar". Si l'enfant est frappé par une "mauvaise âme" indienne, elle n'agit pas, et l'enfant doit aller voir un prêtre malbar. On peut alors recourir à Saint-Expédit. Corroborant bien d'autres informateurs, Madame Joseph souligne combien ce saint se place à l'articulation du catholicisme populaire et des cultes indiens : "l'est absolument Bon-Dieu Kali ; l'est pas le même, mais i agit pareil". Elle-même elle le consulte dans un oratoire du quartier, de bon matin, lorsqu'elle veut lui demander une grâce ou une juste vengeance. Et si quelqu'un veut demander à St-Expédit de faire du mal, il va le voir le soir...

Madame Joseph exerce sereinement ses talents. Elle n'est nullement inquiète face aux médecins, qui la tolèrent, ni au curé [35] qu'elle fournit régulièrement en sirops. 5a clientèle s'étend sur un large éventail social et ethnique, allant des Indiens aux Blancs, des ouvriers agricoles aux classes moyennes des bourgs voisins. Elle ne prétend pas curer tous les maux ; elle dit sans gêne les limites de ses connaissances, mais celles-ci sont à ses yeux et à ceux de ses clients, incontestables, garanties à la fois par une longue pratique et un don qu'elle prend le plus grand soin d'entretenir en étant fidèle aux divers liens surnaturels qui se croisent en elle.

*
*    *

Les chevauchements entre des faits que l'analyse naturaliste pourrait chercher à dissocier comme appartenant à des ordres différents répondent aux chevauchements analogues qui existent dans l'esprit du malade. Celui-ci vit sa maladie à la fois dans son corps, dans ses représentations du monde invisible et dans les fils qui le relient à sa société. La plante administrée par Madame Joseph porte en elle des échos de tous ces thèmes. Aucun n'est séparable des autres, autant pour le malade que pour la soignante, et l'un et l'autre les retrouvent associés dans la plante.

Ceci nous ramène à l'éternelle question de l'efficacité. Certes, l'extraction des produits actifs permet-elle de serrer au plus près le mode d'action et le dosage des produits administrés. Mais en réduisant le traitement à son aspect biologique, on y réduit aussi la maladie. Celle-ci, certes, s'y place pleinement. Mais la maladie biologique, celle que Leriche appelait voilà déjà longtemps la "maladie du médecin" n'est qu'un aspect de la maladie vécue, de la "maladie du malade". Composante essentielle au pronostic fatal ou simple épisode spontanément curable, elle suscite toujours une demande autre que celle-là seule que la biologie prend en compte. Lorsque le mal est grave, et met en péril la vie du malade, l'urgence biologique est telle qu'il est loisible de laisser d'autres dimensions entre parenthèse. [36] Mais le lot quotidien des demandes de soin est bien autre. Maladies bénignes, voire somatisation de problèmes qui prennent leur source ailleurs, poussent à consulter, à demander soin et à espérer des remèdes qui soient remèdes à autre chose, à travers ce moyen de déplacer les plaintes indicibles qu'est la maladie.

Le médicament médiateur trouve ici toute sa place. Il doit être cohérent avec une culture, avec une société. Il doit permettre de cristalliser sur un objet et sur un comportement extérieur les non-dits qu'il s'agit de vaincre. On voit alors combien l'efficacité de la réponse à une demande est différente de l'efficacité strictement biologique. Et s'il en est souvent ainsi, cela ne nous pousse t'il pas vers un autre regard sur les pharmacopées traditionnelles, un regard qui, sans faire abstraction de leurs capacités pharmacologiques nous révèle aussi leur force symbolique ?

RÉSUMÉ

L'article montre à partir d'une étude de cas combien l'usage des plantes en médecine populaire est riche en contenu magique et religieux. L'étude pharmacologique opère souvent une réduction naturaliste qui omet cette réalité.

SUMMARY

A case study show the challenge that the religious and magical use of plants in herbal medicine pose for the pharmacological oriented research.



* Laboratoire d'Ecologie Humaine - Université d'Aix-Marseille III.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 3 mars 2017 13:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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