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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean Benoist, “Pourquoi des sciences sociales de la santé ?”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction du Professeur Abdessamad Dialmy, Sciences sociales et santé au Maroc. Colloque organisé par la Faculté des Lettres et Sciences humaines Dhar el Mahrez de Fès et AMADES [Association d’anthropologie médicale appliquée au développement et à la santé], 2-3 décembre 1999. Université de Fès, Maroc, 2002. Ce texte a initialement été publié par ECHO (European Commission Humanitarian Aid) en tant que document pédagogique. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Jean Benoist
Médecin et anthropologue
Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III, France.

Pourquoi des sciences sociales
de la santé


Un article publié dans l’ouvrage sous la direction du Professeur Abdessamad Dialmy Sciences sociales et santé au Maroc. Colloque organisé par la Faculté des Lettres et Sciences humaines Dhar el Mahrez de Fès et AMADES [Association d’anthropologie médicale appliquée au développement et à la santé], 2-3 décembre 1999. Fès, Maroc. Texte originalement publié par ECHO (European Commission Humanitarian Aid) en tant que document pédagogique.

1. La Médecine entre techniques, société et culture: pourquoi des sciences sociales de la santé

1.1. La place de l’anthropologie
1.2. Anthropologie médicale et écologie humaine. Outils et méthodes
1.3. Une épidémiologie socio-culturelle
1.4. L’eau, porteuse de menaces, et les effets possibles des conduites humaines
2. L’approche anthropologique en épidémiologie socio-culturelle. Quelques études de cas.

2.1. Une pathologie virale transmise par un moustique : la dengue
2.2. Bases comportementales des variations de prévalence des Schistosomiases.
2.3. Quelques aspects de l’épidémiologie socio-culturelle du paludisme
2.4. Variation de l’incidence de certaines helminthiases et d’autres parasites intestinaux

3. Identifier les points d’observation significatifs dans ce type de recherche

Références


1. La Médecine
entre techniques, société et culture :
pourquoi des sciences sociales de la santé


Les stratégies en matière de santé ont beaucoup évolué : du « tout médical », basé sur les progrès foudroyants de la médecine, on est passé à une démarche de santé publique qui tient compte du fait que les populations humaines ne sont pas seulement des ensembles d’individus, mais des sociétés, porteuses de règles, de structures et de culture.

1.1. La place de l’anthropologie

Il apparaît de plus en plus clairement que les progrès réels, concrets, en matière de santé ne dépendent pas seulement des méthodes de diagnostic et de la qualité des médicaments, mais aussi de facteurs non directement biologiques. Or, il y a un grand retard à combler dans ce domaine.  En médecine, et tout particulièrement dans le vaste champ des maladies transmissibles liées à l’eau ( qu’elles soient infectieuses ou parasitaires), l’efficacité d’une action ne peut se juger qu’en bout de piste, Car, ce n’est pas seulement les individus pris isolément qu’il s’agit, de guérir. L’offre de soin ne suffit pas ; il s’agit de transformer un système épidémiologique. Pour accroître l’efficacité, il faut ajuster les techniques proprement médicales aux facteurs de l’environnement naturel et, tout autant, aux cultures, aux structures administratives, aux disponibilités humaines et financières. Et, en matière de sciences humaines de la santé, c’est un nouvel horizon de connaissance qui s’impose ; même s’il n’a pas à en devenir le spécialiste, le médecin ne peut l’ignorer sous peine d’un enfermement qui rendre vains beaucoup de ses efforts.

Nous centrons ici l’attention sur un des secteurs où l’intégration entre sciences médicales et sciences sociales est la plus bénéfique : celui des maladies infectieuses et parasitaires. Rares sont les domaines de la médecine où les performances réalisées par les diagnostics et les traitements soient aussi bonnes. Mais rares aussi parmi ces domaines ceux où les faits de comportement social jouent un rôle épidémiologique aussi décisif.

Toutefois, s’il est coutume d’évoquer ces faits de comportement c’est de façon assez vague. On imagine une sorte de boite noire où se passeraient des choses peu accessibles : il y entrerait des valeurs et des structures sociales et il en sortirait des comportements humains, sans que l’on sache bien par quel processus. Cette position a été longtemps légitime, mais l’anthropologie a réalisé depuis quelques décennies des progrès importants. Stimulée par les problèmes posés par le développement e par les impasses en matière de santé qu’il rencontre, elle s’est donné des moyens d’ouvrir ces boîtes noires. En collaboration avec les écologistes et avec les épidémiologistes, elle a travaillé sur le terrain à analyser les enchaînements de causalité et les réseaux d’interactions qui  lient des valeurs culturelles, des comportements et des rôles sociaux ; elle a alors abordé la façon dont ces faits de culture et de société interviennent dans les circuits par lesquels le corps humain est mis en présence des agents infectieux ou parasitaires qui peuvent l’attaquer. Il apparaît alors que les conduites enchâssées dans la culture et dans l’organisation sociale fonctionnent comme des relais dans les cycles pathogènes. Comme des transistors, ils freinent ou permettent le passage des agents et ils modulent le risque de la victime.

Ce module a donc pour ambition de contribuer à un nouveau regard, prélude à des démarches plus intégrées qui puissent apporter des réponses face à des problèmes sur lesquels butte la pratique médicale. Voilà déjà longtemps (Dunn, 1979), l’OMS avait attiré l’attention sur la nécessité de connaître au moins aussi bien les facteurs liés aux conduites humaines et aux valeurs culturelles que les conditions du milieu naturel pour comprendre et maîtriser les parasitoses. Mais le message est resté longtemps vain, car la coupure entre sciences biomédicales et sciences sociales ne s’efface que lentement.

1.2. Anthropologie médicale et écologie humaine.
Outils et méthodes


On restera ici volontairement sommaire, en se limitant à une présentation très générale. L’anthropologie utilise à la fois ses outils propres et un esprit spécifique :

Ses outils : l’observation précise d’un milieu humain, à partir des individus qui le composent et des réseaux (de parenté, de voisinage, d’appartenances diverses) qui les unissent. Observation aussi des lignes de fracture, des discontinuités plus ou moins marquées qui cernent des sous-ensembles humains et leur permettent de détenir chacun sa spécificité. C’est un travail méticuleux, fait sur le terrain, qui ne collecte données et observations qu’en les situant dans la trame de ce questionnement.

