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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Jean Benoist, “De l'Inde à Maurice et de Maurice à l'Inde, ou la réincarnation d'une société”. Un article publié dans la revue CARBET, no 9, décembre 1989, pp. 185-201. Numéro intitulé: “L’Inde en nous. Des Caraïbes aux Mascareignes.” Fort de France. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Jean Benoist 

De l'Inde à Maurice et de Maurice à l'Inde,
ou la réincarnation d'une société
”. 

Un article publié dans la revue CARBET, no 9, décembre 1989, pp. 185-201. Numéro intitulé : “L’Inde en nous. Des Caraïbes aux Mascareignes.” Fort de France.

Introduction
 
1.    Naissance et développement de la plantation
 
2.    De la plantation au village de "petits planteurs"
 
2.1. La fixation sur une zone d'habitat. L'indépendance face à la Plantation et l'acquisition des lots de morcellement.
 
2.2. L'expansion du village et sa diversification sociale.
 
3.    L'Inde réincarnée
 
4.    Avenir créole ou indianité modernisée ?

 

Introduction

 

Nous sommes quelque part au nord de l'île Maurice. sur une grande plaine légèrement vallonnée d'où l'on voit dans le lointain les pics étranges du centre de l'île. Lorsque la mer se découvre, elle montre quelques petites îles tristes peu éloignées de la côte. Le sol est densément couvert de blocs rocheux, comme dans beaucoup d'autres plaines de l'île, témoins de la violence des éruptions volcaniques qui l'ont formée. De nos jours, le tableau du paysage est simple, trop simple pour ne pas être trompeur. Les côtes sont devenues, grâce à leurs anses et à leurs plages le lieu d'un intense développement touristique. Hôtels, "camps" et bungalows forment une chaîne presque continue que n'interrompent ça et là que quelques zones moins hospitalières. une route intensément fréquentée longe le littoral et dessert les anciens villages de pêcheurs mêlés aux lieux d'accueil d'une clientèle internationale. 

À quelques Kilomètres de là, voire souvent à quelques centaines de mètres, vers l'intérieur des terres, commence un autre pays. Peu avant la récolte de la canne, on n'aperçoit rien de son paysage. Les routes, étroites, passent entre les hautes cannes à sucre, comme au fond d'une tranchée verte. Quand un village apparaît, il n'est précédé d'aucune culture vivrière, d'aucune zone d'habitat dispersé. Il forme, au long de la route et de part et d'autre de celle-ci un ensemble concentré, dense, que les cannes cernent. Sans être misérable, l'habitat est assez triste, sans ordre apparent autre que sa densité, et bien des maisons sont inachevées. La population révèle vite, par le vêtement des femmes et par les traits des visages m'omniprésence indienne, dès que l'on s'éloigne de la côte et des grandes villes. 

Dans les champs, quand les cannes sont hautes, le seul contraste est fait des espaces dénudés où la canne trop vieille a été arrachée. De jeunes boutures seront plantées à nouveau là, quelques mois plus tard. En attendant, des plantations de tomates ("pommes d'amour") occupent le sol de façon temporaire ,et laissent apparaître les blocs rocheux que la canne, ailleurs dissimule.. Les ruines d'anciennes sucreries, ou parfois un terrain de football rompent cette uniformité, ainsi que les deux vastes installations sucrières qui se partagent le traitement des cannes produites dans toute la région. 

Paysage presque pur de l'univers de la plantation. Quiconque connaît la Caraïbe ou le Brésil, sait combien il exprime une société, marquée par le sucre, par la dépendance de tous, planteurs comme prolétaires ruraux envers l'usine et envers ses maîtres. 

Ce sont les images du Brésil sucrier, celui de Gilberto Freyre qui en décrit l'inhumaine contrainte., celles des Antilles françaises d'autrefois où, vivant dans l'instabilité et la misère, des ouvriers agricoles servaient la Plantation une partie de l'année et survivaient le reste du temps avec un peu de jardinage et quelques animaux. Les anthropologues voient au sein de ce paysage les familles brisées par l'insuffisance et l'irrégularité des revenus, la communauté locale incapable d'émerger en un ensemble cohérent et organisé en raison de l'émiettement des relations et de la présence écrasante du grand planteur.. La vie religieuse y oscille entre un christianisme absorbé autrefois dans la contrainte et destiné à légitimer l'ordre régnant et des remémorations érodées des pays d'origine qui s'épanouissent dans des cultes syncrétiques. 

Société de plantation, assortie de sa connotation culturelle quasi-inéluctable. Souvenirs et lectures permettent, certes, un premier décryptage des conditions où la vie sociale et la vie culturelle ont pu prendre leur essor dans les campagnes mauriciennes ; mais ils pourraient induire à l'erreur celui qui voudrait connaître et comprendre cette société à partir d'exemples venus d'ailleurs. Car dans toute histoire sociale, il y a au moins deux partenaires : les conditions qui exercent les contraintes sur un groupe humain, et les réponses qu'élabore ce groupe. 

* * * 

Or la présence indienne dans les îles créoles a connu des destins fort divers. Dans certaines îles, les Indiens, submergés par la population locale où ils se sont dispersés, n'ont laissé que des traces éparses.Tel est par exemple le cas de la Jamaïque. 

Ailleurs, ils peuvent former une part non négligeable de la population actuelle, tout en n'offrant avec elle que des contrastes nuancés, et limités à certains aspects de leur vie culturelle et familiale ; la Guadeloupe en est un bon exemple. 

Il en va de même dans l'Océan Indien. À la Réunion, avec une forte présence indienne (près d'un quart de la population), les faits sont plus complexes. Comme à la Guadeloupe, l'appartenance à une culture et à une entité sociale communes à tous les insulaires ne laisse aucun doute. La marque indienne cependant s'exprime clairement, dans la vie religieuse et les édifices dont elle a semé l'île, dans les relations, récemment renouvelées et devenues très fortes, avec l'Inde,ainsi que dans de nombreux traits de la culture quotidienne. Mais cette présence n'implique pas un découpage dont les frontières nettes souligneraient le contraste entre un groupe "indien" et le reste de la population. Les points de passage sont multiples : métissages anciens et indéchiffrables dans leur complexité, attrait d'une grande partie de la population pour les pratiques culturelles d'origine indienne qui s'incorporent à son patrimoine et y diffusent. Si bien que,après les années de méfiance et de réelle distance, le monde indien est maintenant en voie de s' inscrire à tel point dans le quotidien de l'île que d'une certaine façon il peut s'y fondre. Plus qu'un groupe social, il tend à devenir l'un des courants culturels au sein d'un carrefour d'influences qui s'exercent à des degrés divers, mais sans oppositions nettes, sur tous les Réunionnais. Déjà, entre culture d'origine indienne et autres composantes de la Réunion, on observe plus un continuum qu'une série de discontinuités. 

