Jean Benoist
“Aspirine ou hostie ?
Au-delà de l’efficacité symbolique”.
Un texte publié dans l’ouvrage de Jean-Jacques Aules, Jean Benoist, Pascal Maire, Rémy Boussageon et al, Placebo. Le remède des remèdes, pp. 191-202. Lyon : Jacques André, Éditeur /CEI, 2008, 208 pp. Collection : Thériaka, Remèdes et Rationalités.
Résumé
L’usage du placebo et l’étude des fondements biologiques éventuels de l’effet-placebo relèvent de la médecine et de l’expérimentation; par contre l’extension du concept d’effet-placebo en vue d’expliquer l’efficacité (alléguée ou constatée) de diverses formes non-médicales de soin recèle un risque de confusion. Les travaux de l’anthropologie médicale ouvrent d’autres voies et permettent de proposer d’autres concepts, à la fois plus heuristiques et plus opératoires.
Le placebo est un mode de validation des essais thérapeutiques qui répond à une exigence méthodologique inéluctable. Mais le concept d’«effet-placebo », qui tente d’expliquer les conséquences de l’usage de cet objet en conditions expérimentales, ouvre la porte à diverses extensions métaphoriques. La recherche expérimentale sur l’effet-placebo, telle qu’elle est illustrée dans certains chapitres de ce livre, n’est pas ici en cause. Mais il est fréquent que l’explication par l’effet-placebo s’écarte de ces sources pour prendre un sens de plus en plus large, et de plus en plus vague. Elle vient alors s’appliquer à une série de constats d’un mieux être, tels que peuvent en attester des soignants, ou plus souvent des soignés, à la suite des interventions les plus diverses : du simulacre d’opération chirurgicale à l’imposition des mains, en passant par les granules homéopathiques.
Ce qui était issu d’un effort en vue d’analyser au plus près la marge d’erreur d’une évaluation scientifique participe alors à un discours qui rappelle « la vertu dormitive de l’opium » : l’expression « effet-placebo » devenue un passe-partout qui renvoie avant tout à l’imagination et à la suggestion. Mais, ce faisant, on tire un trait rapide sur des constats de mieux-être certains disent de guérison- qui sont souvent au premier plan de la clinique la plus quotidienne et qui méritent plus d’attention.
Une approche anthropologique
Le constat qui précède montre bien que l’on est conduit à un cul-de-sac si la réflexion s’arrête là. Comment éviter, sinon, de balancer uniquement entre des démarches strictement biologiques ou psychologiques et des explications tout à fait triviales, qui relèvent de la conviction sans être passées par la raison ?
Car il s’agit d’aller au delà sans céder aux artifices de la mode, ni aux simplifications d’un scientisme qui tiendrait lieu de science pour rendre compte, d’actions thérapeutiques que nous montrent des constats très communs :
- le constat que tous les types de thérapeutes et tous les types de médecine ont des succès, énoncés par la satisfaction de ceux qui les adoptent. Et cela quels que soient les produits utilisés, les gestes accomplis, les représentations du corps et de la maladie construites par ceux qui interviennent dans le soin.
- l’expansion des offres de soin qui se développent dans nos sociétés, dans la médecine sous des formes non expérimentales (homéopathie, mésothérapie, aromathérapie etc. ), et surtout en dehors d’elle.
- l’ampleur de la place prise par des doctrines et « religions de guérison ».
- La contradiction croissante entre une médecine dont tout (indices de mortalité, éradication de maladies lourdes, efficacité de mesures de santé publique, succès dans nombre de pathologies très graves, etc…) montre qu’elle remplit la tâche qu’on lui assigne, et l’insatisfaction de plus en plus souvent exprimée envers elle.
- la montée d’idéologies qui refusent la pensée expérimentale et rationnelle, en particulier en ce qui a trait à la maladie, et sur lesquelles s’appuient divers groupes à finalité thérapeutique.
