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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Jean Benoist, “Sur la contribution des sciences humaines à l'explication médicale”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 5 no 2, 1981, pp. 5-15. Numéro intitulé: “La dynamique biosociale”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.].

Texte de l'article

Jean Benoist 

Sur la contribution des sciences humaines
à l'explication médicale
”.

 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 5 no 2, 1981, pp. 5-15. Numéro intitulé : “La dynamique biosociale”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.

Table des matières  
 
Facteurs culturels dans l'épidémiologie des maladies parasitaires 
La maladie comme état et comme représentation : les sources du choix thérapeutique 
Références

 

Facteurs culturels dans l'épidémiologie
des maladies parasitaires

 

L'évolution des sciences de la vie les a conduites à intégrer les comportements animaux, et d'une manière générale les relations entre les êtres vivants, à une biologie qui les avait longtemps tenus pour accessoires face à son objet propre. La biologie humaine connaît depuis quelques décennies un mouvement analogue, à mesure que les sciences sociales se sont structurées et ont dégagé des observations et des concepts qui ont des liens naturels avec les préoccupations biologistes. L'analyse d'une dynamique bio-culturelle s'élabore ainsi lentement, soucieuse de décrypter les interférences de l'organisation des sociétés avec l'évolution génétique et l'adaptation phénotypique des groupes humains. 

Les sciences médicales, plus directement attachées à une représentation globale de l'homme, ont semblé les premières se préoccuper de cette dynamique, du moins dans ses aspects pathogènes. Toutefois, et sans doute en raison de ce départ précoce, elles offrent bien plus souvent des généralités peu vérifiables, nées de l'intuition populaire et des préjugés savants, que des démarches proprement scientifiques dès qu'elles touchent le domaine des sciences humaines. En ce sens, l'anthropologie médicale innove ; en se constituant en champ autonome, elle prend vis-à-vis des cadres de référence traditionnels une distance qui lui permet un renouvellement. Elle se permet également d'insérer les sciences sociales dans son arsenal théorique au même titre que la médecine a su user des sciences physiques et naturelles. Nous nous trouvons donc là - et la véritable ébullition de la recherche dans ce secteur en témoigne - en face d'une importante étape de la pensée médicale. 

Comme pour d'autres sciences à d'autres époques, nous voyons émerger avec l'étude de la dynamique bio-culturelle, en particulier sous son aspect médical, un de ces objets nouveaux par lesquels les sciences marquent leurs mutations. Car, ainsi que l'écrit lucidement Canguilhem (1977), l'histoire des sciences de la vie s'accomplit « par la constitution d'un nouvel objet scientifique en biologie. N'entendons pas là un objet traité en commun par plusieurs disciplines, mais un objet construit expressément comme effet de leur collaboration » (p. 114). L'objet bio-culturel, propre à l'anthropologie médicale, implique une telle collaboration, celle où les connaissances nouvelles se multiplient par leur rencontre. « Mais, note encore Canguilhem, cette conjonction n'a été féconde que dans la mesure où la juxtaposition des résultats commandait la refonte des relations entre les disciplines qui les avaient procurés » (p. 110). 

C'est de quelques exemples de cette refonte que je voudrais traiter ici, quelques exemples puisés au sein d'une série de travaux entrepris depuis une quinzaine d'années en vue d'aborder les diverses formes de relation du social au biologique (Benoist 1966, 1968, 1972), et en particulier de façon à appliquer une démarche analytique à une interface trop souvent traitée en termes globaux. Tout se passe en effet comme si l'interface entre la biologie des organismes humains et la sociologie était traversé par une série d'itinéraires de causalités qui vont du champ du social à celui du biologique en faisant fi des découpages disciplinaires des chercheurs. Ces découpages, en interrompant les fils là où chaque science s'arrête, laissent en suspens le raisonnement. Celui des biologistes se perd dans des généralités au type : « on doit interpréter le phénomène en fonction de facteurs socio-économiques » (ou « culturels »). Les spécialistes des sciences sociales, quant à eux manipulent des généralités symétriques sur la biologie et l'évolution humaine. Se percevant paradoxalement comme en amont des phénomènes biologiques, ils se soucient modérément de tenir compte des implications que les faits qu'ils étudient pourraient avoir au niveau biologique ou médical (sauf en psychiatrie, dans la mesure où ils dénient à la psychiatrie une interprétation organiciste). 

