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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Yves Bélanger, “Capital bancaire et fraction de classe au Québec.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Pierre Fournier, LE CAPITALISME AU QUÉBEC, chapitre IX, pp. 301-328. Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1978, 438 pp. [M. Bélanger nous a autorisé, le 22 mai 2005 à diffuser toutes ses publications, en accès libre à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[301]

Chapitre IX

CAPITAL BANCAIRE
ET FRACTIONS DE CLASSE
AU QUÉBEC
.”

par YVES BÉLANGER

Les banques canadiennes [303]
Le "réseau" québécois [311]
La Caisse de dépôt et placement du Québec [316]
Quelques hypothèses sur les rapports entre la bourgeoisie canadienne et la bourgeoisie québécoise dans le secteur financier [322]


[302]

[303]

Nous assistons, depuis quelques années, à de profondes modifications au sein des institutions financières québécoises et canadiennes. Ces modifications sont, selon nous, l'expression non seulement de l'accélération du processus de concentration, mais aussi des nouvelles orientations de l'État canadien et de l'État québécois. L'État canadien, surtout depuis l'adoption de la loi bancaire de 1967 a tenté de contrôler la croissance des institutions financières les plus importantes : les banques. Par contre l'État québécois a, au tournant des années '60, plutôt préconisé l'expansion et l'organisation des banques et autres entreprises financières québécoises. Or, selon Dorval Brunelle :

"L'entreprise de canalisation et de ré-orientation de l'épargne, n'est réalisable, en contexte québécois, qu'avec l'intervention de l'État. Autrement dit, seul l'État est en mesure d'opérer la délicate question des intérêts en présence..." [1].

Par son intervention, l'État québécois participera donc à créer les conditions économiques nécessaires à la modification des rapports super-structuraux entre les diverses fractions de la bourgeoisie. Certains organismes, dont le mouvement Desjardins, plus ou moins marginaux à la fin de la guerre, connaîtront, dès la fin des années '50, une expansion considérable et seront propulsés à l'avant plan du marché financier québécois. Certaines institutions étatiques, dont la principale est certes la Caisse de dépôt et placement du Québec, participeront activement à la mise en place d'un véritable "réseau" financier québécois. Ce réseau, drainant une large part de l'épargne québécoise, consolidera, comme nous tenterons de le démontrer dans ce texte, les assises de la bourgeoisie québécoise.

Nous aborderons ces diverses hypothèses, essentiellement par l'intermédiaire des institutions financières les plus importantes : les banques et caisses d'épargne et de crédit, y greffant, à l'occasion, les autres types d'entreprises financières. Une telle approche nous permettra de tracer les grandes lignes du développement financier spécifique au Canada et au Québec.

Les banques canadiennes

En 1867, on comptait 35 banques actives au Canada contrôlant près de 75% de l'épargne. Existaient déjà à cette époque la Banque de Montréal, la Banque Canadienne de Commerce, la Banque de Nouvelle-Écosse, la Banque de Toronto et The Bank of British Columbia. En 1871 le gouvernement canadien adopta une première législation, assez primaire, visant à assainir et structurer le milieu financier canadien.

[304]

TABLEAU 1
Acquisition des quatre plus grandes banques canadiennes 1850-1960

Banque de Montréal

Banque Royale

Banque de Nouvelle-Écosse

Banque de Commerce Canadienne Impériale

The Exchange Bank of Yarmouth

The Union Bank of Halifax

The Union Bank of Prince Edward Island

Gore Bank

The Peoples Bank of Halifax

The Ontario Bank

La Banque de l'Amérique du Nord Britannique

La Banque Molson

La Banque d'Epargne de Terre-Neuve

Trades Bank of Canada

Bank of British Honduras Ltd.

British Guiana Bank

La Banque de Québec

Northern Crown Bank

Bank of Central South America

Union Bank of Canada

The Bank of New-Brunswick

The Metropolitan Bank

The Bank of Ottawa

Bank of British Colombia

Halifax Banking Company

Merchants Bank of Prince Edward Island

Eastern Townships Bank

Bank of Hamilton

Standard Bank

The Niagara District Bank

Weyburn Security Bank

Barclays Bank (Canada)

fusion entre la Banque de Commerce et la Banque Canadienne Impériale en 1960.


[305]

TABLEAU 2
Croissance des actifs des cinq plus importantes banques canadiennes
1949-1976 ($ 000,000)

Années

Banque de Montréal

Banque Royale

B.C.C.I.

B.N.E.

B.T.D.

B.I.

B.C.C.

1949

2,139.7

2,335.0

519

1,646.3

430.1

1954

2,530.0

3,026.9

682.4

2,058.7

1,029.1

1959

3,259.7

4,129.7

1,011.5

2,976.2

1,847.5

1,789.0

1967

4,668.1

6,231.6

5,503.4

1969

8,152.9

10,196.2

9,199.5

5,944.2

5,232.0

1974

17,651.0

21,669.9

18,946.9

13,462.5

1976

20,492.3

28,831.6

26,104.0

18,181.0

16,192.0


[306]

Cette loi, sans mesures restrictives, visait essentiellement à assurer la stabilité des entreprises financières. En '35 le capital privé institua la Banque du Canada. L'importance de cet organisme incita, dès l'année suivante, le gouvernement canadien à s'en approprier la majorité des parts. Ses activités étaient fort limitées se résumant à imprimer la monnaie et à prêter aux banques, Dominion et gouvernements provinciaux.

La fin de la guerre vit les prêts commerciaux consentis par les banques tomber de 60% à 52% en 10 ans, puis à 45% quelques années plus tard. Déjà le type de financement proposé par ces dernières ne répondait plus aux besoins du grand capital industriel (ce dernier exigeant plutôt des prêts à long terme).

Ce mouvement favorisa certes les autres types d'institutions financières. En 1960 le processus de concentration était, à toutes fins pratiques, terminé. De 44 en 1880 le nombre de banques actives passera successivement à 35 en 1900, à 18 en 1920, à 10 en 1940 et finalement à 9 au début des années '60. Les tableaux 1 et 2 synthétisent cette concentration et la croissance des actifs des plus grandes banques canadiennes.

