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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean Benoist, “Les mondes créoles comme paradigme de la mondialisation ?” Un chapitre paru dans l’ouvrage sous la direction de Sélim Abou et Katia Haddad, Universalisation et différenciation des modèles culturels, pp. 96-104. Aupelf-Uref/Université St Joseph. Beyrouth, 1999, 364 p. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 9 janvier 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean Benoist 

Les mondes créoles comme paradigme
de la mondialisation ?
 

Un chapitre paru dans l’ouvrage sous la direction de Sélim Abou et Katia Haddad, Universalisation et différenciation des modèles culturels, pp. 96 – 104, Aupelf-Uref/Université St Joseph. Beyrouth 1999, 364 p.
 

Table des matières 
 
Résumé
 
Bibliographie

RÉSUMÉ

 

Il est devenu courant d'entendre désigner comme "créolisation" les processus culturels et sociaux que provoquent les rencontres accélérées entre peuples et entre traditions dans le monde actuel. Ce concept est d'un usage courant chez les tenants du courant de la "post-modernité". Il apporte un modèle explicatif de l'érosion des peuples et des cultures lors de ces rencontres et il valorise les changements porteurs de nouvelles émergences et de nouvelles valeurs.  

La réflexion présentée ici porte sur ce "paradigme créole" dans le discours anthropologique. Elle adopte deux points de vue. L'un, externe aux sociétés créoles, tente d'évaluer son apport dans la compréhension des corrélats sociaux et culturels des faits de mondialisation et des idéologies qui diffusent à leur propos.
 
L'autre part des entrecroisements de civilisations qui ont été engendrés par les transplantations de populations du 17ème et au 19ème siècles. Bien qu'exercées dans le cadre d'une violence sociale, ces rencontres ont préludé à l'édification de sociétés qui ont atteint, à partir de leurs tensions anciennes, des équilibres et des échanges rarement aussi bien aboutis ailleurs.

La confrontation de ces deux points de vue ouvre la discussion sur la pertinence du "paradigme créole" dans l'analyse du monde moderne, (préfiguration ou métaphore ?) et sur ses limites.

Un auteur bien connu dans le domaine des sciences sociales, et en particulier de l'anthropologie, exprime de façon fort nette le lien qu'il fait entre les structures sociales qui émergent dans le monde actuel, les télescopages de valeurs qui accompagnent cette émergence et les processus de créolisation. Selon lui et selon ceux qui adoptent le même point de vue, ces processus sont à l'oeuvre lorsque éclatent les compartimentations et les ségrégations territoriales du monde moderne (lui-même en voie d'effacement) et que se met en place un espace mondial, un "écoumène global". C'est alors en effet que se forme un immense réseau qui rassemble tous "ceux qui s'engagent plus systématiquement dans l'intégration culturelle - dans des synthèses, dans le syncrétisme, dans ce que sous certaines conditions l'on désignerait comme créolisation" (Hannerz, 1992, p. 45). 

Après avoir été longtemps tenues pour les marges atrophiées d'une civilisation qui les avait créées sans les désirer et qui ne voyait en elles que des ébauches peu intéressantes, les sociétés créoles, à travers les processus de créolisation qui ont permis leur genèse, font maintenant figure de précurseurs de ce que notre monde "global" est en train de devenir : à l'heure où bien des frontières semblent éclater, où meurent nombre de valeurs fondatrices, où les corps, les langues, les musiques se fondent et se métissent, le regard est fasciné par ces sociétés issues d'anciennes, et longtemps impensables, fusions. Réjouissons-nous d'abord de ce nouveau regard porté sur elles, dans la mesure où il les extrait du ghetto où on les avait enfermées, par mépris de leur caractère composite. Mais quelque bénéfique que puisse être cette référence créole (cf. Benoist, 1996), est-elle plus qu'une métaphore, et a-t-elle vraiment valeur analytique ? Les sociétés créoles s'y reconnaissent-elles, et dans quelle mesure ? 

