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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean Benoist, “PRÉFACE”. Un texte publié dans le livre de Roger BASTIDE, Les Amériques noires. Les civilisations africaines dans le nouveau monde, pp. iii-vi. Paris: L’Harmattan, Éditeur, 1996, 3e édition, 236 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 3 octobre 2013 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[iii]

Jean Benoist

PRÉFACE.”

Un texte publié dans le livre de Roger BASTIDE, Les Amériques noires. Les civilisations africaines dans le nouveau monde, pp. iii-vi. Paris : L’Harmattan, Éditeur, 1996, 3e édition, 236 pp.


Gospels dans un temple adventiste de La Courneuve, chants créoles à la messe de Sarcelles... Roger Bastide aurait aimé ce nouvel exil des Dieux, cette fois celui d'un Christ qui, pour avoir rencontré les Dieux d'Afrique aux Amériques, a reçu d'eux la touche indicible qui le rend familier à ceux qu'il a accompagnés dans ce nouveau voyage, à travers un Atlantique franchi cette fois d'ouest en est...

Ces images de notre quotidien disent combien Les Amériques Noires, l'une des premières synthèses et en tout cas la première en français, sur les Afriques du Nouveau monde est un livre actuel. Pour reprendre une idée de Bastide, ce n'est pas un livre "en conserve", qui serait demeuré figé dans son époque et en serait mort, mais un livre vivant, que la relecture enrichit à la lumière d'expériences nouvelles qui trouvent en lui leur prélude. Car, comme dans une grande partie de son oeuvre, Bastide a su passer ici de l'étude du cas particulier au message général qu'il recèle, et ce message, par delà les changements de perspective théorique, est lui aussi vivant. Aussi la réédition de ce livre, après celle de l'oeuvre majeure que sont Les religions africaines au Brésil est-elle nécessaire, comme sa lecture est nécessaire à notre temps. D'accès plus aisé que d'autres ouvrages de Bastide, celui-ci s'adresse à un public large, en lui offrant la qualité de l'oeuvre d'un spécialiste qui s'exprime pour être compris car il a un message à dire. La richesse de l'ouvrage tient également à sa documentation factuelle, à la vaste revue qu'il présente des sociétés afro-américaines des Antilles et des Amériques du nord et du sud, et surtout au panorama très divers de leurs religions d'origine africaine.

*   *   *

[iv]

S'intéresser aux Amériques noires, et qui plus est aux peuples défavorisés de leurs grandes villes, a longtemps semblé étrange aux ethnologues, surtout en France. Le sujet n'avait ni la noblesse, ni la netteté des grands peuples classiques de l'ethnologie, qu'ils soient Indiens d'Amérique, Africains, Papous ou aborigènes d'Australie. N'oublions pas que Balandier travaillant à Brazzaville ou Bastide au Brésil se sont désignés comme sociologues, alors que de nos jours ils appartiendraient sans conteste à la communauté désormais plus accueillante des ethnologues.

Par bonheur pour la recherche, Roger Bastide ne se souciait guère du picking order de  l'université française, et il en allait ainsi dans ses relations avec tous ses interlocuteurs. Même professeur à la Sorbonne, il n'a jamais adopté le profil trop commun dans un milieu où l'on tient souvent que la distance donne du prestige : son accueil n'était jamais distant, les rencontres avec lui ne survolaient pas les multiples enjeux des stratégies académiques, qu'elles soient intellectuelles ou institutionnelles. Et il rayonnait de lui, issu de plus profond de sa vérité, une proximité chaleureuse, faite d'attention, de disponibilité, d'absence de mise en position hiérarchique. Car  il écoutait avec autant de passion que d'autres parlent. Comme si sa surdité avait fait  de lui un maître de l'écoute...

Ce n'est pas par hasard que j'évoque ici sa présence à l'autre, sa capacité de créer une rencontre immédiate, sans qu'aucune marque de statut, d'âge ou de métier, ne vienne s'interposer dans le dialogue. C'est parce que le choix de ses terrains en témoigne. On a vu qu'il n'a pas cherché les terrains "nobles", mais qu'il a choisi, ou tout au moins qu'il a retenu d'explorer, des zones qui attiraient peu : les mondes métis, les univers culturels reconstruits après des catastrophes historiques telles que l'esclavage noir aux Amériques. Il a fallu beaucoup de temps pour que ces mondes aliénés et méprisés soient enfin reconnus comme des civilisations, comme des lieux exceptionnels de création, d'une création issue de l'étouffement des libertés et qui était un cri pour les reconquérir. Cultes et musiques pour qui le chemin ouvert vers un ciel où s'était réfugié le passé semblait la seule issue aux malheurs du quotidien.