Son esprit : on ne met en évidence des réseaux d’interaction que si l’on ne se laisse pas arrêter par les frontières des disciplines, que si on évite les approches sectorielle (psychologique, géographique, économique, politique etc.) pour laisser ouvertes toutes les voies qui se présentent.

Prenant appui sur les liens que l’écologie humaine a mis en évidence entre les facteurs environnementaux et les facteurs dépendant de l’homme dans la structure des écosystèmes, l’ethnologue travaille sur les enchaînements qui, au sein de ces écosystèmes, traversent les barrières que les disciplines classiques ont posées entre les facteurs naturels et les facteurs anthropiques, Et c’est ainsi que, bien souvent, partant d’un problème médical, il traverse des questions de parenté, de religion, de rapports économiques pour se retrouver à nouveau, un peu plus loin, dans ce problème médical, avec des réponses sur les conditions de la variation de prévalence d’une pathologie, sur l’inégalité des accès aux soins et de leur acceptation, sur les changements rapides du profil pathologique d’une région etc. Et les explications qu’il apporte sont justement issues de la « boite noire » des faits sociaux.

Le travail anthropologique demande beaucoup de temps s’il veut être accompli d’une façon vraiment satisfaisante. On se heurte là à une discordance avec le temps généralement bien plus court qui suffit à de bonnes enquêtes épidémiologiques classiques, et cela freine les collaborations. Il faut en être conscient. Pour contourner l’obstacle à la collaboration des médecins avec les anthropologues, il n’existe que deux voies. Si le travail médical se fait dans une zone qu’un anthropologue a déjà étudiée, son expérience lui permet d’accéder bien plus vite aux nouvelles données qu’attend l’équipe médicale. Sinon, il faut utiliser des « méthodes rapides » (Desclaux, 1992 ; Manderson, Aaby, 1992 ; Scrimshaw, Hurtado, 1987). Mises au point sous l’égide de l’OMS, elles apportent certes une contribution, mais elles restent superficielles, voire naïves, et elles ne peuvent pas accéder aux questions les plus fines, qui sont cependant celles qui apportent le plus de renseignements importants.

De toute façon on ne peut plus ignorer cette dimension. En effet, selon que les coutumes, les façons d’habiter ou de se vêtir, les connaissances préventives et thérapeutiques sont telles ou telles, la maladie accède plus ou moins à la population ; de faibles variations de comportement dictées par les mœurs ou par les moyens matériels, peuvent faire varier fortement le fardeau de telle ou telle pathologie selon les groupes sociaux ou culturels.

En effet, avant que ne s’amorce la séquence biologique de la pathologie, il faut que soit établi le contact entre le sujet humain et l’agent pathogène. Quelle que soit la porte d’entrée (blessure, piqûre d’insecte, pénétration transcutanée, voie respiratoire ou digestive etc.), la rencontre entre l’agent et sa victime se fait au carrefour de  deux chemins :

  • l’un est strictement biologique. Y participent la densité de l’agent agresseur, de ses hôtes et de ses vecteurs dans le milieu, sa virulence propre, la réceptivité du sujet humain en fonction de son état général, de son passé pathologique et peut-être de sa génétique.

  • l’autre est social. Les conditions der l’infection ou de l’infestation sont pondérées par les conduites de l’individu face au milieu potentiellement pathogène. Sa vie quotidienne, dictée par les normes sociales et les valeurs culturelles et religieuses, sélectionne et oriente ses contacts avec les facteurs de son environnement. Elle pousse vers certains lieux et en proscrit d’autres ; elle conditionne, sans que les individus en soient conscients la gestion de l’eau, celle des excréments, les relations avec les animaux, ; elle conduit à se trouver en tel lieu à telle heure et non à telle autre ; elle crée à des différences dans ces domaines entre les sexes, entre les âges, entre les milieux sociaux, entre les appartenances religieuses etc. C’est en étudiant de façon très fine ces conduites que l’on reconstitue les voies souvent peu apparentes qui relient le corps humain au milieu naturel et par lesquelles circulent germes et parasites.


1.3. Une épidémiologie socio-culturelle

L’anthropologie apporte pour faire cela une trame d’analyse, en montrant bien qu’il ne s’agit pas d’en rester à une écologie où l’homme, espèce naturelle, occuperait telle niche. Elle rend compte du fait que les « niches » de l’homme sont construites par lui, et varient à  l’infini à partir de l’histoire, des valeurs, des systèmes de parenté, des relations au sol, des structures d’habitat et des prescriptions religieuses.

De même que les parasitologues ont pu reconstituer les cycles de relations qui permettent la vie et la diffusion d’un parasite, les anthropologues  démontent les cycles de relations entre les individus, cycles qui relient également ceux-ci les communautés humaines à l’environnement naturel : un trajet parasitaire n’aboutit que si les comportements humains le laissent se poursuivre. On conçoit combien, bien plus que d’une approche interdisciplinaire qui ferait collaborer l’anthropologie et la parasitologie, nous avons besoin de l’appropriation commune d’un nouvel  espace écologique, celui qu’aborde une épidémiologie socio-culturelle.

Elle seule peut, d’étape en étape, suivre la piste jalonnée de relais qui insère l‘homme dans la nature tout en lui laissant édifier une place à part. Cette piste conduit parfois, avec le naturaliste, au sein d’un monde tout à fait extérieur à l’homme, puis elle pénètre dans la société et la culture pour éventuellement retrouver par la suite le naturaliste et ainsi de suite. Retraçant le chemin de la pathologie transmissible, qui est un fait de collectivité organisée, elle permet d’observer les particularités d’une collectivité, porteuse d’une culture, inscrite sur un terroir, disposant de valeurs et de ressources propres.. Les différences micro-épidémiologiques entre des sous-groupes, observés à une échelle suffisamment fine reflètent ces différences d’insertion écologique. C’est souvent dans ces faits sociaux et culturels que se trouve un maillon fragile de la chaîne entre l’agent pathogène et l’homme, maillon sur lequel les actions sur le milieu et les changements sociaux et culturels ont une prise.