L’île Maurice (comme, à l'autre bout du monde, la Guyana) donne une autre image de l'indianité en pays créole. À tel point que, n'était l'usage général de la langue créole, l'emploi de l'expression "pays créole" poserait à Maurice un réel problème. Car Maurice mérite, peut-être de plus en plus (mais cela prête à discussion) le slogan de ses services touristiques : "India abroad". Situation qui s'est construite peu à peu, village par village, au long d'une histoire qui a commencé tout autrement et qui aurait fort bien pu conduire ailleurs. 

Aussi est-ce à travers l'histoire d'un village, que nous pourrons percevoir comment s'est élaborée la société actuelle, comment et combien la vie de l'Inde ancestrale s'y est réincarnée, et sous l'effet de quelles forces elle a affermi sa présence sur une terre qui semblait ne lui offrir que difficultés et brimades. Et cependant la leçon du réel est bien autre... Tout ce qui vient d'être évoqué ne semblerait pas étranger à Maurice. Mais ce serait en même temps une simplification, voire une déformation de la réalité. Car si tout y a commencé ainsi, d'autres voies se sont ouvertes, au long de l'histoire, qui viennent contraster le tableau. Maurice montre combien il est fragile de prêter aux structures une prépondérance trop forte sur les capacités qu'ont les hommes d'en jouer car, si la rencontre de l'Inde avec la plantation a commencé par la victoire de la plantation, elle s'est achevée par celle de l'Inde. 

 

1. Naissance et développement
de la Plantation

 

Le regard anthropologique aime le microscope. Il lui permet de déceler des structures inaccessibles à une approche moins fine. C'est avec un microscope social et historique que nous allons approcher la réalité d'un pays à travers un village. Sa leçon, celle que nous enseigne la vie d'un village du Nord de l'île, vaut pour les villages mauriciens en leur grande majorité. 

Les concessions aboutirent à un découpage du sol en ensembles fonciers qui connurent ensuite des remaniements. Mais les traces des premières attributions demeurèrent présentes dans la définition des domaines, quitte à ce que des subdivisions et des recombinaisons en modifient la répartition. La carte de Descubes nous donne de précieuses indications sur l'état du terroir mauricien en________. "The Vale estate" y apparaît comme l'un des plus grands ensembles fonciers de la zone, entre Mont Choisy à l'Ouest et L'Union au nord-est. Vers l'est et le sud, la terre est plus morcelée, en carreaux réguliers dont les propriétaires portent des noms français. 

Depuis la fin du 18ème siècle, The Vale avait montré une réelle permanence, malgré des fluctuation de superficie consécutives à des héritages. En 1795, elle appartenait à la société Frappier, Maillard et Dumont pour rester en 1813 entre les mains du seul Pierre Maillard.Sa superficie était alors de 1272 arpents. En l827, elle est vendue à Jean François Mansselet et André Joseph Hippolyte Laffite. Nous sommes alors à l'époque de l'expansion de la canne à sucre. Nous retrouvons une autre mutation en 1843 où William Wade-West acquiert 870 arpents. En 1859 la propriété appartient conjointement à William Wade-West, Jacques de Chastaignier Dumée, Evenor Dupont et Adrien D'Epinay. C'est en 1882 que se forme la société "The Vale and Black River Estate, d'une superficie de 1222 arpents. En 1901 elle semble passer à Herman Bernard Gustave Crist, puis en 1910 elle est acquise par Léon Gourel de Saint-Pern. Elle rassemble alors 1371 arpents. Elle est à son apogée quant à la superficie, mais elle approche des morcellements qui vont avoir tant d'impact sur la société locale et qui vont permettre l'émergence d'un village. On verra que ces morcellements ont été importants sous l'impulsion de St Pern, dont le nom (devenu "Sapène") est conservé dans la tradition locale comme celui du dernier grand planteur. En 1912, la société Boullé et Leclézio acquiert les 946 arpents non encore morcelés, et procède peu après à l'éclatement définitif du domaine.

C'est donc d'abord l'histoire d'un domaine sucrier que nous retracent ces péripéties de l'évolution foncière. Au cours de cette histoire, comme de celle de toutes les propriétés sucrières, les frontières des domaines changent souvent ; le tableau est moins stable qu'on ne l'imagine parfois : héritages, ventes partielles, ventes de l'ensemble se succèdent régulièrement. Mais l'entité, à Vale, persiste plus d'un siècle, dans une région qui ne laisse aucune place à la petite propriété. Les affrontements entre domaines voisins donnent à certains l'occasion de s'étendre. aux dépens des autres. Leur capacité de traiter le sucre par l'édification puis par le développement d'une sucrerie est l'enjeu et l'atout principal de ces luttes, et elle rythme leur destin. Sur la plantation de Vale, une sucrerie est tôt installée, et elle restera longtemps active. Ses ruines, à proximité de la maison du planteur, témoignent de la vie de la plantation et du camp. Comme sur bien des propriétés, un temple tamoul est le seul lieu encore vivant de ce qui fût le coeur du domaine. Cette sucrerie donne à Vale une place centrale parmi les plantations voisines qui y font traiter leur canne. La crise économique et les innovations technologiques de la dernière partie du 19ème siècle bouleversent la situation, plaçant cette fois Vale en marge des deux usines centrales qui s'édifient dans le Nord de Maurice et entraînent la fermeture de la sucrerie. Il s'ensuit une période d'instabilité où les ventes se succèdent, à partir du début des années 1880, jusqu'aux morcellements qui feront éclater le domaine à partir de 1912. Toutefois, jusqu'aux morcellements, ces mutations n'affectent guère la vie sociale de la plantation. Elles sont une affaire des planteurs, et non des travailleurs de la canne, à qui la terre demeurait inaccessible. 