Le débat n’est pas affaire d’intellectuels. Il ne se réduit pas à des paroles : il s’exprime par des choix, en termes d’itinéraires thérapeutiques. Car on est au cœur de la finalité même du soin : son efficacité. Et c’est autour de la question de l’efficacité que la pensée est le plus confuse, les positions les plus divergentes.
Or, le seul fait qu’il soit nécessaire d’entreprendre des essais thérapeutiques contre placebo pour évaluer l’efficacité propre d’un produit administré à fin thérapeutique, montre bien qu’il existe une autre efficacité. Cette efficacité que la pensée expérimentale a vite fait de qualifier « d’effet-placebo », ce qui ne suffit ni à la définir, ni à la connaître. Or, si c’est cette forme d’efficacité que parviennent à capter les diverses pratiques « de guérison », n’est-il pas fort important d’aller plus loin, en se demandant quelle réalité elle traduit ?
C’est ici que l’anthropologie peut apporter sa contribution. Elle ne prend pas pour point de départ «la maladie du médecin » (Leriche), mais, en se plaçant à une certaine distance, elle prend en compte le contexte des situations et des discours relatifs à la maladie, elle les situe dans le cadre des relations sociales où ils se déroulent, elle cherche à comprendre la construction sociale de la représentation de la maladie et des attentes qu’elle suscite. La question du placebo, de l’effet-placebo. et de l’efficacité du soin en général, n’apparaît alors que comme un cas particulier dans une trame plus générale d’analyse de l’efficacité thérapeutique, dont une brève revue permet d’apprécier la diversité :
- les chercheurs en pharmacologie font avant tout un effort en vue d’évaluer avec le maximum de précision la vérité biologique d’un produit employé comme médicament. Leur collaboration avec les cliniciens est alors indispensable, en vue de contrôler avec soin les conditions d’administration du produit à tester. Ce contrôle est d’autant plus effectif que toutes choses sont égales entre deux groupes, l’un recevant le produit à tester et l’autre se voyant administrer un produit sans efficacité propre. Ce dernier permet le calcul d’erreur inhérent à toute mesure.
Les biologistes peuvent également s’intéresser aux effets non spécifiques induits par le produit sans efficacité propre ; ils tentent alors de mettre en évidence des effets biologiques du placebo.
- Le clinicien a une autre écoute. Plus que le placebo, cet objet neutre administré en parallèle au médicament, c’est « l’effet placebo » qui les frappe à travers des conséquences, testées parfois comme un effet biologique, mais surtout ressenties par celui qui reçoit ce placebo.
Le concept connaît alors une première dérive, en prenant un sens plus général, et bien moins spécifique que dans le langage des biologistes, ou dans celui des essais en milieu hospitalier. Il tend à s’appliquer à toute amélioration subjective, exprimée par un malade en l’absence de soin ayant une action biologique spécifique. En ce sens, il décrit une partie du soin. C’est ce qu’exprime fort bien Pascal Cathébras p. 184) lorsqu’il écrit que l’effet placebo « ne doit pas être perçu comme un polluant (mais bien) comme un ingrédient fondamental de l’efficacité thérapeutique ». Cela ne va pas sans déplacer la question du placebo. Pourquoi a-t-on besoin d’invoquer « l’effet-placebo » lorsqu’il s’agit d’expliquer, selon la jolie expression d’Aulas le « pouvoir thérapeutique de l’illusion » ? On est même en droit de craindre que cela ne procède d’une logique explicative qui ne fonctionne que lorsqu’elle peut renvoyer à une référence biologique.
Raccrocher l’interprétation à un fondement biologique, qui est le référent le plus honorable pour la médecine du temps présent, vise alors à donner une apparence d’explication à des effets imprévus, à des « guérisons », à des thérapeutiques (homéopathie, médecines traditionnelles) ou à des manipulations (physiques ou mentales) qui n’auraient d’autre explication qu’une efficacité propre, mais encore inconnue.
