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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean Benoist, KIRDI AU BORD DU MONDE (1957)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Benoist, KIRDI AU BORD DU MONDE. Paris: René Juilliard, Éditeur, 1957 225 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, en accès libre et gratuit à tous, toutes ses publications.].

Introduction

Au bord du monde ! Le Cameroun, venu intact du fond des âges, aborde notre monde occidental et s'apprête à se fondre en lui.

Comme une banquise brisée par la mer qui la ronge, il est chaque jour grignoté, déchiqueté plus avant, et peu à peu réduit, mais il recèle encore, loin de la rive où ce monde l'attaque, de vastes étendues sauvages. La nouvelle vie ébranle cette terre et la détruit ; les villages éclatent, les cases s'effondrent, le peuple fuit les campagnes et les ancêtres ; il abandonne les fétiches et les légendes, les travaux et les techniques les plus anciens de l'humanité et s'agglomère dans les villes ; ces agrégats d'hommes inorganisés n'ont reçu des Blancs que les routes, l'écriture et le baptême, mais ont perdu tout le reste. Les structures s'effacent, l'organisation séculaire se brise et, telle un vase heurté par une pierre, laisse fuir de toutes parts ceux qu'elle retenait. Une foule amorphe, désœuvrée, avide aussi de ces nouveautés qui l'ont bouleversée, hante les rues et les cabarets de faubourgs bien plus grands que les cités. Parfois un violent courant d'idées ou de passions fait frissonner cette masse d'êtres devenus anonymes ; on croirait qu'il va enfin l'orienter, mais il ne survit pas à quelques jours d'enthousiasme et d'excès.

Tout se passe dans la touffeur de la forêt du Sud, entre la mer et l'Oubangui, presque sous l'Equateur, dans un pays où tout geste est alourdi d'un effort contre la chaleur moite, où le soleil est toujours enveloppé de brumes éblouissantes qui dévorent sa lumière et la diffusent, où les ombres ne sont jamais nettes et les rayons jamais francs, où les regards eux-mêmes paraissent embués. C'est là que des milliers de Français pâles, nerveux et acharnés travaillent intensément à construire un nouveau pays, poussés par cette rage de l'homme blanc à s'user au service d'une œuvre ou d'une ambition.

Mais, par delà les plateaux presque déserts de l'Adamaoua, au nord de cette terre qui se trouble, une vaste plaine descend doucement vers le lac Tchad. Elle bute à l'ouest contre les monts du Mandara et s'efface à l'est dans les savanes du centre de l'Afrique. La lumière y est dense sous les pas poussiéreux des grands hommes nies ; l'air y est sec et le sol pauvre. L'eau qui tombe, de juin à octobre, en tornades hachées de soleil et de vent n'arrose que des cultures de mil et d'arachides.

Dans ce Nord torride on ne traverse pas de forêts, on ignore le cacao, le caféier, le manioc, les oranges et les bananes, et, à cause de cela, on ignore presque les Blancs ; on ne comprend pas le français, on n'est pas baptisé et, comme au début du monde, on voyage vêtu de quelques peaux de bêtes, un arc à la main, un fardeau sur la tête, en file indienne au long d'étroits sentiers.

C'est une terre lointaine, un immense arrière-pays en retrait sur notre temps, écarté du Sud qui cependant l'appelle. Dans les cases rondes au toit de paille les hommes sont nombreux, massés sur des terrains où la densité est une des plus fortes d »Afrique, mais leurs groupements n'ont pas l'anonymat confus des foules du Sud. Chaque habitant y tient un rôle fixé par des coutumes tellement intangibles qu'elles ont la force des lois de la nature. Bridé par les règles de son village, entouré d'êtres et de mythes étrangers et hostiles, il suit de la naissance à la mort un cours invariable que de rares initiatives ne perturbent guère. En se soumettant, il acquiert des droits et une place dans un monde où il ne pourrait lutter seul ; devenu vieux, il maintient à son tour ces coutumes qui l'avaient guidé.