N’oublions cependant pas que des généralités ne font jamais une science, et que seuls des problèmes concrets, abordés avec rigueur peuvent la fonder et légitimer son support théorique. C’est à cela que seront consacrées les présentations issues de la bibliographie et la synthèse qui les encadre. Aussi, pour répondre aux questions posées par une bonne intégration des faits sociaux et des faits biologiques dans la connaissance des menaces véhiculées par les eaux, il importe d’être aussi systématique dans l’approche des données anthropologiques que peuvent l’être les parasitologues ou les épidémiologistes dans celle des données biologiques et environnementales.

C’est au cours des années 1970 que certains parasitologues ont souhaité sortir des généralités sur les mécanismes par lesquels les faits sociaux intervenaient dans l’épidémiologie des parasitoses, Cela a été bien formulé par Gillett (1975) lorsqu’il remarquait « we know a very  great deal about the the vectors and about the infections they transmit, but we have made no real effort to study the behaviour of man » (cité par Mac Donald, 1980, p.11). Des anthropologues faisaient le même constat : pensons au livre pionnier d’A. Alland, 1970. Toutefois les deux disciplines, parasitologie et anthropologie socioculturelle travaillent avec des concepts et des méthodes très étrangers les uns aux autres, et les liens sont toujours fragiles. Même si une heureuse conjoncture a parfois permis des travaux de qualité, souvent la distance est demeurée grande et la collaboration interdisciplinaire en est restée au stade des vœux.

Le relevé de quelques exemples, dont certains sont empruntés à des travaux effectués en dehors de l’aire circumméditerranéenne, montre toutefois qu’une épidémiologie socioculturelle a beaucoup à apporter. Espérons que les collaborations nouées à l’occasion de ce module y contribueront.

Nous allons passer en revue, de façon nécessairement sommaire, cette interface interdisciplinaire entre des sciences sociales et les sciences de la santé, en centrant l’attention sur des pathologies où les rapports avec l’eau ( sa gestion ou sa fréquentation) ont un rôle primordial.  Pour cela, nous allons procéder en trois étapes.

La première trace brièvement le cadre général des menaces issues de l’eau et des effets possibles des conduites humaines à cet égard.

La seconde présente des enquêtes où l’intégration des approches a été faite, de façon plus ou moins complète, dans diverses situations épidémiologiques. Nous verrons là à l’œuvre un travail très différent de celui qui s’appuie sur les modèles de l’épidémiologie quantitative. Ces derniers, bien que simplifiés, sont nécessaires dans une approche de grande envergure et ils mettent en évidence des corrélations importantes. Mais il s’agit ici d’accéder aux mécanismes, et en particulier à ceux qui comportent des éléments issus de conduites sociales. Il s’agit aussi d’aller au-delà de la description clinique ou de celle des cycles parasitaires, pour faire l’inventaire de variables sociales et mettre en évidence les structures par lesquelles elles interviennent sur la prévalence d’une pathologie. Nous sommes là au cœur de ce qu’entend montrer ce module :

  • - comment formuler des hypothèses « riches », et les examiner grâce à l’observation et au contrôle de nombreuses variables

  • - comment intégrer les régularités issues de la culture, pour accéder aux mécanismes des phénomènes que la statistique a profilés.

Une double démarche apparaît constamment  dans  ces enquêtes :

- une démarche épidémiologique,

Il ne s’agit pas de traiter ici des questions qu’aborde avec succès l’épidémiologie classique, c’est-à-dire d’évaluer par des méthodes statistiques précises l’incidence et la prévalence de telle ou telle pathologie et de mettre en évidence les facteurs qui lui sont associés. A partir des données ainsi rassemblées, l’épidémiologie socioculturelle a pour but,, par une approche qualitative, descriptive, de déceler les enchaînements par lesquels des différences apparemment mineures de comportement peuvent conduire à des écarts importants dans la vulnérabilité des individus. Il s’agit donc de saisir les modes d’action des facteurs écologiques de l’environnement social. Cela exige le contrôle précis des biais et des erreurs possibles, quant à la sélection des lieux d’observation, des sujets, des techniques. Mais, avant tout, cela demande que les questions concernant les faits sociaux soient bien posées. Aussi, la démarche proprement anthropologique est-elle indispensable :


- une démarche anthropologique.

Le social est traité comme une variable indépendante ; malheureusement la tendance la plus courante est de s’en tenir à l’emploi de catégories assez grossières (classes sociales, ethnicité, formes d’activités, habitat et liens à l’espace environnant, etc.). En réalité il faut raffiner beaucoup plus la collecte des données pour atteindre le niveau significatif, celui auquel les comportements ont une incidence directe sur la prévalence d’une pathologie.

Mais surtout on sait que le démarche socio-épidémiologique classique est très mécaniciste ; il ne s’agit pas de transposer son point de vue à une plus petite échelle. Car les conduites ne sont que des relais : le point de départ est au niveau des valeurs, des codes de relation ; c’est là que se décident les liens entre les individus et ceux qu’ils ont avec les composantes du milieu environnant ; c’est là que se situent les spécificités locales qui donnent un profil particulier à l’épidémiologie d’un groupe humain donné.

La troisième vise à orienter l’analyse des faits sociaux par les chercheurs en mettant en évidence les points d’observation les plus significatifs à retenir. Cela conduira à une esquisse des incidences pratiques de ce qui peut être alors mis en évidence.

1.4. L’eau, porteuse de menaces,
et les effets possibles des conduites humaines


Les situations mettant les individus ou les communautés en relation avec des risques  parasitaires ou infectieux issus de l’eau sont multiples. Chacune correspond à des profils spécifiques de comportement et à des natures différentes de risque. Les pathologies voient leur incidence modulée par le croisement des situations factuelles relatives à l’eau avec les conduites régissant le contact humain avec l’eau.

a/ Un inventaire sommaire permet de distinguer plusieurs types de situation correspondant à des systèmes environnementaux différents, et donc à des agents et des vecteurs différents et à un impact différent des conduites humaines :

  • les eaux stagnantes permanentes ou semi-permanents, marais et « paludes » qui sont propices à la  vie des larves de diverses espèces de moustiques, et qui favorisent diverses parasitoses.

  • les eaux courantes, où se développent également certains hôtes et certains vecteurs

  • les eaux déposées ou accumulées par l’homme dans son habitat et son environnement proche : modes d’entreposage de l’eau dans l’habitat, fontaines, écoulement à l’air libre etc.