Dans ce cas, « l’effet-placebo » n’est-il pas, pour retourner l’expression de Cathébras citée plus haut, un « polluant » conceptuel qui conduit à cesser de s’interroger sur les dimensions non biologiques de l’efficacité thérapeutique en les ramenant aux dimensions pharmacologiques non-spécifiques de l’objet-médicament ? Le contexte relationnel et la charge de sens, mais surtout le « vécu » du malade sont ainsi occultés, et « rentrent dans le rang » de la pensée biologique.
- l’anthropologie médicale va plus loin et prend pour point de départ l’autonomie du vécu du mal et son ancrage dans la société et la culture.
On comprend alors combien il est indispensable de regarder ailleurs que sur les éventuels fondements biologiques d’un effet-placebo. Il convient, pour élargir le domaine d’une pensée scientifique qui ne refuse aucune dimension du réel, de mettre en cause le présupposé de toute notre médecine selon lequel la nature lequel la nature serait la seule variable indépendante, universelle, rationnelle.(voir à ce sujet Delvechio et coll. à propos de la douleur). Dans bien des cas, dans la douleur en particulier, c’est, l'individu qui apparaît comme autonome : la douleur est la réponse "privée" du patient.
Mais allons plus loin. Cette réponse individuelle est modelée, dans son expression, dans la façon dont elle est crainte ou acceptée, dans les attentes qu’elle suscite, par ce mode d’être au monde partagé par les individus d’une même communauté et que l’on nomme leur culture. La vision du médicament elle-même est imprégnée par des codes culturels, aussi inconscients qu’ils sont omniprésents. L’usage de traitements issus d’autres cultures vient lui-même exprimer cette réalité, car ce que l’on cherche alors, ce n’est pas seulement un médicament, mais un autre environnement culturel et explicatif, comme le remarque fort bien F. Zimmerman à propos des médecines douces venues d’Asie du sud : en utiliser, ce n'est pas seulement prendre "le résumé de toute la flore médicinale des tropiques, c'est aussi la philosophie hindoue du vivant, matérialisée dans une marchandise".
Les faits cliniques attestant de cette autonomie de la représentation du mal et de ses causes sont quotidiens. Comme le remarquaient déjà le bon sens et l’expérience de René Leriche à propos de la chirurgie, et des bienfaits thérapeutiques de l’écoute dans un domaine où elle semble si peu s’imposer, « les chirurgiens, gens ordinairement pressés, croient aisément que l'on perd son temps à écouter. Ils ont tort. Tout malade est un obsédé. (...) Sachons écouter les Argan, en songeant seulement à soulager leur misère, même quand nous n'en saisissons pas l'origine ».
De subtiles observations récemment publiées par le médecin et anthropologue Cecil Helman font écho à ce que constatent tous les soignants devant l’armoire aux médicaments, cet objet-fétiche qui tient dans bien des maisons la place du buis béni. Passant en revue des observations faites à son cabinet, il nous conte ainsi l’histoire des relations de Gladys avec ses médicaments «Gladys compte sur de petits dieux, des dieux personnels pour l’aider face aux petits problèmes de sa vie quotidienne. Elle est âgée et peu heureuse. Hormis la présence de son chat, elle vit seule ; dans ces périodes de solitude, elle croit tout particulièrement en ces petits dieux en forme de disque que ses médecins lui ont prescrits, ceux qu’ils appellent tranquillisants. À ses yeux, ces petites choses rondes ont une force, des propriétés de talismans. Leur petite taille elle-même souligne l’énorme énergie du pouvoir de soigner qui est concentrée en elles. Elle les garde toujours dans une petite boite en or.
Prozac est son meilleur ami, en ce moment, Mogadon, son amoureux pour la nuit. Auparavant elle était mariée avec Valium. Gladys parle d’eux avec son médecin comme s’ils étaient des personne: un bon ami, un compagnon, un époux. « Je ne pourrais vraiment pas passer la journée sans eux, dit-elle. J’ai besoin de leur présence. Ils m’aident tout au long du jour
- Et sans eux ?
