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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La "théorie" de la régulation, du rapport salarial au rapport de consommation.
Un point de vue sociologique
. ” (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de MM. Paul R. Bélanger et Benoît Lévesque, “ La "théorie" de la régulation, du rapport salarial au rapport de consommation. Un point de vue sociologique. ” Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 17, 1991, pp. 17-51. Montréal: département de sociologie, UQAM. [Autorisation accordée par MM. Bélanger et Lévesque le 8 avril 2004]

Introduction (1)

La théorie de la régulation (2) vise à remettre les rapports sociaux au centre de l'analyse économique et à renouveler ainsi l'économie politique. Pour caractériser les diverses phases du capitalisme et pour expliquer l'alternance de périodes de relative stabilité et de périodes de crise, l'approche de la régulation fait appel entre autres à la notion de mode de régulation. Cette notion, qui est nouvelle dans les approches d'inspiration marxiste, désigne un ensemble cohérent de codifications des divers rapports sociaux (de formes structurelles telles que les institutions, les normes et la routine sociale) qui forment un système et assurent ainsi une certaine régularité à ces rapports dans une société donnée pour une période donnée. Les périodes de croissance relativement stables sont celles où les formes des rapports sociaux sont en compatibilité entre elles et avec un régime d'accumulation qui peut être extensif ou intensif (c'est-à-dire centré sur l'investissement dans les moyens de production ou dans les moyens de consommation). Les périodes de grande crise, de crise structurelle, seront celles où cette compatibilité n'existe plus. On entrevoit ainsi comment, pour les régulationnistes, les cadres sociaux généraux conditionnent l'activité économique de sorte qu'une grande crise, par exemple, est non seulement une crise économique mais aussi une crise politique et une crise culturelle, un crise des aspirations collectives et individuelles (3).

Les régulationnistes ont donc proposé un "ensemble hiérarchisé de notions intermédiaires" dont les plus importantes, les notions clé, sont celles de "régime d'accumulation", de "mode de régulation", de "forme institutionnelle", de "rapport salarial", de "bloc social hégémonique", de "paradigme sociétal", dont la conjonction définit un modèle de développement (4). Dans cette perspective, "le capitalisme devient une sorte de métasystème, plus large dans sa portée historique, plus malléable dans ses réalités concrètes (5). Ces notions intermédiaires utilisées dans le but de donner la priorité aux rapports sociaux permettent de rendre compte aussi bien de "la diversité (d'une communauté à l'autre) que de la variabilité (d'une époque à l'autre) (6)" de la configuration des formes sociales et donc des spécificités historiques et nationales de la croissance et des crises selon des périodisations plus précises que celles proposées jusqu'ici. Elles ont également permis de mettre en évidence aussi bien la spécificité de la croissance de l'après-guerre (1945-1975), période caractérisée par un régime &accumulation intensif et un mode de régulation dit fordiste, que celle de la crise qui l'a suivie (7).

Les régulationnistes donnent priorité non plus aux seuls rapports d'exploitation des travailleurs mais au rapport marchand (8) et au rapport salarial dont la reproduction n'est jamais assurée comme en témoignent le chômage, les faillites d'entreprise et plus généralement la surproduction. Ce renouvellement de perspective, marqué par la conjoncture de la seconde moitié des années 1970, participe au changement de paradigme qui s'opère alors dans les sciences sociales (9). Si l'inspiration althussérienne est certaine, la rupture est non moins clairement affirmée. Alain Lipietz n'hésite pas à définir les régulationnistes comme des "fils rebelles des althussériens (10) et Michel Aglietta ne craint pas d'écrire que la théorie de la régulation s'est constituée "en réaction contre la réduction du marxisme au structuralisme, son fétichisme de la reproduction et son idolâtrie des lois générales (11)". Même si de telles affirmations exigeraient des explications et des réserves, elles permettent pour le moment d'indiquer qu'il existe à la fois une rupture et une continuité entre la notion de régulation et celle de reproduction. Un mode de régulation assure dans une certaine mesure la reproduction des rapports sociaux, mais cette reproduction ne va pas de soi puisque sa remise en cause par les divers groupes sociaux est toujours possible et qu'elle demeure ainsi ouverte.

