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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'article de Jean Benoist, “À propos des mondes créoles: préfaces et postfaces.” Bordeaux: avril 2015, 18 pp. Recueil de quelques préfaces et postfaces sur les sociétés créoles. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications. Autorisation reconfirmée le 2 avril 2015 de rediffuser ce texte en accès libre.]

Jean Benoist

À propos des mondes créoles :
préfaces et postfaces
.”

Bordeaux : avril 2015, 18 pp. Recueil de quelques préfaces et postfaces sur les sociétés créoles.

Introduction

I. Jean Benoist, “Préface” au livre de Roger BASTIDE, Les Amériques noires. Les civilisations africaines dans le nouveau monde, pp. iii-vi. Paris : L’Harmattan, Éditeur, 1996, 3e édition, 236 pp.

II. Jean Benoist, “Préface” au livre de Rajendra Paratian, La République de l'île Maurice : dans le sillage de la délocalisation. Paris, L’Harmattan, 1995.

III. Jean Benoist, “Postface” au livre de Monique Desroches, TAMBOURS DES DIEUX. Musique et sacrifice d'origine tamoule en Martinique. Montréal : L'Harmattan, 1996, 180 pp.

IV. Jean Benoist, “Préface” au livre de Laurence Pourchez, Anthropologie de la petite enfance à l'île de La Réunion. Paris, Karthala, 2002.

V. Jean Benoist, “Préface” au livre de Laurence Pourchez et Isabelle Hidair, Rites et constructions identitaires créoles. Paris : Les Éditions des Archives contemporaines, 2013.

VI. Jean Benoist, “Postface” au livre d’Henry Petitjean Roget , Les Tainos, les Callinas des Antilles. A.I.A.C. (Association Internationale d’Archéologie de la Caraïbe), Basse-Terre (Guadeloupe), 2015.


Introduction

L’intention de celui qui écrit la préface d’un livre est de distiller la pensée de l’auteur pour extraire l’« huile essentielle » de son principal message. Car l’auteur, dans son exposé, nécessairement long et détaillé, enfouit souvent cet essentiel sous tant de faits, sous tant de réflexions que le noyau central du livre, son résidu incombustible, peut en être masqué.

En regroupant quatre préfaces et deux postfaces que j’ai données à des livres qui touchent aux mondes créoles, j’ai voulu offrir à des lecteurs qui ne connaissent pas certains de ces textes, l’occasion d’une première rencontre et le désir de les lire. En effet, si tel ou tel est bien connu, d’autres sont plus confidentiels, malgré leur mérite. Leurs thèmes sont très divers, et ce petit kaléidoscope créole apporte des colorations multiples aux connaissances de chacun, ainsi que le plaisir de belles rencontres.



I

Préface à la réédition du livre de Roger Bastide :

Les Amériques noires.
Les civilisations africaines dans le nouveau monde
,

pp. iii-vi. Paris : L’Harmattan, Éditeur, 1996, 3e édition, 236 pp.

Gospels dans un temple adventiste de La Courneuve, chants créoles à la messe de Sarcelles... Roger Bastide aurait aimé ce nouvel exil des Dieux, cette fois celui d'un Christ qui, pour avoir rencontré les Dieux d'Afrique aux Amériques, a reçu d'eux la touche indicible qui le rend familier à ceux qu'il a accompagnés dans ce nouveau voyage, à travers un Atlantique franchi cette fois d'ouest en est...

Ces images de notre quotidien disent combien Les Amériques Noires, l'une des premières synthèses et en tout cas la première en français, sur les Afriques du Nouveau monde est un livre actuel. Pour reprendre une idée de Bastide, ce n'est pas un livre "en conserve", qui serait demeuré figé dans son époque et en serait mort, mais un livre vivant, que la relecture enrichit à la lumière d'expériences nouvelles qui trouvent en lui leur prélude. Car, comme dans une grande partie de son œuvre, Bastide a su passer ici de l'étude du cas particulier au message général qu'il recèle, et ce message, par delà les changements de perspective théorique, est lui aussi vivant. Aussi la réédition de ce livre, après celle de l'œuvre majeure que sont Les religions africaines au Brésil est-elle nécessaire, comme sa lecture est nécessaire à notre temps. D'accès plus aisé que d'autres ouvrages de Bastide, celui-ci s'adresse à un public large, en lui offrant la qualité de l'œuvre d'un spécialiste qui s'exprime pour être compris car il a un message à dire. La richesse de l'ouvrage tient également à sa documentation factuelle, à la vaste revue qu'il présente des sociétés afro-américaines des Antilles et des Amériques du nord et du sud, et surtout au panorama très divers de leurs religions d'origine africaine.

*
*     *

S'intéresser aux Amériques noires, et qui plus est aux peuples défavorisés de leurs grandes villes, a longtemps semblé étrange aux ethnologues, surtout en France. Le sujet n'avait ni la noblesse, ni la netteté des grands peuples classiques de l'ethnologie, qu'ils soient Indiens d'Amérique, Africains, Papous ou aborigènes d'Australie. N'oublions pas que Balandier travaillant à Brazzaville ou Bastide au Brésil se sont désignés comme sociologues, alors que de nos jours ils appartiendraient sans conteste à la communauté désormais plus accueillante des ethnologues.

Par bonheur pour la recherche, Roger Bastide ne se souciait guère du picking order de l'université française, et il en allait ainsi dans ses relations avec tous ses interlocuteurs. Même professeur à la Sorbonne, il n'a jamais adopté le profil trop commun dans un milieu où l'on tient souvent que la distance donne du prestige : son accueil n'était jamais distant, les rencontres avec lui ne survolaient pas les multiples enjeux des stratégies académiques, qu'elles soient intellectuelles ou institutionnelles. Et il rayonnait de lui, issu de plus profond de sa vérité, une proximité chaleureuse, faite d'attention, de disponibilité, d'absence de mise en position hiérarchique. Car il écoutait avec autant de passion que d'autres parlent. Comme si sa surdité avait fait  de lui un maître de l'écoute...