À cheval sur ce qui est souvent une frontière, l'anthropologie médicale réinsère, presque malgré elle, une partie des sciences humaines dans le fil de l'explication médicale, permettant à l'observation et au raisonnement de se poursuivre sans relais ni rupture là où auparavant ils buttaient. Les démarches présentées dans ce texte ont suivi cette voie ; l'approche anthropologique a entraîné la recherche à passer souvent du terrain biologique au terrain sociologique, sans qu'il s'agisse d'une démarche interdisciplinaire, mais plutôt d'une démarche intégratrice dans la mesure où, au sens entendu plus haut, nous-nous trouvions en face d'un nouvel objet, nouveau sinon dans son essence du moins dans sa relation à la connaissance. 

Les relations de l'homme avec les parasites exigent un ajustement permanent de l'espèce aux agressions du milieu. Cette adaptation intéresse tous les niveaux de l'anthropobiologie, allant de l'immunologie et des transformations adaptatives phénotypiques à la sélection sur des bases génétiques. Les travaux dans ce domaine sont nombreux, et ils se sont illustrés en particulier dans le cas des interactions des hémoglobinoses avec le paludisme. D'autres travaux ont porté sur l'effet des transformations du milieu naturel par l'homme sur la répartition des agents pathogènes. 

Mais ces démarches restent essentiellement biologiques, et les sciences humaines n'occupent dans l'explication qu'une position marginale, celle où l'on invoque justement les « facteurs humains » dans l'épidémiologie des maladies infectieuses, parasitaires ou de celles qui, physiques ou mentales, sont liées aux conditions environnementales. En parasitologie l'exemple privilégié de la siklémie en Afrique noire est souvent utilisé, mais il est quasi-unique à disséquer de proche en proche l'enchaînement entre des activités humaines et l'évolution génétique par le canal de l'épidémiologie d'un parasite. 

Il est toutefois une voie de la relation homme-parasite que ces approches, généralement globales au niveau d'une société, ont assez négligée : c'est celle de la relation différentielle des individus d'une même zone géographique avec le milieu où ils cohabitent et qui est porteur d'agression parasitaire. Il ne s'agit plus là de comparer entre eux des sous-ensembles humains soumis à des conditions environnementales différentes, mais au contraire de déceler, au sein d'un ensemble où chacun est apparemment soumis à des conditions analogues, les facteurs qui aboutissent à une morbidité différente. Ce qui varie alors, ce ne sont pas les conditions de l'agression parasitaire, mais celles de l'accessibilité des individus à cette agression, et cette accessibilité dépend de comportements quotidiens largement régis par la culture. 

En organisant par des règles culturelles leurs rapports avec l'espace, les hommes conditionnent en effet, sans en avoir conscience, leurs relations avec les éléments du milieu qui sont porteurs ou vecteurs de l'agression. À ce niveau, c'est au sein de la culture, dans les modalités quotidiennes de l'actualisation de ses symboles, dans les comportements rituels qu'elle induit, que se placent les intermédiaires nécessaires entre l'homme biologique et le milieu naturel. Ces intermédiaires opèrent comme autant de filtres qui laissent ou non passer l'agent pathogène. 

Il existe un certain nombre de travaux dans ce domaine, mais, entrepris par des biologistes, ils se heurtent à la difficulté de maîtriser le champ social. Un bon exemple en est donné par les travaux réalisés sous la responsabilité de Chowdhury (1968). L'enquête dans un village de la région de Calcutta relève d'abord, en s'en étonnant, la prévalence remarquablement faible des infestations à Ascaris et à Trichuris, alors que les Ankylostomes frappent la population à un taux particulièrement élevé. Mais surtout, l'ascaridiose est significativement plus élevée chez les Musulmans que chez les Hindous, alors qu'il en va à l'opposé pour l'ankylostomiase. Mais, après ces constatations les auteurs trébuchent sur l'explication et ils concluent : « Les subtiles différences de comportement que l'on peut soupçonner comme étant à l'origine de la prévalence différente des Ascaris entre les groupes religieux demandent d'être élucidées par un spécialiste des sciences du comportement » (p. 316). 