Troublés par les changements du monde beaucoup d'esprits s'efforcent en effet de décrypter ce que ces changements font présager. S'esquisse ainsi une réflexion où les anthropologues rejoignent les philosophes, autour du thème de la "post-modernité". Il existe un lien étroit entre les processus de la "mondialisation" économique, de la "globalisation" des activités et des pouvoirs des entreprises capitalistes les plus puissantes et les processus sociaux et culturels que s'attache à décrire l'hypothèse de la post-modernité. Celle-ci s'appuie sur la perte des références et des identifications locales et communautaires, qui abolit les absolus au profit d'un relativisme des valeurs, des formes de pensée et des normes. Sous une forme qui fait image, Jean Poirier (1991) caractérise la post-modernité par la remise en cause des trois espaces sociaux qui avaient jusque-là un rôle fondateur pour toutes les sociétés et qu'il désigne comme "groupe de codescendance", "groupe de corésidence" et "groupe de cotranscendance". Les chocs en chaîne qui accompagnent l'ébranlement de l'ordre social, technique et économique "moderne" disloquent ces groupes, et laissent présager un nouvel ordre, plus "global", où bien des frontières se seraient effondrées. 

Bien que demeurant en général implicites, certaines analogies avec l'expansion européenne des 16° et 17° siècles, avec les bouleversements ethniques, culturels, politiques qui l'ont accompagnée, en particulier lors de la création de ces colonies qui allaient rapidement devenir "créoles", s'imposent. Ruptures d'isolements, métissages, renversement de l'ordre ancien des valeurs, tout cela se faisait sous le contrôle dominant d'une nouvelle économie agro-industrielle -celle de la canne à sucre- qui dépassait les cadres anciens des États et des communautés locales. Les stratégies devenaient mondiales, les crises économiques liées à cette nouvelle forme de production se "mondialisaient" elles aussi, sur un fond d'affrontements entre puissances. 

Il semble effectivement possible de se demander si les mondes créoles n'ont pas esquissé lors de leur émergence la préfiguration des chocs autrement puissants qui remettent en question les fondements de nos sociétés. Les processus sociaux qui s'y sont déroulés ne contiennent-ils pas des enseignements pour comprendre ceux qui se profilent de nos jours ? En ce sens, parler de "créolisation" apparaît légitime. 

*** 

J'étais il y a peu en Guyane française, à une rencontre à laquelle participaient des représentants du "plateau des Guyanes" : des Brésiliens de l'État d'Amapa, des Guyanais de Guyane française et des Surinamiens. 

Ceux qui, disposés côte à côte sur l'estrade, allaient discuter lors de la table ronde finale étaient à l'image de leurs pays. Il y avait là un jeune homme aux traits asiatiques qui était député au Brésil, un sénateur de l'État d'Amapa, très portugais dans sa présentation, et une jeune femme brésilienne à la peau fort brune et aux cheveux "afro". À leur côté siégeaient le maire amérindien de la commune guyanaise d'Awala-Yalimapo, un membre du conseil municipal de Cayenne, qui aurait aussi bien pu être guadeloupéen que guyanais, une chercheuse née en France métropolitaine et deux représentantes de Surinam, l'une que son nom et son aspect désignaient sans ambiguïté comme descendante des immigrants venus autrefois de l'Inde, et une autre, métisse à la généalogie sans doute très complexe. 

Dans la grande salle climatisée de la Chambre de Commerce de Cayenne, assis face à la table commune, ils s'exprimaient en anglais, en français ou en portugais sur les problèmes communs aux villes de leur trois pays ; ils traitaient en particulier de la participation des jeunes à la vie de leurs cités respectives. 

J'étais fasciné : elle était devant moi, la mondialisation. 

Et elle ne datait pas de ces dernières années... Les gestes, les langues, les valeurs, les vêtements, tout avait tellement convergé en une centaine d'années que le chatoiement des apparences signait non des différences, mais une unité profonde. J'imaginais les ancêtres de ceux que je voyais là, tels qu'ils auraient été moins d'un siècle auparavant... 