Ce n'est pas par hasard que j'évoque ici sa présence à l'autre, sa capacité de créer une rencontre immédiate, sans qu'aucune marque de statut, d'âge ou de métier, ne vienne s'interposer dans le dialogue. C'est parce que le choix de ses terrains en témoigne. On a vu qu'il n'a pas cherché les terrains "nobles", mais qu'il a choisi, ou tout au moins qu'il a retenu d'explorer, des zones qui attiraient peu : les mondes métis, les univers culturels reconstruits après des catastrophes historiques telles que l'esclavage noir aux Amériques. Il a fallu beaucoup de temps pour que ces mondes aliénés et méprisés soient enfin reconnus comme des civilisations, comme des lieux exceptionnels de création, d'une création issue de l'étouffement des libertés et qui était un cri pour les reconquérir. Cultes et musiques pour qui le chemin ouvert vers un ciel où s'était réfugié le passé semblait la seule issue aux malheurs du quotidien.

 Même de nos jours, les marges afro-américaines ne sont pas des lieux majeurs pour construire la réputation d'un ethnologue. Il n'est que de voir leur place dans les enseignements actuels de l'ethnologie en France... Il est probable que l'on doive à la simplicité sans affectation de Roger Bastide, celle qui le laissait libre d'être totalement lui-même devant le plus modeste étudiant, son attention devant une civilisation si peu brillante aux yeux de l'intelligentsia ethnologique. Dans l'un et l'autre cas l'authenticité de la rencontre, de l'écoute, du dialogue laissait s'exprimer le meilleur de ceux qu'il écoutait. Et dans le monde afro-américain, si marqué par le mépris et par des hiérarchies tellement intériorisées qu'elles codifient tout tête-à-tête, l'authenticité du dialogue immédiat de Bastide est certainement l'une des conditions initiales les plus indispensables à une recherche qui s'affranchisse des stéréotypes.

Cette attention était informée. Bien avant de connaître le Brésil, Bastide, imprégné de Durkheim et de Mauss, mais sachant construire son autonomie en ne se cantonnant jamais à un champ disciplinaire, s'était préparé sans le savoir à rencontrer ces sociétés où le fait religieux, instrument principal de leur pérennité, a une telle importance.

Lisons un petit ouvrage paru en 1931, Les problèmes de la vie mystique "par Roger Bastide, agrégé de philosophie, professeur au lycée de Valence". L'expérience mystique, y écrit-il dans son avant-propos, "n'est pas un chapelet d'accidents bizarres, mais bien plutôt une méthode de vie ou de détachement de la vie. Il (...) nous restera à examiner les diverses théories qui nous en proposent une explication, depuis celle des psychiatres jusqu'à celle des  sociologues, en ayant soin, quelques puissent être nos convictions personnelles, de réserver toujours le problème théologique". La ligne de sa démarche, telle qu'elle apparaît dans Les religions africaines au Brésil, et telle que Les Amériques noires en donnent l'écho, était tracée : cheminer entre le sociologique et le psychiatrique, sans jamais déroger à un point de vue aussi scientifique que possible. Un second livre, paru en 1935, signé lui aussi "par Roger Bastide, agrégé de philosophie, professeur au lycée de Valence" Éléments de sociologie religieuse révèle les racines de la pensée de Bastide, que la rencontre des Amériques noires lui permettra de porter à son plein épanouissement.

Dans ces Éléments de sociologie religieuse, Bastide se place au centre de ce que le terrain brésilien lui offrira. Il remarque à propos de la naissance et des transformations des religions : "Il y a (...) tous les cas, extrêmement nombreux, de mélanges partiels, qui finissent par former des systèmes religieux entièrement nouveaux, par union d'éléments hétérogènes, agissant les uns sur les autres". (p.142) "De tous ces contacts résulte d'abord, presque toujours, une désintégration des anciens systèmes : les nègres de Bahia, transplantés hors de leur pays natal dans un milieu religieux différent, voient s'émietter leurs anciennes croyances" (p.143). Et il poursuit plus loin : "Il n'y a point de religion qui ne soit, au fond, le produit de ces rencontres et de ces heurts multipliés à travers les siècles". (144)

Ces débuts d'un itinéraire dont Les Amériques noires est l'aboutissement, nous éclairent sur le sens profond de ce dernier livre. Rédigé bien après les questions que  Roger Bastide se posait au début de sa carrière, faisant écho aux travaux très précis issus du terrain (Le camdomblé de Bahia, Les religions africaines au Brésil ), il répond aux questions de sa jeunesse. En s'achevant, il nous offre de prendre à notre tour le relais, dans la mesure où ses dernières pages sont une prospective. Le livre a été écrit au moment où commençait une mondialisation de l'héritage des Amériques noires. Dans le dernier chapitre ("Les chemins de la négritude"), la porte s'ouvre aux "vide spirituel que la ville crée au fond de chaque être humain", à "ces nécessités vitales que la société industrielle ne peut plus lui apporter". Il voyait là une disponibilité d'un l'Occident désormais capable de se mettre à l'écoute des voix issus d'Afrique puis relayées par les broiements de la modernité américaine, et il avait sans doute raison. Des cultes aux musiques, le message est effectivement en train de passer.

Il est une autre voie, que Bastide avait moins pressentie, c'est celle par où les héritages africains anciens, remodelés dans les nouvelles sociétés allaient, avec d'autres héritages, se recentrer sur ces sociétés et faire enfin que leur identité ne soit plus celle d'un passé et d'un exil, mais une réalité métisse enracinée dans le sol où elle est née. L'aventure religieuse a poursuivi son développement dans une synthèse avec les apports de l'Occident, que ce soit dans l'explosion de l'umbanda au Brésil, dont il n'avait pas pu prévoir l'importance, ou dans celle des cultes chrétiens charismatiques aux Antilles. Mais surtout, une vague culturelle de fond s'est avancée au cours des années 1980. Elle a porté avec elle, aux Antilles françaises en particulier, les mouvements de la créolité, de l'antillanité. On a vu émerger un nouveau point de vue dans le langage des écrivains, mais aussi dans les attitudes de la population, au niveau des pratiques culturelles de sa vie quotidienne : le recentrement. Le poids du passé est devenu moins douloureux à mesure qu'il s'allégeait, car le destin culturel collectif était de moins en moins fait de mépris, de conflits et d'aliénation. Les héritages des Amériques noires n'étaient plus des stigmates mais les outils du projet d'un monde en création. Telle est sans doute la prochaine étape du destin culturel de ces Amériques noires.