Poussant plus finement l'analyse sociale, Dunn (1972) obtient un résultat intéressant lorsqu'il retrace les liens entre le niveau d'infestation (nombre d'espèces infestantes et charge parasitaire) et la complexité de l'écosystème dont un groupe humain est un élément. La prévalence des infestations et la charge parasitaire ne dépendent pas du niveau de vie ; elles sont plus élevées chez les groupes ayant abandonné leur milieu traditionnel, bien qu'existe une exception : les négritos chasseurs-cueilleurs qui hébergent un plus grand nombre d'espèces parasitaires que les autres groupes. Toutefois l'auteur bute lui aussi sur l'analyse fine des lieux précis d'intervention du comportement humain sur le cheminement du parasite. Son étude n'est pas la seule à relever que la rupture des équilibres sociaux traditionnels, même lorsqu'elle s'accompagne d'une élévation du niveau de vie, s'assortit d'une fréquence accrue des parasitoses. Nnochiri (1968) donne de bons exemples de ce phénomène au Nigéria et s'interroge ainsi : « Pourquoi les villageois, en dépit de l'insalubrité de leur environnement, acquièrent-ils moins de parasites intestinaux que les familles des travailleurs urbains »(p. 111). Au passage, il cite d'autres travaux, effectués en Afrique du sud, qui montrent une élévation considérable de l'ascaridiose chez les écoliers de zones urbaines disposant d'eau traitée et de soins médicaux, alors que les enfants de zones rurales défavorisées étaient presque indemnes (Walker et coll., 1965). 

D'autres constats de cet ordre ne manquent pas, et ils suscitent tous le besoin de voir le travail poussé plus avant en employant des méthodes ethnologiques raffinées en vue de préciser les modalités fines de la structuration des rapports de l'homme avec son environnement. Il ne s'agit pas seulement d'observer des comportements mais de mettre au jour le code des significations attachées aux éléments de cet environnement et qui conditionne en dernier ressort les comportements et leurs variations. 

Une série d'enquêtes effectuées à la Réunion (Picot et Benoist, 1975) a permis d'aborder ces questions à travers l'étude de parasitoses qui nécessitent pour leur transmission un contact entre l'individu et le milieu où se trouve le parasite. Nous avons ainsi retenu les Helminthiases, en raison de ce caractère épidémiologique : dans une communauté humaine, le porteur d'Helminthiases est en relation active avec l'environnement pathogène ; par contre les individus ou les sous-groupes qui sont peu ou pas porteurs ont des relations moins directes. On pourrait forger à cet égard à propos de certaines infestations parasitaires la notion de véritables marqueurs écologiques, c'est-à-dire de signes, pathologiques ou normaux, dont la présence ou l'absence chez les membres d'une communauté vivant dans un même environnement viendraient indiquer leur rapport différentiel avec tel ou tel élément de l'écosystème. 

Nos enquêtes ont montré des variations considérables dans la prévalence des Helmintiases dans l'île de la Réunion. Les unes, entre communautés situées dans des environnements très différents (altitude, hygrométrie, température) rendent compte d'une inégale agressivité du milieu. Mais d'autres variations ne peuvent être expliquées ni par les conditions écologiques, ni par des écarts entre les aspects matériels de l'habitat. Elles surgissent entre maisonnées voisines, les unes étant pratiquement indemnes, tandis que d'autres voient tous leurs membres polyparasités. L'analyse montre alors des faits sociaux importants : 

- il n'y a pas de corrélation, au sein d'un même quartier, entre l'infestation parasitaire et le niveau actuel du revenu. Par contre ceux qui, quelque soit leur niveau économique, sont stabilisés dans le même quartier depuis plusieurs générations et qui y vivent au sein d'un dense réseau de parenté sont les moins parasités. Les foyers récemment implantés et socialement marginaux sont ceux où se situent les cas de polyparasitisme majeur. L'examen des activités quotidiennes du foyer, de l'influence de la pression du milieu familial environnant sur l'éducation et les jeux des enfants et sur les comportements des adultes montre alors que les foyers les moins intégrés sociologiquement à la communauté sont à la fois ceux où les comportements sont les plus laxistes dans la relation à l'environnement, et ceux où les parasitoses sont les plus fréquentes. 