D'Europe, on croit que cet ensemble est anarchique et sauvage, a peine différencié mais, en se rapprochant, on voit se préciser les structures et se dessiner les visages : on comprend qu'il y a entre ces hommes des rapports, des conventions, une « règle du jeu » que nous ne savons pas définir. Et c'est là l'intérêt majeur d'un voyage : d'abord découvrir que la règle du jeu des vivants n'est pas partout la même, de la manière de saluer à celle de mourir, puis essayer de saisir celle qu'applique tel ou tel peuple.

Oh, cela ne va pas sans mal ! On ne sait jamais si l'on pense juste ou si l'on se trompe.

Il vaut donc mieux ne pas trop penser ; regarder, écouter, noter heure par heure, et se méfier des théories, résister au désir d'abstraire. En face de pauvres gestes accomplis par de pauvres gens qui les ont appris sans souvent les comprendre, devant de simples actes nés un jour d'un empirisme heureux, pourquoi édifier des lois ou chercher des symboles ? Il ne faut pas se masquer tout le quotidien, le morne, le quelconque de la majeure partie -des heures d'Afrique. Les grands moments sont rares et c'est pour cela qu'ils culminent.

Il ne faut pas mépriser non plus, voir sans chercher à savoir, ignorer par dédain et négliger des faits qu'on ne juge inintéressants que parce qu'on ne les comprend pas. Sur un fond de vie monotone, d'habitudes, de soirs sans danses, de jours sans rêves, si nombreux pour les habitants des cases qu'ils semblent bien souvent toute leur existence, on doit savoir détacher les grands soubresauts des cérémonies collectives, les détacher non seulement par leurs hautes couleurs et leurs heures de délire, mais par le sursaut qu'ils donnent à chacun de ces hommes par une résurgence des mythes anciens qui éveille leurs consciences assoupies.

En s'efforçant d'assimiler la pensée de ceux qui nous entourent, on parvient peu à peu à en pénétrer notre esprit. Une logique de prime abord déconcertante, des rapports d'apparence incongrus entre les phénomènes surgissent ; nous nous trouvons de plus en plus à l'aise dans cet irrationnel que nous pensions avoir oublié. Des relations saugrenues de cause à effet se justifient par une déformation de la perception du monde, d'un monde ajusté à la taille de l'homme et devenu une chose où combattent des forces maléfiques ou accueillantes.

Finalement, autant que cela est possible, on se sent de plain-pied, au même étage. Et les Africains le sentent fort bien, qui permettent notre intégration dans leur groupe hier inconnu. Comme ceux qui y sont nés et ont observé ses lois, on gagne une place, une fonction ; on mérite alors ce compliment rare : « Toi, tu as la peau blanche, mais on voit bien que tu es un Noir. Un Blanc ne comprendrait pas ce que tu comprends. »

Et les échanges se font, directs, sans artifice, sans autres apports que les gestes habituels accomplis en commun, les discussions sous les arbres, les heures passées accroupis dans les cases autour d'une branche qui fume.

Mais par delà cette règle du jeu retrouvée, dans l'intimité découverte on aperçoit avec angoisse une dualité contradictoire chez ceux qui vous accueillent. On s'est rapproché, et cela fait plus cruellement percevoir la distance ; une faille persiste entre ce qui nous est ouvert et ce qui doit demeurer à jamais secret.

Certes, de grands traits communs à tous les hommes se dégagent, saisis lors d'une visite à un mourant, de soins à un enfant malade ou d'entretiens avec un vieillard aveugle qui a médité. Un fonds commun de réactions, de tendances, de désirs et de rêves nés spontanément du seul fait qu'ils sont hommes, font émerger des traits où nous nous retrouvons. On pense à ces lignes familières de notre visage reconnues chez un parent éloigné que nous rencontrons pour la première fois.