 Même de nos jours, les marges afro-américaines ne sont pas des lieux majeurs pour construire la réputation d'un ethnologue. Il n'est que de voir leur place dans les enseignements actuels de l'ethnologie en France... Il est probable que l'on doive à la simplicité sans affectation de Roger Bastide, celle qui le laissait libre d'être totalement lui-même devant le plus modeste étudiant, son attention devant une civilisation si peu brillante aux yeux de l'intelligentsia ethnologique. Dans l'un et l'autre cas l'authenticité de la rencontre, de l'écoute, du dialogue laissait s'exprimer le meilleur de ceux qu'il écoutait. Et dans le monde afro-américain, si marqué par le mépris et par des hiérarchies tellement intériorisées qu'elles codifient tout tête-à-tête, l'authenticité du dialogue immédiat de Bastide est certainement l'une des conditions initiales les plus indispensables à une recherche qui s'affranchisse des stéréotypes.

*   *   *

Cette attention était informée. Bien avant de connaître le Brésil, Bastide, imprégné de Durkheim et de Mauss, mais sachant construire son autonomie en ne se cantonnant jamais à un champ disciplinaire, s'était préparé sans le savoir à rencontrer ces sociétés où le fait religieux, instrument principal de leur pérennité, a une telle importance.

Lisons un petit ouvrage paru en 1931, Les problèmes de la vie mystique "par Roger Bastide, agrégé de philosophie, professeur au lycée de Valence". L'expérience mystique, y écrit-il dans son avant-propos, "n'est pas un chapelet d'accidents bizarres, mais bien plutôt une méthode de vie ou de détachement de la vie. Il (..) nous restera à examiner les diverses théories qui nous en proposent une explication, depuis celle des psychiatres jusqu'à celle des  sociologues, en ayant soin, quelques puissent être nos convictions personnelles, de réserver toujours le problème théologique". La ligne de sa démarche, telle qu'elle apparaît dans Les religions africaines au Brésil, et telle que Les Amériques noires en donnent l'écho, était tracée : cheminer entre le sociologique et le psychiatrique, sans jamais déroger à un point de vue aussi scientifique que possible. Un second livre, paru en 1935, signé lui aussi "par [iv] Roger Bastide, agrégé de philosophie, professeur au lycée de Valence" Eléments de sociologie religieuse révèle les racines de la pensée de Bastide, que la rencontre des Amériques noires lui permettra de porter à son plein épanouissement.

Dans ces Eléments de sociologie religieuse, Bastide se place au centre de ce que le terrain brésilien lui offrira. Il remarque à propos de la naissance et des transformations des religions : "Il y a (...) tous les cas, extrêmement nombreux, de mélanges partiels, qui finissent par former des systèmes religieux entièrement nouveaux, par union d'éléments hétérogènes, agissant les uns sur les autres" (p.142) "De tous ces contacts résulte d'abord, presque toujours, une désintégration des anciens systèmes : les nègres de Bahia, transplantés hors de leur pays natal dans un milieu religieux différent, voient s'émietter leurs anciennes croyances" (p.143). Et il poursuit plus loin : "Il n'y a point de religion qui ne soit, au fond, le produit de ces rencontres et de ces heurts multipliés à travers les siècles" (144)

Ces débuts d'un itinéraire dont Les Amériques noires est l'aboutissement, nous éclairent sur le sens profond de ce dernier livre. Rédigé bien après les questions que  Roger Bastide se posait au début de sa carrière, faisant écho aux travaux très précis issus du terrain (Le camdomblé de Bahia, Les religions africaines au Brésil ), il répond aux questions de sa jeunesse. En s'achevant, il nous offre de prendre à notre tour le relais, dans la mesure où ses dernières pages sont une prospective. Le livre a été écrit au moment où commençait une mondialisation de l'héritage des Amériques noires. Dans le dernier chapitre ("Les chemins de la négritude"), la porte s'ouvre aux "vide spirituel que la ville crée au fond de chaque être humain", à "ces nécessités vitales que la société industrielle ne peut plus lui apporter". Il voyait là une disponibilité d'un l'Occident désormais capable de se mettre à l'écoute des voix issus d'Afrique puis relayées par les broiements de la modernité américaine, et il avait sans doute raison. Des cultes aux musiques, le message est effectivement en train de passer.