- les résultats qui viennent d'être résumés portaient sur une communauté ethniquement homogène, formée de cultivateurs créoles d'ascendance européenne. Une autre variable apparaît dans une autre communauté, polyethnique, c'est le groupe ethnique de la maisonnée. Dans l'un des villages examinés voisinent les cases de familles indiennes, peu ou pas parasitées, et de familles créoles (d'ascendance mixte européenne, africaine et malgache) où le taux d'infestation est souvent très élevé. En raison du mode de formation du village, issu d'un ancien « camp » de travailleurs, les ethnies sont très intriquées et il ne peut s'agir de microvariations écologiques liées par exemple à l'écoulement ou à la stagnation des eaux de pluie. Un relevé systématique des thérapeutiques traditionnelles et de leur taux d'utilisation a montré leur emploi presque général, mais à des intensités faibles et les tests pratiqués chez ceux qui venaient de les subir ont montré qu'elles n'aboutissent pas à déparasiter totalement les individus (ce n'est d'ailleurs pas leur but) ; elles ne permettent pas d'expliquer les différences entre ethnies au sein de la zone étudiée. 

Par contre une autre direction est plus féconde. Les Indiens de la Réunion, malgré une importante acculturation à la société créole dans leur vie publique, maintiennent dans la vie domestique une grande part des règles et des comportements indiens. Ceux-ci ont même acquis du fait de la situation polyethnique et de l'éloignement du pays d'origine une valeur d'identité consciente et ils sont transmis aux enfants avec une rigueur marquée, sanctionnée par une autorité parentale, notamment paternelle, bien plus forte et bien plus constante que chez les créoles voisins. 

La séparation du pur et de l'impur, du propre et du souillé, les pratiques relatives au rôle respectif des mains droite et gauche dans les activités relatives à l'hygiène corporelle et à l'alimentation, le lavage rituel fréquent des ,mains, la douche régulière, la souillure attachée aux chaussures dans la maison où elles ne sont pas introduites, l'organisation cloisonnée de l'espace habité et de l'espace de défécation, tout cela concourt à opposer un barrage entre l'individu et le milieu infestant. Par contre chez les créoles, même si les considérations d'hygiène sont prises en compte, ce barrage n'a ni la même rigueur ni surtout la même permanence. Dans l'éducation des enfants, la pression des parents en vue d'un comportement qui suive des normes d'hygiène est bien moins systématique et trouve des motivations bien moins solides que celle qu'exercent les parents indiens soucieux de transmettre par l'autorité et par l'exemple leurs valeurs traditionnelles. 

D'autres faits doivent être pris en compte. Dans des cases voisines par exemple, des enfants sont atteints d'une façon très contrastée : une famille voit tous ses membres polyparasités, l'autre est indemne. Il apparaît alors que la fréquentation entre ces voisins est interdite pour diverses raisons ; l'analyse des réseaux de parenté et des fréquentations de voisinage a permis ainsi de mettre en relief la fonction inapparente de certains conflits qui créent de véritables barrières sanitaires entre groupes de cases. 

Il est difficile de généraliser ces résultats, et même de les pondérer dans l'ensemble des facteurs épidémiologiques en cause dans la diffusion des Helminthiases. Toutefois l'explication du fait médical (la variation de prévalence des parasitoses, et de la charge parasitaire) réside dans des comportements individuels qui expriment la codification culturelle des rapports à l'espace. Elle siège donc au niveau comportemental et au niveau symbolique, ce qui n'est pas sans incidence dans toute opération appliquée visant à intervenir sur le risque parasitaire et demandant la participation de la population. 

Dans un domaine plus théorique, on conçoit bien comment les variations des comportements et les transformations de leur encadrement symbolique, de leur support idéologique, vont s'articuler de proche en proche avec des réalités purement biologiques. Ce qui donne au changement social et culturel des prolongements qui l'insèrent profondément dans la santé et dans la variation biologique humaine.