Deux idées fortes se télescopèrent : oui, les mondes créoles sont à l'image de cet état de confluence des sociétés et des valeurs que certains nomment "post-modernité", et qui traduit l'impact social et culturel de la mondialisation. 

Et en même temps non,, car je sentais vaguement, sans pouvoir l'analyser, qu'il y avait là une illusion. Et qu'accepter trop vite cette identification résulterait moins d'un effort de connaissance que d'une construction simplificatrice destinée en réalité à dire autre chose. Une autre chose qui n'a rien à voir avec ce monde "créole" que j'avais sous les yeux. 

Deux idées qui s'emmêlaient, sans que je puisse trancher. 

Peut-on vraiment conclure ce débat ? Je ne sais. Mais on peut tenter de le désembourber des présupposés et des affirmations péremptoires dans lesquels il s'enlise, essayer de distinguer entre des lignes qui répondent à une réalité historique et celles qui soumettent la pensée au poids idéologique de diverses dominations. C'est ce que nous allons tenter maintenant. 

*** 

La créolisation, telle qu'elle s'est faite dans les sociétés créoles a été avant tout une façon de naître. Les syncrétismes y sont des modalités de construction, de création des bases d'une identité à l'aide d'un patrimoine qui puisse dépasser ses sources conflictuelles. Il fallait naître, comme culture et comme société. Naître contre vents et marées, à la façon de l'enfant non souhaité. 

Les migrations esclavagistes et celles des travailleurs engagés n'avaient pour but que de rendre disponible de la main-d'oeuvre, une main d'oeuvre explicitement exclue du projet des sociétés dans lesquelles on l'implantait. Mais les métissages ont édifié les visages nouveaux et créé des liens sociaux qui franchissaient les interdits; les rencontres de langue ont permis d'élaborer des parlers; de multiples traits culturels issus d'apports improbables, arrivés sur les côtes des îles comme ces animaux qui voyagent depuis l'Amazonie sur des bois flottés, faisaient l'objet de réinterprétations, d'appropriations, de déplacement de sens dans le tourbillon d'une genèse culturelle ; en se confrontant, en se frottant les unes contre les autres, les religions ont formé une pâte commune, un continuum allant du Christ à l'Afrique et à l'Inde. 

Ces brassages ne se sont pas déroulés de façon paisible. Les terres créoles ont été un immense pétrin où tout ce qui entrait était broyé et malaxé. Puis mis en ordre selon une hiérarchie inflexible. Hiérarchie des langues, des cultes, des rôles inamovibles, hiérarchie de l'apparence des corps à jamais transmise. L'ordre de la société s'est inscrit dans la peau et y a trouvé son plus incorruptible gardien. 

Confluences, donc, mais confluences en tension, qui n'ont jamais été la calme synthèse élaborée dans les laboratoires culturels de quelque observateur des mouvements du monde. La liberté ne pouvait émerger que dans les affrontements. Certains usaient explicitement de la force, mais le plus souvent les luttes étaient plus sourdes et se traduisaient par des glissements de pouvoir qui ébranlaient les hiérarchies. Aussi, en contrepoint de la rigidité voulue du système économique et de son modelage de la société, une fluidité inconnue ailleurs s'est-elle installée : c'est elle qui a permis les métissages et les synthèse. Fluidité des structures familiales, des formes communautaires, des relations humaines, voire des identités. La naissance créole a été celle d'entités à la fois fortes et apparemment éclatées, car elles sont capables de se glisser sous le multiple pour en faire l'un, qu'il s'agisse des langues, des religions, des valeurs ou des arts. 