Puis, un jour, tout craque. Vous vous avancez vers les cases, et les palabres cessent. On ne vous invite pas à boire la bière de mil. Sur les sentiers de brousse vous croisez des inconnus qui ne vous saluent pas. La femme qui prépare la boule ne lève pas la tête et les enfants se cachent.

Déconcerté, vous voyez vos amis perdus dans des rêves incommunicables se déchaîner en danses, en actes bizarres, en rites stupéfiants. Plusieurs heures ou plusieurs jours, vous redevenez un étranger, le Blanc auquel on ne révèle pas ses secrets ; vous êtes doucement banni, ignoré, mis à l'index pour d'obscurs motifs ; les bavardages sont réticents, et les contacts ne sont plus francs.

Mais, comme il était venu, le nuage d'incompréhension disparaît, tout semble redevenir clair, et les conversations mêlées de rires se déroulent à nouveau au long des jours et des veillées ...

Naturellement, beaucoup de ces faits restent valables ailleurs qu'au Cameroun. L'Afrique Noire entière est maintenant au bord du monde.

Partout des populations y cherchent leur voie dans la confusion ; en bien des endroits aussi les sociétés primitives sont demeurées isolées et intactes. Mais le Cameroun est un lieu privilégié. Un regard sur la carte montre comment il chevauche tous les modes de vie africains : équatorial et forestier comme le Gabon et le Moyen Congo, il est aussi soudanais que le Niger et le Tchad. Douala est un centre économique et industriel à la pointe de l’Afrique moderne, mais il est peu de terres aussi délaissées que l'immense Nord du pays.

Résumé d’Afrique, il brosse mieux qu'aucun autre territoire un tableau du continent noir. L'Afrique est une terre monotone où le voyageur doit parcourir d'énormes distances avant de voir le paysage se modifier ; cette uniformité est à, la mesure de ses sites immenses. Qu'on songe au Sahara, à la forêt congolaise et aux grands lacs !

Le Cameroun échappe à cette loi. On y rencontre la savane et la forêt, des montagnes et des lacs, de grands fleuves et des zones désertiques. Mais rien n'y est démesuré : tout en demeurant typiquement africaine, chaque région est réduite à des dimensions plus humaines, plus familières et cette variété charme celui qui parcourt le pays, le lui faisant bientôt considérer comme sien.

*
*  *

J'ai eu la chance d'y vivre d'une façon assez exceptionnelle, ni touriste, ni fonctionnaire, plongé mieux que beaucoup d’Européens dans l'intimité des autochtones.

Cette chance, elle est née de l'initiative un peu folle d'un garçon que j'ai connu à l'hôpital où j'étais interne. On m'avait parlé de lui en souriant, personne ne sachant bien pourquoi il venait parmi nous. Le matin, à l'heure des pansements, il s'entraînait à soigner les plaies et à faire les piqûres. On disait : « C'est un missionnaire qui apprend quelques bricoles. »

Son physique ne contredisait pas cette hypothèse ; il la confirmait même à l'excès : sa courte barbe claire, son visage fin, ses longues mains et une certaine façon de parler me suggéraient malicieusement l'image d'un héros de Dostoievski, le prince Muichkine. Dans la bousculade des heures de pointe, je ne pensais guère à lui, tout au plus pourINTRODUCTION 13 lui confier, comme à une infirmière stagiaire, les pansements à terminer ou les anesthésies locales.