- Sans eux, docteur, je ne pourrais tout simplement pas fonctionner, je ne pourrais pas dormir, je pleurerais tout le temps »
Il poursuit sa réflexion en évaluant non plus le médicament, mais l’ordonnance elle-même : « Pour bien des gens,ce petit morceau de papier rectangulaire est avant tout une sorte de contrat symbolique entre le médecin et le patient : le nom du patient écrit en haut du papier, celui du médecin en bas, reliés l’un à l’autre par le nom du médicament noté entre eux. De retour à la maison il peut être montré à la famille, comme un « badge » de maladie, comme un appel à la sympathie, une preuve tangible de l’amitié du docteur- ou même être gardés dans la poche pendant des semaines, comme un talisman » ( p.115-116)
Où se situe alors l’effet-placebo ? Plutôt qu’une explication générale, n’est-il pas un cas particulier? On ne peut que rejoindre ici ce qu’écrit Philippe Pignarre : l’utilisation d’une substance chimique biologiquement active « n'est qu’un cas particulier parmi d’autres pour modifier quelqu’un. ». « L'effet placebo est une notion impatiente qui se révèle à l'usage plutôt un obstacle à la compréhension tant de la médecine moderne que des autres formes de médecine, comme par exemple les médecines traditionnelles. Elle remplace l'anthropologie nécessaire par un raccourci destructeur de tout intérêt. Je ne connais aucun travail anthropologique ou historique sur les médecines qui ait pu tirer un quelconque profit de cette notion ; aucun qui ne se soit fourvoyé en faisant appel à elle. »
Il serait cruel de rappeler ici les nombreuses explications simplificatrices qui ont fait appel à l’effet-placebo pour expliquer la transformation des patients à la suite d’un rituel ou de l’administration d’un produit traditionnel. « Effet-placebo » la « guérison » des « écrouelles », par les rois de France, traitement qui a fait consensus pendant un millénaire ? « Effet-placebo» les effets des cultes de guérison ?
Une anthropologie de l’efficacité thérapeutique. En rester à un seul type d’explication, serait faire fausse route, non par excès d’exigence scientifique, mais par défaut de cette exigence. Le laxisme scientifique ne réside pas seulement dans les observations mal faites, dans les expérimentations boiteuses ou les interprétations prématurées. Il consiste aussi à négliger une part du réel que l’on n’a pas appris à voir et à analyser, et il y a tout autant de laxisme à oblitérer les processus sociaux et à les traiter superficiellement qu’à tirer des conclusions hâtives d’expérimentations mal conduites. Le travail anthropologique cherche alors à rééquilibrer la prise en compte des divers niveaux des faits concernant le soin et le médicament en explorant d’autres directions.
Il se place à un niveau général, bien en deçà des acquis de notre médecine. Il ne s’agit pas de ne s’interroger que sur ce qu’elle conçoit comme « le médicament » tel qu’il se présente lorsque l’ascèse scientifique l’a dépouillé de ses oripeaux culturels, mais au contraire de reprendre l’observation hors de ce dépouillement. Telle que peut la faire le malade, ailleurs comme chez nous, à l’hôpital comme chez le guérisseur, face à la science comme face aux cultes de guérison.
De ce point de vue, la question essentielle, et qui concerne directement les praticiens est : quel est le lieu réel de l’acte de soigner ?. Cette question en porte en elle une autre : que doit-on prendre en compte lorsque l’on parle d’efficacité, efficacité sur quoi ? aux yeux de qui ? pour quelle durée ? Car « avoir une action thérapeutique sur quelqu’un c’est le modifier, comme la maladie l’a modifié. » (Pignarre)
Passer du médicament à l’ensemble du soin, à la chaîne complexe qu’est l’acte de soigner implique d’abord un concept aussi général que possible de l’efficacité elle-même. Nous dirons ici : « Etre efficace c'est obtenir un résultat conforme à une intention ». Intention du soignant, attente du soigné, qui sont elles-mêmes complexes, et se répartissent en diverses strates : l’une se réfère au corps et à ses dysfonctions, une autre aux perturbations relationnelles liées au mal, d’autres à la construction culturelle des syndromes, des étiologies, des modes dévaluation de la santé, de la maladie, de la guérison. Et si la maladie se décompose en strates, n’y a-t-il pas lieu de penser à une série d’efficacités différentes, chacune particulière à une strate de la maladie ?