Ainsi, les sociétés créoles sont-elles nées hors projet, dans les interstices que les pouvoirs coloniaux laissaient vacants et qu'occupaient les immigrants souvent contraints qui peuplèrent les terres où elles prirent naissance. Vaste pique-nique où chacun apportait son écot, elles assemblèrent ces arrivages hétéroclites, les ajustèrent, les intégrèrent les uns aux autres, par fusions, métissages, créations, réinterprétations au point d'atteindre une convergence. L'interpénétration des apports a été la mise en commun de patrimoines, à travers échanges et équivalences, mélanges et oppositions, et la créolisation a été cette genèse d'ensembles culturels, sis au sein de territoires et référés à des structures sociales clairement identifiés. 

*** 

On comprend alors que l'image de la créolisation puisse frapper ceux qui tentent de comprendre les changements sociaux et culturels de notre temps. Les convergences de tous ordres qui le marquent, les mouvements de population et l'expansion apparemment uniformisante de grandes forces culturelles imposent cette image, voire en font le paradigme d'une pensée sur un monde "post-moderne", qui succède à un monde moderne où les identités de lieu et d'appartenance étaient nettement circonscrites. On assisterait à la naissance d'un monde de la fluidité, de la fragmentation, y compris au sein des individus. 

La puissance du modèle économique capitaliste libéral pousserait toutes les sociétés à abaisser leurs frontières devant lui. On retrouve là, à une plus vaste échelle et dans tous les champs de la culture, ce que décrivent certains linguistes quand ils parlent d'une "uniformisation de la logosphère" où le "Standard average european, S.A.E." (Lafont, 1984) deviendrait non seulement le parler dominant mais l'étalon de mesure de toutes les pensées [1]. 

*** 

Mais il y a une immense différence entre ce qui se passe dans la genèse et le développement des mondes créoles par le processus de créolisation et ce que l'on nous décrit comme "créolisation" dans la thématique de la post-modernité. Car si la première créolisation, celle des sociétés créoles, a été une façon de naître, la seconde serait avant tout une façon de se dissoudre. Si bien que le même mot, "créolisation", derrière des apparences superficiellement analogues, recouvre deux mouvements tout à fait différents. 

Il semble que l'erreur d'interprétation qui a mis à la mode le terme "créolisation" et le laxisme théorique que traduit son emploi, tienne à la fois à l'ignorance de la réalité créole, bien mal connue en général, et à une sorte de vertige devant l'accélération d'un phénomène qui a cependant modelé l'histoire culturelle de l'humanité depuis ses débuts : la diffusion. 

Diffusion de mots, de traits culturels, de valeurs ou d'objets, accompagnée de la migration d'individus ou de groupes, et de métissages dont témoigne toute la biodiversité humaine. Le changement de rythme, son accélération croissante, peut avoir des conséquences sur le résultat, notamment en asphyxiant les processus de réinterprétation et d'incorporation des éléments introduits par diffusion, qui gardent ainsi plus longuement leur caractère hétérogène. Mais on n'en est pas moins à l'opposé de la créolisation, dans la mesure où tout cela se passe au sein de sociétés anciennes, fortement structurées, et ayant une forte identité culturelle et dont on décrit l'érosion et non la construction. 

On pourrait alors se demander comment a pu se développer avec une telle force une position théorique qui affirme plus qu'elle ne discute, tant elle semble traduire plus une évidence qu'une hypothèse ou une interrogation. 

Mais s'agit-il bien d'une position théorique, placée au sein de la réflexion des sciences sociales ? Ne serait-on pas plutôt en présence d'un subterfuge analogue à celui que Sokal et Bricmont dévoilent chez bien des penseurs "post-modernes" : s'appuyer sur le langage d'une science (dans les exemples qu'ils étudient, il s'agit de la pensée mathématique ou de celle de la physique, alors qu'ici il s'agit de l'ethnologie) pour cautionner et valoriser un discours qui n'a aucun fondement scientifique. 

