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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean Benoist, “Les médecines douces”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Christian Bromberger, Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, pp. 523-542. Paris: Éditions Bayard, 1998, 544 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 15 mars 2008, de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean Benoist [1] 

Les médecines douces”. 

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Christian Bromberger, Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, pp. 523-542. Paris : Éditions Bayard, 1998, 544 pp.
 

Introduction
 
Passions affrontées
Les médecines douces comme cadre de soins
Les médecines douces comme voie...
Raison scientifique et raison médicale
 
Références
 

Introduction

 

"Ce qui attire le plus les yeux, c'est, en face de l'auberge du Lion d'or, la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur, alors à travers elles, comme dans des feux de Bengale, s'entrevoit l'ombre du pharmacien accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardée d'inscriptions écrites en anglaises, en ronde, en moulée : "Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racabout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages, bains, chocolat de santé etc."

 

Les soins qu'offrait Monsieur Homais n'étaient pas uniquement ceux que proposaient les docteurs de la Faculté. Un pied dans la science de l'époque, un pied dans une autre connaissance, intemporelle, ces soins étaient là pour répondre aussi bien aux maux pour lesquels on s'adressait au médecin, qu'à ceux que l'on soignait soi-même, avec les conseils du pharmacien. Et cette dernière médecine, déjà, semblait plus douce, plus accessible que celle que dispensait le docteur Bovary... 

1997. Aix en Provence. C'est à la devanture d'un marchand de fromages que s'affiche la proposition d'une gymnastique douce, capable de restaurer le corps sans risque de l'agresser, à la différence, déclare-t-on, des gymnastiques plus classiques, qui le malmènent. 

Une boutique diététique offre des aliments garantis purs de tout contamination car ils ont été cultivés depuis leur naissance dans un champ protégé, tenus à l'écart de ces agents polluants que sont les engrais et les insecticides. Dans les rayons du supermarché, c'est par les teintes pastel, bleu pâle, vert pâle, que l'on repère les boites de ces produits alimentaires ou de ces préparations diverses qui, bien plus que des aliments, sont les jumeaux tendres des médicaments agressifs des pharmacies ; ces "alicaments" sont des concentrés de douceur; nés hors de la chimie, ils transportent la nature au plus profond des corps qui les absorbent. 

Les vitrines de la pharmacie renvoient elles aussi un écho de celle de Monsieur Homais. Il n'est pas besoin d'attendre les halos lumineux du soir pour que saute aux yeux leurs tableaux, affiches et panneaux. Le style a certes changé. Le tracé net de la vitrine d'un Homais provençal adresse le message de sa modernité et de la valeur scientifique de ce qu'elle présente. Les inscriptions ne sont ni en anglaises, ni en ronde. Mais elles disent en caractères dessinés comme ceux d'une revue médicale : "Mettez tous les atouts dans votre jeu !" Et elles illustrent cet appel par un dessin convaincant, celui d'un jeu de carte déployé dans la main qui le tient : cartes colorées, qui comme les cartes à jouer portent un nom à chacun de leurs coins. Mais un nom de vitamines. Huit cartes, huit vitamines : A, B1, B2, C, B12, D2, E, PP. Il y a aussi d'autres cartes, celles de huit minéraux, celle du "ginseng G 115", et celle d'une molécule ayant une "action psychostimulante spécifique".

Ailleurs, le Plasma Marin Hypertonique est en bonne place: "Vos cellules vivent dans le plasma marin, et elles le savent !" Pour combler de bonheur ces cellules assoiffées de retrouver leurs origines et de s'y épanouir enfin, on leur propose des ampoules qui contiennent "92 minéraux et oligo-éléments". 

Gélules, ampoules et capsules ne sont ni le "racabout des arabes", ni le chocolat de santé. Mais sont-elles bien nouvelles par rapport à ce que vendait Monsieur Homais ? Différentes, certes, mais pas plus que les voitures qui s'arrêtent devant la pharmacie ne différent des calèches qu'empruntaient les contemporains du docteur Bovary : nouvelles formes, mêmes gestes, mêmes attentes. Il s'agit d'offrir plus que ce que propose le médecin, et par cette offre de relier le soin aux traditions venues d'un passé lointain, d'une science initiatique ou d'un monde exotique. D'introduire du pouvoir à travers un mystère. 