Outre l'influence d'économistes tels John Maynard Keynes (12) et François Perroux (13), il existe des convergences entre l'approche de la régulation et celle des économistes radicaux américains tant sur la question des compromis sociaux ayant caractérisé la période de croissance que sur le diagnostic de crise structurelle (14). Une telle convergence existe également avec les analyses des relations industrielles et de la firme qui s'inspirent de l'approche institutionnaliste, notamment les travaux dirigés par Michael Piore sur le dualisme du marché du travail et la spécialisation flexible (la polyvalence du travail dans la production en séries restreintes) (15). Les sources d'inspiration dépassent cependant le domaine de l'économie politique. Ainsi les régulationnistes ont eux-mêmes identifié un certain nombre d'auteurs qui ont pu influer sur la formulation initiale de leur approche. Ils ont identifié certains historiens de l'École des Annales (16) tels Georges Duby et Fernand Braudel (17) et certains sociologues tels Alain Touraine, Anthony Giddens (18) et Pierre Bourdieu avec lesquels il existerait une certaine proximité. Ainsi, comme pour la régulation, l'approche des nouveaux mouvements sociaux mettrait bien en lumière la "capacité des acteurs à modifier des systèmes trop statiques pour les conduire à un nouvel équilibre (19)". De même, l'approfondissement des concepts d'habitus et de stratégie aurait conduit "l’école de Bourdieu à explorer les mêmes problèmes que l'école de la régulation (20)", à savoir comment les individus arrivent par la socialisation à adopter librement des comportements correspondant aux normes sociales, par exemple. En somme, comme l'écrit Robert Boyer, l'approche de la régulation s'inscrit "à l'entrecroisement de diverses traditions en matière de recherche en sciences sociales (21)".

Sans prétendre donner le point de vue de la sociologie sur l'approche de la régulation (ce qui serait d'autant plus périlleux qu'il existe une diversité d'approches au sein de cette discipline), nous tenterons d'en donner une lecture sociologique pour les chercheurs qui s'intéressent aux mouvements sociaux et à la sociologie du travail et de l'entreprise. Pour ce faire, nous nous appuierons sur nos recherches (22) qui s'inspirent largement de l'approche de la régulation. Notre contribution sera divisée en trois parties. Dans la première nous montrerons à la fois l'intérêt et les limites sociologiques de la notion de rapport salarial, notion qui occupe une position stratégique dans la théorie de la régulation et qui en constitue l'apport le plus original. Nous insisterons sur l'importance de bien distinguer, au sein de ce rapport, la dimension organisationnelle (l'organisation du travail) de la dimension institutionnelle (le compromis social). Dans la deuxième partie, nous tenterons de montrer comment le rapport salarial est insuffisant pour rendre compte de l'organisation du travail non seulement dans les services collectifs mais aussi dans les entreprises et dans l'ensemble de l'économie. En nous inspirant de l'approche des nouveaux mouvements sociaux, nous chercherons ainsi à compléter l'approche de la régulation en ajoutant une autre notion, celle de rapport de consommation, soit le rapport entre citoyens-usagers et administration-agences d'État. Enfin, nous reviendrons sur la contribution de l'école de la régulation pour comprendre le rapport entre structure et acteurs et verrons ainsi comment les notions de reproduction et de régulation ne sauraient être confondues.


Notes :

1. Nous tenons à remercier nos collègues du département de sociologie, Lizette Jalbert, Micheline Labelle et Gilles Bourque, qui ont accepté de nous lire et de nous faire des commentaires qui ont permis d'améliorer considérablement ce texte. Nous n'en revendiquons pas moins l'entière responsabilité en ce qui concerne aussi bien le fond que la forme.