Il est une autre voie, que Bastide avait moins pressentie, c'est celle par où les héritages africains anciens, remodelés dans les nouvelles sociétés allaient, avec d'autres héritages, se recentrer sur ces sociétés et faire enfin que leur identité ne soit plus celle d'un passé et d'un exil, mais une réalité métisse [v] enracinée dans le sol où elle est née. L'aventure religieuse a poursuivi son développement dans une synthèse avec les apports de l'Occident, que ce soit dans l'explosion de l'umbanda au Brésil, dont il n'avait pas pu pressentir l'importance, ou dans celle des cultes chrétiens charismatiques aux Antilles. Mais surtout, une vague culturelle de fond s'est avancée au cours des années 1980. Elle a porté avec elle, aux Antilles françaises en particulier, les mouvements de la créolité, de l'antillanité. On a vu émerger un nouveau point de vue dans le langage des écrivains, mais aussi dans les attitudes de la population, au niveau des pratiques culturelles de sa vie quotidienne : le recentrement. Le poids du passé est devenu moins douloureux à mesure qu'il s'allégeait, car le destin culturel collectif était de moins en moins fait de mépris, de conflits et d'aliénation. Les héritages des Amériques noires n'étaient plus des stigmates mais les outils du projet d'un monde en création. Telle est sans doute la prochaine étape du destin culturel de ces Amériques noires.

*   *   *

Dans l'oeuvre de Bastide une autre leçon, implicite, s'adresse à tous ceux qui, de nos jours, se tournent vers l'ethnologie et vers la sociologie : c'est la force que donne à un chercheur la capacité de se tenir à l'écart des modes, de ne pas se laisser engloutir dans les excès des théories régnantes. Leçon que nous donnent en lui le sociologue surtout, et l'ethnologue aussi. Il ne mit certes jamais le théorique à l'écart, et rien ne ressemble moins que ses livres à une collection de faits bruts et bêtes. Il utilise des clés de lecture, mais celles-ci ne sont jamais l'objet central que le terrain ne servirait qu'à illustrer. Ce sont des outils, qui doivent toujours être maniés avec précaution et dont on doit changer quand les faits l'exigent. Au moment où les déconstructivismes se complaisent dans la mise à néant de l'objet social, et alors que l'interactionnisme en vient à effacer les ensembles qui lui ont donné naissance, la leçon de la solide raison de Roger Bastide est celle, qu'il partage quelque part avec Devereux, d'une polyvalence équilibrée. Il ne déifie ni la théorie pure ni le fait nu; le chercheur chemine modestement entre les données, il les perçoit comme autant d'étapes au long [vi] de sa voie, et il s'efforce de les comprendre en faisant appel à toute l'information dont à chaque instant il dispose : celle qui vient de ses observations et celle qu'il puise dans sa culture générale et scientifique. Evidemment, les questions que Bastide aborde tirent profit des nouvelles acquisitions de l'anthropologie : les approches du changement social se sont diversifiées, la dimension cognitive des conduites s'est précisée, les données ethnographiques sur les sociétés afro-américaines se sont multipliées. Mais peu d'auteurs ont su relier avec autant de crédibilité les faits religieux propres à ces sociétés à l'ensemble des niveaux d'organisation de la société globale.

En centrant son regard sur le fait religieux, Bastide s'inscrivait certes dans la continuité de Durkheim : son regard n'a jamais cessé d'être avant tout sociologique. Mais jamais il ne l'a été de façon exclusive, au point de réduire la religion à un fait social, uniquement social, tendance qui lui apparait comme "fâcheuse" chez les sociologues de l'Année sociologique. Il est resté tout au long de son oeuvre fidèle aux deux belles phrases par lesquelles s'achève son livre Eléments de sociologie religieuse, phrases aux accents de projet, et qui laissent présager la part d'engagement personnel qu'il mettra toujours dans son observation des cultes d'origine africaine au Brésil : "Si nous avons soumis les faits religieux à un strict déterminisme, c'est tout simplement parce qu'il n'y a de science que du nécessaire et qu'une sociologie ne peut, par conséquent, se constituer que dans la mesure où du nécessaire est accessible à nos moyens d'investigation. Mais si la religion traduit, à côté des tendances collectives et des besoins sociaux, les soliloques solitaires des âmes, les remous secrets des coeurs, les nostalgies des esprits en quête d'absolu, alors se glissent, au sein de ce déterminisme, d'imprévisibles commencements, les germes mystérieux, promesses de fleurs inconnues, dont la sociologie religieuse peut constater la présence, mais dont elle ne peut apporter l'explication."

Car pour lui Shango n'était pas qu'un objet d'étude...



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 octobre 2013 19:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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