Dans l'œuvre de Bastide une autre leçon, implicite, s'adresse à tous ceux qui, de nos jours, se tournent vers l'ethnologie et vers la sociologie : c'est la force que donne à un chercheur la capacité de se tenir à l'écart des modes, de ne pas se laisser engloutir dans les excès des théories régnantes. Leçon que nous donnent en lui le sociologue surtout, et l'ethnologue aussi. Il ne mit certes jamais le théorique à l'écart, et rien ne ressemble moins que ses livres à une collection de faits bruts et bêtes. Il utilise des clés de lecture, mais celles-ci ne sont jamais l'objet central que le terrain ne servirait qu'à illustrer. Ce sont des outils, qui doivent toujours être maniés avec précaution et dont on doit changer quand les faits l'exigent. Au moment où les déconstructivismes se complaisent dans la mise à néant de l'objet social, et alors que l'interactionnisme en vient à effacer les ensembles qui lui ont donné naissance, la leçon de la solide raison de Roger Bastide est celle, qu'il partage quelque part avec Devereux, d'une polyvalence équilibrée. Il ne déifie ni la théorie pure ni le fait nu ; le chercheur chemine modestement entre les données, il les perçoit comme autant d'étapes au long de sa voie, et il s'efforce de les comprendre en faisant appel à toute l'information dont à chaque instant il dispose : celle qui vient de ses observations et celle qu'il puise dans sa culture générale et scientifique. Evidemment, les questions que Bastide aborde tirent profit des nouvelles acquisitions de l'anthropologie : les approches du changement social se sont diversifiées, la dimension cognitive des conduites s'est précisée, les données ethnographiques sur les sociétés afro-américaines se sont multipliées. Mais peu d'auteurs ont su relier avec autant de crédibilité les faits religieux propres à ces sociétés à l'ensemble des niveaux d'organisation de la société globale.

En centrant son regard sur le fait religieux, Bastide s'inscrivait certes dans la continuité de Durkheim : son regard n'a jamais cessé d'être avant tout sociologique. Mais jamais il ne l'a été de façon exclusive, au point de réduire la religion à un fait social, uniquement social, tendance qui lui apparait comme "fâcheuse" chez les sociologues de l'Année sociologique. Il est resté tout au long de son œuvre fidèle aux deux belles phrases par lesquelles s'achève son livre Eléments de sociologie religieuse, phrases aux accents de projet, et qui laissent présager la part d'engagement personnel qu'il mettra toujours dans son observation des cultes d'origine africaine au Brésil : "Si nous avons soumis les faits religieux à un strict déterminisme, c'est tout simplement parce qu'il n'y a de science que du nécessaire et qu'une sociologie ne peut, par conséquent,  se constituer que dans la mesure où du nécessaire est accessible à nos moyens d'investigation. Mais si la religion traduit, à côté des tendances collectives et des besoins sociaux, les soliloques solitaires des âmes, les remous secrets des cœurs, les nostalgies des esprits en quête d'absolu, alors se glissent, au sein de ce déterminisme, d'imprévisibles commencements, les germes mystérieux, promesses de fleurs inconnues, dont la sociologie religieuse peut constater la présence, mais dont elle ne peut apporter l'explication."

Car pour lui Shango n'était pas qu'un objet d'étude...



II

Préface au livre de Rajendra Paratian:

La République de l'île Maurice :
dans le sillage de la délocalisation
.

Paris: L’Harmattan, Éditeur, 1995.


Quand une "Isle à sucre" devient la première productrice mondiale d'articles de confection, quand à coté des usines sucrières s'implantent les manufactures, quand l'aéroport s'emplit de touristes et d'hommes d'affaires, que deviennent ces petits planteurs qui ont jusqu'à ce jour formé l'essentiel de son tissu social ?

Question dont l'intérêt peut sembler simplement local au premier regard, mais qui va bien au-delà. Car elle porte sur un temps du monde et sur un lieu où elle rejoint d'autres temps de l'histoire : les bouleversements qui font la modernité suivent des lignes de force qui la contraignent à se couler dans des rapports anciens. Et ce livre en cela mérite lecture. Double lecture. Lecture immédiate, pour connaître Maurice, l'impact d'une économie nouvelle, et le devenir de tout un groupe social.

Mais aussi une autre lecture, informée par l'histoire et qui cette fois déborde largement les rivages de l'île pour donner quelques clés sur les rapports entre nations et entre sociétés au sein de notre monde. Car si les petits planteurs rencontrent cette industrialisation extrême, et en tirent à la fois profits et angoisse, c'est parce que, ailleurs, chez qui produisaient et consommaient les bien issus des manufactures, de nouveaux équilibres et de nouvelles performances techniques poussent à "délocaliser" certaines activités.

Délocalisation ! Combien, à y songer quelque peu, ce mot apparemment si évident porte en fait un message asymétrique ! Ne se limite-t-il pas à une seule face, à un seul aspect de l'immense courant qui ajuste le monde sans en bouleverser les équilibres ? Car l'idée de "délocalisation" d'activités ou de centres de production est d'abord celle d'un départ : c'est un mot pour le langage du point de départ.

Or, dans ce livre, c'est le langage du point d'arrivée que tient Rajendra Paratian. L'île Maurice, siège souvent admiré d'un modèle de développement, est le lieu où viennent s'arrimer de nos jours les industries nomades qui ont quitté leurs havres européens, américains ou même asiatiques. Et elle en est toute entière transformée. Afflux d'emplois et de capitaux, dynamisme des transports, et des communications, essor de la construction, paix sociale. Souvenons-nous de l'île des années 1970, aux perspectives bouchées,  où les chômeurs étaient convoyés vers les chantiers de "développement" entretenus par l'aide internationale, tandis que les troubles sociaux n'étaient contenus que par la menace... Le changement est fascinant.

Mais il ne faut pas se contenter de la vaste échelle à laquelle les Etats s'observent les uns les autres, échelle qui est aussi celle des économistes et des géopolitiques. On trouvera certes dans ce livre les données chiffrées nécessaires, mais son centre est ailleurs, dans une vision claire de ce qui se passe au niveau des hommes et des femmes qui sont pris dans ce mouvement, et qui voient s'infléchir brutalement la trajectoire de leur vie.