 

Passions affrontées

 

Sont-elles douces, parallèles, alternatives, traditionnelles, naturelles, toutes ces pratiques ? Définir n'est pas aisé, car les termes se chevauchent sans s'identifier. Chacun contient un sens implicite : "parallèle" reflète souvent le regard désapprobateur du médecin, "alternatives" s'inscrit dans un courant idéologique qui remet en question l'ordre de la société et qui voit dans les médecines "autres" des alliées dans la création d'un monde différent, "naturelles" implique un référent à la nature qui n'est pourtant pas le fait de toutes les doctrines. Si on a choisi ici l'expression "médecines douces", c'est qu'elle fait, actuellement, écho à la perception du grand public. Expression qui n'est pas neutre, elle non plus, puisqu'elle pose la "douceur" comme caractère fondateur de ces pratiques et des doctrines qui les accompagnent, perçues comme le fruit d'une "technologie relativement légère et venant principalement appuyer la capacité endogène de réparation de l'organisme "(Saillant, 1989, p. 171). 

Technologie, certes, mais passion surtout. Si ces médecines sont dites "douces", l'affirmation de leur existence se fait surtout par une adhésion passionnelle, capable d'entreprendre en leur nom polémiques et combats face aux médecins et à leur médecine, accusés à la fois d'agressivité et d'impuissance. Deux passions se font alors face : la passion de ceux qui prônent ces médecines comme instrument de défense et de lutte contre le "pouvoir médical", vécu comme dominateur et dangereux, et la passion de ceux qui les rejettent dans l'univers des illusions, voire des mensonges et des escroqueries. Une véritable anthologie pourrait rassembler les textes des meilleurs écrivains, et les articles de presse, qui entrent dans ce champ passionnel. Passions affrontées, dressées les unes au nom de la liberté, les autres au nom de la raison. Passions qui ont leurs côtés d'ombre : jeux de pouvoirs et d'intérêts économiques, également partagés et également masqués, chez les uns comme chez les autres, derrière l'expression du souci de la santé et du bien-être. 

Le combat ne date pas de nos jours. Même à une époque où la médecine savante nous semble encore peu différente de la médecine populaire, certains esquissaient un recul devant ses actes et leurs conséquences et pensaient, avec Montaigne, qu'il valait mieux se tourner vers les "simples", qui offraient une alternative aux médecins car il y a "parmi tant d'ouvrages de nature des choses propres à la conservation de notre santé". Et la polémique trouvait déjà un ton et des arguments qui sont maintenant encore employés en faveur des médecines douces : "Je ne vois nulle race de gens si tôt malade et si tard guérie que celle qui est sous la juridiction de la médecine. Leur santé même est altérée et corrompue par la contrainte des régimes. Les médecins ne se contentent point d'avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu'on ne puisse en aucune saison échapper leur autorité" (Montaigne, livre second, chapitre XXXVII). 

Nous étions cependant là devant une médecine bien éloignée de ce que devint la médecine contemporaine, issue de la médecine expérimentale et de ses exigences de preuves et de vérification; plus loin encore des méthodes actuelles destinées à tester l'efficacité des médicaments et des soins, et des réflexions sur la responsabilité médicale qui ont accompagné leur développement. Mais, devenue plus savante, la médecine s'est perçue comme seule savante et ce qui l'entourait lui est apparu de plus en plus comme erroné, ou comme malhonnête. Le souci de défendre les malades et d'affirmer le rôle prééminent que lui conférait la science l'a conduite à des positions tranchées, qui déniaient au non-médecin toute connaissance. Une partie de la société y a vu la défense des pouvoirs d'une corporation, bien au delà du débat technique, et s'est sentie menacée de tromperie. 