Nous n'aurions peut-être jamais échangé plus que quelques mots professionnels si un jour, tandis que je soignais un Nord-Africain originaire de Béni-Abbés, il n'était intervenu en arabe et n'avait entrepris de lui parler de son pays. Je gardais d'un récent voyage au Sahara un souvenir enchanté. La conversation entre Jacques Deschamps et moi s'amorça sur ce sujet ; nous échangeâmes nos souvenirs ; il me raconta comment il avait parcouru le désert, à pied derrière son chameau, allant de caravane en caravane jusqu'à Tamanrasset. Aucune curiosité intellectuelle ne l'avait poussé, mais un amour intense de l’Afrique, mêlé à, une exaltation religieuse que je ne partageais guère. Il avait fait, me dit-il, ce voyage comme un pèlerinage sur les traces du Père de Foucauld et il voulait repartir, réaliser un jour un nouveau rêve, inspiré par sa foi et son précédent séjour. Il avait vu chez ses compagnons de route et chez les habitants des oasis un tel dénuement, une telle absence d'alimentation et de soins médicaux, qu'il s'était juré de retourner en Afrique et d'y travailler à atténuer leurs besoins. Il ne savait ni où ni quand il partirait. Il ne savait ni comment ni avec quoi les aider, mais il était décidé à le faire et certain de réussir.

Je ne veux pas détailler dans ce livre la façon dont il y parvint, mais ce pourrait faire l'objet d'une histoire fort intéressante. Je fus par la suite tenu plus ou moins au courant de ce projet, sans que cela m'entraînât bien loin, jusqu'au jour où ...

Notre première conversation datait déjà d'un an. Jacques Deschamps, souriant, me dit ce jour-là : « Ça prend tournure. Je compte partir bientôt, plus loin que le Sahara, quelque part dans la brousse, au Tchad ou au Cameroun ... Il me faut un médecin qui veuille passer quelque temps là-bas ; nous ferons une équipe médicale pour aider les missionnaires ... On nous attend. »

A dater de ce jour de septembre je fus entraîné dans l'entreprise. Jacques Deschamps avait déjà mis au point bien des questions ; un de ses amis, Louis Comte, l'aidait depuis plusieurs mois à préparer l'expédition. Ils avaient réuni quantité de médicaments et de matériel médico-chirurgical, obtenu des aides financières, des appuis officiels, des promesses de transport. Ils avaient fondé une société l' « Equipe Médicale d'Aide aux Missions », qu'un médecin lyonnais accepta de présider, et l'avaient fait connaître aux principales personnalités de la ville.

Jacques Deschamps présenta son équipe à la radio et dans la presse. Son enthousiasme, le caractère incontestablement sincère de notre équipée, et peut-être un certain goût pour l'exotisme attirèrent l'attention. Les journaux locaux d'abord, puis des quotidiens parisiens et des hebdomadaires nous firent une publicité pas toujours parfaitement adroite, mais bien intentionnée et utile. On évoquait Schweitzer et on admirait ces « jeunes Lyonnais qui allaient parcourir des milliers de kilomètres dans le camion de la Charité », etc...

Nous recevions des lettres et des visites touchantes ou énervantes de personnes, surtout de jeunes infirmières, qui désiraient nous accompagner ; parfois aussi arrivaient des mandats anonymes.

Mais les réalités étaient en général moins agréables : beaucoup de nos affirmations n'étaient que des souhaits, et nos programmes demeuraient des désirs. Au travail matériel considérable de trier et d'emballer nos médicaments s'ajoutaient des soucis de tous ordres ; notre départ incertain, notre itinéraire et même notre but imprécis nous valaient dès détracteurs parmi ceux-là mêmes qui prétendaient nous soutenir.

Je désespérais souvent. « Homme de peu de foi, semblait me reprocher Jacques Deschamps ; on partira, je te l'affirme, et ça marchera. » Il y crut si fort que tout son entourage fut entraîné. Même les questions financières qui étaient et demeurent le point faible de l'entreprise ne paraissaient pas le tourmenter. En fait, allant jusqu'aux limites de sa résistance physique, il s'épuisait à tout résoudre ; il multipliait les démarches et les audaces. En plusieurs voyages-éclair à Paris il rappela leurs promesses aux ministères et aux autorités douanières, et un soir de décembre il débarqua triomphant à Lyon. Je me souviens de l'accueil que nous lui fîmes, gare de Perrache, quand il nous dit : « Départ en janvier. Un avion militaire nous prend à Bron avec notre matériel ; il nous posera à Douala. »



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 13 juin 2009 12:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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