Sont-ils encore planteurs, travailleurs de la canne, ou deviennent-ils paysans-ouvriers, voire entrepreneurs ambitieux regardant vers la fortune ? La fascination de la modernité les entraîne ; mais ce modèle mauricien sait mélanger l'acharnement qu'exige un tel développement, avec les charmes d'une créolité fortement marquée d'indianité, où des souplesses ailleurs imprévisibles colmatent les fissures des conflits. .

Mais, sans être prophète de malheur restons lucides, et rappelons-nous l'histoire. Qu'en fut-il de la société des Isles à son origine ? Des métropoles puissantes ( la France et l'Angleterre), des terres à peupler, des capitaux et des cadres (les colons et planteurs) et une main-d'oeuvre qu'on fit venir  dans des conditions difficiles, celles de l'esclavage ou de l'engagement sous contrat. Tout cela pour produire du sucre, que l'on exportait vers ces métropoles...

Le développement initial des iles à sucre, dans la Caraïbe comme dans l'océan indien, a été foudroyant. Les plantations sucrières ont mis au point des formes d'activité jusque là ignorées dans les terres tropicales : ensembles agro-industriels, d'abord modestes puis poussés à s'agrandir par l'évolution des techniques, essor d'une agriculture capitaliste et non paysanne, développement, sur cette richesse, de cités, de bâtiments somptueux, et d'aristocraties qui ont été parfois emportés par les révolutions (comme en Haïti) mais qui ont dans bien des cas, comme à Maurice, survécu jusqu'à nos jours.

L'industrialisation, ne se coule-t-elle pas dans ce moule ? Est-elle le signe d'une rupture, d'un recentrage, ou bien celui de la permanence la plus solide, celle de l'adaptation des mêmes structures à un univers changeant ? "Délocalisation" prend alors un autre sens. Départ d'une industrie, certes, départs d'emplois, mais vers quels salaires, au sein de quels pouvoirs ? Puis ensuite, le retour des biens, des capitaux, des bénéfices... Autrefois, c'est la main-d'oeuvre que l'on faisait voyager, qu'on délocalisait...Les îles à sucre, dont Maurice est l'une des plus accomplies, se sont développées sur cette délocalisation des hommes, avant de le faire sur celle des activités. Et ce n'est sans doute pas un hasard, mais la poursuite d'une séquence historique, où les rapports avec l'Occident se sont noués dans l'ambiguïté et se perpétuent dans l'équivoque.



III

Postface au livre de Monique Desroches:

Tambours des dieux. Musique et sacrifice
d'origine tamoule en Martinique
.

Montréal: L’Harmattan, Éditeur, 1996.

Quand l'oeil écoute...

C'est le titre d'un livre de Paul Claudel, L'œil écoute, qui m'a semblé dire au mieux, alors qu'il porte sur toute autre chose, le territoire de l'ethnomusicologue, ce territoire que Monique Desroches parcourt dans ce livre avec force et clarté. Elle a observé et écouté tout à la fois ; plus exactement elle a littéralement écouté avec l'œil, observé avec l'oreille, accédant ainsi aux dimensions d'une musique qui ne peut se cantonner aux sons des instruments ni aux gestes des exécutants. Une musique qui est aussi un fait social. 

Car, pour connaître à quel point, et de quelle façon, la musique entre dans le jeu des relations, des échanges, des pouvoirs et des symboles qui animent une société, il ne suffit pas de l'écouter, ni de l'analyser en elle-même, comme si elle était un objet intemporel. L'œil doit être là. Oeil de l'ethnologue, qui observe qui fait quoi, quand, avec qui. Mais cet œil ne comprend pas tout, lui non plus. Car si la musique construit la relation, ou exprime le symbole à travers les échanges de ceux qui la jouent, elle est aussi elle-même offrande. Une offrande qui porte en elle le message du don. Et l'on ne donne pas n'importe quoi, n'importe quand, à n'importe qui. La musique est en même temps le message et l'objet donné, et le rythme, les instruments, la mélodie fondent d'un même geste la musique et son message.

Lorsque, dans le lointain, passe la procession indienne, on entend les battements des tambours. Ils ne sont pas là seulement pour ceux qui suivent la procession, mais pour tout l'environnement qui sans la voir l'entend. La musique est toujours l'enveloppe immatérielle des rituels, étendant leur espace bien au delà de celui où ils se tiennent. A mesure que l'on s'approche de la cérémonie, le son se fait plus fort comme si cet espace sacré devenait plus dense. Ce halo sonore construit l'espace sacré, et la "structure sonore d'un espace sacré" étudiée dans ce livre rend sensible, et intelligible cette construction, Musique indispensable pour qu'existe cet espace. Car si les tambours sont muets, les hommes peuvent bien s'agiter, dire leurs prières ou tendre leurs sacrifices, les Dieux ne viennent pas. Sans cette enveloppe sonore, le rituel est mort, figé comme une planète sans air où ne soufflent plus les vents.

Certes, l'œil de l'ethnologue écoute toujours ; bruits d'enfants dans une cour, appels dans le lointain, rires dans le voisinage sont des signes, des messages de la vie sociale qui l'entoure. Mais lorsque ces sons s'organisent en musiques, toujours plus savantes que ne saurait le déceler l'ethnologue mal instruit de la musique, les messages se perdent, et c'est là que le relais de l'ethnomusicologue devient essentiel. Relais, dans un parcours sans rupture, où les connaissances de l'un et de l'autre déchiffrent ensemble l'inconnu.

C'est ainsi d'ailleurs qu'a commencé l'aventure de cette thèse. Entendant les rythmes du tambour plat des Indiens de la Martinique, ces "couplets" que l'on me disait être des appels aux Dieux, je ne parvenais ni à les noter, ni à les saisir. Faille infranchissable à l'ignorant en musique que j'étais. Il fallait que le relais soit pris. Et on peut juger par ce livre qu'il l'a été, admirablement. La recherche ethnomusicologique a répondu aux questions de l'ethnologue. Puis elle s'est posé d'autres questions ; elle a déployé ses propres techniques ; elle a travaillé dans son champ propre. Elle est ensuite revenue vers l'ethnologue, et, à son tour, elle l'a interrogé.

Qui de nous a perçu le premier que la musique est espace, qu'elle est structure de cet espace ? Ni l'un ni l'autre sans doute, mais l'exemplaire dialogue qui s'est alors noué. Cette enveloppe sonore du lieu rituel, comme l'atmosphère autour de la terre, fait partie du lieu et l'étend ainsi bien au delà du visible. Elle est aussi un support essentiel de sa vie. .