Car sur cette terre étaient venus des travailleurs. L'immigration indienne a fait l'objet de bien des études à Maurice, et l'on sait combien elle a été liée à l'expansion et à l'exploitation de la production sucrière.(on consultera tout particulièrement l'ouvrage Indian Labour Immigration publié en 1986 par l'Institut Mahatma Gandhi à l'île Maurice) Nous ne redisons pas ici ce qui est bien connu sur les travailleurs engagés sur contrat, installés dans des "camps" que contrôlaient les planteurs. À Vale et dans ses environs les propriétés avaient ainsi des camps (Daruty, La Savane, Grande Rosalie) et les engagés ne pouvaient guère espérer demeurer ailleurs. Il y étaient traités souvent avec une rigueur qui rappelait l'esclavage, mais qui était aussi celle dont on usait envers les ouvriers qui, à la même époque, donnaient en Europe naissance au prolétariat du monde industriel. Prolétaires ruraux, encadrés dans l'habitat rigide des camps, les Indiens pouvaient rester à l'expiration de leur contrat, et soit demeurer sur la propriété où ils allaient travailler, soit essayer de se fixer ailleurs. Ils devenaient alors demandeurs de terres, lots où ils pourraient au moins édifier un habitat quelque peu indépendant de la propriété sucrière, même lorsqu'ils continuaient à y travailler. 

Ainsi, à la fin du 19ème siècle, s'amorçait un changement. La grande plantation connaissait des difficultés financières. L'équilibre qui, même tendu,s'était établi entre les plantations familiales basculait sous le choc de la crise et devant l'édification de complexes usiniers qui demandaient des capitaux considérables. et qui dévalorisaient les anciens investissements. La plantation crut survivre en trouvant des capitaux dans la vente d'une partie de ses terres, les moins riches d'abord, voire celles qui n'avaient pas été mises en culture. Elle fut prise alors dans un double mouvement qui allait remanier profondément Maurice entre 1882 et 1920. Les très grands domaines des sucreries allaient se consolider, en acquerrant les terres les plus riches et les plus aisées à cultiver.Les autres terres allaient aboutir à l'effritement en parcelles qui seraient le fondement d'un nouveau groupe social, celui des "petits planteurs", issu des engagés indiens. Car, face à la plantation, ses travailleurs, essentiellement indiens, cherchaient à acquérir des lots où ils pourraient se fixer et accroître leur autonomie, tout en demeurant liés par leur travail à la plantation. 

Le fait a été général à Maurice C'est de cette rencontre qu'est née, silencieusement et sans qu'on puisse en prévoir les conséquences, une nouvelle société mauricienne, en créant des villages qui seraient pour longtemps ses racines et de puissantes propriétés qui seraient son moteur économique. 

* * * 

Les engagés qui débarquaient à Maurice étaient soigneusement recensés, et les archives du Mahatma Gandhi Institute conservent une fort précieuse documentation : les fiches individuelles qui, bateau par bateau, donnent les principaux renseignements sur les immigrants : nom, sexe, age, caste ou religion, village et district d'origine en Inde, éventuel apparentement avec d'autres immigrants venus sur le même bateau. Chaque nouveau venu recevait un numéro d'immigrant qui le suivrait désormais et dont on retrouverait mention dans les divers actes qu'il serait amené à engager dans la vie civile (mariage, achat d'une terre etc.). 

Ces documents ont permis de relier les habitants actuels du village à leurs ancêtres immigrés. Dans une première étape, le bureau de la conservation des Hypothèques, grâce à l'aide de l'étude de Maître Dassyne, notaire à Port-Louis, a permis de reconstituer l'histoire des biens fonciers du village, depuis les morcellements et de suivre leur transmission. On a ensuite identifié les acquéreurs des premiers lots de morcellement, grâce au numéro d'immigrant mentionné sur les titres d'achat de terre. On a ensuite confronté ces données aux généalogies des villageois actuels, ce qui a permis, de reconstruire une histoire simultanée, à la petite échelle du village, de quelques familles et de leurs biens. 

Les généalogies font apparaître alors, que, bien avant que le village ne trouve un sol où s'accrocher, la trame d'une société s'était ébauchée, de camp à camp.,par un réseau de relation entre les premiers immigrés et entre leurs enfants. Société née dans la migration, et qui tressa entre ses membres des liens dont la force explique en partie comment émergera plus tard un ensemble social aussi solidement articulé que peut l'être le village de "petits planteurs " mauriciens. 

Évoquons un exemple, celui de quelques immigrants musulmans venus de l'Inde du Nord qui furent les ancêtres de tous les musulmans du village actuel de Vale. C'est d'abord sur l'Adélaïde, en provenance de Calcutta que débarquèrent le 8 janvier 1859 Teemul, né en 1826 et sa femme Ummopee née en 1831. Il étaient originaires de la région de Ganzeepore. Ils avaient voyagé avec leurs deux fils Damree, né en 1850, et Beeharee. Plusieurs années plus tard arrivèrent sur l'Appleton Mohonuth et sa femme, tous deux originaires également de la région de Ganzeepore. Ils eurent un fils et six filles. L'une des filles, Rutny, arrivée de l'Inde à l'age de 2 ans, épousa Damree, et l'autre, Ewarea, épousa Beeharee. De Ganzeepore arriva le 16 janvier 1861 Maunoo, sur le vaisseau Holyrood en provenance de Calcutta. Il était musulman, âgé de 27 ans et célibataire. Il allait épouser plus tard une autre fille de Mohonuth, Assia. Hormis une qui n'eut pas d'enfants, toutes les autres filles de Mohonuth allaient se marier et rester sur place, les gendres venant s'installer auprès de leur beau-père. 