Les thérapeutes "autres" ont alors fait figure d'alliés de la liberté, de l'imagination, du dévouement en n'hésitant pas à s'opposer au pouvoir des puissants, qui effectivement les combattaient. L'expression particulièrement fâcheuse d'"exercice illégal de la médecine" confortait ce point de vue, en mettant l'accent exclusivement sur le droit issu du diplôme et sur le caractère clos d'une corporation. Les passions s'enflammèrent, et les défenseurs des guérisseurs furent légion. Les témoignages recueillis lors de procès vantaient leurs mérites et leur succès, et les présentaient comme les victimes d'archaïques procès en sorcellerie. Rien ne fut fait par contre pour réduire l'incommunication entre les malades satisfaits par les pratiques interdites et les représentants de l'ordre médical qui semblaient se défendre en s'appuyant sur la loi plutôt que sur la science, ce qui les rendait bien fragiles. Les praticiens des médecines "autres" acquirent certains titres de noblesse en raison de ce qui sembla à leurs partisans, puis à une opinion publique de plus en plus tolérante, une véritable persécution : "Voilà donc, de Solomidès à Mésségué, de Niehans à Alalouf, quels sont ces hommes qui, contre vents et marées, en dépit des procès et des calomnies, pratiquent ce qu'il est convenu d'appeler des "médecines parallèles" (...) ils ont en commun un sens aigu de leur devoir (...) ils se refusent, comme le font trop souvent leurs adversaires de la médecine traditionnelle, à "couper le malade en morceaux". Et ce n'est sans doute pas le moindre de leurs mérites" (Pedrazzani, p 243). A ce discours passionné qui reflète un large courant de pensée, diffusé par des romanciers et par nombre de périodiques répond de façon non moins engagée un autre courant que résume le titre de ce livre d'un médecin-écrivain : "Le sommeil de la raison. Une mode : les médecines douces". 

Évoquons aussi le tourbillon passionnel soulevé récemment à propos de l'homéopathie par le débat sur "la mémoire de l'eau". Rappelons que Jacques Benveniste, chercheur à l'INSERM, par ailleurs de bonne réputation scientifique, affirmait avoir découvert le mécanisme de l'efficacité des doses homéopathiques, en attribuant à l'eau dans laquelle les médicaments auraient séjourné une "mémoire" de ce séjour qui persistait dans certaines conditions, justement celles de la préparation des granules homéopathiques. Sa présentation, certes, n'était pas exempte d'une attitude provocatrice, et la démonstration ne convainquait ni les sceptiques, ni d'autres expérimentateurs; mais le débat s'est exacerbé, car il touchait aux fondements de la raison scientifique. 

"Homéopathie. Mémoire de l'eau, guérison à distance... La mystification recommence" titre en avril 1997 le mensuel scientifique "Science et vie". Le rejet net, brutal, bien qu'argumenté dans le texte, s'enracine au delà de la science, dans un avis a priori sur les limites du champ du possible; symétriquement les partisans de cette "mémoire" laissent entendre qu'ils parviennent ainsi à repousser ces limites. Débat scientifique en apparence, débat philosophique et existentiel en réalité, entre ceux qui trouvent là une échappatoire à la rigidité impitoyable du monde de la science et ceux dont l'éthique refusent tout ce qui entame la rigueur expérimentale. Les tensions et les passions répondent à ce que la science a de plus angoissant, lorsqu'elle est appliquée à la médecine et à la nature de l'homme: doit-on, avec elle, rétrécir sans cesse l'espace des libertés humaines, ou peut-on , quitte à risquer l'illusion, entendre l'appel d'un ailleurs où le réel ne nous plierait pas toujours aux contraintes de la raison ? 

Par delà les définitions et les terminologies, les médecines douces expriment cet espoir et le disent à des malades qui ont le plus grand besoin de le croire légitime. 

La polémique cède parfois le pas à un certain consensus; tel est le cas devant les maladies graves, et on a vu les médecins en charge de patients atteints du sida accepter, voire encourager, leurs efforts en vue de "se prendre en charge", à travers des activités, la prise d'adjuvants nutritionnels ou la participation à des groupes qui visent à restaurer leur "terrain" ou leur "force mentale". Certaines complémentarités semblent ainsi s'ébaucher... 

 

Les médecines douces comme cadre de soins

 

Ainsi, depuis Flaubert, le principal changement a-t-il eu lieu ailleurs que dans les médecines douces : dans la médecine elle-même qui s'est éloignée à l'extrême de la racine qu'elle avait en commun avec les pratiques populaires. Devenue "biomédecine" -car se référant exclusivement à la biologie- elle a coupé les ponts avec toutes les croyances qui faisaient auparavant le lien entre le savant et le vernaculaire. Pour elle, et bien qu'Hippocrate reste dans son panthéon, les propos et les pensées du maître sont tombés en désuétude et on les abandonne aux médecines douces qui se répartissent son héritage. "Que la nourriture soit ton médicament et ton médicament ta nourriture !", disait-il, propos repris comme argument fondateur par certaines médecines douces, tandis que la biomédecine, fuyant vers un autre horizon, est devenue incommensurable aux pensées d'antan, qu'elles soient populaire ou savante. En se retirant elle a laissé derrière elle une part de l'espace qu'elle occupait auparavant, celui où elle parlait des plantes et du cosmos, de la personne et des humeurs, du climat et du terrain. Espace qui n'est pas demeuré vide, car il était celui du discours le plus familier, celui des traditions entretenues dans les foyers, celui où s'élaborait et s'élabore encore une large part des représentations du corps, de la maladie et de la santé. 