- niveaux de lecture de l’efficacité :
Prenons le cas d’une thérapie traditionnelle. On peut l’évaluer de diverses façons
- celle de l’ethnopharmacologue : il prospecte les guérisseurs, identifie les plantes , leur mode de préparation, leurs indications thérapeutiques, puis il les analyse à la recherche de principes actifs qui pourront aboutir, après un long cheminement, à un essai contre placebo. La position est fondamentalement : « les guérisseurs utilisent empiriquement quelques produits actifs, qu’ils enrobent dans des rituels.Il s’agit de trier ce qui est actif et de le distinguer de ce qui n’est qu’apparence »
- une autre approche examine les liens éventuels entre le biologique et le rituel. La question porte sur la façon dont s’établit le relais, jugé nécessaire, par le corps. On cherche alors à mettre en évidence la façon dont certains rituels, par l'effet de choc qu'ils produisent, pourraient entraîner la sécrétion d'hormones cérébrales. Il s’agit d’identifier ainsi les voies par lesquelles passent les effets somatiques du rituel, effets qui attestent de son efficacité.
- Venons-en maintenant à « l’efficacité symbolique ». Dans son texte fondateur, Lévi-Strauss expose la façon dont un accouchement difficile est traité avec succès par un chant rituel. Il interprète ce qui est ainsi décrit comme étant « la manipulation symbolique de l'organe malade ». C’est-à-dire qu’il considère que, par des voies qu’il a bien entendu du mal à préciser, le chant parvient à remettre en marche le processus physiologique en difficulté, et lui permet d’aboutir. Bien que fort floue, la formule a eu un grand succès. Elle a pour elle l’avantage de concilier les exigences contradictoires qui construisent l’idéologie dominante de bien des ethnologues (et de chercheurs qui ne connaissant qu’approximativement la biologie) quant à l’efficacité des thérapies traditionnelles. Sans épiloguer sur cette question, qui mérite une longue réflexion, constatons qu’on n’est pas loin ici de certains aspects de la pensée sur « l’effet-placebo », et même pas si loin non plus de la « vertu dormitive de l’opium ». Toutes explications qui ne semblent expliquer que parce qu’elles donnent un nom apparemment précis à ce qui demeure flou.
La maladie : état et représentation : Soigner la représentation.
Tous les modes d’explication mentionnés ci-dessus impliquent que la thérapeutique jugée comme ayant une part d’efficacité aboutit finalement à un effet biologique, direct ou indirect.
Et s’il n’en était pas ainsi ? Ce qui nous interroge le plus ce sont les produits, les gestes, les rituels qui n’ont aucun impact sur le corps malade et qui cependant « guérissent ». Pensons par exemple à la guérison des écrouelles pratiquée par les rois de France pendant plus de mille ans et si bien analysée par Marc Bloch ? Où siège alors ce qu’il faut bien nommer l’efficacité de tous ces traitements puisqu’ils aboutissent souvent, au dire de ceux les reçoivent comme de ceux qui les administrent, à un résultat positif ? Quelle est donc l’efficacité du non efficace, du traitement qui n’a aucun effet biologique ?.
Il convient alors de s’interroger sur ce que recouvrent les termes de « maladie » et de soin. Certes ils concernent l’état actuel et l’évolution d’une pathologie ancrée dans le corps et les actions capables de modifier cette évolution dans un sens favorable au malade. Mais ils renvoient aussi à une tout autre dimension, que nous appellerons la « représentation ». Il s’agit de ce vécu du mal, dans ses causes, ses modalités, ses effets, son pronostic, que le malade porte profondément en lui. Même lorsque la représentation intègre certains aspects de la biologie ; elle les dépasse, en leur donnant à la fois un sens au sein de sa vie et une autonomie par rapport à ce biologique, qui peut être minoré, majoré ou ignoré. « Soigner la représentation », c’est alors la tenir comme une dimension inéluctable du mal. Non pas comme une image qui s’effacera lorsque le mal aura disparu du corps, mais bien comme une composante ayant sa propre évolution et qu’il faut prendre en charge autant que la lésion (Benoist».