  • les aménagements hydrauliques : barrages, dispositifs d’irrigation. Ils ont parfois une influence considérable. Si leurs avantages économiques sont incontestables, leurs effets sur la santé peuvent être très négatif. Citons à titre d’exemple la flambée de  billhaziose à S. hématobiuim qui a été étudiée récemment au Ghana (Hunter, J. M., 2003). La construction de centaines de petits barrages voilà un peu plus de quarante ans a fait tripler la prévalence de la bilharziose. Il en est de même à proximité des dispositifs d’irrigation en Egypte, et dans certaines zones agricoles des Antilles.

b/ Les conduites humaines concernent tous les aspects du cycle nycthéméral des activités; ce cycle laisse certes une prise à des choix individuels, mais il est statistiquement déterminé par des orientations sociales et culturelles qu’il s’agit d’identifier avec précision. Vis-à-vis des rapports à l’eau on peut distinguer :

  • les conduites régulant le contact direct avec l’eau : déplacement périodique vers des points d’eaux ; lieu, fréquence et horaire des bains et autres conditions de contact; environnement immédiat de l’habitat ; activités professionnelles ( nature, rythme, lieux) : lavage, pêche, collecte, plantation ou récolte.  etc.

  • les conduites favorisant la contamination des eaux : gestion des déchets et des excretas, certaines activités agricoles ou d’élevage.

  • les conduites ayant un impact sur les rapports avec un vecteur (fréquentation d’espaces où se trouve le vecteur, structure de l’habitat)

  • les conduites ayant un impact sur les rapports avec un hôte : pratiques d’élevage et de chasse, migrations saisonnières des éleveurs etc…

Ces conduites interviennent sur la prévalence des pathologies à travers

  • leur impact direct sur le milieu

  • la variabilité des conditions d’exposition. La statistique met souvent en évidence des variations entre des populations ou entre diverses catégories de celles-ci. Il s’agit là de suivre les fondements des conduites conduisant à ces variations, de façon à identifier peut-être certains lieux ou moments stratégiques pour des actions de prévention.


2. L’approche anthropologique
en épidémiologie socio-culturelle.
Quelques études de cas.


Les études de cas retenus permettront de quadriller l’essentiel des situations où la dépendance d’une pathologie envers l’eau est importante. Mais nous mettrons l’accent sur des cas où cette dépendance est largement influencée par les comportements humains, quel que soit leur niveau d’intervention. 

L’incidence et la prévalence d’une infection microbienne ou virale ou d’une infestation parasitaire dépendent de la façon dont s’entrecroisent facteurs naturels et facteurs humains. À cet égard aucune société n’est identique à une autre, et la première leçon d’une épidémiologie socioculturelle est la nécessité d’évaluer pour chaque cas la façon dont s’agencent en un système épidémiologique particulier les grandes variables, naturelles comme socioculturelles.

On passe en revue ci-dessous quelques pathologies particulièrement importantes par leur fréquence et par leurs conséquences, à partir d’études qui s’efforcent de tenir compte dans un système cohérent de ces diverses variables : les facteurs abiotiques, les facteurs liés au vecteur éventuel et au parasite, les facteurs liés aux comportements humains, les facteurs issus de l’organisation sociale et des valeurs culturelles ou religieuses qui orientent ces comportements. Nous n’avons pas nécessairement choisi des exemples circumméditerranéens, car il s’agit de présenter des modèles de démarches à partir de travaux significatifs. L’aire méditerranéenne demeure à cet égard riche de questions à approfondir, dont certaines, en relation étroite avec les comportements culturels (comme il en va par exemple de l’hydatidose dans divers pays du bassin méditerranéen) ne sont pas liées aux questions relatives à l’eau qui nous concernent ici.

2.1. Une pathologie virale transmise par un moustique :
la dengue


Il s’agit sans doute là de l’une des plus significative parmi les « man-made disease ». Directement liée au rôle de l’eau dans la prolifération du moustique vecteur, la dengue illustre bien la façon dont des changements globaux ( expansion des villes tropicales pauvres) et des comportements culturels (implantation dans les domiciles de points d’eau favorisant le vecteur) concourent à la propagation d’une épidémie virale (Macdonald, 1980).

 La maladie a été identifiée en 1954 aux Philippines. Son développement épidémique relativement récent tient à l’adaptation de son vecteur (Aedes aegypti, et parfois Aedes albopictus, voire Aedes cooki) à de nouvelles conditions d’habitat offertes par le changement social et économique qui a poussé à l’urbanisation massive de vastes zones des pays tropicaux.

Plusieurs faits se sont alors combinés :

  • la diffusion d’Aedes aegypti à travers les voies de communication rapides, de son habitat tropical africain aux zones tropicales d’Amérique et d’Asie

  • un changement adaptatif des femelles du moustique qui trouvent dans les récipients liés à l’habitat humain, un lieu de ponte bien plus favorable que les habituels réceptacles humides naturels du milieu forestier. Le moustique devient ainsi étroitement anthropophile.

  • les concentrations humaines dans des villes

  • l’édification par l’homme de conditions favorables au moustique par sa gestion des points d’eau dans ces concentrations. Il existe d’une part des nécessités de stockage privé de l’eau dans des villes où la distribution est médiocre et irrégulière, d’autre part des pratiques domiciliaires qui multiplient les points d’eau utilisables pour la ponte des moustiques.

C’est là qu’une étude anthropologique fine apporte des précisions étonnantes quant à l’impact de pratiques spécifiques à telle ou telle population. Elles conduisent à des différences significatives de la présence des moustiques, selon la façon dont des populations se comportent quant à la présence de récipients à leur domicile. Plus généralement il apparaît combien grand est le rôle joué dans les épidémies par les petits points d’eau dispersés au sein de l’habitat urbain, et placés au cœur des maisons. Des enquêtes en ont découvert jusqu’à 10 par maison dans des villes comme Bangkok ou Jakarta, Il servent de réserve d’eau, certes, mais aussi à des usage plus divers. Souvent des récipients au pied de meubles servent de trappes à fourmis, et abritent les larves de moustique. Chaque ville, chacun des groupes culturels a ses types de récipients. Et chacun a sa propre « efficacité » dans la création involontaire de lieux de reproduction des moustiques…

C’est ainsi qu’on a pu noter en Malaisie :

  • dans l’habitat chinois la multiplicité des récipients offerts à la ponte : vases décoratifs, jarres pour l’arrosage des fleurs, pièges à fourmis etc.