Nous pourrions continuer longuement ainsi à propos des liens entre les enfants des immigrés. Par-delà le broiement apparent qu'inflige la rigidité de la plantation, par-delà la cohabitation de case à case entre castes et cultes, se tresse une parenté, émergent des réseaux familiaux, qui s'appuient sur une communauté d'origine, de religion, de caste. Dispersés selon les hasards des affectations auprès des plantations, ils vont cristalliser plus tard pour se rassembler quand l'accès à une terre leur permettra de la transformer en village. 

Mais, d'emblée, avant que le village ne s'incarne dans toute la complexité de son héritage, les choix demeurés possibles s'inscrivent dans ces réseaux qui portent eux une communauté latente Plus que les apparentes contraintes qu'aurait pu exercer sur eux la nouvelle société où ils se sont trouvés immergés c'est cette société latente, ce modèle non incarné dans l'espace, qui encadre les immigrants et la première génération de leurs descendants et qui oriente leurs projets. 

 

2. De la plantation au village
de "petits planteurs"
 

 

2.1. La fixation sur une zone d'habitat. L'indépendance
face à la Plantation et l'acquisition des lots de morcellement.

 

On conte encore à Vale comment les premiers acheteurs d'un morceau de terre avaient fondé le village sans même s'en douter. Au commencement des années 1900, le propriétaire, avant de procéder à des morcellements plus importants avait mis en vente de petites parcelles, destinées à fixer ses engagés en fin de contrat. Il s'agissait d'une zone non défrichée, où la roche affleurait. Souvent des arbres donnaient à l'endroit un aspect de forêt, et certains se rappellent que les cerfs venaient parfois alors jusqu'auprès des cases nouvellement édifiées. Le propriétaire n'était pas payé comptant., et le crédit qu'il accordait s'étalait sur de nombreuses années. On travaillait sur ses terres et on lui versait quelques roupies de temps en temps, qui étaient prélevées sur le salaire de ce travail. On le payait aussi en nature, avec des corvées, des poules ou des légumes. Pendant ce temps, on défrichait, on installait une case ; les hindous faisaient le maximum pour se procurer une vache qui serait nourrie avec les herbes et les feuillages ramassés par les enfants et par les femmes. 

On demeurait dans la mouvance de la plantation, mais une nouvelle voie s'ouvrait. Le réseau familial pouvait se rassembler. L'on vit alors s'installer autour des couples qui avaient été les premiers à construire leur case les cases de leurs enfants, de leurs fils mariés, mais aussi de leurs filles, car la possession d'une terre par leur famille leur permettait d'échapper après leur mariage à la vie dans un camp. 

* * * 

L'expansion du village se fit alors selon deux lignes de force, à partir de deux réseaux qui portaient en eux ce qui serait son avenir. 

L'un d'eux, nous venons de le voir, était celui de la parenté. Des immigrants originaires d'une même région avaient organisé le mariage de leurs enfants, et créé entre eux des liens serrés de parenté, les alliances entre familles étant souvent multiples. L'installation sur une terre où ils pouvaient construire fut dès le départ celle d'un groupe d'apparentés, et nous verrons un peu plus loin comment les enfants de Teemol, de Mohonuth et de Maunoo allaient fonder tout le groupe musulman du village. 

Mais un autre réseau permit l'expansion du village. On en garde encore un souvenir très clair, d'autant que, s'il crée une solidarité moins explicite, celle-ci est profondément ressentie. Elle est en contradiction avec les tensions intercommunautaires (entre hindous et musulmans, entre nord- et sud-indiens, voire entre blancs et indiens) que certains mettent souvent en avant dans l'île, et elle explique bien des souplesses inattendues dans la vie locale. Une analyse superficielle en termes de "communautés" cloisonnées est à cet égard fort insuffisante dans cette société où les réseaux de communication sont si nombreux et s'appuient sur tant de solidarités apparemment contradictoires. 

Les immigrants étaient venus à bord de bateaux où l'on rassemblait des recrues de bien des origines. il y avait des musulmans et des hindous, des originaires des provinces du Nord et souvent aussi à l'occasion d'une escale des originaires du sud, Tamil ou Telugu. La longue traversée créait des liens souvent très fort. Si bien que ceux qui avaient voyagé ensemble se désignaient mutuellement par une expression encore très vivante, "Dahaji-bhaya" (frères de bateau). Ils voyaient leurs liens se renforcer lorsqu'ils allaient être engagés par un même propriétaire. C'est ainsi que les familles initiatrices du village de Vale se sont d'abord retrouvées dans le sud de l'île, à Savane. Quand le propriétaire eut acquis la propriété de Mon Loisir, dans le Nord, il "emmena ses malbars" disent les témoignages. Maistout le réseau le suivit, ceux qui étaient encore engagées, et les autres, maintenant libres d'engagement mais apparentés à eux. 

Lorsque le propriétaire commença à vendre des terres, on avertit ce réseau de parenté, certes, mais on appela aussi les Dahaji-bhaya, de toutes origines, qui vinrent s'établir et achetèrent une terre. Le village prit alors un visage composite. Les Dahaji-bhaya se considéraient mutuellement comme frères, et ils aimaient que leurs fils et leurs filles s'épousent, à condition toutefois d'être de même religion et de même caste. Certaines familles, tels les descendants de Damree disposaient d'un certain capital. Ayant acquis des carrioles, les hommes de cette famille étaient devenus "cochers", c'est-à-dire qu'ils assuraient avec leurs voitures à cheval le transport des voyageurs entre la gare de Mapou et le village de Grand-Baie, sur la côte. Cela leur permit d'acquérir plus de terres que d'autres, et de fixer là non seulement leurs fils mais aussi leurs gendres. 

D'autres furent attirés par la possibilité d'acheter. Vinrent des hindous, de castes Chamar et Aheer en provenance de plantations voisines (de Petite-Julie en particulier). Des Tamouls de rivière du rempart achetèrent également quelques lots, et vinrent se joindre aux tamouls anciennement fixés sur la propriété. Dans un proche voisinage alternaient hindous du Nord, de diverses castes, sud-indiens, musulmans, chacun ayant autour de sa case un terrain ou allaient s'installer ses descendants. Le village se construisit alors, comme tous les villages mauriciens, à la façon d'une mosaïque, dans la diversité et dans l'ordre à la fois. Les origines diverses ne sont ni éparpillées, ni vraiment concentrées. Ici voisinent des musulmans, là des tamouls, plus loin des hindous d'une même caste, mais les ensembles sont juxtaposés, partiellement intriqués, et liés par des solidarités de lieu, de travail et d'amitié. Unité de base de la société mauricienne, le village qui s'élaborait, à Vale comme partout dans l'île en donnait d'emblée l'image, avec ses contrastes et ses solidarités. Il n'y avait ni "quartiers ethniques" amorçant des ghettos, ni non plus un effritement social, prélude d'anomie, mais une constellation d'unités familiales en interaction. 