La loi bancaire de '67 réorienta considérablement l'activité de ces banques. En introduisant des restrictions sur la détention d'actions des entreprises industrielles, en fixant un plafond de 10% à la détention d'actions d'entreprises financières recevant les dépôts du public (cette mesure ayant préalablement été amendée pour permettre le contrôle de Roynat Ltd) et en légiférant sur la nature du contrôle des banques canadiennes, l'État forçait, d'une certaine manière, les banques (du moins les cinq pan-canadiennes) à s'orienter vers l'extérieur. Jusqu'alors leur activité étrangère se limitait presqu'exclusivement à la région new-yorkaise, aux Antilles et au Royaume-Uni. Or, dès la fin des années '60, comme l'exprime E. Wayne Clendenning :

"Le champ d'action de leur activité internationale s'est étendu pratiquement à toutes les régions du globe et n'est plus limité à New-York, Londres et les Antilles qui, par contre, demeurent des centres importants de l'activité bancaire canadienne. Les façons d'opérer se sont également diversifiées et comprennent, en plus des succursales et des agences, des bureaux de correspondants, des filiales et des sociétés affiliées étrangères ; les banques canadiennes participent de plus à des consortiums internationaux... Institutions nationales au début, elles sont devenues des entreprises multinationales, qui par leurs opérations nombreuses et diversifiées, peuvent concurrencer les banques d'autres pays sur une échelle mondiale[2].

Cette expansion étrangère, traduite dans le tableau 3, étant hors du champ d'application de la loi de '67, a donc permis aux banques canadiennes de contourner les restrictions de cette loi.  Elles se sont, entre [307] autres, engagées dans des activités fiduciaires à l'étranger. Mais plus encore, elles se sont alliées, soit entre elles, soit avec d'autres banques pour fonder de nouvelles institutions financières opérant à l'échelle mondiale. Ainsi en est-il de la Libra Bank formée par la Banque royale, la Chasse Manhattan Bank, la National Westminster Bank (Royaume Uni), le Credito Italiano, le Mitsubishi Bank (Japon), le Westductche Landes Bank (Allemagne), la Swiss Bank Corp. et la Banco Espirito Santo Commercial de Lisboa (Portugal). Les principales opérations de la Libra Bank sont le financement en Amérique Latine, les prêts en eurodevises, la garantie d'émission de titres, d'obligations d'actions, le financement par consortiums de prêts importants et la consultation financière [3]. Ainsi en est-il également de Adela Investment détenue, entre autres, par la Banque de commerce canadienne impériale, la BNE et la Banque royale. Le tableau 4 indique quelques liens de propriété partagés entre ces cinq grandes banques. On y remarque d'étroites relations entre la Banque royale, la BNE et la BCCI ; entre la BNE et le

[307]

TABLEAU 3
Propriétés à l’étranger, type de propriété et répartition géographique de ces propriétés
selon chacune des cinq plus grandes banques canadiennes, décembre 1974.

Type de propriété

Nombre de propriétés & répartition géographique

B.R.

B. de M.

BNE

BCCI.

B.T.D.

Agences

2

USA

2

USA

2

USA

2

USA

2

USA

Succursales

3

Europe

1

Antilles

17

Antilles

9

Antilles

3

Europe

18

Antilles

2

Europe

12

Europe

2

USA

1

Moyen Orient

18

Amérique latine

1

Extrême Orient

1

Moyen Orient

3

Europe

1

Extrême Orient

1

Amérique latine

1

Extrême Orient

1

Amérique latine

Bureaux de correspondants

4

USA

2

USA

4

USA

4

USA

4

USA

4

Europe

4

Europe

3

Extrême Orient

3

Europe

4

Ex Orient

3

Extrême Orient

4

Extrême Orient

3

Amérique latine

2

Extrême Orient

2

Am. latine

2

Amérique latine

1

Europe

1

Australie

1

Moyen Orient

Filiales

2

Moyen Orient

2

USA

1

USA

2

USA

2

USA

1

USA

3

Antilles

11

Antilles

3

Antilles

1

Europe

11

Antilles

1

Europe

5

Europe

1

Europe

I

Ex. Orient

4

Europe

1

Extrême Orient

1

Extrême Orient

1

Extrême Orient

1

Moyen Orient

1

Extrême Orient

Sociétés affiliées

3

Europe

2

Europe

2

Europe

2

Europe

1

USA

5

Antilles

1

Extrême Orient

3

Antilles

2

Antilles

2

Europe

6

Extrême Orient

3

Extrême Orient

2

Extrême Orient

3

Ex. Orient

2

Amérique latine

2

Australie

1

Moyen Orient

3

Australie

1

Amérique latine

1

Afrique

Consortiums

3

Europe

1

Australie

1

Europe

1

Australie

2

Europe

1

Europe

TOTAL

94

32

70

43

31

Source ; E.W. Clendenning, Le marché des eurodevises et l'activité internationale des banques canadiennes. Conseil économique du Canada. Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Ottawa, 1976, pp. 111 à 120.


[308] [309]

TABLEAU 4

Liens de propriété entre les 5 plus grandes banques canadiennes, 1977


[310]

Trust général ; et enfin entre la Banque de Montréal et le Royal Trust. Ce qui importe le plus, cependant, comme le fait remarquer Clendenning [4] ce sont les transactions internationales, qui étaient 6 fois plus importantes en '74 qu'elles ne l’étaient en '64. Toujours selon Clendenning,

"Elles (les banques) ont également élargie leur activité de prêt aux sociétés multinationales (canadiennes et étrangères) et leur financement du commerce canadien à l'étranger, en plus de s'engager dans les marchés financiers intérieurs d'autres pays par l'entremise de succursales, de filiales et d'institutions affiliées étrangères[5].

De plus :

"Entre 1964 et 1974, dans l'ensemble de l'activité internationale des banques canadiennes, ce sont leurs opérations interbancaires avec les grandes banques mondiales qui ont connu l'expansion la plus rapide[6].

Et c'est là, selon nous, l'expression même de l'intégration de ces importantes institutions financières à l'échelle mondiale. Ne pourrait-on pas parler, à juste titre d'ailleurs, de multinationales financières ?

Sur le plan intérieur, comme le fait remarquer J. Niosi [7], le processus historique spécifique du Canada, l'influence du "modèle" anglais et les relations particulières avec les États-Unis, ont poussé les banques tout comme la majorité des institutions financières canadiennes (les holdings constituent une exception à cette règle) à ne pas s'intégrer au capital industriel. Ainsi :

"On a pu constater quelques développements mineurs particulièrement chez les banques à charte, les trust et les compagnies d'assurance, qui tendent à donner à ces institutions, après une quinzaine d'années le contrôle de quelques compagnies soit financières, soit immobilières. Mais le tableau traditionnel du système financier canadien n'a pas varié : il s'abstient d'intervenir directement dans la fondation, la réorganisation et le contrôle des sociétés non financières. La raison principale de cet "abstentionnisme" est l'influence du système financier anglais sur le canadien[8].