Alors, les médecines douces ? De ce passé elles tirent une grande part de leur légitimité, de leurs références et de leurs techniques. D'autres références viennent d'ailleurs, du lointain, de l'exotique, qu'il s'agisse de traditions savantes d'Asie ou de pratiques sacrées d'Afrique ou d'Amérique. Dans toutes, certains soignent, d'autres se soignent; la demande ressemble à celle qu'on adresse à la médecine, mais en même temps on est ailleurs, on parle autrement, on offre autre chose que ce qu'elle présente ou qu'elle connaît. Se soigner autrement, par déception, par crainte, par espoir. 

Revenons un peu à cette ethnographie très particulière qui consiste à faire l'inventaire des médecines douces qu'offre une ville de France. L'observation porte ici sur Aix-en-Provence [2], mais seules des nuances, et quelques particularités culturelles communes au monde méditerranéen (l'emploi médicinal de certains aliments et de certaines plantes, le rôle étiologique attribué au "mauvais oeil" dans certains milieux sociaux, par exemple) semblent distinguer ce qui s'y passe de ce que sont les médecines douces ailleurs en France. 

On pourrait se contenter des réalités les plus classiques et les mieux connues. Deux grandes formes de médecines douces, l'homéopathie et l'acupuncture ont l'avantage pour les patients de s'inscrire à la fois, et très explicitement, dans la contestation de la biomédecine dominante, et dans les garanties que l'on attend de praticiens qui ont de toute façon une formation médicale. En ce sens, elles sont le prototype d'un équilibre qui pourrait sembler idéal , et qui a d'ailleurs un nombre considérable d'adeptes. 

Mais ce n'est pas ces médecines qui suscitent désormais le plus de passion; elles se sont fait une place et l'homéopathie, convoitée par les jeunes médecins soucieux d'attirer la clientèle grâce à un mode d'exercice particulier ne heurte plus grand monde. L'acupuncture, qui a su concilier références chinoises et neurologie a suivi la même voie. 

Il existe par contre un nombre indéterminé et mouvant de pratiques et de doctrines dont l'observation d'une ville moyenne de France montre la vitalité ; elles inspirent des conférences et des revues ; elles fondent des associations et de denses réseaux d'interconnaissance ; elles suscitent la production d'aliments, de gélules, d'ampoules et d'extraits végétaux qui répondent à des demandes, à des besoins. 

Quelles demandes, quels besoins ? Deux grands domaines en rassemblent l'essentiel : 

- le besoin de faire prendre en charge le corps par des activités de mise en forme (fitness), d'accroissement du bien-être physique, mental, spirituel et de lutte directe contre la maladie par la prévention et l'autoguérison;

- celui de contrôler l'agression environnementale et ses effets sur la santé. 

Les messages disent les menaces dues à la vie urbaine et à la modernité. Nés le plus souvent hors du champ médical, ils s'opposent à la biomédecine, soit en l'incluant dans les menaces, soit en la présentant comme incapable d'en prévenir les effets: 

  • Messages sur l’agression environnementale, la pollution, la qualité de l’air, l’agressivité de la médecine moderne et de ses médicaments.

  • Messages sur le stress, l’altération des rythmes de vie, et leurs conséquences nocives.

  • Messages soulignant les risques d'une alimentation industrielle frelatée, d'un régime artificiel et excessif.

  • Messages sur les risques de la sédentarité et de l’absence d’activités physiques, et valorisant certaines apparences (bronzage, sveltesse, “ forme ”).

  • Messages sur la nécessaire prise en charge de sa santé par l’individu lui-même. 

C'est à un véritable tir de barrage que la population est soumise Voici, à titre d'illustration les principales sources de ces messages à Aix-en-Provence: 

- La presse écrite nationale : magazines de santé, presse féminine, magazines de sports, magazines de consommateurs, magazines sur l’écologie. 

- Les pharmacies qui déploient un riche éventail de documents et de produits. 