Les Indiens toutefois y étaient entre eux. Ni Blancs, car ceux-ci résidaient sur les grandes maisons des plantations ou dans leurs "campements" du bord de mer, ni Noirs, qui se tenaient dans les villages côtiers ou dans la mouvance immédiate des usines à sucre. Encore marginal à ses débuts, le village portait en lui cette société mauricienne qui à mesure que passeraient les années se construirait à son image, faite de diversité solidaire. Petit, d'abord homogène en mémoire de l'immigration, du bateau et du camp encore proches, le village allait, en grandissant, se diversifier. Des institutions nouvelles y traduiraient peu à peu la cristallisation de groupes encore latents, au point d'aboutir de nos jour à une mécanique complexe que sa diversité menace et soude à la fois. Dans le village, atome de la société mauricienne, et comme dans celle-ci, les solidarités sont toujours au bord d'une fissure, mais les ruptures sont empêchées par des liens informels autrement plus puissants que les contrastes explicites. 

 

2.2. L'expansion du village et sa diversification sociale.

 

Avoir des fils, et les installer auprès de soi. Avoir des filles, mais attirer vers elles des gendres qui resteraient au village. La première condition de développement du village ne pose pas de gros problèmes, s'il y a suffisamment de terre disponible pour qu'on y construise une case entourée d'un peu de terrain. Autour de la maison du père, celles des fils forment une grappe serrée, bientôt un morceau de quartier où l'on porte le même patronyme, fixé à partir du nom que le premier immigré avait reçu en Inde après sa naissance et sous lequel il avait été déclaré sur les livres d'immigration lors de son débarquement à Port-Louis. 

Mais la seconde est plus difficile à remplir. Un garçon qui quitte le toit paternel pour s'installer chez ses beaux-parents ouvre la voie à bien des soupçons : quels avantages matériels a t'il reçu pour transgresser ainsi la règle ? A-t-il bénéficié d'une aide pour acquérir une maison ou une terre ? A t'on mis à sa disposition le camion du beau-père pour qu'il effectue des transports rémunérateurs ? On dira de ce gendre qui joue le rôle d'un fils qu'il est un ghar-posh, littéralement qu'il est "nourri par la maison" (sous-entendu "de ses beaux-parents"). Ses parents vont en recevoir le contrecoup. On affirmera que son père n'a pas su le retenir, et celui-ci se retournera à son tour contre le fils qui l'a quitté. La mère, frustrée car le mariage de son fils n'a pas apporté ce qu'elle attendait : l'extension de sa famille, l'arrivée d'une belle-fille, entrera elle aussi dans le cycle des reproches. Par contre chez les beaux-parents, le gendre sera bien traité. Certains garçons disent même qu'il est mieux traité qu'eux par leur père, qu'il passe avant le fils de la maison. 

Dans le village, les ghar-posh subissent des plaisanteries, qu'ils acceptent en les esquivant d'une pirouette. Avec le temps, leur insertion cesse d'être cause de perturbation ; ils font venir des frères, des cousins, qui épousent eux aussi des filles du village. On dit souvent, dans les environs, que le village de Vale est "un village de ghar-posh", en raison du nombre important de gendres venus s'y fixer, y compris au cours de la génération actuelle. Le dynamisme économique de la communauté, sa relative prospérité, la disponibilité jusqu'à une période récente de terres dont le morcellement se poursuivait ont sans doute joué un rôle central dans cette orientation. Plusieurs témoignages rappellent que, dans certaines familles relativement riches du village, on n'hésitait pas à choisir le conjoint des enfants dans des familles pauvres mais de bonne réputation, quitte à faire venir les gendres et à aider à leur établissement. 

On peut aussi supposer que ces mariages permettaient de résoudre l'opposition entre deux champs juridiques contradictoires quant à l'héritage. L'application de la loi islamique qui dépossède grandement la fille et celle du code civil qui lui donne part égale avec ses frères, aboutissent lorsqu'ils sont en concurrence à des bricolages divers. La présence d'un gendre sur une terre attribuée à la fille ne vient-elle pas rééquilibrer une inégalité mal ressenti sans toutefois remettre un principe en cause ? Mais cela ne va pas sans un remaniement des règles de résidence Le fait que ces comportements se retrouvent chez les divers sous-groupes religieux (musulmans, tamouls, télugus, indiens originaires du nord de l'Inde) souligne combien les forces qui agissaient en ce sens ont pu être déterminantes. 

Mais la poussée démographique a rendu plus complexe la vie du villageois. Les enfants et petits-enfants des anciens compagnons de bateau, qu'ils soient ou non apparentés entre eux, ont commencé à tresser entre eux des relations de voisinage, de coopération et de compétition. Relativement peu marqué à l'origine, bien que conditionnant toujours le choix du conjoint,le contraste entre religions, castes, groupes d'origine s'est cristallisé avec le temps. L'émergence d'institutions directement basées sur ce contraste a exprimé, mais aussi souligné les regroupements et les partages au sein de la communauté locale. 

Ces institutions se sont formées à partir de deux sources. D'une part, elles s'appuient, au sein du village sur les lignages qui se rattachent à un groupe particulier (musulmans, tamouls etc...). D'autre part elles s'appuient sur leurs homologues des villages voisins, et sur l'organisation parfois très centralisée des institutions propres à chaque communauté 

C'est ainsi que les musulmans du village sont rassemblés dans le Djamat, association qui gère la mosquée et ses biens (matériel pour les repas de mariage, cercueil pour les enterrements) sous la responsabilité du mutawally. L'association rassemble en principe tous les musulmans du village, et eux seuls. En fait, la seule famille musulmane d'un village voisin presque exclusivement hindou y a été admise ; de plus, les conflits aboutissent parfois à son éclatement temporaire, mais, jusqu'à une date récente,ces factions se résorbaient faute d'être reconnues à un niveau supérieur. En effet, si l'association locale administre la mosquée, celle-ci est la propriété du board of Waqaf, qui centralise les affaires religieuses musulmanes. 