Les données exposées par Niosi confirment cette dimension de l'activité bancaire. Déjà en 1960, alors qu'aucune restriction majeure de nature législative ne les contraignait, la Banque royale ne consacrait que 12% de ses actifs aux actions, obligations étrangères et municipales du Canada. Cette part se chiffrait respectivement à 9%, 6% et 7% pour la BCCI, la Banque de Montréal et la BNE. Or, en 1974, sous l'égide [311] de la loi de '67 cette part est tombée à 3% pour la Banque royale, la BCCI et la BNE et à 2% pour la Banque de Montréal, donc bien en deçà des limites permises par la loi et fixées à 10%. La relation spécifique avec les entreprises semble s'être essentiellement limitée aux prêts industriels. À ce chapitre, les travaux de S. Sales [9] et d'André Ryba [10] ont démontré que ce type d'activité est surtout orienté vers les petites entreprises, l'autofinancement étant massivement pratiqué par les monopoles et multinationales. En '74-'75, les prêts aux entreprises, totalisant $22.6 milliards et représentant 21.9% de l'ensemble de l'actif, étaient essentiellement orientés vers l'Ontario (40% de l'ensemble), le Québec ne recevant que $5.6 milliards — soit 25%. Cette répartition correspond sensiblement à la part des dépôts dans les banques à charte s'établissant, selon une estimation de A. Ryba [11], à 21% pour le Québec et à 44% pour l'Ontario.

Les banques à charte, et tout particulièrement les cinq grandes banques canadiennes, répondent donc à certains impératifs liés à leur développement et à leur position spécifique soit : l'expansion à l'échelle mondiale, la disjonction avec le capital industriel, et la concentration des activités en Ontario. Au moins deux de ces tendances sont directement liées à la loi de '67. De plus, les modifications apportées récemment à cette loi, en élargissant le cadre des opérations bancaires [12], réduiront certainement la croissance des activités étrangères et favoriseront fort probablement l'acquisition de parts plus importantes dans les entreprises canadiennes.

Qu'en est-il alors des institutions dites "québécoises" ? C'est à cette question que nous tenterons maintenant de répondre en esquissant les grandes lignes de leur développement spécifique.

Le "réseau" québécois


Selon Dorval Brunelle :

"Les années 1961-1963 furent ainsi consacrées à la mise sur pied d'une réorganisation des alliances au sein de la bourgeoisie, réorganisation qui devait consolider les liens entre le capital financier et le capital industriel au détriment des entreprises - petites, moyennes ou grosses, peu importait - relevant de propriétaires individuels[13].

Cette "réorganisation" visait à structurer, si nous pouvons ainsi nous exprimer, le milieu financier québécois et à y joindre - c'était là un des principaux objectifs des libéraux de la "révolution tranquille" – de nouveaux appareils, organismes aptes à favoriser l'émergence d'un véritable capital financier.

[312]

Les trois banques à charte de ce groupe furent créées au XIXe siècle. La BCN [14], incorporée en 1873 sous le vocable "La Banque d'Hochelaga", absorba en 1924 la Banque nationale et modifia sa raison sociale pour la Banque canadienne nationale dès l'année suivante. La Banque nationale disposait à cette époque de 262 succursales et agences à travers la province et totalisait des actifs de $50,400,000. En 1929 la BCN vendit ses cinq succursales opérant en Alberta à la Banque de commerce et orienta toutes ses énergies vers le marché québécois. Ses actifs passèrent de $430,120,124. en 1950 à $962,630,605 en 1965. C'est en 1968 que la BCN intégra Crédico Inc. of Montréal dans le but d'ajouter Crédico Cards Accounts au système Chargex qu'elle introduisit avec la Banque royale, la BCCI et la BTD. En juin 1969 Carnagex Ltd fut fondée avec le Trust général et United North America Holdings Ltd. Dès 1970 ses actifs dépassaient largement le cap du milliard se chiffrant à $1,671,625,000. C'est en 1973 qu'elle s'orienta vers l'étranger en achetant BCN (Europe) et en s'associant, deux ans plus tard, à la Société générale (France) pour créer Euronat Ltée. En 1976 ses actifs atteignaient $5,674,757,000.

Pour sa part la Banque provinciale vit le jour le 18 mai 1861 sous le vocable "Banque Jacques Cartier". Elle modifia son nom au début du siècle présent. Naissait quelques années avant la Banque Jacques Cartier, la Banque populaire fondée par la Société St-Vincent de Paul sous le nom de "La Caisse d'économie Notre Dame de Québec". Ces deux institutions, qui totalisaient à peine $180 millions en actifs à la fin des années '40, fusionnèrent en 1970. Six ans plus tard, en 1976, la Banque provinciale atteindra quelques $3,804,008,000 d'actifs. Notons qu'en septembre 1976 elle achetait 10% des intérêts du Crédit industriel Desjardins au coût de $1,100,000. Cette transaction consacrait sa liaison avec le Mouvement Desjardins, ce dernier la contrôlant déjà. En 1975 elle disposait de 286 succursales et 34 agences réparties sur le territoire québécois.

Coopérative à ses débuts, la Banque d'épargne de la cité et du district de Montréal obtint une charte fédérale en 1871. En 1930 cette charte fut modifiée lui permettant de s'étendre hors de Montréal. Vingt ans plus tard elle totalisait des actifs de $170,771,431. et possédait 28 succursales, dont deux à Verdun. Ses actifs passeront de $254,605,157. en 1960 à $538,686,000. en 1970. Vers la fin '74, Canada Permanent Mortgage achetait 10% des intérêts de la Banque et vendait le tout à la BCN ; cette dernière, grâce à l'appui du groupe Prenor, en contrôlait déjà 30%. De son côté la Banque provinciale tenta également l'intégration de la Banque d'épargne. Ces deux tentatives échouèrent.

Les actifs de ces trois banques totalisaient en 1976 quelques $10,323 millions. Leurs intérêts à l'étranger se limitaient, pour la BCN, à BCN (Europe), BCN (Bahamas) et à 50% de Euronat Ltée. La Banque provinciale détenait pour sa part la totalité des parts de la Banque provinciale (internationale) ltée établie à Nassau et 10% de la Banque de l'union occidentale.  Nous sommes donc, à tous points de vue, très [313] loin des cinq grandes banques canadiennes, tant en termes d'actifs, de marché que d'intérêts à l'étranger. Ce sont là quelques éléments qui nous serviront ultérieurement à situer ces trois banques québécoises face aux "géantes" canadiennes. Nous ne pouvons conclure, cependant, sur les institutions québécoises sans nous attarder préalablement à deux formes de capital qui ont, au cours des quinze dernières années, connu une expansion phénoménale : le circuit coopératif et les entreprises d'état.