- Les lieux de vente de produits alimentaires ou diététiques spécialisés : présentations des produits, revues gratuites, conseils de santé du vendeur ou du gérant, livres vendus en magasins diététiques, publicité pour des activités à visée thérapeutique, réseaux de contacts au sein de la clientèle. 

- Les restaurants végétariens ou diététiques 

- L’office du tourisme où se diffusent les stages, formations et activités à visée de santé. 

- Les conférences de l’ “ Université Libre de Provence ”, fédération d’associations. 

- Les salons. Les salons de médecines douces regroupent ceux qui s'attachent à combattre l’anxiété et le stress, à lutter contre la dénaturation de la nature (aliments, air, terre, etc.), à donner sens à la vie, etc. Ils sont de véritables grandes surfaces du bien-être. 

- Les réseaux liés aux activités de bien-être : réseaux d’interconnaissance, de partage, d’échange de conseils. 

- Les associations d’usagers de la santé intégrées dans un réseau national de Groupes d’Usagers de la Santé (GUS). 

- Les organismes de formation : 

  • L'École Supérieure de Diététique, Biologie, Qualité de vie
     
  • L’Association “ Sources de Santé ”qui prépare la formation de “Conseiller et d’Animateur en Gestion des Stress ”

  • SFERE , Société Française d'Études et de Recherches en Énergétique qui donne un diplôme terminal de l’école, puis un diplôme "national". 

Une vaste opération d'"éducation pour la santé" se déroule ainsi, sans doute plus écoutée que celle des pouvoirs publics. Nous ne sommes pas dans le folklore de la médecine populaire traditionnelle, ni devant les médecines douces prises en main par les médecins, mais devant un mouvement très actif, qui traverse les barrières sociales. Ces messages convainquent, et ils conduisent à se tourner vers les produits, les thérapeutes, les associations qui luttent contre les dangers qu'ils dénoncent. Il est très difficile de faire ici la part d'un marketing astucieux qui oriente l'opinion vers des produits à promouvoir et celle d'une réponse directe aux aspirations de la population face à un monde de plus en plus incompréhensible. Les deux registres se confortent mutuellement et se retrouvent sur quelques thèmes principaux : 

- Le thème de la souillure par la modernité et l'industrialisation. Les maladies sont dues à la perte de l'authenticité de la Nature, et cela retentit sur l'aliment, qui est altéré et ne joue plus son rôle de construction du corps et de bon entretien du "terrain" en prévention des agressions. La lutte doit donc attaquer de front la crise de qualité de l'aliment : le label "biologique" est à la fois purificateur et préventif ; il combat les aspects négatifs de l'alimentation moderne, et prévient la pathologie entraînée par son caractère artificiel. On fréquente les rayons spécialisés des grands magasins, ou des boutiques et certains restaurants où la préoccupation du rapport diététique/santé fonde une véritable éthique de vie, voire un "food cult" comme on l'a décrit aux USA. On pense "écologique", on se soigne avec des médicaments naturels, des extraits de plantes, ou par l'homéopathie que l'on rattache à l'univers naturel. 

- Le modèle d'un corps aliéné par la vie moderne et d'un vécu corporel appauvri qu'il s'agit de restaurer par une "prise de conscience du corps". La part que jouent les pratiques d'origine orientale est alors dominante (Reiki, Yoga, Tai-Ji Quan, Budo entre autres). Ce thème débouche sur la question du rapport fondamental entre le corps et l'esprit, à travers la prise de conscience des "énergies" et de la dimension spirituelle de l'homme. Le cheminement du consommateur de produits exprimant la contestation de la modernité scientifique et la diabolisation de l'industrie le conduit à participer à des groupes spécialisés lui donnant accès à l'information, puis à des activités spirituelles. On va de la coopérative à la secte, via des institutions qui proposent à leurs membres une appartenance durable à un nouvel espace de sociabilité. 

- Le stress est un autre danger souvent dénoncé. Il se traduit dans les comportements et dans les apparences, qu'il faut changer. Minceur et bronzage sont des éléments positifs ; le sport, la diététique, rendent le corps conforme aux modèles identifiés comme ceux de la santé. Ici, pas de coopératives, de réseaux informels, mais l'adhésion moyennant finances à des lieux de "fitness" modernes, bien équipés et d'une "douceur" toute relative. La diététique choisie dans ce cas insiste moins sur le "naturel" que sur la composition et la quantité des aliments. Le corps est une mécanique déréglée par les contraintes, et qu'il s'agit de réajuster. On prône des moyens techniques qui réparent les dégâts et rendent possible la poursuite des mêmes activités. Par contre, la dimension spirituelle est généralement ignorée ou demeure tout à fait individuelle. 