 

La maladie comme état
et comme représentation :
les sources du choix thérapeutique

 

Dans un secteur apparemment bien autre, l'explication médicale croise aussi les sciences humaines, mais là, elle ne le fait plus sur le terrain familier au médecin, qui peut introduire dans le champ de sa réflexion quelques-uns des fruits de son excursion au-delà des frontières. Car l'essentiel du débat se situe justement dans cet au-delà de la médecine. Débat cependant bien présent à l'esprit de tous ceux qui font profession de soigner, car de toutes parts monte vers eux une contestation dont ils ne perçoivent pas les sources. lis se vivent comme techniciens et on les accuse d'être un pouvoir, ils croient être la seule réponse à un besoin et on leur parle de médicalisation abusive de problèmes sociaux. Ils sont fiers des progrès de la connaissance et de l'amélioration de leurs performances techniques et ils voient resurgir avec la caution d'intellectuels des comportements thérapeutiques qu'ils croyaient à jamais dépassés. 

Rares sont les situations où cette confrontation soit aussi nette que lorsque coexistent plusieurs systèmes médicaux, appartenant à des traditions culturelles différentes, la médecine moderne, « cosmopo­lite », apparaissant aux yeux des consultants comme l'un de ces systèmes et non comme un ensemble totalement situé hors de leur cercle. Là encore, l'île de la Réunion et l'île Maurice offrent un exemple de choix, car la médecine moderne y est aisément accessible, tandis que d'autres systèmes (indien, chinois, malgache) y sont également bien vivants et largement diffusés. 

Il apparaît alors que les malades, loin de choisir entre les diverses médecines qui s'offrent à eux, exercent une stratégie de choix constamment ouverts, passant d'une thérapeutique à une autre, et surtout combinant en un ensemble centré sur chaque consultant et sur ses propres interrogations les ressources qu'offrent des systèmes qu'il ne traite pas comme des totalités mais comme des domaines spécialisés, apte chacun à apporter une réponse partielle à sa demande globale (Benoist 1980). 

Le médecin est déconcerté, et, malgré sa bonne volonté, il ne dispose guère des moyens conceptuels qui lui permettraient d'entrer dans le dialogue, car le rôle qu'on attend de lui n'est pas de dominer l'ensemble des recours mais bien d'être le technicien d'un type particulier de recours. Tandis que les pratiques des malades vont plus loin. Elles mettent à nu leur univers vécu et les soubassements de leurs appels. Cet univers d'angoisse de tous les implorants du monde est celui où le besoin de comprendre ne tient pas au besoin de connaître mais à celui de vivre. Si fine que puisse être l'analyse scientifique des causes de la maladie, ou des événements individuels ou sociaux qui l'ont amenée, la maladie en tant que situation totale ne peut être, aux yeux du malade, ni comprise ni traitée à partir de ses éléments. Si ceux-ci ont conduit la maladie vers le malade, celle-ci est ensuite devenue autonome. Car toute maladie, au-delà de ses sources décrit sa propre trajectoire où elle entraîne le malade. Et, ce trajet, elle le conduit simultanément sur deux plans. 

Une maladie est un état, c'est-à-dire la maladie d'un corps. Une maladie-vétérinaire. Celle dont tout vertébré peut être affecté, qui se traduit par une infection, une tumeur, un dérèglement hormonal ou la déviation d'une réaction biochimique, par exemple. Maladie dont les mécanismes, les causes, les conséquences connus ou non de la médecine scientifique, relèvent d'elle, car le corps de l'homme est celui d'un vertébré, son cerveau est celui d'un vertébré et, à moins d'en tenir pour une conception dualiste, il n'est pas de maladie qui ne soit maladie du corps. 

Mais une maladie est aussi une représentation. Un mal vécu, un donné pour la perception, pour l'interprétation, pour l'imaginaire, un donné qui s'insère dans un apprentissage culturel et que le malade tente de rendre cohérent avec le reste de sa vie, même si cela n'aboutit qu'à nommer son mal. Un donné que le malade n'isole pas, qui peut être le noyau moteur de cette représentation, ou simplement son amorce, voire la localisation où celle-ci se porte lorsque l'état n'est pas initialement situé dans le corps du malade mais dans son environnement social. 

L'unité que vit le malade exige en retour une conception unitaire de notre part. La dialectique d'un état et d'une représentation donne les bases de cette unité, et ces bases ne viennent pas de notre effort a priori vers l'objectivité mais de celui, bien plus difficile, de nous mouler sur une subjectivité. Celle du malade dans laquelle le soignant doit pénétrer pour y être un agent actif de changement. 