La poussée fondamentaliste a conduit au début des années 80 à une dissidence autrement sérieuse, et à l'édification d'une seconde mosquée, administrée par des musulmans qui revendiquent leur proximité envers un islam épuré de ses traditions indiennes. Là aussi le niveau local s'articule à un niveau national et à des connexions internationales. 

Mais tandis que les musulmans construisaient leur mosquée et organisaient leur association, les hindous faisaient de même. Rappelons qu'en d'autres îles, comme la Réunion ou la Guadeloupe, la présence musulmane a été très minoritaire, et que cela a conduit à une véritable absorption des musulmans dans le groupe hindou. Il subsiste dans les cultes hindous de la Guadeloupe des offrandes de tradition musulmane, dont l'hétérogénéité par rapport au culte hindou se marque dans le mode de sacrifice des victimes ( les animaux sont égorgés et saignés et non décapités), et dans les invocations qui accompagnent les sacrifices. 

À Vale, il semble que le premier temple hindou date de l'installation des immigrés sur la plantation. comme on le voit dans toutes les îles, les planteurs acceptaient de réserver aux cultes un espace situé à proximité de l'usine. De nos jours, près de la cheminée en ruine de l'ancienne sucrerie de Vale, el petit temple tamoul témoigne de cette première installation des Dieux de l'Inde. Il présente le plan classique des temples de village qui ont essaimé dans les îles à sucre : un petit bâtiment abrite les effigies des divinités villageoises. Une cour le précède où un mat, et quelques figures de pierre seront le centre d'une parties des cérémonies à Mariama, à Draupadi ou à Kali.. Quelques arbres indispensables, et une clôture complètent un tableau familier d'une île à l'autre, de Fiji aux Antilles en passant par les Mascareignes. La fréquentation culmine lors de quelques fêtes annuelles, souvent accompagnées de sacrifices d'animaux, entre lesquelles le temple ne reçoit que de rares visites, lorsqu'une famille vient y accomplir une cérémonie privée. 

Pendant longtemps, les hindous de toutes origines se sont retrouvés à ce temple. Les Télugu y allaient pour tenir certaines promesses, les nord-indiens des castes inférieures faisaient une équivalence aisée entre leurs divinités et celles que les tamouls avaient introduites. Tout au plus pensait-on que les tamouls donnaient un autre nom aux mêmes divinités, appelant Baïro du nom de Minispren, Kankar du nom de Kateri ou kali du nom de Mariemen., et prononçant Govinda alors qu'eux-mêmes disaient "Dhi". 

 

3. L'Inde réincarnée

 

Village complexe, dont les niveaux d'intégration sont multiples. Il y a d'abord un niveau local, dans l'espace étroit de la communauté de voisinage. Héritière des premiers venus, elle est faite avant tout de leurs descendants. Par delà castes et religions, la communauté est marquée par certaines institutions qui appartiennent à tous. C'est ainsi que les sage-femmes traditionnelles, les daï, qu'elles soient musulmanes ou hindoues accouchent les femmes des uns et des autres. Le cheri-bardar, l'annonciateur des morts, parcourt le village et annonce à tous décès et funérailles sans distinction d'origine du mort. 

Entre voisins, même de confession ou de caste différente, on utilise des termes de parenté pour se désigner ou s'interpeller. Les hommes qui forment des équipes de travail, les femmes qui conversent devant la boutique du Chinois, les enfants qui sont assis sur le même banc d'école ou qui jouent dans les ruelles font eux aussi la preuve de l'intensité des rapports quotidiens. 

Il en va déjà différemment lorsque, le soir après le travail, les hommes se rassemblent en petits groupes, au coin d'une rue, ou sous un arbre, pour discuter ou jouer. Là, les groupes sont bien plus homogènes. Sur la place, près de la mosquée et des boutiques, seuls des musulmans parlent et fument ensemble. Au carrefour de l'une des rues du village et de la grande route. se rassemblent d'autres musulmans, et là aussi, ils ne sont qu'entre eux. Plus loin, à la limite des cannes, un espace sous un arbre accueille chaque soir des hindous, et là aucun musulman ne participe aux jeux et aux discussions. Par contre tout passant masculin (il est exceptionnel qu'une femme passe seule à cette heure) est salué et on échange quelques mots avec lui. 

Mais d'autres solidarités lient les habitants du village à d'autres cercles qui le dépassent et qui vont vers d'autres villages, voire vers tout le Nord de l'île, vers Port-Louis et vers les villes du plateau central. Par contre on n'a que très exceptionnellement des relations régulières en direction du sud, hormis les cas assez rares où un enfant s'y est marié. Et ces cercles sont tous différents, selon les castes chez les hindous, et entre les hindous et les musulmans. 

Les Musulmans, hors du village, ne fréquentent guère que des Musulmans. Le travail ou les fonctions officielles liées au fonctionnement de l'Etat mauricien ne s'accompagnent cependant d'aucune coupure entre collègues ou partenaires, et les invitations privées, en ce cas, même au village contribuent à élargir le cercle de fréquentation. Mais celles-ci se font surtout au sein du dense réseau de parenté, qui s'étend au moins sur la majorité des communes du nord de l'île, et presque toujours jusqu'à Port-Louis. Il est un relais vers d'autres mosquées, vers d'autres familles, vers une série apparemment interminable et formée en réseau serré, d'invitations, de cérémonies familiales et de réunions d'associations. Plus le niveau social d'un individu est élevé, plus la densité de ce réseau s'accroît. Alors que tel ouvrier agricole ne quitte qu'exceptionnellement le village, pour répondre à une invitation à un mariage, tel enseignant est requis une ou deux fois par semaine par des invitations et des activités associatives où il retrouve d'autres hommes musulmans. 