Selon une étude du Bureau de la statistique du Québec,

"La période 1900 à 1920 est marquée par la naissance et les débuts de propagation du mouvement des Caisses populaires dans la Province. En 1920 on compte 31,000 sociétaires et 113 caisses totalisant un actif d'au delà de $6 millions. De 1915 à 1920, l'évolution est lente : c'est le schéma familier de l'inflation qui sévit. Le financement de la guerre est lourd pour le Canada et le gouvernement canalise les épargnes des particuliers. Dans ce contexte, les Caisses populaires se maintiennent et réussissent même à attirer des sommes plus considérables d'épargne d'année en année[15].

Les caisses profiteront largement de la relance économique provoquée par la seconde guerre mondiale. De 1939 à 1945 le nombre de caisses doublera et leur actif quintuplera pour atteindre plus de $100 millions. Le tableau 5 démontre que les caisses populaires ont connu une croissance beaucoup plus forte que les autres institutions financières entre 1935 et 1965. Elles ne détenaient, en 1935, que 0.2% de l'ensemble des actifs financiers. Cette part passera successivement à 1.4% en 1945, 1.9% en 1950, 2.8% en 1955,4. 2% en 1962 pour se maintenir à quelque 5% depuis 1965. En 1950 les seules Caisses populaires Desjardins totalisaient $220,798,000, détenant ainsi plus de 90% du total de l'actif des caisses populaires. Les actifs des Caisses Desjardins atteindront $359 millions en '55, $670 millions en '60 puis $1,300 millions en '65. On les évalue aujourd'hui à quelques $7 milliards.

Jusqu'au début des années '60, les institutions québécoises étaient fort peu liées entre elles. La "révolution tranquille" marque certes un point tournant et le Mouvement Desjardins jouera un rôle essentiel dans l'organisation d'un circuit financier québécois. Etroitement lié au Gouvernement Lesage, le mouvement Desjardins s'impliquera, dès le départ dans plusieurs projets économiques de ce gouvernement et tout particulièrement dans celui des sociétés d'État [16].

En 1965 Jean Lesage, dans un discours prononcé au neuvième congrès des Caisses populaires les exhortait à s'impliquer davantage et à collaborer plus étroitement avec l'État :

"Ainsi les Caisses populaires du Québec ont aujourd'hui, [314] comme tous les autres organismes du genre, à faire certaines options, dans certains cas même à décider dans quelle direction elles doivent s'orienter... Mais les Caisses populaires ont joué un tel rôle dans notre milieu, et cela depuis des années, que l'observateur de l'extérieur ne peut que souhaiter le plein succès des initiatives nouvelles qu'il leur paraîtrait nécessaire de susciter. Les Caisses populaires ont aidé nos citoyens et nos familles ; maintenant, en plus, elles aident notre collectivité comme telle. Je pense à leur participation à la Société générale de financement... Je suis certain que, dans la réévaluation de l'action des Caisses populaires, vous saurez, tous ensemble, un peu comme l'a fait encore le Québec, ne pas craindre les remises en questions nécessaires tout en nous appuyant sur l'essentiel et en le sauvegardant[17].

[314]

TABLEAU 5
Taux de croissance des actifs des principales institutions financières
au Canada. 1935-1967, (%)

Institutions

1935-45

1945- 50

1950-55

1955-62

1962- 65

1965-67

Banques à charte

138

32

31.8

42.2

28.1

22.6

Banque d'épargne du Québec

85.7

42.6

29.9

34.7

20.4

17.7

Sociétés de Fiducie

18.2

65.8

61.9

1628.9

83.2

25.4

Sociétés de prêts hypothécaires

2.2

56.2

55.3

1256.1

88.6

13.4

Caisses populaires et crédit unions

1172.7

1157

1129.1

1591

52.6

18.2

Cies de Finance et de crédit à la consommation

25

3680

1658.1

80.6

88.2

5.8

Source : tiré des données présentées dans : Comité d'étude sur les institutions financières, Rapport 1969, Gouvernement du Québec, 1969, p. 18.


Dans les douze dernières années, le Mouvement Desjardins s'est structuré, a acquis le contrôle de la Banque provinciale et de Culinar. Il a également, dimension importante, supporté activement l'État québécois. À la fin de l'exercice '75, les seules fédérations de Montréal et de Québec des Caisses populaires Desjardins possédaient $120 millions en obligations du gouvernement du Québec, $12.6 millions en valeurs de l'Hydro-Québec, $1.5 million à la SGF et $970,000 dans les autres [315] entreposes du gouvernement québécois.

Ce groupe coopératif détenait également, en 1972 [18], les immeubles d'Argensons, la Place Desjardins, la Société de gestion d'Aubigny, 35% de Waterman Canada, et 24% de la Banque provinciale. Le Mouvement Desjardins est, en partie grâce à sa position spécifique [19] et à son importance en termes financiers, un des principaux organes du "réseau" québécois. De plus, grâce à la Banque provinciale, qui est, selon Arnaud Sales, l'une des institutions les mieux adaptées aux besoins de la bourgeoisie québécoise [20], il constitue l'une des institutions les plus liées au capital industriel québécois.

Le tableau 6 expose certains éléments clés de ce réseau québécois. Nous tenons toutefois à préciser que ce réseau doit être perçu dans une perspective plus large que la stricte propriété économique. Il est le noyau autour duquel gravite une large part des institutions financières,


[316]

voir même industrielles, québécoises. Le cas de l'Excellence, compagnie d’assurance-vie, est à ce titre fort révélateur.

Cette dernière compagnie, fondée en 1964, y est intégrée, selon les données dont nous disposons, par le biais de liens administratifs. La firme Lemay, Pouliot, Guérard et associés inc. y agit à titre d'actuaires-conseils, le Trust général du Canada y occupe les fonctions d'agent de transfert, ses banquiers sont la Banque provinciale et la BCN, tandis que sa gardienne des valeurs est la Société d'administration et de fiducie, enfin la Société nationale de fiducie y occupe les fonctions de registraire [21].

Il demeure, cependant, que dans nombre de cas cette intégration s'exprime principalement par la propriété économique. Par exemple, le Trust général du Canada (4465 millions d'actifs en 1976), dont les intérêts sont exposés au tableau 7, appartenait, en 1974, à quelques 1,000 actionnaires.

En ajoutant à ces dernières données l'acquisition de $975,018 de capital-actions par la Caisse de dépôt et placement du Québec en 1975, le contrôle québécois-francophone du Trust général devient évident. Ces deux cas indiquent bien la diversité et la complexité des liens qui unissent les diverses institutions financières québécoises, ces dernières contrôlent, au Québec, une part importante du marché financier.