2. Le terme théorie est employé improprement pour désigner l'approche de la régulation, "Parler de 'théorie' signifierait que les 'approches' ont enfin produit un résultat 'achevé pour l'essentiel'. Il n'en est rien (...)" (A. Lipietz, "La régulation: les mots et les choses", Revue économique, vol. 38 no 5, 1987, p. 1050). De nombreux auteurs qui n'appartiennent pas à l'école de la régulation utilisent ce terme dans une perspective théorique autre. Mentionnons Michel Crozier qui parle de régulation sociale, de régulation politique et de régulation économique (M. Crozier, État modeste, État moderne, Paris, Fayard, 1987; également J.-D. Reynaud, Les règles du jeu, L'action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989, 306 p.).

3. "Si l'on admet cette perspective, l'analyse de la crise ramène profondément au changement qui s'introduit dans l'individu lui-même à travers ce type d'organisation sociale qui va inscrire dans l'individu des possibilités et des revendications d'autonomie qui ne sont plus compatibles avec les compromis antérieurs. (...) Il n'y a pas de crise qui n'ait un aspect subjectif fondamental. Il n'y a pas de crise si les transformations s'opèrent uniquement au niveau des structures sans que les gens interviennent" (Michel Aglietta, "Les métamorphoses de la société salariale", Interventions économiques, no 17, hiver 1987, p. 178).

4. R. Boyer, "Les théories de la régulation: Paris, Barcelone, New York, Réflexions autour du colloque international sur les théories de la régulation", Revue de synthèse, IVe S., no 2, avril-juin 1989, p. 277. Pour une définition précise de ces notions, voir R. Boyer, La théorie de la régulation: une analyse critique, Paris, Agalma / La Découverte, 1986, chap. 1 et 2 principalement.

5. A. Lipietz, article cité, p. 1058.

6. A. Lipietz, Accumulation, crises et sorties de crise: quelques réflexions méthodologiques autour de la notion de régulation, communication à Nordic Summer University, Helsingor, 2-4 mars, CEPREMAP, no 8409, 1984, p. 9.

7. Cette approche s'est constituée à partir de la thèse de doctorat de Michel Aglietta qui portait sur le cas des États-Unis, Régulation et crises du capitalisme. L'expérience des États-Unis, Paris, Calmann-Lévy, 1976, 334 p. Cette thèse a été discutée dans le cadre d'un séminaire organisé à l'INSEE en 1974-1975. Elle a ainsi inspiré des travaux notamment sur le cas français. Participèrent à ces travaux R. Boyer, A. Lipietz, J. Mistral et C. Ominami. Pour plus de précision sur cette période, voir A. Lipietz, Crise et inflation, pourquoi? Paris, François Maspero, 1979, pp. 1-57. Voir également R. Boyer, op. cit., 1986, chap. 1.

8. Le rapport marchand est caractérisé par "la séparation horizontale des unités de production" de sorte que la production (travail privé) ne devient sociale que lorsque validée par le marché. Or, comme l'écrit A. Lipietz, il s'agit d'un saut périlleux: la vente de la production capitaliste n'est jamais assurée pas plus que la vente de la force de travail. C'est ce que refusait de voir Althusser lorsqu'il conseillait de ne pas commencer la lecture du Capital par le chap. I. Voir A. Lipietz, op. cit. 1979, p. 16 et suiv. et 172 et suiv.

9. M. Gauchet, "Changement de paradigme en sciences sociales?", Le Débat, no 50, mai-août 1988.

10. L'approche de la régulation rejette à la fois "l'idée des lois générales, transhistoriques qui s'appliqueraient à tous les systèmes socio-économiques" (voir R. Boyer, article cité, 1989, p. 277) et la négation du sujet ainsi que l'anti-humanisme (voir A. Lipietz, op. cit. 1988, p. 3). Les régulationnistes conservent cependant de cette approche "certains traits essentiels: la société comme tissu de rapports sociaux, noués à des niveaux relativement autonomes" (A. Lipietz, article cité, 1987, p. 1051).