  • dans l’habitat des Malais la présence de containers de stockage d’eau assez rarement vidés

  • dans l’habitat indien une grande limitation du nombre de récipients et le renouvellement quotidien de l’eau qu’ils contiennent.

Il en résulte une prévalence différente selon les quartiers, ceux-ci ayant une concentration  ethnique assez nette.

La lutte contre les épidémies passe donc à la fois par la prise en compte des faits les plus généraux concernant l’environnement urbain, par les efforts de lutte contre le moustique et contre ses larves, et par l’attention portée à des faits comportementaux bien moins apparents qui contribuent cependant  de façon importante à la permanence de la présence du moustique et à la résurgence des épidémies.

D’ailleurs ce qui se passe sur le front épidémique depuis le début de l’année 2004 montre bien que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Malgré l’insistance des campagnes de santé publique sur la nécessité de contrôler les points d’eau, la dengue a pris de l’ampleur en Asie du sud et du sud-est. C’est ainsi que l’Indonésie, où sévit la forme la plus pathogène du virus (DEN-2), et qui avait eu 1400 morts en 1998 est à nouveau aux prises avec la dengue. Depuis janvier 2004 le virus a contaminé des dizaines de milliers de personnes et fait des centaines de morts. Les facteurs en cause demeurent les mêmes : les difficultés d’approvisionnement en eau, et aussi la multiplication dans la maison et dans son proche environnement des récipients contenant de l’eau. C’est en vain que les campagnes de santé publique insistent sur ce point. Or les épidémies ont pris une gravité croissante depuis leurs premiers développements. Il semble en effet que les sujets antérieurement atteints (une fois passée la période d’immunité, qui est d’environ 5 ans) soient devenus plus vulnérables.

2.2. Bases comportementales des variations
de prévalence des Schistosomiases.


On se trouve là en face d’une des pathologies où les interférences de la biologie du parasite, de l’écologie et des comportements humains crée un système particulièrement  bien intégré.

(ici renvoyer au document parasitologique  sur les schistosomiases et leur modes d’infestation)

  • Le premier facteur de prévalence de la maladie est la présence du vecteur, un mollusque qui peut appartenir à diverses espèces selon les lieux et l’espèce de schistosome en cause. Dans tous les cas, il se développe dans l’eau. Ce peut être celle de rivières, de mares ou de canaux d’irrigation. C’est la présence du mollusque qui est à la base des foyers d’infection.

  • second facteur est l’espèce de schistosome présente. La chronobiologie des émissions de cercaires varie grandement selon les espèces. La vulnérabilité de l’homme (ou d’autres espèces) est liée à la concordance entre les heures d’émission des cercaires et les heures de fréquentation des eaux infestées. C’est à travers ce facteur que peuvent se produire de grandes différence d’incidence entre des catégories d’individus, selon l’age, le sexe ou l’activité.

  • la présence d’une bilharziose chez l’homme est en effet très liée aux modes de fréquentation de l’eau. Cette fréquentation dépend elle-même de plusieurs variables.

a/ L’organisation de l’espace. Ainsi, la distance de l’habitat à l’eau contaminée est-elle en corrélation étroitement positive avec le taux d’infestation d’une population.

b/ L’action technique directe de l’homme sur les milieux aquatiques : barrages, creusement de points d’eau, et de canaux, qui crée souvent des conditions favorables à la prolifération du mollusque

c/ Les conduites sociales relatives à l’eau : gestion des matières fécales, adduction d’eau, choix de lieux de lavage, pratique de bains etc., qui entretient le cycle du parasite

d/ les comportement différentiels des sexes face à la fréquentation de l’eau potentiellement infestante : importance du contact avec l’eau, horaire de la fréquentation de l’eau (qui coïncide ou non avec les pics de l’émission des cercaires).

Selon les cas, c’est tel ou tel de ces facteurs qui a le plus d’influence ; dans une situation donnée certains sont au premier plan, tandis que d’autres n’entraînent aucune différence de prévalence au sein de telle ou telle population. Pour chaque société se construit ainsi un espace écologique, qui intègre les facteurs biologiques relatifs au vecteur du parasite et les facteurs très divers concernant la population humaine (spatiaux, comportementaux, démographiques etc.).

L’étude très fine de l’épidémiologie de la bilharziose dans une région d’Afrique de l’ouest montre bien les liens entre les facteurs en action. La question que les chercheurs se sont posée, (Wright, in Garlick et Keay) était : «Pourquoi existe des différences significatives de prévalence de la bilharziose entre des communautés fréquentant des sites analogues ? » Cette question était soulevée par la comparaison entre les Mandingues, les Peuls et les Sarakolés en Gambie. Dans un cercle de 30 kilomètres, certaines communautés étaient à peu près indemnes, d’autres un peu atteintes et quelques-unes lourdement infestées. L’étude ethnologique comparée de ces trois groupes éclaira les épidémiologistes. Presque indemnes, les Mandingues vivaient de riziculture dans des vallées où ni la rivière, ni les rizières n’abritaient le mollusque, hôte intermédiaire indispensable. L’incidence, chez les Peuls était nettement plus forte en saison des pluies qu’en saison sèche. Les Peuls pasteurs nomades fréquentaient les plateaux riverains ; ils y installaient leur habitat, à proximité duquel pâturait leur bétail. Les dépressions inondables du plateau abritaient un hôte, B.senegalensis, très actif en saison des pluies, mais qui cesse d’être dangereux en saison sèche. A l’opposé, les Sarakolé  avaient une incidence bien plus forte en saison sèche. Ils se tenaient dans des villages de polyculture sur certains affluents au cours irrégulier où les mollusques hôtes ne résistent pas l’afflux de l’eau qui balaie la rivière lors de la saison des pluies mais prolifèrent en saison sèche.

À ces différences socio-environnementales s’ajoutaient des différences de comportements des femmes et des enfants quant à la fréquentation de l’eau. Ces données, réintégrées dans le tableau des résultats parasitologiques rendaient compte de variations inexpliquées. Dans sa conclusion, l’étude remarque que trop souvent  « l’accent du travail écologique porte sur le mollusque hôte et a porté trop peu d’attention à la question infiniment complexe du comportement humain. »

Un autre cas où le comportement humain a un rôle de premier plan est l’histoire récente de la disparition de la bilharziose à la Martinique. Elle illustre la façon dont un écosystème qui a pendant des siècles permis l’implantation et la persistance de la maladie a pu être déséquilibré par une intervention humaine involontaire, au point d’éradiquer cette pathologie.