La Caisse de dépôt et placements du Québec, nous avons pu le constater au tableau 6, occupe une place de choix et joue un rôle fondamentale dans la "cohésion" de ce réseau. Nous allons donc, dans les pages suivantes, en définir la fonction et tenter d'en évaluer l'impact. [22]


La Caisse de dépôt et placement du Québec

Dans son récent rapport, la Commission royale d'enquête sur les groupements des sociétés indique :

"La Caisse de dépôts et placement du Québec est l'une des institutions les plus importantes et dont les opérations sont les plus diversifiées. Elle place les fonds provenant du Régime des rentes du Québec et d'autres compte du gouvernement québécois, soit un total de 5.3 millions de dollars au milieu de 1977, dans des obligations du gouvernement, de corporations municipales et de compagnies, ainsi que dans des actions et hypothèques[23].

Créée le 15 juillet '65 la Caisse de dépôt, devant gérer les fonds de

[317]

TABLEAU 7
Répartition des actions du Trust Général du Canada,
en nombre et pourcentage,
1974 (22)

Actionnaires

Nombre
d'actions

%

Petits actionnaires (964)

422,399

46.9

Actionnaires no résidents (16)

8,141

0.9

Trust Général du Canada en Fideicomis

13,000

1.4

Autres *

31,500

3.5

B.C.N.

90,000

10.0

Banque Provinciale

75,000

8.33

Alliance, cie d'assurance vie

10,000

1.1

La Prévoyance cie d'assurances

10,000

1.1

Les Prévoyants du Canada Assurance Générale

14,837

1.6

Les Prévoyants du Canada, Assurance vie

24,400

2.7

Les Prévoyants du Canada, fond de pension

15,800

1.8

Sun-Life

20,000

2.2

J.-Louis Lévesque

13,500

1.5

Hon. Jean Mercier Gouin, Hon. Gustave Lemieux et Trust Général du Canada, Exec. Test. Succ. Hon. Rodolphe Lemieux

10,680

1.2

Crédit foncier Franco-Canadien

18,076

2

Co-Operators Insurance Ass.

12,835

1.4

Canadian Pacific Ltd. Trustée

36,666

4.1

Beaubran Corp.

8,000

0.9

La Cie Simclair Ltée

65,166

7.2

TOTAL

900,000

100.

* Non spécifié



la Régie des rentes du Québec (auxquels s'ajouteront, par la suite, d'autres fonds de pension), est rapidement devenue une institution financière [318] de tout premier plan occupant l'avant-scène d'un des secteurs de l'épargne les plus convoités : les fonds de pension [24]. Parmi ses nombreux objectifs, la Caisse devait stabiliser le marché québécois des obligations mais surtout, dans les termes du premier ministre Lesage, devenir un "instrument de croissance, un levier plus puissant que tous ceux qu'on a eu dans cette province jusqu'à maintenant" [25]. N'étant assujettie à aucune restriction, la Caisse a rencontré ses objectifs touchant le marché des obligations du secteur public québécois. C'est ce que confirmait Pierre Fournier dans une étude publiée par l'O.P.D.Q. en 1977 :

"Dès sa mise en opération, la Caisse est devenue un acheteur important et régulier des obligations émises par les sociétés publiques du Québec. Au 31 décembre 1975, elle détenait $1,8 milliard d'obligations du gouvernement du Québec, $126.7 millions d'obligations municipales et scolaires. Ces investissements représentent près de 60% des placements de la Caisse[26].

C'est là une dimension importante des activités de la Caisse, cette dernière ayant, "contribué à réduire la dépendance du gouvernement du Québec face au syndicat financier" [27].

Mais la Caisse disposait également fin '76, de $661.3 millions en valeur comptable en investissements en actions, soit 15.6% de son actif total. Ceci constitue certes un des plus importants portefeuilles d'actions au Canada. Soucieux cependant de ne pas instituer une S.G.F. géante, le législateur fixa, dans le texte de loi, de nombreuses restrictions touchant ses acquisitions en actions. Entre autres, la Caisse ne peut attribuer plus de 30% de son actif à l'acquisition d'action et ne contrôler plus de 30% du total des actions d'une entreprise [28].

La Caisse devait également, dès sa conception, favoriser le capital autochtone. Or, selon Pierre Fournier, elle n'a pas accordé l'attention requise à cette dimension, adoptant une attitude plutôt passive et utilisant rarement toutes les ressources de sa loi constituante. Fournier ajoutera d'ailleurs que la Caisse a "conçu son rôle beaucoup plus comme une banque de dépôt qu'une banque d'affaire ou une société de financement" [29].

La position spécifique de cet organisme, en tant que société d'État - et donc partie intégrante de l'État - et plus encore, en tant qu'institution financière devant rentabiliser ses investissements, lui interdisait et lui interdit d'ailleurs toujours de fonctionner au seul profit du capital francophone-québécois [30]. Comme le démontre le tableau 8, la Caisse a des investissements substantiels dans la plupart des institutions financières importantes, et ce, tel qu'indiqué, progressivement depuis la fin des années '60 [31].  Ainsi les avoirs en actions et obligations [319] de '72 à '75 indiquent-ils une répartition nettement favorable, en valeur absolue, aux plus grandes banques : Banque de Montréal, Banque royale, Banque de commerce canadienne impériale, Banque de Nouvelle-Ecosse et Banque Toronto-Dominion. Cependant, en nous référant au pourcentage d'actions détenues, ses avoirs sont, pour 1973 : 2% de la BNE, 1.8% de la BTD, 0.9% de la Banque royale, 2.3% de la Banque de Montréal et 0.8% de la Banque de commerce alors que cette part se chiffre à 7.8% pour la BCN, 8.8% pour la Banque provinciale et 9.9% pour la Banque d'épargne. Ces dernières données particularisent les avoirs "québécois" de la Caisse, justifiant largement la place que nous lui avons assignée au tableau 6.

TABLEAU 8
Placements de la Caisse de Dépôt en obligations corporatives
et en actions dans
le secteur financier 1970, 1973, 1975

ACTIONS

Entreprises

Obligations valeur nominales $ 000

nombre

valeurs aux livres $ 000

valeur au marché $ 000

1970

B.T.D.

500

207,900

3,703.1

4,158

B.C.N.

500,000

5,654.4

6,687.5

B.C.C.I.

197,500

3.334.3

3,950

B.E.C.D.M.

200,000

2,372.6

1,950

B.de M.

638,000

9,158.7

9,410.5

B.N.E.

192,250

3,500.4

4,229.5

B.P.

392,400

3,851.3

3,924

B. Royale

305,200

5,754.6

7,019.6

Crédit Foncier Franco-Canadien

1,539

C.P. Invest. Ltd. and CP.

32,000

730.7

832

Securities Ltd.

Power Corp.

80,600

423.8

483.6

Brascan Ltd.