Dialectique qui peut prendre pour départ une lésion organique objective et douloureuse, sur laquelle le malade va construire une représentation qui sera entretenue en permanence à partir des impulsions venues de sa lésion, mais qui sera exprimée dans le langage de son héritage culturel. Représentation dont l'origine peut aussi se situer à l'autre pôle, celui non pas des lésions du corps mais des échecs personnels, des conflits, des angoisses ; toute douleur, si minime soit-elle, tout dysfonctionnement fort bénin (et qui n'en a chaque jour ?) deviennent alors signifiants et contribuent à amorcer la dialectique. Si bien que les deux faces se rejoignent dans ce vécu global qu'est la maladie. 

La distinction entre maladie somatique et maladie mentale fait alors fausse route, en dissociant l'unité vécue de la maladie, qui peut être vécue de façon tout à fait identique quelque soit son pôle de départ et l'ampleur relative des deux faces qui la composent toujours. Le guérisseur partage la vision du malade. Pour lui aussi la maladie est ce vécu qui exige une prise globale. Il ne discute pas de la réalité du mal et ne lui recherche pas quelque objectivité ; il accepte la maladie comme un donné. Il remonte à la source en partageant avec le malade sa représentation ; il considère l'état comme une simple partie, accessoire face au tout. 

Le médecin au contraire tente de ne pas se laisser prendre au piège des « majorations symptomatiques », des maladies purement « fonctionnelles », de tous les facteurs qui interfèrent avec l'organicité du mal. La parole du malade est une approximation à travers laquelle il s'agit de déceler la vérité biologique. Elle dit certes la représentation du malade, mais aux yeux du médecin c'est là un masque qui perturbe l'expression de l'état qui, seul, compte. Alors que le guérisseur se place à l'intérieur du discours du malade, le médecin attaque de front ce discours et attire le malade sur le seul terrain où il accepte de le rencontrer, terrain où le malade s'avance à moitié, déjà dépossédé d'une part essentielle de sa maladie. Comme le dieu se glisse dans le guérisseur et se sert de son corps et de sa voix pour s'exprimer, le guérisseur, lui, se glisse dans la maladie du consultant. Il l'accepte totalement et son action consiste à intervenir au sein de ce vécu, à être un événement dans ce vécu, Événement qui le modifie de l'intérieur. Aussi même si la lésion objective, anatomique, physiologique ou biochimique n'est en rien changée, la maladie l'est-elle : le vécu de la lésion change. 

La guérison symbolique est souvent considérée par un romantisme moderne comme le fruit de connaissances profondes et d'une action sur l'état conduite par des voies inconnues. Laissons là cette question qui donne prise à des joies faciles et illusoires. Le problème important n'est pas là. Certaines thérapeutiques ont sûrement un effet organique, et il peut sans doute aller dans le sens de la guérison de symptômes, voire de maladies. Le point central est plutôt de savoir ce qu'apportent ceux des traitements qui n'agissent nullement de cette façon, ceux qui sont biologiquement inopérants et qui cependant conduisent le malade à se déclarer guéri. 

Lorsque tel prêtre indien de la Réunion dit à ses consultants : « Maintenant, le chemin est ouvert, allez voir le docteur, il va finir de vous guérir », il se place au coeur de la relation entre son action et celle du médecin. Il présente, dans le langage symbolique que connaît le malade, ce que nous discutons ici en d'autres termes : il dit en effet que, lui, il a pris en charge la représentation, qu'il a libéré le malade et qu'il ne reste plus qu'une lésion, simplement matérielle, que le médecin va à son tour prendre en charge. 