À chacun de ces thème répondent plusieurs doctrines, plusieurs types de produits et de thérapeutiques. Mais tous partagent des traits qui font leur valeur aux yeux de ceux qui les consultent : d'abord la notion de globalité, le non-découpage de la personne, ensuite le sentiment que la thérapeutique vient se glisser dans le sens où va la nature et non heurter celle-ci de front, d'où l'importance attachée au terrain, à l'immunité, à l'environnement, enfin l'idée qu'elles opèrent largement en maintenant la santé, au moins tout autant qu'en soignant les maladies. Le plus souvent, on juge également que la relation avec le thérapeute est meilleure que celle que l'on a avec le médecin, et cela fait partie du traitement. Plus encore que le médecin, le thérapeute qui utilise les médecines douces est le médicament. Au point qu'on doit se demander si ces pratiques de soin sont toujours considérées comme des médecines par ceux qui en usent et par ceux qui les exercent. Ou comme des voies nouvelles vers le bien être physique et mental, vers le sens à donner au monde, tant on désespère devant les rechutes des maladies graves ou simplement devant la permanence des mal-êtres multiples qui brouillent la joie de vivre.

 

Les médecines douces comme voie...

 

Nous rejoignons ici le coeur du débat sur les médecines douces. Sont-elles des techniques de soin ou des messages destinés à donner un sens à la vie ? Comment concilier en elles la caution d'une autorité scientifique et une pratique offerte en marge de cette même autorité, réponse douce à ce que la science la plus officielle a d'inaccessible et de brutal ? Le monde de la science est en effet celui d'un dieu cruel, un dieu froid et dur qui n'écoute ni ne sourit, aussi indifférent à l'homme que peut l'être la Nature. Et le malade attend qu'on s'occupe de lui, de lui-même dans ce qu'il a d'unique, que l'on compense par la douceur des soins la dureté du monde, que l'on tienne compte de sa personne et non seulement de son corps. Mais où placer la personne quand la science dit que le corps n'a plus d'âme ? Le soin qui vient d'ailleurs est le message d'un monde autre faute d'être celui d'un autre monde. 

On n'est plus en face de médecines : on tente de résoudre à travers ce que l'on pense être des médecines la contradiction insupportable entre la matérialité qu'enseigne la science et l'aspiration à un immatériel qui la dépasse; et cela alors que l'arsenal des croyances au surnaturel s'est effrité. Alors, on franchit le pas, et certaines démarches issues des médecines douces deviennent religieuses. 

S'agit-il de santé ou de religion lorsque l'anthroposophie explique la maladie par les influences réciproques des divers corps qui composent chacun, dont plusieurs sont invisibles et immatériels, et s'ancrent directement sur le cosmos ? Le lien entre la maladie, la conception du corps, la représentation de l'univers et finalement un au-delà qui ne dit pas son nom a de toute façon un effet immédiat : il dit à l'individu que son corps visible, celui que prend en compte la biomédecine, n'est qu'une partie de lui-même. Sans évoquer une âme, on fait comprendre que la personne est plus que son corps, et que c'est à elle, par une "médecine de la personne" que l'on destine les soins, et non simplement à ce corps morcelé, découpé, chosifié, que les médecins, dit-on, prennent en main. 

Ce schéma se répète de médecine douce en médecine douce; la personne est plus que son corps, ce que la biomédecine ne dit pas. La dimension immatérielle de la personne est plus ou moins mise en avant, mais toujours présente. Il peut s'agir d'un immatériel qui réponde aux images données par la science moderne : des ondes, des énergies, qui contribuent à équilibrer l'individu pour peu qu'on lui apprenne à les maîtriser. Cet immatériel peut se rapprocher des représentations de l'âme, même si on ne le dit pas, comme le fait l'étrange mélange des discours médical et religieux qu'est la scientologie lorsqu'elle parle du "mental". On se tourne aussi vers les médecines d'Asie, en les manipulant, en les "décontextualisant" (voir Zimmermann, 1995), pour orner de spiritualité des produits odorants aux noms évocateurs de puissances inconnues. 