14,300

226.5

221.6

Campeau Corp/Ltd

100,200

451.3

390.8

Brascan Ltd.

14,300

226.5

221.6

SGF

4,200

75,000

750

750

230,700

2,240.9

1,382.2

[320]

1973

B.T.D.

1,075

304,000

6,271.7

11,324

B.C.N.

9,100

543,700

6,293.2

9,514.7

B.C.C.I.

4,800

274,700

5,589.1

7,691.6

B.E.C.D.M.

199,000

2,360.7

3,681.5

B. de M.

10,275

793,600

12,049.5

15,376

B.N.E.

4,700

330,050

7,662.9

12,046.8

B.P.

1,075

513,200

5,275.2

7,826.3

B. Royale

8,245

297,400

6,126.8

10,892.3

Crédit foncier Franco-Canadien

7,414

C.P. Invest, and CP. Securities

2,950

50,000

1,444.8

1,662.5

1,099,800

13,276.9

15,513.8

B. Int. pour la reconstruction et le développement

275

BM - RT Ltée

3,650

L A.C. Ltée

3,000

126,500

2,324.4

2,245.4

IMNAT Ltée

1,375

Roynat Ltée

350

T.D.R.I .Ltd

2,500

297.5

295

Corp. de Gestion la Vérendrye

1,486

58,466

181,047

336,179

30,000

30

326.2

Ass. Coop. d'Invest. du Que.

250

Great-West Life Ins. Co.

38,850

2,446.6

2,369.8

Laurentide Finance Corp Ltd.

563.200

6,913.2

5,068.8

Montréal Trust Co.

9,100

175.5

154.7

Unité Banque du Canada

54,800

499.6

274.7

Argus Corp

144,300

1,830.8

1,731.6

Power Corp.

218,200

2,875.3

2,454.7

1,440,900

10,475.9

15,669.8

Campeau Corp.

116,194

12,493.4

12,361.5

143,194

925.3

1,202.6

S.G.F.

4,200

[321]

1975 Valeur annuelle moyenne des trois dernières années (actions

B.T.D.

57,947.4

B.C.N.

17,133.7

B.C.C.I.

77,814.3

B.E.C.D.M.

5,797.3

B. de M.

86,075.2

B.N.E.

66,546.8

B.P.

7,147.8

B.R.

83,494.3

B. Mercantile

16,948.4

CP. Invest

26,409.3

21,258.6

BM-RT Invest Trust

9,490.5

L A. C. Ltée

49,185.4

T. D. R. I. Ltd.

11,689

Corp. de Gestion La Vérendrye

549

Great-West Life Insurance

6,968.4

Laurentide Financial Corp.

7,634.9

Montréal Trust

13,874.4

Unité Banque du Canada

4,990.3

M.I.C.C. Invest

13,796.8

Argus Corp.

9,133.0

Power Corp.

28,094.3

Campeau Corp.

9,007.2

Trust général du Canada

975

Source Caisse de dépôt et placement, portefeuilles 1970, 1973, relevé des placements autorisés en actions, 21 juillet 1975.


Ce qui caractérise cependant la Caisse de dépôt, et elle se distingue en cela de la plupart des autres institutions financières, c'est l'étroite relation qu'elle entretient avec le capital industriel [32]. Le portefeuille-actions de 1973 indique des investissements de plus de $1 million (valeur aux livres) dans plusieurs entreprises importantes. C'est le cas d'Argus Corp., C.G.E. O'Keefe Ltd. Seagrams Ltd, Hudson Bay Company, Algoma Steel Corp., Dominion Glass, Genstar, Power Corp., Alcan Aluminium Ltd., Asbestos Corp. International Nickel, Abitibi Paper, Domtar, [322] MacMillan Bloedel, etc.. Même si ce type d'investissements constitue la majorité des avoirs de la Caisse, elle accorde, toutes proportions gardées, une place de choix au capital québécois.

Ainsi possédait-elle, en 1973, d'importantes sommes dans M. Loeb Ltd. (Provigo), Provigo Inc., Bombardier Ltée, Donohue Ltée, Papier Rolland, Logistec Corp. Sécurité Delta, etc.. Viendront s'ajouter en 1975 Québécor inc, S.M.A. inc, Télé-Métropole, les Piscines Val-Mar Ltée, Québec Poultry et plusieurs autres. Dans certains cas les opérations de la Caisse ont également favorisé la concentration en facilitant la création de certaines firmes (Omnimedic) ou l'achat d'entreprises par des québécois (Québec Poultry, National Cablevision). La Caisse s'est également engagée plus activement auprès de quelques entreprises en participant à leurs conseils d'administration [33].

Voilà, rapidement esquissées, les activités d'une des plus importantes sociétés d'État québécoise [34], institution qui a, surtout dans la dernière décennie, joué un rôle de tout premier plan dans l'organisation et la cohésion du capital financier et industriel québécois. C'est dans le but d'accroître cette participation et cette fonction de la Caisse que les membres du Comité d'étude sur les institutions financières dont Jacques Parizeau (président), Michel Bélanger (sous-ministre au MIC) et Robert Després recommanderont en 1969 :

"On pourrait en particulier soutenir que la Caisse sera défavorisé d'être astreinte à des règles de placement plus rigides que celles qui s'appliquent aux sociétés de prêts et placements dont l'établissement a été recommandé dans un chapitre précédent... C'est ainsi qu'il faudrait abolir la disposition de la clause omnibus en vertu de laquelle la Caisse ne peut engager plus de 1/2 de 1 pour cent de son actif total dans une nouvelle entreprise. De même s'il n'est pas normalement gênant pour la Caisse de se voir imposer une limite de 30 pour cent à la part du capital-actions d'une entreprise qu'elle peut acheter, elle devrait être autorisée d dépasser cette limite chaque fois que le Lieutenant-gouverneur en conseil lui en donne l autorisation[35].


Quelques hypothèses sur les rapports
entre la bourgeoisie canadienne
et la bourgeoisie québécoise dans le secteur financier


Nous avons jusqu'à maintenant constaté   certaines différences et contradictions entre le capital canadien et le capital québécois.  Ainsi [323] avons-nous identifié une taille et une étendue du marché beaucoup plus importantes dans le cas des institutions financières canadiennes, et tout spécifiquement des banques. A titre purement indicatif, spécifions que les actifs globaux du Mouvement Desjardins, de la Banque provinciale et de la Banque d'épargne, de la B.C.N. et de la Caisse de dépôt totalisent à peine ceux de la Banque royale et représentent moins de 25% du total des actifs des cinq grandes banques canadiennes. Si nous nous basons sur l'évaluation de Ryba et estimons à quelques 20% les opérations québécoises des banques canadiennes, nous obtenons une répartition du marché québécois à peu de choses près égale entre ces deux groupes.