11. Michel Aglietta et A. Brender, Les métamorphoses de la société salariale, Paris, Calmann-Lévy, 1984, p. 16, note 1.

12. À partir de la notion de fordisme, l'approche de la régulation montre bien l'importance de Keynes comme théoricien de la demande effective. De même, elle explique bien ce que Keynes avait constaté concernant l'incapacité du marché d'assurer le plein emploi. En ce sens, il existe une certaine convergence mais la différence entre Keynes et les régulationnistes est par ailleurs immense, ne serait-ce parce que ces derniers placent les rapports sociaux au centre de leur analyse. Ce faisant, ils offrent un regard neuf sur l'approche keynésienne, son intérêt et ses limites. Voir entre autres les contributions d'Alain Noël et de Gérard Boismenu, dans Gérard Boismenu et Gilles Dostaler (dir.), La théorie générale et le keynésianisme, Montréal, ACFAS, "Politique et Économie", 1987.

13. Notamment en ce qui concerne la recherche d'une alternative à la notion d'équilibre: la proposition d'un principe d'équilibration où jouent les "luttes-concours" et les "conflits-coopérations". Voir A. Lichnerowicz, F. Perroux, G. Gadaffre, L'idée de régulation dans les sciences, Paris, Maloine-Doin, 1977.

14. Voir Robert Boyer, "Avant-propos à l'édition française", dans S. Bowles, D. Gordon, Th. Weisskopf, L'économie du gaspillage, Paris, La Découverte, 1986, pp. 295-318. Voir également J. Berger, "Market and State in Advanced Capitalist Societies", dans A. Martinelli et N. J. Smelser, Economy and Society: Overviews in Economic Sociology, Londres, Sage Publications, 1990, pp. 103-132.

15. Relevons qu'à l'occasion d'un colloque de l'Association d'économie politique sur la crise M. Piore et R. Boyer avaient tous les deux fait une communication où il était possible de voir certaines convergences. Voir Gilles Dostaler (dir.), La crise économique et sa gestion, Montréal,, Boréal, 1982. Dans l'avertissement à l'édition française de The Second Industrial Divide, M. Piore et C. Sabel écrivent: "C'est à partir d'un schéma emprunté à la théorie de la régulation que nous avons conçu ce livre et élaboré les thèses qu'il développe. Le mérite d'avoir créé ce schéma revient à des chercheurs français et nous devons, quant à nous, beaucoup à Robert Boyer et Michel Aglietta" (M. Piore et C. Sabel, Les chemins de la prospérité. De la production de masse à la spécialisation souple, Paris, Hachette, 1989, p. 10, traduction de The Second Industrial Divide, 1984).

16. R. Boyer, "Économie et histoire: vers de nouvelles alliances?", Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 44, no 6, novembre et décembre 1989, pp. 1397-1477.

17. R. Boyer relève que l'école des Annales nous apprend qu'une "grande crise [est] dépendante de l'état des structures productives et des rapports sociaux" (R. Boyer, article cité, 1989, p. 277). Par ailleurs, A. Lipietz insiste sur le fait que l'école des Annales accorde une "place majeure à la pérennité des structures lourdes, au poids des normes pesant sur le quotidien, à la minceur des espaces de liberté offertes à l'individu ou des groupes" (A. Lipietz, op. cit., 1988, p. 5).

18. Concernant le dilemme "structures/agents, A. Lipietz fait référence à A. Giddens, The Constitution of Society, Londres, Polity Press, 1984.

19. A. Lipietz, ibidem, p. 4.

20. Ibidem, p. 5

21. R. Boyer, article cité, 1989, p. 282.

22. Il s'agit surtout de recherches sur les mouvements sociaux, sur le système de santé et notamment sur les Centre locaux de services communautaires (CLSC), les mouvements sociaux et plus récemment sur la modernisation sociale des entreprises québécoises. Au niveau de l'enseignement, nous nous sommes également inspirés de cette approche, entre autres dans un séminaire annuel de doctorat que nous avons donné conjointement et dont le titre était Rapport salarial et mouvements sociaux.

Retour au texte de l'auteur: Paul-R. Bélanger, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 5 février 2007 19:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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