Importée très vraisemblablement d’Afrique, la bilharziose à S.mansoni est vite devenue un fardeau assez lourd pour la population martiniquaise. Souvent concentrée à proximité des rivières infestantes, elle y trouvait une part de ses ressources en eau, et pendant longtemps ses ordures ménagères et ses déjections y ont été déversées. Le planorbe Biomphalaria glabrata (Planorbis glabrata), dans un milieu favorable à sa reproduction était régulièrement infesté par le parasite dont les œufs éliminés par les selles des malades éclosaient dans la rivière ; le miracidium qui en sortait allait se loger dans le planorbe où il se développait, puis les cercaires dont l’homme serait victime durant son passage dans l’eau étaient émis par le planorbe.

Pendant des décennies, tous les efforts d’éradication biologique ou chimique du planorbe ont échoué. Puis on a vu à partir de 1983 sa population baisser, et disparaître en peu d’années. On a compris  peu après qu’il s’agissait là d’un effet imprévu de la mondialisation et des facilités accrues de transport : un autre mollusque, introduit involontairement avec des poissons tropicaux d’aquariums, et rejeté accidentellement dans certaines rivières, était un concurrent redoutable du planorbe. Il s’agit de Melanoides tuberculata, venu du Moyen Orient, et qui a depuis été utilisé systématiquement avec le plus grand succès dans une lutte biologique contre le planorbe qu’il a pratiquement fait disparaître..

Créé par l’homme, l’écosystème favorable à la permanence de S.mansoni a été finalement détruit par l’homme, et dans les deux cas, c’est à la suite de comportements qui, sans en avoir connaissance, s’articulaient directement sur les conditions de développement de la pathologie. 

2.3. Quelques aspects de l’épidémiologie socio-culturelle
du paludisme


Le paludisme a toujours été profondément associé à l’histoire des civilisations humaines, Son expansion, en étroite corrélation avec celle de l’agriculture, s’est faite sous le double effet de la transformation des écosystèmes dans un sens favorable au moustique vecteur et de la densité des populations humaines dans des sociétés agraires, favorable à la pérennité de la transmission de l’hématozoaire. Bien plus, au delà de la maladie parasitaire ces populations semblent avoir développé, sous l’effet de la pression sélective exercée par celle-ci, certaines adaptations génétiques, qui, même après éradication du paludisme, persistent évidemment assez longtemps, Il s’agit de mutations de gènes participant à la structure de l’hémoglobine. Les individus hétérozygotes semblent avoir été sélectionnés par un avantage face au paludisme. Il s’agit en particulier de l’hémoglobine S, et de façon moins nette des hémoglobines C et E, ainsi que des G6PD (Livingstone) dont le taux est élevé dans les populations longtemps infestées, dans la plupart des zones intertropicales mais aussi autour du bassin méditerranéen.

Les changements de l’écosystème qui favorisent l’anophèle, et donc éventuellement le paludisme, continuent à se produire sous l’effet d’actions, légitimes par ailleurs, de développement. C’est ainsi que la Tunisie a entrepris depuis quelques décennies un vaste programme de gestion des ressources hydrauliques, et que les anophèles y trouvent des conditions tr ès propices à leur reproduction. Ce programme se développe de nos jours avec encore plus d’ampleur puisque dans le cadre du projet eau 2000 , le Ministère de l’agriculture projette que soient construits 1000 lacs collinaires et barrages, destinés à retenir 50 millions de m3 d’eau. On comprend l’importance que prend dans ces conditions un suivi épidémiologique et socioculturel précis.

 Nous sommes toutefois là à un niveau où les activités humaines (découverte de l’agriculture, modification des schèmes d’établissement) ont joué certes un rôle, mais l’échelle est trop vaste pour que l’épidémiologie socioculturelle, telle qu’elle est présentée ici soit directement concernée. Ses apports, on doit toujours le souligner, concernent avant out le connaissance de ce qu’une population donnée a de spécifique.

Un bon exemple de ce que peut apporter un travail qui combine l’approche biologique et l’approche anthropologique en matière de paludisme est donné par un problème étudié en Sardaigne (Brown    ). Il montre comment les règles sociales et les activités économiques peuvent faire varier la prévalence du paludisme. Il met bien en relief la façon dont l’interprétation du système épidémiologique local, demande la connaissance des liens entre les faits sociaux et les données sur le vecteur et sur le parasite.

Jusqu’en 1951, date de l’éradication, la Sardaigne était fortement impaludée. Auparavant, la prévalence paludéenne était très élevée, dépassant 60%, mais avec de grandes différences : les enfants étaient plus atteints que les adultes, les hommes que les femmes, les agriculteurs que les éleveurs. On relevait à la fois P.vivax et P.falciparum, ce dernier étant saisonnier apparaissant après de fortes pluies

a/ L’écologie du vecteur, A.labranchiae joue un rôle prépondérant. La population de moustiques fluctue de façon saisonnière. L’espèce est sylvatique, et non domestique, mais elle peut fréquenter toutes les zones écologiques de l’île. Elle se reproduit de préférence dans les eaux courantes.

b/ Comme dans toute l’aire méditerranéenne d’infestation ancienne, le paludisme a induit des perturbations hématologiques, essentiellement la thalassémie et la déficience en G6PD, qui, transmis de façon génétique, persistent longtemps après son éradication. Le cas de la Sardaigne a offert certaines des arguments les plus forts à l’appui de l’hypothèse selon laquelle ces maladies sont apparues par sélection d’hétérozygotes porteurs du gène, qui seraient avantagés face au paludisme, en raison de la fragilité de leurs hématies. Malgré la valeur adaptative relativement faible du gène de la thalassémie, la pression du paludisme semble avoir été suffisamment considérable pour faire monter sa fréquence à plus de 30% dans certaines zones de la Sardaigne, et cela avec une forte corrélation entre cette fréquence et l’importance des antécédents paludéens.

c/ Certains traits culturels modifient le cycle de l’infestation, et expliquent les différences de prévalence au sein de la population globale. :

  • la transhumance. Les villages se situent sur les hauteurs relativement indemnes de paludisme et, tandis que leurs familles y résident toute l’année, les bergers transhument. Ils restent de novembre à juin sur la côte, à la saison où le moustique est très rare ; ils remontent à proximité des villages en été, loin des zones insalubres en cette saison. Les agriculteurs travaillent au contraire dans la région côtière en été, et en automne. Si bien que les premiers fréquentent la zone impaludée en dehors de la saison où le moustique  vecteur y prolifèrent, alors que les seconds y séjournent donc lors du pic malarien.