Parmi les hindous, le même enracinement villageois permet de participer aussi à un quotidien commun. Mais, là aussi, les rassemblements d'hommes, sous un arbre ou à un carrefour, en un lieu où ils se retrouvent tous les soirs, marquent un net cloisonnement. Une observation fine du quotidien montre combien rares sont alors les musulmans qui fréquentent là des hindous. elle souligne aussi une certaine tendance à ce que les hommes de castes différentes se tiennent en des groupes séparés. 

Il en va de même lors des cérémonies religieuses. Les rares familles "grand nation", participent à un réseau qui recouvre le nord de l'île.Trop peu nombreuses au village, elles pratiquent ailleurs les fêtes principales. À l'opposé, les Chamars, regroupés en quelques alignements de maisons voisines, et occupant le bas de l'échelle, se retrouvent dans une petite construction qu'ils ont édifiée pour leur association. Ceux qui la fréquentent appartiennent tous au village. Il serait trop long ici d'examiner en détail pourquoi et comment les membres de ce groupe qui occupe la place la plus basse dans la hiérarchie des castes au village se trouvent également placés dans les conditions économiques les moins favorables. 

Les autres hindous, de caste plus élevée, les Vaish, participent à la fois à des activités locales, autour de leur baitka, et à un réseau d'activités religieuses, et politiques, qui s'étend à l'île entière, avec les cérémonies et les pèlerinages qui les intègrent dans une vaste communauté. 

Mais le village et ses champs sont profondément marqués par leur empreinte. Le lieu d'incinération des morts se trouve à quelques kilomètres de l'agglomération, en face d'une ancienne propriété sucrière en ruines. Cà et la, aux emplacements stratégiques qui marquent des limites du terroir de petits lieux de culte, parfois à peine visibles, marquent une géographie sacrée, dont témoignent quelques monuments plus marquants, consacrés aux "sept soeurs". 

Longtemps, semble-t-il, les sud-indiens, tamouls et télugu sont restés groupés. Lee temple tamoul de la plantation, puis un autre temple édifié plus tard servent de lieu d'identification et de rassemblement. Soutenu par une association, le temple est une institution essentiellement locale, fort autonome face aux autres temples tamouls de l'île. L'association, outre son rôle religieux, pousse à l'enseignement de la langue tamoule. On n'hésitait jamais à faire de long déplacement pour les fêtes principales des grands temples tamouls de l'île. Localement on pratiquait et on pratique encore les principales activités religieuses des villages de l'Inde tamoule : fêtes de Mariamma et de Kali dans le temple, ainsi que marche dans le feu, nombreux rituels familiaux dans chaque maison, en l'honneur soit de Kateri protectrice des enfants, soit des divinités de lignage. Les télugus, et même la majorité des hindous participent à ces cérémonies, et considèrent le prêtre tamoul, comme le détenteur de pouvoirs particulièrement efficaces en cas de maladie ou de malheur. Cette structuration des sud-indiens autour des activités religieuses tamoules, dans le village et hors du village s'accompagne donc d'une articulation en profondeur avec les autres groupes hindous, voire, de façon plus ou moins clandestine avec les musulmans. 

Mais, à mesure que le groupe telugu devenait plus important, il affirmait sa personnalité face aux tamouls. S'organisant en association il reçut de l'un de ses riches membres un terrain où il construisit à son tour un temple. Celui-ci contraste clairement avec les temples des tamouls, car les Télugus sont plus imprégnée de l'influence sanskrite .Leur vie religieuse se rapproche en cela de celle des nord indiens. La place de Siva y est réduite par rapport à celle de Vishnou. À Vale, leur temple est dédié à Vishnou et il permet grâce à la venue d'un prêtre de Port-Louis de célébrer le Rambhajanamu, fête qui se tient chaque année durant près d'un mois en l'honneur de Simadapana, une incarnation de Vishnou. L'association télugu, comme l'association musulmane n'est pas seulement une institution,cantonnée au village. Elle est reconnue au niveau national par le Mauritius Andhramahasabha, qui effectue les démarches officielles et qui canalise les subventions publiques vers les activités religieuses et culturelles des télugus du pays. 

Réincarnation sociale. Réincarnation culturelle aussi, et la continuité est frappante entre ces paysans mauriciens et ceux qui furent leurs ancêtres, au Bihar d'où beaucoup viennent. Nous disposons par chance de témoignages sur la culture des villages biharis à une époque contemporaine de l'arrivée à Maurice de ces villageois immigrés, l'ouvrage de George A. Grierson Bihar Peasant Life (Londres, Trubner and C°, 1885 ). 

La continuité est frappante, au niveau des pratiques de la vie familiale, comme des croyances relatives à la maladie. Il en va de même au niveau de la religion populaire, chez les musulmans comme chez les hindous. Dans le village mauricien d'aujourd'hui comme dans le Bihar de voilà un siècle, les cinq saints musulmans, les pancha Pir sont l'objet d'offrandes, et les hindous aussi s'adressent à eux en cas de malheur. Les mêmes noms vont à des divinités villageoises qui sont l'objet de cultes analogues : Bhairo, ou même Manus Deo, que célèbrent en Inde les Dusadas. Les créatures mythiques qui hantent les rêves et menacent les vivants sont elles aussi venues de l'Inde du nord à Maurice. On y craint comme en Inde la rencontre d'une churail, esprit féminin dangereux pour les femmes enceintes, qui a reçu aussi à Maurice les attributs des kichin indiennes, ces femmes tentatrices qui font mourir d'amour les hommes qui leur cèdent. 

 

4. Avenir créole ou indianité modernisée ?

 

En quelques années le profil économique de l'île Maurice a connu des changements aussi radicaux que ceux qui ont conduit à la prépondérance sucrière. 

Ce fût d'abord le choc de l'indépendance (1968). Déjà lors de sa longue préparation l'émergence d'une force sociale essentiellement indienne, appuyée sur les petits planteurs et encadrée par des membres des professions libérales avait remanié les perspectives du village. Le parti travailliste qui fit l'indépendance, et son leader, le Dr Ramgoolam, lui-même issu d'une famille rurale du nord de l'île, allaient s'appuyer sur ces petits planteurs. Par l'instruction qui s'était beaucoup développée leurs enfants accédèrent en nombre aux postes que la fonction publique (enseignement, administrations diverses, etc...) leur ouvrait. 