Nous avons également constaté une expansion étrangère doublé d'une intégration à l'économie mondiale manifestement plus poussées pour les banques canadiennes. Selon la Commission d'enquête sur les groupements des sociétés :

"Environ le quart du produit des cinq plus grandes banques à charte canadiennes provient de leur activité à l'étranger... Il s'est aussi produit des changements importants entre 1966 et 1976, dans la composition des avoirs et des passifs en devises étrangères des banques à charte, en ce qui concerne le lieu de résidence, le type de détenteur et le lieu de transaction. Les transactions entre banques sont devenues beaucoup plus fréquentes. Les dépôts dans d'autres banques sont passés de 26.9% des avoirs en devises étrangères, en décembre 1966, à 51.34% en décembre 1976, tandis que les dépôts d'autres banques dans des banques canadiennes sont passées de 22.8% des passifs globaux à 54.2% durant cette même décennie[36].

Or cette expansion à l'échelle mondiale, en partie impulsée par la loi de '67 et qui risque d'être freinée suite aux amendements de '78 [37] n'a pas touché, sinon marginalement, les institutions québécoises.

En dernier lieu, l'intervention importante de l'État québécois — par l'intermédiaire de la Caisse de dépôt, de divers comités d'étude et de certaines législations — a favorisé la cohésion et l'expansion du réseau financier provincial à l'intérieur des frontières québécoises, voir même dans les provinces limitrophes et sur le marché européen. Selon nous, ces caractéristiques sont l'expression concrète des rapports spécifiques entre ces deux groupes. Si nous pouvons qualifier les banques canadiennes de "monopolistes", [38] ce type de capital étant, selon Anne Legaré, un rapport social renvoyant à la concentration et à la reproduction élargie [39], qu'en est-il alors des banques québécoises ? Certes elles ont atteint un certain niveau de concentration, disposent d'actifs élevés et contrôlent une large part de l'épargne québécoise. Cependant, tant par ses aspects infra-structuraux que par sa position politique, cette "fraction" [324] du capital bancaire se démarque du capital canadien. Plus encore, une analyse détaillée de l'ensemble du secteur financier (incluant les sociétés de fiducie, les compagnies de finance, les compagnies de placements, etc..) nous aurait permis de constater la reconduction de ce rapport au sein de ces entreprises.

Dans cette perspective, nous devons envisager une démarcation structurelle, s'exprimant concrètement par des luttes de marché et divers affrontements politiques. Le récent conflit sur l'assujettissement des Caisses populaires à la loi bancaire et au dépôt obligatoire à la Banque du Canada en est un bon exemple [40]. Enfin la question des classes sociales ne peut être réduite qu'à sa dimension quantitative. Le capital non-monopoliste ne se définit qu'en fonction du géant monopoliste et qu'à travers le rapport dominant/dominé s'exprimant entre ces deux fractions. Or, de par son seul niveau de concentration, le capital bancaire québécois se distingue du capital non-monopoliste. De plus, il a réussi à maîtriser l'unité des critères de la concentration [41]. On peut donc le situer "en transition" vers le stade monopoliste.

Cette transition, nous en émettons ici l'hypothèse, réside précisément dans l'écart entre d'une part sa position économique et d'autre part sa "place" politique, constituant elle-même un frein à son expansion économique et à l'élargissement de sa base d'accumulation. Surgit alors un certain état de crise politique s'exprimant, plus largement, au travers des rapports complexes entre l'État canadien et sa "succursale partiellement et relativement autonome" du Québec, [42] forme spécifique, selon Anne Legaré, de la crise de l'État canadien.

L'activité particulière, issue du développement historique spécifique du Québec, d'une Caisse de dépôt, (activité parfois contradictoire, dans la mesure où, comme ont pu l'indiquer les données antérieurement exposées, elle ne peut fonctionner unilatéralement au profit d'une fraction donnée) constitue l'expression concrète de cette relative autonomie de l'État québécois. C'est enfin par l'analyse des relations entre l'État et les diverses fractions de classe que peuvent se saisir les relations d'ordre économique exposées dans les pages précédentes.

[325]

Notes du chapitre IX

Dans l’édition numérique de ce livre, les notes en fin de chapitre ont toutes été converties en notes de bas de page pour en faciliter la lecture. JMT.]

[328]



[1] Brunelle Dorval. La Désillusion tranquille, texte en cours de publication, août 1976, p. 123.

[2] Clendenning, E. Wayne. Le marché des eurodevises et l'activité internationale des banques canadiennes. Ottawa, Conseil Economique du Canada, Ministère des Approvisionnements et services, 1976. p. 103.

[3] Idem, pp. 111-112.

[4] E.W. Clendenning, Idem.

[5] E.W. Clendenning, Idem, p. 104.

[6] E.W. Clendenning, Idem, p. 130.

[7] Niosi, Jorge. Le contrôle financier du capitalisme canadien. Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1978.

[8] Niosi, Jorge, Idem, p. 64.

[9] Groupe de recherche sur les élites industrielles. Rapport intermédiaire présenté au Ministère de l'industrie et du commerce du Québec : les industriels au Québec et leur rôle dans le développement économique.  Montréal, juillet 1976.

Sales, Arnaud.  Capital, entreprises et bourgeoisie, thèse de doctorat. Montréal, 1976.

[10] Ryba, André. Dossier 3, le rôle du secteur financier dans le développement du Québec : un essai en finance régionale. CRDP, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1974.

[11] Ryba, André. Idem, p. 47.

[12] Amendements législatifs qui traduisent d'ailleurs une certaine libéralisation du régime visant à accroître la situation concurrentielle des banques, en "ouvrant" le marché canadien aux banques étrangères, et en facilitant l'accès aux opérations non bancaires à l'ensemble des banques présentes sur le sol canadien.

[13] Brunelle, Dorval. op. cit., (1) p. 125.

[14] La B.C.N. constitue un cas particulier dans la mesure où, ayant atteint un stade de développement avancé, elle s'est considérablement "intégrée" aux banques monopolistes canadiennes. Elle demeure cependant par son histoire, ses origines, sa base d'accumulation, ses opérations et la nature de son contrôle partie intégrante du "milieu" francophone québécois. Elle constitue d'ailleurs un excellent exemple de la complexité des rapports s'établissant entre le capital identifié "québécois" et le capital canadien.

[15] Québec (Prov.) Bureau de la statistique. Les Caisses populaires au Québec, 1953-1962.  Québec, juin, 1969, p. 86.

[16] Le Mouvement Desjardins investira quelques cinq millions de dollars dans la S.G.F. en 1965.