  • l’organisation sociale des communautés agricoles. Les villages sardes sont faits d’un habitat dense, de maisons serrées les unes contre les autres. Cela induit un milieu peu propice au développement du moustique. Or, seuls les hommes quittent ces villages. La pression sociale qui pèse sur les femmes les contraint à ne pas s’éloigner de ses environs immédiats et en particulier d’aller travailler au loin dans les plaines côtières. Et cette règle sociale combinée au caractère de l’habitat les tient à distance du paludisme.

Cet exemple fait bien ressortir comment les conditions naturelles (écologie du moustique, saisonnalité) se combinent aux conduites humaines (activités agropastorales, partage des tâches entre segments de la population, valeurs concernant les femmes) pour faire varier les risques et donc la prévalence de la pathologie.

Des différences dues à de telles combinaisons de facteurs existent dans bien des situations. Mais chacune est spécifique. C’est ainsi que l’on a pu montrer dans différentes régions d’Afrique sub-saharienne que les citadins sont moins atteints par le paludisme que les villageois, voire que les habitants des quartiers d’urbanisation récente et spontanée. Cela exprime la résultante de nombre de causes. Les unes, comme la densité de la population, l’arrivée fréquente de nouveaux immigrants issus de zones fortement impaludées poussent à l’augmentation de la maladie. Mais les autres les compensent largement :

  • les individus habitant en milieu urbain reçoivent plus souvent et plus régulièrement un traitement.

  • les anophèles ne trouvent pas en ville un milieu favorable ( on a vu qu’il en va autrement, pour la dengue, dans les grandes villes d’Asie,) : relative rareté des points d’eau, évacuation des eaux usées et aussi importante pollution urbaine qui atteint les eaux et qui les rend défavorables à la larve d’anophèle. De plus, la lutte anti-anophèle est plus facile et moins coûteuse dans les centre villes que dans l’habitat dispersé.

Ces conditions épidémiologiques placent les citadins dans une sorte d’enclave où le risque est faible. Mais cela ne va pas sans conséquences négatives, lorsqu’ils se rendent en zone rurale, et les enfants de ces centres urbains se trouvent alors exposés à un risque plus grand.

2.4. Variation de l’incidence de certaines helminthiases
et d’autres parasites intestinaux


Le parasitisme intestinal est bien évidemment lié à la possibilité de contamination dans le milieu. Il peut s’agir d’œufs ou de larves que le malade a absorbés ou qui ont pénétré par effraction cutanée. Toutefois ce sont ses conduites qui mettent l’homme en relation avec le milieu infestant (alimentation, exposition au contact cutané avec des eaux ou des boues). Elles peuvent favoriser, freiner ou même bloquer le cycle du parasite. Quelques études le montrent ; elles ont pour caractère de porter de façon aussi extensive que possible sur une population, en prenant en compte le maximum d’individu, et non de procéder par échantillonnage ; elles portent avec la même précision sur les données écologiques, parasitologiques et socioculturelles.

Pour mettre au point un programme de lutte contre les risques parasitaires liés à des programmes d’irrigation, une vaste enquête (Kloos et coll.) en Ethiopie démontre bien la méthode à suivre. Comparant six populations qui représentent six systèmes éco-culturels différents dans le sud de l’Éthiopie, les auteurs montrent comment interviennent les divers facteurs :

  • il existe des différences de prévalence des parasitoses intestinales entre les zones, en corrélation forte avec les facteurs environnementaux ( nature du sol, climat, pluviosité etc.).

  • les modifications récentes de l’écosystème par des activités humaines sont corrélées aux variation de prévalence. C’est en particulier le cas de la construction de digues ou de la perte de zones de pâturage. Les digues ont participé à l’expansion récente de certains parasites liés à l’eau (schistosomes, ankylostomes, amibes).

  • les différences de prévalence sont considérables selon les types d’activité des individus. Comme on a pu le montrer dans d’autres régions, en Égypte par exemple, les pasteurs semi-nomades sont les moins atteints. Par contre les prolétaires ruraux engagés sur des plantations et les agriculteurs sédentaires sont les plus parasités.

  • d’autres différences existent au sein de chaque zone en relation avec les facteurs d’environnement culturel
- dans tous les groupes les femmes sont moins atteintes que les hommes par les  schistosomes et par les ankylostomes. Cela est directement lié à leur profil occupationnel

- les différences liées à l’âge sont importantes .Même si, en général, les moins de 15 ans ont plus de cas, il existe de fortes variations selon les communautés, en relation à la fois avec la nature du sol (humidité plus ou moins constante), et la gestion sociale des aires de défécation.

-la religion agit sur les choix alimentaires. Par exemple le ténia se rencontre avant tout chez les chrétiens.

Les auteurs insistent dans leur conclusion, sur le fait que bien des programmes de santé publique manquent de données très spécifiques à la zone où ils doivent agir, en particulier de données culturelles et comportementales. Or sans ces données toute modélisation, comme toute stratégie d’action demeurent inadaptées et souvent inefficaces.

Dans un travail plus localisé, dans l’île de la Réunion, Picot et Benoist, avaient pu mettre en évidence la façon dont de faibles différences culturelles se traduisaient par de grands écarts de prévalence pour les helminthiases. Ils ont recherché une série d’helminthes dans l’ensemble de la population de six quartiers abritant chacun environ 200 foyers. Dans une elle approche il faut en effet couvrir  la totalité d’une zone, et y examiner tous les individus qui s’y prêtent, de façon à accéder à des données très  précises sur la répartition des parasites à une petite échelle. Les quartiers étaient très inégalement parasités, en raison des conditions naturelles, certains étant en zone sèche, d’autres en zone humide, certains dans les régions côtières, d’autres en altitude. Dans les quartiers les plus parasités, on ne notait pas de différence d’infestation entre les foyers : presque toute la population était polyparasitée. Dans les zones où les parasitoses étaient moins générales, les différences portaient globalement sur les foyers. Une famille était polyparasitée, sa voisine n’avait aucune atteinte, ou fort peu. Le tableau était en mosaïque, sans que de microdifférences écologiques puissent rendre compte de l’ampleur des variations.