Sous le nom d’effet-placebo, ou d’efficacité symbolique, ne désigne-t-on pas alors, sans aller plus loin, une efficacité thérapeutique qui n'est pas liée au changement du mal, mais au changement de celui qui est en rapport avec ce mal : l’efficacité d’une intervention au sein de sa représentation. Le soin, à ce niveau, n’est pas une action sur le corps, mais une réponse à une demande, car cette réponse est une action Celui qui se sentait malade se sent désormais mieux car on a transformé quelque chose même si ce quelque chose n'est que la représentation.
Mais on n’a pas transformé l’état. Et ici la confusion est grande, chez les malades, les guérisseurs et bien des ethnologues : contrairement à ce qu’ils affichent, changer la représentation, ce n’est en rien intervenir sur l’état. Par contre, soigner l’état seul, c’est souvent laisser la représentation suivre son cours et conduire le malade à traîner une maladie fantôme qui vaut à celui qui en souffre un rejet par la médecine qui le pousse à aller ailleurs.
Alors que vient faire ici l’effet-placebo ? Je crains qu’il soit une façon d’oublier cette part du soin qu’est le « prendre soin ». Part souvent si grande que le produit administré n’a pas seulement besoin d’être le vecteur d’une action biologique. Il est le porteur d’un message, qui vient d’ailleurs et qui conduit plus loin C’est le don du médicament et non le produit lui-même- qui se place ici au cœur du soin, l’objet-médicament n’ayant d’autre rôle que celui de concrétiser la relation qui entoure ce don. L’anecdote de Gladys l’illustre bien. Ce qui se passe lors des cultes de guérison également.?
L’acte de soigner comme « acte de parole »
Cette part de l’acte de soigner est en fait, même si la parole est réduite à un simple geste, un « acte de langage ». L’acte médical rejoint alors une série d’actes sociaux, où la parole, énoncée dans certaines conditions (nature de celui qui parle, lieu et circonstances de la parole, rapports entre les acteurs de l’échange) est un acte, où « dire c’est faire ». Que ce soit le maire disant « je vous déclare unis par le lien du mariage », le prêtre qui prononce les mots d’un sacrement, autant d’énoncés performatifs, qui ne décrivent pas mais qui transforment.
Il y a ainsi un énoncé performatif dans la prescription médicale, dans toute prescription de soin, dans toute parole de soignant. Est-il alors justifié, sauf par simple métaphore, d’en rester à l’effet placebo et à quelque « efficacité symbolique » quand la dimension illocutoire de l’administration du médicament est vécue comme un message capable de transformer celui qui le reçoit ?
La parole (ou les gestes chargés de sens) exerce alors une véritable intervention au sein de la représentation qu’elle vient, littéralement, soigner. Qu’elle accompagne une médication biologiquement active ou qu’elle intervienne seule, cette parole est opératoire, et son efficacité dépend de celui qui la prononce, du rôle et de la position que lui attribue le malade, du sens que la culture et la société lui donnent. Le médecin est l’un de ceux qui disposent de ce pouvoir, mais il n’est pas le seul, et il ne l’est pas toujours…
Cette trop brève esquisse montre combien la médecine, qui oscille entre divers visages de la vérité, se tromperait en n’en retenant qu’un. Si elle ne parvient pas à évoluer vers un système intégré prenant en compte dans le soin toutes les dimensions de l’efficacité (y compris celles qui relèvent de la représentation), elle se réduira de plus en plus à un système exclusivement technique qui abandonnera à d’autres les dimensions qu’elle occulterait. Et ne voyons-nous pas les prodromes de cette évolution dans la multiplication des soins « alternatifs »?