Après l'intervention libératrice (libérant des esprits, des malédictions, des angoisses), le mai physique peut demeurer intouché et être confié au médecin. Mais, vécu comme signe de la maladie, il n'est plus vu ensuite que comme la cicatrice de cette maladie. Réduit à sa forme matérielle, le mal est existentiellement guéri. S'il est bénin, il sera désormais toléré et guérira spontanément. S'il est grave ou évolutif, il sera supporté. Par contre le médecin, en cherchant la lésion, évacue tout ce qui ne procède pas d'elle. Il ne soigne pas un ensemble, mais une partie, l'état biologique qui cause, accompagne ou symbolise cet ensemble. Oubliant que les effets d'une lésion peuvent acquérir une autonomie existentielle, il lui arrive de guérir l'état sans guérir la maladie, et l'on voit ces anciens malades guéris de leur mai mais non de l'angoisse qu'il a causée traîner des fantômes de maladie qu'ils ne savent où loger, jusqu'à ce que quelque incident bénin ne leur donne enfin l'occasion de s'incarner à nouveau. 

D'autres voies, plus classiques conduisent sur cet itinéraire où, d'un point de départ médical, on va vers les sciences sociales pour y trouver quelques éléments d'une chaîne explicative. Il est devenu presque routinier, par exemple, pour le généticien des populations de prendre en compte la structure d'une société et le jeu des alliances qui conditionnent la transmission du patrimoine héréditaire et la dispersion des gènes. L'épidémiologie des maladies héréditaires se déroule dans un milieu social qui apporte par ses choix sociologiques les régulations, les canalisations, de la répartition des allèles. Les itinéraires de diffusion, et les barrières, sont les conséquences, bien plus souvent inconscientes, du choix matrimonial et de la fécondité différentielle des groupes sociaux. 

De la même façon la connaissance de la pathologie nutritionnelle, et surtout des moyens d'y remédier, se relie si fondamentalement aux choix et aux attitudes alimentaires, eux-mêmes associés à la connaissance du monde naturel et à la charge de significations dont une culture l'affecte, que la démarche primordiale en ce domaine relève plus de l'anthropologie cognitive que des sciences de la nutrition. 

Parvenues à une certaine maturité, dotées d'un appareil conceptuel qui commence à s'évader de l'emprise des sciences de la nature, les sciences sociales, et l'anthropologie en particulier, ouvrent à l'explication médicale des voies nouvelles. Mais, pour les suivre, l'expérience des travaux « interdisciplinaires » apporte bien des déceptions. Les équipes tirent chacune vers leur champ d'origine l'ensemble de la démarche, chacune considérant l'autre comme représentant d'une « science auxiliaire ». Les concepts se confrontent dans l'ambiguïté et aboutissent aux malentendus ou aux synthèses trop rapides et trop simples. Une démarche bio-culturelle, même si elle fait appel à des collaborations, implique d'abord, en son centre, des individus qui puissent la contrôler tout entière, et qui soient eux-mêmes porteurs, en eux, de ces ajustements de concepts, de ces itinéraires par delà les frontières des disciplines originelles.

 

RÉFÉRENCES

 

BENOIST J. 

1966 « Du social au biologique : étude de quelques interactions », L'Homme, 6 : 5-26.

1968 Esquisse d'une biologie de l'homme social. Montréal : Presses de l'Université de Montréal.

1971 « Population structure in the Caribbean area », in F.M. Salzano (éd.), The ongoing evolution of Latin American populations, C.C. Thomas : 221-246.

1980 Les carnets d'un guérisseur réunionnais. Fondation pour la Recherche, St-Denis de la Réunion.

 

CANGUILHEM G. 

1977 Idéologie et rationalité dans I'histoire des sciences de la vie. Paris : Vrin.

 

CHOWDHURY A.B., G.A. Schad et E.L. Schiller 

1968 « The prevalence of intestinal Helminths in religious groups of a rural community near Calcutta », American Journal of Epidemiology 87 : 313-317.

 

DUNN F.L. 

1972  « Intestinal parasitism in Malayan aborigenes », Bull. Org. M.S. 46 : 99-113.

 

NNOCHIRI E. 

1968 Parasitic Disease and Urbanization in a Developing Community.

 

PICOT H. et J. Benoist 

1975 « Interaction of Social and Ecological factors in the Epidemiology of Helminth Parasites », in E. Watts (éd.), Biosocial interrelations in cultural adaptation, Mouton, Paris.

 

WALKER A. R.P., et coll. 

1965 « Correspondence to the Editor : the bearing of African urbanization on infections », Trans. Royal Soc. Trop. Med. Hyg. 59 : 483.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 juillet 2007 16:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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