Au village, la terre était toujours cultivée ; la grande plantation un moment inquiète et ébranlée reprenait son activité de plus belle, et devenait le principal soutien économique du pays, dans une relation très équilibrée avec un gouvernement qui ne la remettait pas en cause. La montée des élites remplaça, dans le village, l'accès aux terres. et permit à toute une génération de trouver une issue à ses naissances excédentaires. 

Car des terres nouvelles n'étaient pas disponibles. Après avoir morcelé la plupart de leurs terres marginales et quelques belles propriétés, les sucriers gardaient, et concentraient les autres terres. Les usines se modernisaient ; l'exploitation sucrière suivait et elle atteignait un très haut niveau de technicité. Loin d'être un lieu d'embauche, la plantation commençait à réduire régulièrement les effectifs de sa main-d'oeuvre agricole. Préférant donner un statut de travailleurs permanents à un nombre moins grand de salariés, elle fournissait de moins en moins le travail saisonnier qui avait permis aux petits planteurs d'équilibrer leurs revenus. Le gouvernement travailliste dégagea diverses solutions d'aide à ce chômage rural croissant qui menaçait sa base, et qui l'ébranla sérieusement une dizaine d'années après l'indépendance. 

Mais la vie sociale se poursuivait. Le réseau de parenté, les cercles de fréquentation, le rythme de l'année scandé par la vie religieuse assuraient une intégration continue, et évitaient l'émigration vers quelque bidonville urbain, et la déstructuration des unités familiales les plus pauvres. 

Dans le village se mirent cependant à s'élargir les contrastes socio-économiques, entre ceux qui avaient pu entrer dans la nouvelle société et qui tiraient de l'administration ou, par la suite, du tourisme un revenu assez confortable, et ceux qui ne vivaient que grâce à un peu d'agriculture, de petits emplois instables et les travaux sur les chantiers de chômage. Cela n'allait pas sans tensions, mais le cloisonnement ethnique et religieux et les solidarités qu'il impliquait par delà les inégalités économiques freinait la cristallisation d'oppositions de classe. De plus, partout, quelque soit le profil économique du chef de famille, il restait le chef de la famille, le seul à en définir le statut, à contrôler l'avenir des enfants, leur promotion et leur mariage. Les plus favorisés demeuraient sur place, même si le fait de travailler en ville exigeait de longs déplacements, et ils irriguaient le village de quelques revenus qui se traduisaient par l'expansion de ses édifices collectifs (mosquée, écoles religieuses, temples). La migration (vers l'Angleterre, la France ou l'Australie absorbait les plus pauvres ou les plus aventureux.

L'industrialisation allait donner le départ à une nouvelle inflexion. de la société mauricienne Le village, et sa société qui avaient su naître dans l'univers adverse de la plantation, et résister remarquablement aux aléas de la première modernisation qui avait suivi l'indépendance allaient-ils survivre au choc d'une industrialisation massive ? 

Car en quelques années, depuis le début des années 80, Maurice a changé de rythme. La création de zones franches a attiré des industriels ; elle a aussi poussé des capitaux mauriciens, fort abondants, à s'investir dans la création d'usines où le travail peu payé des mauriciens, et surtout des mauriciennes apporte la certitude de prix de revient bas pour un produit de qualité. Maurice est ainsi devenue l'un des leaders mondiaux dans la confection de divers vêtements (pull-overs, chemises, gants), avant que la zone franche ne se diversifie en direction de produits de plus haute technologie. Simultanément, une "zone franche de service" poussait au développement d'entreprises (traduction, informatique, architecture, conseil juridique) où les nombreux étudiants mauriciens de retour de l'étranger trouvaient place. 

Mais cette industrialisation avait d'emblée choisi un profil très particulier. Les usines, et il en va de plus en plus ainsi, sont dispersées à proximité des bourgs et villages, et peu concentrées dans la zone industrielle assez petite de Port-Louis. La main-d'oeuvre qu'elles engagent y trouve un substitut à l'emploi maintenant défaillant dans les champs modernisés. Le village, dans un premier temps, n'en parait pas ébranlé. Les longues files de femmes et de jeunes filles qui vont le matin à l'usine et qui en reviennent ensemble au village évoquent bien plus le tableau du monde classique de la plantation que celui de l'univers ouvrier du tiers-monde. 

Mais le remaniement est plus profond qu'il ne parait. Il est devenu bien plus facile pour une femme de trouver un emploi que pour un homme, les ateliers et usines textiles embauchant surtout des femmes. Et le mari chômeur doit rester à la maison en s'occupant des petits enfants tandis que sa femme et ses plus grandes filles sont à l'usine dont elles rapportent un salaire. Cette inversion des comportements dans une société où l'intérieur du foyer est le territoire de la femme et le monde extérieur celui de l'homme peut porter en elle bien des mutations. Celles-ci ne se feront pas en quelques années, mais on peut s'interroger sur les distorsions que ces forces nouvelles feront subir aux structures anciennes, si remarquablement vivantes jusqu'à nos jours. Mais comment prévoir ce que fera cette société si souple dans sa capacité de transformer tout changement imposé en une occasion de se créer elle-même ? 

* * * 

L'exemple mauricien permet de réfléchir à la puissance des modèles implicitement véhiculés par une société. Ces modèles la rendent capable, par-delà les contraintes qui s'imposent à elle, de tracer un chemin qui lui soit propre. Ils la font choisir celles des solutions qui lui permettent, même dans les circonstances les plus difficiles de réaliser les projets qu'ils lui inspirent 

L'héritage n'est pas fait d'objets, de terres, voire de paysages ou de rapports humains, mais bien de modes d'emploi du monde, de savoirs et de valeurs grâce auxquels un groupe humain recréera ces objets, ces rapports, ces paysages pour peu qu'il puisse se glisser dans quelque interstice de l'histoire. Ce que l'Inde a transmis à Maurice a permis à une société de se réincarner à partir de fragments épars, une société latente qui a gravé sur son terroir le monde que les hommes portaient en eux.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 septembre 2007 9:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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