Une conclusion s’impose : la complémentarité des dynamiques produit actif/placebo, malade/médicament, soigner/prendre soin est au coeur de l’évolution de la médecine moderne. Ses succès biologiques la conduisent souvent à se retirer de ses autres champs de compétence, et à laisser à d’autres le territoire qu’elle occupait lorsqu’elle n’avait pas les moyens d’action dont elle dispose de nos jours. Toutefois, ce « territoire », fait du pouvoir de la parole et du symbole sur la représentation, est toujours peuplé des attentes et des angoisses, et il requiert une action, non par des produits actifs mais par ce travail au coeur de la représentation qui vise les interprétations des malades et qui seul peut, en les changeant, en alléger le poids.
Si la médecine comme science a besoin du placebo, à cause du niveau élevé de ses exigences scientifiques, la clinique comme relation et comme art peut trouver, par contre, dans le renvoi peu réfléchi au concept d’effet-placebo un redoutable réductionnisme. Il est certes légitime pour le biologiste de trier entre ceux qui se présentent comme malades, et d’écarter du champ de son activité ceux chez lesquels on ne peut déceler aucun trouble organique pouvant se rattacher à quelque cause que ce soit de dysfonctionnement. Mais est-ce légitime de la part du médecin ? Qui prendre en charge ? Faut-il nier l’existence de troubles attestés par le malade mais qui ne reposent sur aucun fondement accessible ? Sinon, à qui doit s’adresser celui qui attend un soin, ce « petit fonctionnel » qui hante les cabinets médicaux ? Où est sa vérité ?
Car il ne faut jamais confondre vérité culturelle et vérité scientifique. Et si la maladie-état, enracinée dans le corps, ne peut être connue et soignée que par les voies de la recherche scientifique et de ses applications, la maladie-représentation, enracinée dans l’individu-au-monde ne peut être comprise et soignée que par les voies qu’indique une anthropologie.
Alors, quelle est la place du médicament ? Est-il aspirine ou hostie ? Les deux sans doute, en alternance, mais ne s’attacher qu’à l’un de ces aspects, ne tenir compte que de la chimie, c’est certainement oublier le poids formidable que pèse l’autre aspect.
Ce qui se passe autour du placebo ne fait-il pas alors écho, à propos du soin, à la parole de Cocteau sur l’art "L'art, c'est un mensonge qui dit la vérité" ?
Références
Aulas J.J. L’effet placebo et ses paradoxes, Science et pseudo-science , n° 252, 2002.
Austin, J. L 1962, Quand dire, c'est faire trad. fr. 1970, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1991.
Benoist J. Anthropologie médicale en société créole, Paris, P.U.F. 1993. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Bloch Marc, Les rois thaumaturges. Paris, Gallimard, 1983.
Cathébras P.Troubles fonctionnels et somatisation. Comment aborder les symptômes médicalement inexpliqués Paris, Masson, 2006.
M-J Delvecchio Good, P.E. Brodwin, B.J. Good, A. Kleinman ed, Pain as Human Experience. An Anthropological Perspective. University of California Press, 1992.
Helman, C. Suburban Shaman. Tales from medicine’s frontline. London, Hammercmith Press, 2006.
Isambert F. Rite et efficacité symbolique. Paris, Cerf, 1979.
Lachaux, B Patrick Lemoine, Placebo, un médicament qui cherche la vérité, Medsi / McGrawHill, 1988.
Leriche R. La chirurgie, discipline de la connaissance. Nice, la Diane Française, 1949 515 p.
Lévi-Strauss C., L’efficacité symbolique, in Anthropologie structurale, Plon, 1958.
Pignarre P. L’effet placebo n’existe pas ! (dact., sur internet)
Shang A., Huwler-Müntener K, Nattey L et al., Are the clinical effects of homoeopathy placebo effects ? Comparative study of placebo-controlled trials of homoepathy and allopathy. Lancet 2005 ; 366 : 726-32.
Zimmermann F. Généalogie des médecines douces. Paris, P.U.F. 1995, 148 F.
|