[17] Discours de Jean Lesage. Rapport des travaux du neuvième congrès des Caisses Populaires, 1965, p. 141.

[18] Selon Liens de parenté entre firmes. Canada. Statistique Canada. Liens de parenté entre firmes. Ottawa, 1972.

[19] N'étant pas une banque et relevant du provincial, le Mouvement Desjardins n'est pas assujetti aux restrictions, imposées par le fédéral dans la loi de '67, aux institutions bancaires et est donc plus libre dans ses transactions. Suite à de multiples représentations favorables à une modification du statut des Caisses Desjardins, représentations faites par les banques canadiennes, le gouvernement fédéral a décidé, en mai '78, de maintenir le statut quo. Le Devoir indiquait d'ailleurs en page un de son édition du 14 mai 1978 que :

"Le gouvernement fédéral a renoncé à son intention d'imposer aux institutions para-bancaires, soit les Caisses populaires, les coopératives de crédit et les sociétés de fiducie, l'obligation de maintenir des réserves auprès de la Banque du Canada".

[20] Arnaud Sales indique que :

"La B.C.N. et la Banque Provinciale sont manifestement les banques des firmes canadiennes françaises (30.7%) d'une part et du secteur coopératif (70.4% et 59.1%) d'autre part. On doit toutefois souligner qu'une assez importante proportion d'entreprises anglophones font appel à la B.C.N. (...) Alors qu'aucune ne mentionne la Banque Provinciale".

in Groupe de recherche sur les élites industrielles. Rapport intermédiaire présenté au Ministère de l'industrie et du commerce du Québec : Les industriels au Québec et leur rôle dans le développement économique. Montréal, juillet 1976, p. 99.

[21] Informations tirées d'une étude produite par la Caisse de dépôt et placement du Québec sur l'Excellence, compagnie d'assurance vie, 3 novembre 1970.

[22] Tiré d'une étude de la Caisse de dépôt sur le Trust Général du Canada, 15 avril, 1975.

[23] Canada. Commission royale d'enquête sur les groupements des sociétés. Rapport. Ottawa, Ministère des approvisionnements et services, 1975, p. 269.

[24] Les fonds de pension permettent aux institutions qui les gèrent une plus grande marge de manœuvre dans les placements à moyen et long termes. Or, c'est précisément ce type de placement qu'exigent les plus importantes entreprises.

[25] Lesage, Jean. Notes du discours prononcé à l'Assemblée nationale lors de la présentation de la loi 51 créant la Caisse de dépôt et placement, 9 juin 1965.

[26] Fournier, Pierre. Les sociétés d'État et les objectifs économiques du Québec : une évaluation préliminaire. Québec, OPDQ, 1977. p.21.

[27] Fournier, Pierre. Idem., p. 21.

[28] Dans son discours prononcé lors de l'adoption de la loi créant la Caisse, Jean Lesage indiquait cette volonté du gouvernement : "La Caisse n'est pas destinée à devenir un "holding", à prendre le contrôle de toute une série d'entreprises ou même à acheter purement ou simplement... Elle pourra donc devenir un actionnaire minoritaire important... Mais elle ne pourra pas avoir de filiales ou prendre le contrôle majoritaire de quelque compagnie que ce soit... Cette limite de 30% est amplement suffisante pour permettre à la Caisse de dépôt d'exercer l'influence qu'elle doit normalement avoir sur le développement économique de notre milieu".

Jean Lesage. op. cit., (25), p. 12.

[29] Fournier, Pierre, op. cit., (26), p. 25.

[30] C'est du moins la perception des dirigeants de la Caisse. Or nous croyons plutôt, comme nous l'exposerons dans les pages suivantes, que le type de placement effectué par la Caisse vise essentiellement à maintenir l'équilibre et le rapport de force existant au sein de chaque branche.

[31] Notre relevé pour 1975 est incomplet. Il est tiré d'un relevé sommaire effectué par la Caisse en juillet de cette même année.

[32] Notons que les institutions financières québécoises ont tendance à être plus rattachées au capital industriel. À ce titre Culinar, détenue par le Mouvement Desjardins constitue un excellent exemple.

[33] Pierre Fournier, op. cit. (26), p. 34.

[34] Les actifs de la caisse dépassent les cinq milliards de dollars dont quelques $700 millions sont alloués au fond action.

[35] Québec (Prov.) Comité d'étude sur les institutions financières. Rapport, Québec, juin 1969, p. 237.

[36] Canada. Commission royale d'enquête sur les groupements des sociétés, op. cit., (33), p. 263.

[37] Les amendements apportés à la loi de '67, en libéralisant les activités bancaires (permettront, entre autres, des opérations fiduciaires), favoriseront la croissance des activités financières des banques à l'intérieur du pays.

[38] Voir les critères développés par Anne Legaré dans Les classes sociales au Québec. Montréal, PUQ, 1977 et par Arnaud Sales dans Capital, entreprises et bourgeoisie, thèse de doctorat. Montréal, 1976.

[39] Anne Legaré indique que :

"Le capital monopoliste est d'abord un rapport social qui renvoie à la concentration et à la reproduction élargie du capital. La concentration est également un rapport social, accompli lorsqu'il y a combinaison de toutes les conditions sociales de la reproduction élargie, c'est-à-dire quand les éléments constitutifs du taux de profit sont élevés, taux d'exploitation et taux d'accumulation, quand la plus-value relative est l'aspect dominant de l'exploitation, quand il y a séparation entre propriété économique et possession, etc. Ces conditions sociales se traduisent par la convergence des indices concrets de la concentration, taille des établissements, productivité, marché, actif, etc.."

Legaré, Anne. Les Classes sociales et le parti québécois, communication au colloque sur le Parti québécois, Toronto, novembre 1977. Non publié, p. 6-7.

[40] Le gouvernement canadien a décidé, en mai '78, de laisser facultatif le maintien de réserves à la Banque du Canada pour les Caisses populaires, "crédit unions" et sociétés de fiducie.

[41] Voir Anne Legaré. op. cit. (38), p. 88.

[42] Les dernières pages du rapport du comité d'étude sur les institutions financières, op. cit. (35), expriment la volonté de percer le contrôle et la domination des banques canadiennes.

"En premier lieu, on ne voit vraiment pas pourquoi le Québec s'opposerait à ce qu'un groupe étranger, américain par exemple, prenne le contrôle d'une institution à charte québécoise, alors qu'un groupe de l'Ontario ou de l'Ouest canadien y aurait accès... Il s'agit autant qu'il est possible de favoriser la fusion d'entreprises de façon à faire apparaître quelques grands groupes offrant tous les services financiers que la clientèle demande", pp. 238-39.

Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 25 juin 2003 20:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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