Car autour du rituel tous les sens parlent. Comme autour du poète "les sons et les parfums tournent dans l'air du soir", et ils sont indissociables des gestes, des offrandes, des regards. Parfums de l'encens brulé et des fleurs répandues, saveurs multiples des offrandes partagées, couleurs des vêtements, des Dieux, des fleurs, des animaux et du sang. Tout semble se passer comme si, pour les objets les plus matériels, pour les êtres humains les plus lourdement soudés au sol par la pesanteur, ces parfums, ces couleurs et ces sons figuraient une autre nature, plus immatérielle, dans laquelle ils pouvaient se mouvoir sans contraintes et rencontrer les Dieux. La musique est bien plus qu'une part du rituel, bien plus qu'un langage, bien plus qu'une composante de la prière. Elle crée cette autre nature, Elle n'est ni un ajout aux choses, ni même un lieu pour elles, elle est le lieu de leur sens.

Tout cela nous a été enseigné par des gens pauvres et dominés, dont les visages, comme celui du chanteur Zwazo, étaient marqués par un demi-siècle de travail dans les champs. En apportant de l'Inde leurs cultes et leurs Dieux, ils avaient su les maintenir vivants justement parce qu'ils avaient soigneusement préservé leurs musiques.

Les Dieux ont voyagé avec les immigrants. Ils ont franchi l'Océan indien, puis traversé l'Atlantique. Ils seraient morts si, comme les poissons que l'on transporte dans un bocal rempli d'eau, ils n'avaient pas été emmenés avec la musique qui leur donnait sens et vie.

Ce livre, par sa richesse ethnographique, par la qualité de ses sources, par son souci d'être complet dans l'exploration de la musique, nous permet de comprendre tout cela justement parce que son auteur tout en le comprenant l'a ressenti, ce qui l'a mise en harmonie avec ceux qui, loin de n'être que ses "informateurs", ont été ses partenaires et ses amis au long des longues journées des cultes et des heures d'écoute.

Quand l'œil écoute, il voit l'invisible. Et cela, l'ethnomusicologue l'a enseigné à l'ethnologue.



IV

Préface au livre de Laurence Pourchez:

Anthropologie de la petite enfance
à l'île de La Réunion

Paris, Karthala, 2002

Pourquoi ce livre ?

D'abord, pour sa richesse ethnographique. À partir d'un grand nombre d'observations et d'entretiens, Laurence Pourchez sait faire “voir” par des descriptions vivantes tout ce qu'elle-même a découvert, dans le plus quotidien comme dans le moins connu. Les conduites, les rites et les pratiques qui marquent la première année de l’enfant réunionnais, tout ce modelage de la prime enfance qui n'est pas évident pour un observateur moins bien armé qu'elle, nous sont accessibles, littéralement "à livre ouvert".

Et déjà en ce sens ce livre apporte beaucoup. D'autant plus que son auteur ne cède jamais à la tentation de la langue de bois du discours théorique souvent tenu en sciences sociales pour éblouir le lecteur, en le trompant sur la qualité des données. Ce qui n'empêche pas Laurence Pourchez d'ouvrir des voies à l'analyse et à la réflexion. Sa grande maîtrise de l’expression et de la présentation fait alors écho à une maîtrise égale du savoir de chercheur de terrain : ses pistes d'interprétation vont bien au delà de la description de faits et de leur accumulation.

En lisant ce livre, on accompagne dans un ordre chronologique, la première année de l’enfant réunionnais, et ce parcours révèle l'ordre de la société où tâtonnent ces premiers pas : un autre ordre que celui du temps, plus subtil, qui agence chaque étape au sein de cette société réunionnaise, de ce continuum complexe que trop d'esprits superficiels tendent à simplifier en le traitant selon une logique ethnique. On palpe cette réalité créole où les couleurs sont les nuances d'une irisation bien plus que les teintes inamovibles d'une peinture, une société où les contradictions s’abolissent non en synthèses mais en équivalences, en traductions multiples.

Pourquoi ce livre, donc ? D'abord à cause de cette richesse, de cette plongée dans le façonnement de l'enfant, dans le dévoilement de tous ces gestes, ces propos, ces attitudes par lesquels on charge de sens son univers tout neuf.

Mais il y a un autre ensemble de raisons de découvrir ce livre, qui dépassent la connaissance de l'enfance.

On sait combien les poètes et les romanciers sont hantés par leur jeunesse. Leur œuvre s'enracine dans leur apprentissage du monde dont les traces fortes se gravent dans leurs textes.

…Les enfances créoles ont hanté bien des livres, qui disent souvent mieux que les travaux des psychologues et des ethnologues ce halo qui nimbe l'enfant, l'entoure de parents et de tropiques, d'ancêtres et de copains, de montagnes et de mer, d'espoirs et de hantises. Il n'est d'ailleurs nul besoin d'être un écrivain pour que l'enfance resurgisse au long de la vie de chacun, faite de nostalgies, de terreurs enfouies, de goûts et d'odeurs, de rituels rassurants et d'images. L'ethnologue a ici sa place, sa tâche unique. Il s'affranchit des disproportions que édifient les souvenirs et il remet en équilibre non seulement les évènements dont chacun se souvient, mais les séquences oubliées d'actes chargés d'intentions et de significations implicites dont la société entoure l'accomplissement d'une enfance. Il permet de comparer les enfances, de les mettre en situation au sein des autres aspects et des autres âges de la société. Il observe et écoute le visible et le moins visible, le dit et le non-dit. Et il dégage ainsi un réel qui paraît à son lecteur à la fois évident et nouveau.

Tel est le propos de Laurence Pourchez : donner à voir pour donner à comprendre. Comment des pratiques qui précèdent, accompagnent et suivent la naissance et les premières années d'un enfant construisent, sans le dire explicitement, le monde où il vivra désormais, comment elles proposent ce qui lui semblera désormais évident dans son rapport aux autres, à la nature, à la surnature, comment sont filtrés goutte à goutte les mots de son langage et les images de son regard. Comment on le construit Réunionnais.