La cartographie, foyer par foyer de la répartition des parasites et de l’ampleur de la charge parasitaire révéla alors un fait inaperçu. Dans des quartiers où voisinaient des familles appartenant à plusieurs traditions culturelles (essentiellement des créoles et des descendants d’immigrés indiens), les familles d’origine indienne étaient bien moins parasitées que celles de leurs voisins créoles. L’ethnologie de la vie quotidienne et des rapports à l’environnement montra que les pratiques culturelles des descendants d’indiens avaient pour effet de placer un certain nombre de barrières face à au risque d’infestation. Il ne s’agit pas de conduites « hygiéniques », mais de règles de vie, parfois fondées sur la religion, et qui ont pour incidence de prévenir les contacts infestants : séparation très systématique des animaux (volaille, animaux domestiques) et de l’espace habité ; traitement soigneux de l’eau et des points d’eau en raison de l’importance attachée à sa pureté symbolique ; contraintes comportementales fortes exercées sur les enfants quant aux espaces de  défécation, aux exigences de lavage du corps et des mains. Sans entrer dans plus de détail, il en ressort que les valeurs issues de la tradition culturelle et de la religion sont dans ce cas en mesure de rompre certaines étapes du cycle de l’infestation. Il existe d’autres études de ce type dans des habitats polyculturel où cohabitent des familles de religion différente. Elles montrent également de fores différence d’incidence de diverses helminthiases selon les identités culturelles et religieuses. Il serait erroné de faire, comme cela arrive trop souvent, une interprétation hygiéniste des prescriptions et des interdits religieux. Ce n’est pas leur fonction. L’incidence sur la santé est un effet imprévu. Son sens n’est pas unique d’ailleurs et certaines prescriptions comme certains interdits peuvent au contraire favoriser des pathologie. Mais il faut remarquer que le suivi des prescriptions religieuses est souvent bien plus fort que celui des impératifs d’hygiène…

3. Identifier les points d’observation significatifs
dans ce type de recherche


Il apparaît donc que les lieux d’articulation de faits sociaux et culturels avec les pathologies liées à l’eau sont très divers et que tous les aspects de la vie sociale peuvent être en cause, selon les circonstances :

- densité de la population, Il ne s’agit pas de la simple donnée démographique directement dénombrable, mais de la « population effective », C’est la densité de la population qu’affecte l’exposition au risque : ce qui entre en cause n’est pas seulement le nombre absolu des individus mais bien le nombre des individus effectivement exposés. Il peut varier considérablement selon l’organisation sociale. Mais cette situation n’est pas statique. Les sociétés sont sous l’emprise de forces considérables de changement (innovations techniques, croissance démographique, migrations nationales et internationales). Le niveau de l’infection peut alors changer, toutes conditions de milieu demeurant identiques, sous l’effet d’un. changement important dans l’organisation sociale.

Ce changement de prévalence traduit le déplacement de l’équilibre dans les rapports de l’homme et de la pathologie en cause. Les facteurs énumérés ci-dessous interviennent dans ce déplacement.

schèmes. de peuplement et répartition de l’habitat

- technologies de gestion de l’environnement

- différences entre sexes ou entre âges dans le partage des tâches ou dans la fréquentation des espaces,

- valeurs religieuses pouvant retentir sur des choix de comportements alimentaires ou de conduites relatives  à l’environnement, etc.

On ne peut prédire le poids respectif de ces diverses variables dans une situation donnée, et seule l’analyse de monographies répétées permet quelques généralisations. Par contre ce qui a trait à une société particulière ne peut être expliqué que par la recherche de ses variables propres.

Retenons seulement quelques points incontournables qui se dégagent en première analyse:

  • l’étude des différences de relation directe à l’eau en rapport avec le statut social des individus, avec leur niveau de vie, avec leur religion. Par relations directes on entend tout contact avec une eau dormante ou courante, avec une zone irriguée, avec un point d’eau et ses abords etc..

  • l’étude des rituels et des interdits. Certaines pratiques rituelles tiennent à distance de certains facteurs de contamination, d’autres peuvent favoriser leur accessibilité. Les comparaisons entre des individus ou des familles de religion ou de traditions culturelles différentes vivant dans un même environnement ont donné des résultats significatifs.

  • La prise en compte des changements globaux de la société (mutation rurale/urbaine, personnes déplacées etc.). La rupture des équilibres avec l’environnement est une cause de vulnérabilité, bien montrée par exemple chez des pionniers dans des zones forestières (en Amazonie par exemple)

Les concepts et les méthodes de l’épidémiologie socioculturelle ne concernent bien évidemment pas seulement les pathologies relatives à l’eau, qui ne sont que des cas particuliers. Les différences d’activité entre les hommes et les femmes, entre les groupes sociaux, ou les professions, les conduites d’évitement à fondement religieux, les rapports à l’environnement et leur changement qui accompagne des innovations techniques ou des mouvements migratoires, les conflits armés etc. offrent autant de situations où interfèrent les données naturelles des agents infectieux ou parasitaires, la structure des écosystèmes et la façon dont l’homme s’insère dans ces écosystèmes.

Mais ce qu’il importe de suivre, au cas par cas, avant toute généralisation  c’est le mode d’action des conduites humaines dans les rapports avec le milieu et ses agents pathogènes.

  • certaines conduites opèrent par la création de comportement d’évitement. Elles mettent le risque à distance

  • d’autres au contraire facilitent soit l’accès direct de l’agent soit le contact avec le vecteur.

Certaines transforment l’écosystème et, de ce fait, le seuil quantitatif des parasites présents dans un environnement donné. Cette modulation peut se faire en plus ou en moins. Les activités humaines en cause se font apparemment sans aucun lien avec l’essor ou la limitation de la pathologie. La modulation du paludisme par les techniques agricoles, ou celle de la leishmaniose cutanée en Tunisie (renvoi à texte parasitologique) en sont de bons exemples.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 6 mars 2023 19:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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