L'usage de la référence à la "créolisation " n'est-il pas du même ordre ? Caution donnée par un processus social, linguistique et culturel effectivement beaucoup étudié récemment, cet usage n'est-il pas avant tout un brouillage qui masque le caractère idéologique des propos et des analyses concernant la "post-modernité". Comme les Lacan, Kristeva ou Latour si clairement dénoncés par Sokal, ne s'agit-il pas avant tout de "faire savant" -puisque c'est de nos jours l'un des meilleurs moyens d'être entendu ? Les prophètes n'osent plus invoquer l'inspiration divine, mais même lorsqu'ils se placent sous l'égide de la science, ils n'en demeurent pas moins bien loin d'elle. 

Nous sommes alors en droit de nous demander à propos de la post-modernité telle qu'elle nous est présentée si, loin d'être un processus social qui puisse se référer à ce que la créolisation nous a montré ailleurs et en d'autres temps, elle ne relèverait pas d'abord d'une idéologie que cette référence habillerait de respectabilité ethnologique ? Quelle est donc la nature du discours social que cautionne cette idéologie ; quel projet implicite vise-t-il à légitimer ? 

Il n'y a pas si longtemps, l'histoire avait un "sens", que nous énonçait avec vigueur le discours marxiste : le prolétariat détenait l'avenir et son destin révolutionnaire permettrait à la société de suivre le sens de l'histoire. Permettre à ce discours de prendre forme et conscience était une condition de son efficacité; le discours marxiste détenait ainsi "l'historicité". C'est lui qui décelait ce qui était progrès et ce qui était réaction. C'est au sein de ce paradigme que bien des travaux ont été écrits, que bien des observations ont été interprétées. 

Il est toujours troublant de constater combien fort est le besoin de réponses globales. Il pousse à adhérer à celles qui donnent un "sens" au monde, et qui, en raison de ce "sens", de cette direction optimale, introduisent de fait une morale qui condamne ce qui s'oppose à ce vers quoi elles orientent la société. 

La mort, ou tout au moins la mise en sommeil, du marxisme a laissé bien des orphelins, et leur désespoir, en anthropologie notamment, s'est exprimé par une vision anomique de la discipline, concluant à sa crise, à son éparpillement, à sa remise en question finale. 

Le discours de la post-modernité ne prend-il pas le relais ? Ne se présente-t-il pas comme le nouveau détenteur de "l'historicité" ? En donnant une réponse à valeur universelle, il assure déceler le "sens" de l'histoire et il condamne de fait comme opposé à ce sens ce qui va dans une autre direction. Discours qu'expriment bien des auteurs. Certains ne masquent pas la dimension idéologique, programmatique même de leur propos. On pourrait multiplier les exemples, mais quelques citations donnent la tonalité générale, telle celle qui suit, où il apparaît clairement que l'adhésion au point de vue "post-moderne" implique une forme d'engagement, inhérent à la façon de concevoir le travail ethnologique : "l'ethnographie doit être une ethnographie de situations, se déplaçant entre les cultures, une pratique cosmopolite qui contribue à l'hybridation qu'elle rencontre partout."(Strathern, 1992, p. 94). Et pour conforter son point de vue l'auteur poursuit un peu plus loin "l'histoire européenne du développement d'une culture unique est à placer du côté de la créolisation de la culture elle-même" Considérations qui s'appuient sur un véritable consensus concernant le monde post-moderne, consensus que résume bien Gilles Bibeau dans la phrase suivante "La fragmentation du sujet, la vie sur les frontières, les phénomènes culturels de créolisation et le métissage biologique appartiennent à l'âge de la mondialisation et de la post-modernité qui est le nôtre" (1999, p. 1). 

Les sociétés créoles sont bien loin de cela. Elles ont toujours su "métaboliser" leurs héritages pour en faire une substance nouvelle qui leur soit propre. La créolisation relève plus de leurs capacités d'assimilation et de construction que d'une sorte de "fragmentation du sujet, de vie sur les frontières". Nées de la convergence de courants humains et culturels qui se sont fortement intégrés, elles ne sont ni anomiques, ni ouvertes à tous vents. Comme toutes autres sociétés, elles trient, transforment et font leur ce qui vient d'ailleurs, sans se dissoudre, sans que leurs sujets soient "fragmentés"; par contre ce qui fut frontières entre ceux qui les ont formées, s'est progressivement aboli tandis que se constituait leur espace commun. 