Car l'ethnologie de l'enfance est non seulement celle des racines de chacun, mais aussi celle du passage entre les générations, celle du lieu où s'amorcent la transmission du relais et l'entrée des innovations, bien avant qu'elles ne se fassent consciemment, volontairement et souvent artificiellement dans la construction "identitaire" de l'adolescent et les revendications du jeune adulte.

Laurence Pourchez conduit son travail d'une main ferme, sachant placer au bon endroit les faits d'observation, les propos écoutés, et la sensibilité à une société, et elle noue ainsi les deux thèmes, étroitement enlacés, de son livre : la petite enfance, la société créole. L’étude de chacun contribue à celle de l’autre. Le créoliste apprécie d’autant plus cette lecture entrecroisée que l’auteur maîtrise bien les nuances nécessaires à toute étude qui plonge au cœur des sociétés créoles ; elle sait ne pas être déroutée par leurs apparentes contradictions. Au contraire, elle est capable de montrer comment c’est en ces contradictions à jamais irrésolues que s’engendre le sens des faits qu’elle observe.



V

Préface au livre de Laurence Pourchez
et Isabelle Hidair:

Rites et constructions identitaires créoles.

Paris : Éditions des Archives contemporaines, 2013.


La lecture des cas si divers que présente cet ouvrage conduit nécessairement à dépasser ce que chacun offre en particulier et appelle, bien au delà, à des réflexions théoriques sur la question si classique des rites de passage. Je n’en retiendrai ici que quelques lignes principales, en me cantonnant à trois thèmes, tout en souhaitant que d’autres émergent et soient traités de façon approfondie.

Constatons d’abord que les rites sont confrontés aux mutations sociales de notre temps. Et ces mutations les ébranlent, non seulement dans leur forme, mais dans leur fondement, dans les conditions de l’adhésion des individus.

Notons ensuite que le fait de porter sur des sociétés créoles, qui gardent en elles des traces importantes de l’hétérogénéité conflictuelle de leur formation, place les observations au cœur des phénomènes d’hybridation qui concernent de plus en plus toutes les sociétés modernes. Enfin, et la question n’est pas la moins importante, on bute nécessairement sur les limites d’une approche fondamentalement ethnologique et sociologique des rites alors que la fluidité culturelle générale ouvre l’éventail des positions individuelles.

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Commençons par une remarque de Marcel Gauchet, qui synthétise bien l’ébranlement fondamental de nos sociétés : « Détraditionalisation, désubordination, désincorporation, désinstitutionnalisation, désymbolisation (…). À peu près plus rien ne subsiste de ce qui soutenait un lien de filiation explicite et vivant avec le passé, de ce qui portait les expressions d’’une autorité à laquelle ses subordonnés pouvaient s’identifier ou de ce qui prêtait sens à de appartenances pour les individus en leur permettant de s’y reconnaître » [1].

Comment les « rites de passages » ne seraient-ils pas profondément ébranlés par cette déprise des institutions et des traditions ? Comment toutefois, plutôt que de disparaître, certains des plus anciens semblent-ils se maintenir, tandis que d’autres émergent dans le chaos de nouvelles formes sociales ?

Si les rites bougent, c’est que leur soubassement de mythes, de représentations, de pressions sociales tâtonne en s’ébranlant vers de nouveaux équilibres, ce qui nous contraint de les situer dans un monde fluide et non dans les cadres rigides où on a souvent coutume de les placer.

Il serait alors intéressant de revoir la façon dont se construisent les « passages », cette rupture du continu que les rites sont censés marquer et faire assumer. Comment acquièrent-ils un sens, comment s’édifie à leur égard un consensus, et comment certains passages, longtemps significatifs, cessent-ils d’être pertinents ?

On parvient alors à la question de l’adéquation des rites, tels qu’ils se déroulent de nos jours, avec l’évolution de leur soubassement. Qu’en est-il des individus qui participent à une cérémonie catholique d’enterrement, ou à un baptême, à un rituel national ou qui se trouvent conduits à un geste symbolique ancien ? Même lorsque tout semble stable, quand le rituel semble figé, ses acteurs, en divergeant dans leurs perceptions, en adoptant chacun une lecture personnelle, le décollent littéralement de ses fondements.

À travers ce que décrit ce livre on voit ainsi surgir des innovations qui sont des réminiscences, on suit des émergences ; on perçoit aussi le fait que nombre de rites gardent leurs apparences tout en perdant la cohérence de l’adhésion de ceux qu’ils concernent. C’est ce dont j’avais esquissé l’analyse dans un texte antérieur à propos des participants à un rituel religieux de la Réunion. [2]

Tout cela exige un regard nouveau. Non parce que van Gennep aurait eu tort, mais parce que le rythme et la nature des changements de la société remettent en cause les prémices sur lesquels il s’était appuyé.

On pourrait alors se demander quel est en ce domaine l’apport propre aux sociétés créoles.

On pense d’abord, comme à propos de tant d’autres offres qu’elles présentent en matière de société et de culture, aux interpénétrations de civilisation qui n’ont pas cessé de se produire en elles depuis leurs si récentes origines. Mais il faut aller plus loin. Le « passage » les a toujours précédées puis accompagnées : ce sont des sociétés d’arrivées, des sociétés de mémoires où ces passages se chevauchent et recherchent confusément à se conjuguer. Elles amorcent alors, et bien des rites en témoignent, de nouvelles cristallisations mais aussi des réinterprétations novatrices.

Cependant, trop attribuer à « la créolité » comporte des écueils entre lesquels doivent naviguer les auteurs du livre. Écueil d’un optimisme, d’une sorte d’angélisme qui voit en elle le cadre de synthèses réussies, une préfiguration de celles vers lesquelles cheminerait notre temps. Écueil aussi de croire à une excessive spécificité créole. Écueil enfin de penser que toute émergence fluide de rituels non fixés, a un avenir alors qu’en ce domaine bien des ébauches peuvent ne pas aboutir.