Mais surtout, on adhère. on adopte une thérapie comme on se convertit. L'engagement dépasse l'épisode que l'on entend soigner : il faut suivre des règles et adopter une vision de soi-même, du monde et des conduites à suivre qui n'est pas seulement une hygiène, mais bien une morale. Les médecines douces sont alors la porte d'un univers réenchanté.

 

Raison scientifique et raison médicale

 

Pourquoi ces médecines sont-elles si vigoureuses ? Pourquoi notre siècle les voit-il faire victorieusement front à la biomédecine ? Qu'ont-elles en propre, indépendamment de toute appréciation de leur efficacité biologique ou psychologique ? 

Il faut regarder au delà d'elles. Le succès des médecines douces "n'est guère compréhensible tant qu'on ne l'inscrit pas dans une sensibilité beaucoup plus large qui est elle-même réactionnelle à une mutation des sociétés industrielles avancées" (Laplantine,1989, p.21). Certes, mais quelle sensibilité, et chez qui ? 

Il semble qu'elles participent, au coeur de la pensée de notre temps, à la découverte d'un autre horizon. Un horizon vers lequel les réflexions de penseurs sur la grande question des rapports de la raison et de la vie convergent avec les demandes implicites des malades. Accompagnons quelques instants sur ce chemin un chercheur, homme de pensée, Jean-Pierre Vernant, grâce à l'ouvrage récent où il fait le bilan de l'évolution sa pensée, fortement marquée par son rationalisme initial. Devant la pérennité et la vitalité du mythe, alors que changent la société et les connaissances, il lui apparaît que la raison sur laquelle s'appuie la science, et j'ajouterai la biomédecine, est partielle. Il constate "non seulement sa fragilité, mais le fait que ce type de raison est historiquement conditionné et qu'elle changera, qu'elle est liée à des modes d'expression, de raisonnement : (c'est) une raison rhétorique, une raison démonstrative " (Vernant, 1996, p.129). Or, la pratique de la vie sociale s'appuie sur une autre raison qui joue un rôle considérable, une raison qui part de l'action et va à elle, celle d'un "héros comme Ulysse, le rusé, le menteur - le mensonge n'étant pas du tout le contraire de la vérité : le menteur, c'est celui qui sait le vrai mais qui, en plus, est capable d'utiliser sa connaissance du vrai pour obtenir certains effets parfaitement valables" ( p.130). 

Et la raison médicale, elle non plus, n'est pas la raison scientifique. Elle aussi, elle part de l'action et va vers elle. Et c'est cette raison médicale qui est à l'oeuvre chez tous ceux qui répondent par des gestes et par l'offre d'un nouveau rapport à l'univers, à la vie, à la mort face au vide que l'angoisse et la maladie laissent béant. La raison de connaissance du monde n'est pas la raison de l'expérience de vie .

 

Références

 

BAUHERZ Georges et coll. (éd.),1989 Comprendre le recours aux médecines parallèles. Colloque international de Bruxelles. Bruxelles, C.R.I.O.C., 315 p. 

BAREL Yves, Marie BUTEL, 1988 Les médecines parallèles. Quelques lignes de force. Paris, La Documentation française. 

BENSAÏD Norbert 1988 Le sommeil de la raison. Une mode : les médecines douces. Paris, Le Seuil. 

BOUCHAYER Françoise 1988 Postface à BAREL Yves, Marie BUTEL, 1988 Les médecines parallèles.  

LAPLANTINE François 1989 Le succès des médecines parallèles. Jalons pour une étude anthropologique d'un phénomène social in BAUHERZ Georges et coll. (éd.) Comprendre le recours aux médecines parallèles, pp. 19 - 24. 

PEDRAZZANI Jean-Michel 1976 Guide pratique des médecines naturelles et traditionnelles. Montréal, Editions Select. 

SAILLANT Francine 1989 Les thérapies douces au Québec : l'émergence d'une nouvelle culture thérapeutique in BAUHERZ Georges. et coll. (éd.), Comprendre le recours aux médecines parallèles, pp 168-175. [En préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

VERNANT Jean-Pierre 1996 Entre mythe et politique Paris, Le Seuil. 

ZIMMERMANN Francis 1995 Généalogie des médecines douces, Paris, P.U.F.


[1]    Professeur à l'Université d'Aix-Marseille

[2]    Je tiens à souligner la part importante que Patrice Cohen, maître de conférences à l'Université de Rouen, a prise à cette recherche



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 mars 2008 8:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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