Malgré leur caractère séduisant les propos concernant la dimension "créole" et pluraliste de la post-modernité résistent mal à la prise en compte de la réalité créole. Et le renvoi à celle-ci tient plus d'un subterfuge, d'une caution historique et sociale donnée à un propos idéologique qu'à une démarche de recherche faisant un usage prudent du comparatisme. 

Car il ne s'agit pas de poser une hypothèse, ou de la discuter, mais de prendre une position, qui consiste à affirmer l'avènement prochain et inéluctable d'un monde décloisonné et construit sur le relativisme incarné en chaque individu, un monde perméable, un monde sans obstacles à ce qui vise à l'unifier, à l'uniformiser, à le standardiser afin de rationaliser son économie. On ne décrit pas, on prophétise, en se donnant le visage de la rigueur à partir de la comparaison avec les mondes créoles et avec les processus de leur genèse. Mais ce consensus ne s'établit pas autour d'une réalité dont on puisse relever les signes. Il exprime une "vision du monde", en fait une idéologie. 

Et les citations précédentes montrent bien la finalité implicite de cette idéologie : elle pose comme allant dans le sens de l'histoire tout ce qui abolit les obstacles à la "mondialisation", perçue et vécue comme le fondement nécessaire, et souhaitable, du monde à venir. Obstacles culturels ("l'exception culturelle"), obstacles tenant aux règles locales de l'organisation sociale, à la diversité des valeurs. Il ne s'agit certes pas, à la façon des anciens empires de conquérir pour s'imposer et remplacer, mais de détruire cette forme d'homéostasie des corps sociaux qu'assure le filtre culturel de ce qui vient de l'extérieur. L'apologie de l'universalisation des modèles culturels devient l'outil de la lutte contre leur diversité ; elle place du côté du "bien", car conforme à l'histoire, ce qui érode les différences, et du côté du "mal", ce qui, en les maintenant, s'oppose à cette histoire. 

Mais qui sont alors les définisseurs de l'histoire, sinon les agents de cette mondialisation qu'ils présentent comme le but de cette histoire ?

 

RÉFÉRENCES

 

Benoist J. 1996. Métissage, syncrétisme, créolisation: métaphores et dérives. Études créoles XIX, 1: 47-60. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

Bibeau G. 1999. Oreste africain. Émergence du sujet et refondation de la cité (manuscrit, en cours de publication). 

Hannerz U. 1992. The global ecumene as a network of networks, in A.Kuper ed. Conceptualizing Society, pp 34-56. 

Kuper A. (ed.) 1992. Conceptualizing Society London et New-York, Routledge. 

Lafont R. (sous la dir. de) 1984. Anthropologie de l'écriture Paris,, Centre Georges Pompidou. 

Poirier J. 1991. De la tradition à la post-modernité: la machine à civiliser, in Histoire des moeurs, vol.3 pp. 1551-1619 Encyclopédie de la Pleiade, Paris, Gallimard. 

Sokal A., J. Bricmont, Impostures intellectuelles. Paris, O.Jacob, 1997. 

Strathern M., Parts and wholes : refiguring relationships in a post-plural world in A.Kuper ed. Conceptualizing Society, pp. 75 - 104, 1992.


[1] La mondialisation de l'écriture latine, tout comme l'expansion des autres systèmes, correspond fondamentalement à une expansion culturelle à forme linguistique, écrit R.Lafont (1984, p.100). Il illustre cela à la page suivante de son livre en ces termes : "Il faut bien prendre garde que la réduction récente à l'écriture latine du guarani au Paraguay, par la modernisation et l'intellectualisation modélisante qu'elle comporte, ne revienne à plier des structures linguistiques, supports de visions du monde "archaïques", à rien d'autre qu'au S.A.E."



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 janvier 2008 9:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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