Car le métissage culturel n’est ni simple ni aisé. Il porte en lui des contraintes et des difficultés sur lesquelles on n’insiste pas assez. Il est en effet devenu commun de considérer que métissage et créolisation sont des processus qui se déroulent de façon harmonieuse, et que leur résultat est à la fois créatif et unificateur… Si on pousse plus avant la réflexion et l’examen des situations concrètes, les choses apparaissent plus complexes. Et le fait de traiter ici des sociétés créoles permet de mettre aussi l’accent sur les tensions et contradictions intrinsèques aux faits de métissage. Et cela dans une trame générale, qui dépasse ces seules sociétés pour concerner nombre de processus civilisationnels qui se déroulent sous nos yeux. On trouvera à cet égard intéressant de se référer aux travaux d’un auteur iranien [3] qui analyse avec finesse l’intériorisation contradictoire des valeurs occidentales apportées par la modernité et la mondialisation avec celles que transmettent les traditions locales. Chaque individu est alors aux prises avec un difficile métissage de valeurs : « une partie de l’être – j’entends l’être intime - est encore redevable de l’ancienne vision des choses, qui pense par analogie, par sympathie, tandis que l’intellect consomme les idées nouvelles qui, elles, nous viennent de l’épistémè des temps modernes. (…). Nous sommes à l’embouchure de deux modes de connaissance qui se défigurent mutuellement. » (p. 105).

Cette situation liée au télescopage de modes très différents d’appréhension du monde aboutit à ce qu’il nomme la « simultanéité des strates » de la culture, qui fonde la « conscience hybride ». De ce fait, si des mémoires historiques contradictoires cohabitent, les interprétations d’un même fait sont intrinsèquement ambigües. Du coup l’adhésion aux rites et même les formes de leur accomplissement connaissent des variantes, des divergences, des possibilités d’interférences jusque-là inédites. Seul l’avenir dira si nous sommes là au point de départ de nouvelles cristallisations ou s’il s’agit des préliminaires d’un éclatement irréversible. Les diverses situations présentées dans ce livre ouvrent à cet égard des avenues variées.

Ce conflit de valeur a certes des sources sociales, mais il mérite d’être aussi abordé sous un autre angle ; concernant l’intimité de l’être, il doit être appréhendé par ce qui touche au plus profond l’individu.

Cela nous conduit à un troisième thème de réflexion à propos des rites, thème qui concerne ce que l’on pourrait nommer « l’illusion dominante du social ». Non que le social soit lui-même une illusion, mais sa domination dans les perceptions et les interprétations masque souvent cet autre niveau de la réalité : la place centrale de l’individuel dans l’adhésion aux rites et dans leur lecture. Or c’est justement là qu’opèrent de nos jours les tensions qui conduisent à la corrosion des rites anciens.

Tout passage est celui d’individus, et il existe de la part de chacun une façon différente de vivre chaque rite, chaque phase du rituel, dans l’intimité de ce qu’il ressent. Le social vient envelopper ces regards particuliers, mais il dépend d’eux car il se construit uniquement au carrefour virtuel des vécus individuels ; même s’il les enveloppe, il ne les additionne pas, ni ne les fait converger, si ce n’est dans les apparences d’un lieu, d’un temps, de gestes. Car la réalité de bien des rituels n’est pas celle d’une chorale, mais celle d’un brouhaha qu’on ne peut bien percevoir qu’en en dissociant les voix et en écoutant chacune d’elles.

Les rituels religieux, et tous ceux qui sont marqués par le sacré, sont particulièrement concernés par cette nécessité de modérer l’emprise du sociologique sur la pensée.

Voilà déjà longtemps que Roger Bastide dénonçait une tendance qui lui apparaissait comme « fâcheuse » chez les sociologues de l’Année sociologique : réduire la religion à un fait social, uniquement social. Il a montré la fécondité de cette position tout au long de son œuvre, sans attendre le « retour de l’acteur » souhaité depuis par certains sociologues. Ecoutons-le en résumer l’essentiel dans les deux belles phrases par lesquelles s’achève son livre Éléments de sociologie religieuse :

« Si nous avons soumis les faits religieux à un strict déterminisme, c'est tout simplement parce qu'il n'y a de science que du nécessaire et qu'une sociologie ne peut, par conséquent, se constituer que dans la mesure où du nécessaire est accessible à nos moyens d'investigation. Mais si la religion traduit, à côté des tendances collectives et des besoins sociaux, les soliloques solitaires des âmes, les remous secrets des cœurs, les nostalgies des esprits en quête d'absolu, alors se glissent, au sein de ce déterminisme, d'imprévisibles commencements, les germes mystérieux, promesses de fleurs inconnues, dont la sociologie religieuse peut constater la présence, mais dont elle ne peut apporter l'explication. » [4] On comprend sans peine à quel point ces remarques s’appliquent bien à l’analyse des rites dont traite ce volume.

Ouvrant la porte à des réflexions théoriques à travers des situations en mesure de les alimenter, ce livre participe à l’évolution des idées ; il pousse à la critique des stéréotypes et, très au-delà des sociétés sur lesquelles il centre son attention, à la mise à jour de questions anciennes, en les situant dans leur nouveau contexte.



VI

Postface au livre de Henry Petitjean Roget:

Les Tainos, les Callinas des Antilles.

A.I.A.C., Basse-Terre (Guadeloupe), 2015.

Un ouvrage d’archéologie est avant tout une œuvre de connaissance. Il s’est construit pièce à pièce à partir de relevés de sites, de rassemblement de tessons, de reconstitutions de poteries, puis de travail sur les matériaux et sur les techniques utilisés par les auteurs des restes qui témoignent de leur vie. Peu à peu les données forment un socle que viennent encadrer les connaissances que l’on glane sur la flore et la faune, sur l’environnement et sa gestion, sur les traces de contacts, tout cela situé par des datations aussi précises que possible.

Mais dans ce travail, à mesure qu’il devient plus riche, plus complexe, en un mot plus ambitieux, ne s’affirme pas seulement le peuple disparu dont on a recueilli les traces. Le chercheur lui aussi s’y révèle, par sa personnalité, ses goûts, les influences qu’il a reçues tant dans les apprentissages de son métier que dans son environnement familial, social, culturel.  Dans tout ce qui l’a construit tel qu’il est, unique par son profil. Et donc par son regard.

Au moment où nous refermons l’ouvrage d’Henry Petitjean Roget, la dernière page lue, c’est bien d’un regard que nous nous souvenons, un regard  qui nous transmet l’entrelacs d’une recherche méthodique et d’une personnalité. Les futurs souvenirs de ce livre, ceux qu’on retrouvera plus tard en nous, tiendront largement à la façon dont cette personnalité l’imprègne, par son exigence comme par ses libertés.

Car Henry Petitjean Roget n’est pas archéologue par hasard. Il est né sur la terre martiniquaise, dans un milieu où la culture passait avant l’argent et les honneurs ; il a rencontré lors de ses études secondaires ce pionnier de l’archéologie locale que fut le père Pinchon. Il a surtout eu un père d’une dimension  intellectuelle exceptionnelle. À coté d’une grande œuvre d’historien, Jacques Petitjean Roget a fait passer l’approche archéologique de la Martinique d’un amateurisme enthousiaste mais quelque peu naïf et très replié sur lui-même à des exigences de rigueur accompagnées de l’insertion dans le courant le plus solide de l’archéologie caraïbe grâce à des contacts suivi avec ses plus grands spécialistes.

Ce souffle intellectuel n’était pas le seul. D’autres vents poussaient eux aussi les voiles d’Henry dans sa navigation à travers les îles du passé. Il y avait d’abord cette vocation d’artiste qu’il a avait en lui, qu’il confirma par ses études puis par ses créations [5]. Mais il y avait aussi, à son côté, une mère que l’exercice de l’écoute psychologique avait sensibilisée à l’interprétation du non-dit exprimé dans les actes et dans ce halo qui entoure certains mots, halo fait d’intonations, d’associations, d’hésitations qu’il s’agissait d’interpréter, pour en déceler le sens. Démarche parfois hasardeuse mais souvent féconde, qui en décollant des réalités primaires, celles qui sont immédiatement observables, tente d’accéder à celles qui, tout en demeurant masquées, comptent au moins autant pour expliquer les conduites et les choix des individus, voire des sociétés. Deux courants, donc, qui confluent dans ce livre : celui de l’historien exigeant et de l’archéologue aussi scientifique qu’il se peut, et le courant venu de l’art, de la quête du sens symbolique, ce courant qui interdit d’être aveugle à la face cachée des choses, cette face qui fait qu’elles ne sont pas seulement des choses mais aussi des messages.

Le lecteur sent combien il fallait tout cela pour que naisse ce livre riche et original où l’auteur se donne lui-même à lire car il est l’instrument de sa recherche. Comment faire autrement ? Les anthropologues insistent à juste titre sur la nécessaire réflexivité de l’écriture anthropologique, c’est à dire cette mise en situation de l’objet par rapport à l’auteur et de l’auteur par rapport au thème traité : le résultat de la recherche est marqué par le point d’observation retenu par l’auteur, même lorsqu’il se croit affranchi de toute implication personnelle. Il ne s’agit pas là du vain débat sur l’objectivité et la subjectivité, mais de la mise en évidence du point de vue d’où se fait l’observation, du cadre préexistant à l’analyse, limite à la fois nécessaire et contraignante de toute œuvre intellectuelle. Tout cela s’affirme d’autant plus que l’auteur s’est plus engagé dans son œuvre. Or nous avons dans les deux volumes de ce livre l’œuvre d’une vie, la clé de voute de ce qui a été édifié au long d’années de réflexions, à mesure que se construisait en l’auteur une ethnoarchéologie. Les données, certes, qu’il s’agisse du résultat de fouilles, du décryptage de manuscrits, ou de la lecture de chroniqueurs sont les guides premiers de la pensée et leur lecture honnête et complète s’impose. Lecture intellectuelle avant tout, donc. Mais aussi lecture sensible. Il y a une vie sociale dans l’objet, une esthétique dans sa forme et sa décoration. Il y a des échanges et des styles, tout ce qui fait le vécu du quotidien et aussi, si on est mesure de le déceler, ce qui marque les temps forts, les rites d’exception qui rythment la vie et contribuent à la cohésion d’un groupe humain.

Les Amérindiens de la Caraïbe ont longtemps été le réceptacle de bien des rêves, de bien des fantasmes, et l’auteur, en  suivant méticuleusement les chroniqueurs, en s’attachant comme le chasseur à décrypter des traces, vient trier dans tout ce qui a été dit, ne gardant rien a priori, mais ne jetant pas tout non plus, deux extrêmes que bien des auteurs n’ont pas su éviter. Ce qu’il écrit convainc souvent, séduit toujours ; parfois les preuves sont ténues, ailleurs elles sont solides et inattendues.

Mais ce qui ressort après lecture ne se trouve-t-il pas au delà ? Les questions posées dans le livre, les comparaisons entre cultures, les réponses apportées, les multiples sources écrites rencontrées en chemin enveloppent les données brutes, ces indices restés trop souvent silencieux et, en leur donnant un sens contribuent à remplacer les fantasmes par des connaissances de plus en plus solides sans toutefois raboter le témoignage de ceux qui vécurent dans les îles. Cette somme de travail et de documents interdit désormais de réduire les tessons de poteries et les pierres polies, à des objets matériels que l’on examine avec un regard de minéralogiste, et leur ajoute l’invisible où se tient leur sens.

C’est certainement, outre leur contenu propre, ce que l’on retient de ces volumes quand on les a refermés : ils font monter la voix des objets, ils sortent de leur gangue des mots amérindiens usés par l’usage dans un autre contexte et ils restaurent l’éclat de leur origine, ils font entendre les chroniqueurs et ils savent intégrer tout cela en usant des outils combinés de la réflexion et de la sensibilité. Ils nous donnent ainsi une autre connaissance de ce que furent les sociétés des îles avant l’immense cyclone qui allait les faire éclater.



[1] Marcel Gauchet, 2007. L’avènement de la démocratie. Vol.1, La révolution moderne, p. 35, Paris, Gallimard.

[2] Jean Benoist, « Lire la marche dans le feu à l’île de la Réunion », ou construire le sens par l'entre- croisement des regards, in De la tradition à la postmodernité . Hommage à Jean Poirier. Paris, P.U.F., 1996.

[3] Daryush Shayegan, La conscience métisse, Paris, Albin Michel, 2012.

[4] Roger Bastide, Éléments de sociologie religieuse, Paris, A. Colin, 1935.

[5] Et dans sa thèse, même si le titre ne semble pas s’y prêter. Voir : H. Petitjean Roget  - Contribution à l'étude de la préhistoire des Petites Antilles, École Pratique des Hautes Etudes, Paris, 1975.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 mai 2015 18:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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