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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Lucille BEAUDRY et Luc Duhamel, “La condition ouvrière en URSS.” Un article publié dans l’ouvrage Sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi, pp. 197-218. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp. [Autorisation formelle accordée par M. Christian Deblock le 29 juillet 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales]

[197]

La condition ouvrière
en URSS
.”

Lucille BEAUDRY et Luc DUHAMEL


Un article publié dans l’ouvrage Sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi, pp. 197-218. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp. [Autorisation formelle accordée par M. Christian Deblock le 29 juillet 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales]


Compte tenu de la Révolution d'octobre 1917, de la doctrine officielle du régime de l'Union soviétique et de la place de ce pays dans le monde dit communiste, il apparaît opportun, dans le contexte de cet ouvrage, de dégager quelques considérations concernant la situation de la classe ouvrière de ce pays. Si, selon les termes de l'obédience marxiste, la dictature du prolétariat doit caractériser le régime d'une société en transition vers le socialisme, il convient de s'interroger sur la situation effective de cette classe par rapport au pouvoir politique réel en URSS. Cependant avant de considérer la place politique de la classe ouvrière dans l'appareil gouvernemental et dans le parti, nous tenterons d'appréhender la condition ouvrière au travail y compris ses difficultés afin de dégager des perspectives quant à l'état d'intégration ou de dissidence de cette classe par rapport au régime soviétique.


La condition ouvrière

La classe ouvrière en Union soviétique comprend toutes les personnes qui oeuvrent dans le secteur de la production matérielle et selon la terminologie de F. Cohen, elle inclut les secteurs suivants : industrie, bâtiment, transport et télécommunications [1]. Cette classe possède certaines caractéristiques. D'abord des effectifs en augmentation constante depuis l'instauration du régime soviétique. Alors qu'en 1960, 50 pour cent de la population laborieuse était composée d'ouvriers, en 1980, on en compte plus de 60 pour cent, soit, et de loin le groupe le plus nombreux au sein duquel ressort majoritaire le travail en industrie, ce que Lénine considère comme lieu d'avant-garde de cette classe qui devrait avoir droit à un traitement de faveur (Tableau 1). En corollaire des effectifs croissants, la densité ouvrière, à la faveur du grand nombre d'usines géantes, crée un facteur positif de politisation pour Lénine. Or cette densité ne cesse de s'amplifier [2] : en 1943, 43,7 pour cent des entreprises comptaient au moins 1,000 travailleurs ; en 1950 le pourcentage passe à 56,5 pour cent et atteint 63,6 pour cent en 1970. Nulle part ailleurs au monde n'existe une telle densité que le parti prend soin d'encourager. À la dispersion de petites entreprises, la planification centralisée préfère leur regroupement au sein de larges unités de [198] production qui se prêtent mieux à un contrôle et à la propagande du parti sur la main-d'oeuvre. En outre, le perfectionnement de l'économie commande le développement des secteurs de pointe tels que la pétrochimie, la chimie de l'énergie électrique... qui requièrent une main-d’oeuvre hautement qualifiée.

Tableau I

La classe ouvrière soviétique
(en pourcentage)

1940

1965

1979

Industrie bâtiment

53,9

52,6

50,1

Agriculture et forêts

10,5

15,3

13,6

Transport et communications

12,1

11,4

11,5

Commerce alimentation

9,8

8,1

9,7

Services communaux

4,6

3,3

4,6

Autres secteurs (santé, culture)

8,7

9,0

10,2

TOTAL (en millions d’ouvriers)

23,7

55,9

77,0


Source : Annuaire de l'économie nationale de l'URSS et J. Radvanyi, Le géant aux paradoxes, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 93.

Si selon Marx, les ouvriers les plus dynamiques se concentrent parmi ceux qui possèdent une formation spécialisée, la force de cette classe provient aussi de sa relative homogénéité : ces ouvriers actuels pour la plupart ont été précédés à l'usine par leurs pères et mères. Une autre donnée joue en faveur de cette classe, l'échelle des salaires tend à se resserrer depuis la mort de Staline, qui, en instaurant le stakhanovisme en 1935, avait adopté une politique de forte hiérarchisation des salaires. En mettant fin à cette orientation, en travaillant à la diminution des différenciations salariales, les dirigeants éliminent un obstacle majeur à la cohésion sociale. De nos jours, au travail à la pièce qui soumet les ouvriers à la compétition, les opposant les uns aux autres, a succédé en bonne partie une rétribution mensuelle stable déterminée largement par la nature du travail.

[199]


La condition ouvrière au travail

Quant aux conditions de travail, il y a absence de chômage en URSS et la quasi-impossibilité de congédiement. Nous connaissons les contours « tayloriens » de la pensée de Lénine et l'idéologie productiviste qui l'accompagne. Aussi, la première qualité demandée à l'ouvrier est de produire beaucoup et mieux. Or, le faible taux de productivité en URSS étale la non-efficacité de l'idéologie productiviste. Entre ce que l'on souhaite voir en termes de productivité et la réalité il y a un fossé que les appels incessants des dirigeants en faveur de la discipline au travail ne peuvent combler. Toutes prises de position en faveur d'une productivité accrue se heurtent à des acquis irréductibles telles les pauses pour le café, pour lire le journal, fumer une cigarette, et à la pratique d'un taux d'absentéisme très élevé si on le compare avec celui qui existe dans les usines à l'Ouest [3]. La convention collective prévoit des avantages spéciaux pour certaines catégories d'emplois. Qu'il suffise de mentionner que les peintres en bâtiment ont droit à dix minutes de repos pour chaque heure de travail, les chauffeurs de taxi sont au boulot une journée sur deux. Il est de notoriété publique que la productivité ouvrière en URSS reste très en deçà (moins de 50 pour cent) de celle de son homologue américain. Si cela prouve que le travailleur soviétique est peu motivé, cela montre aussi, par ailleurs, que les cadences en URSS sont beaucoup moins élevées.

Un autre aspect de la vie à l'entreprise concerne l'amélioration des conditions alimentaires des ouvriers. Ces dernières années, des centres d'alimentation ont été mis sur pied à l'intérieur des usines afin que les repas y soient de qualité et à un prix abordable. Il en est de même de l'accessibilité des soins médicaux. Certaines catégories d'emploi, notamment des travaux pénibles, donnent lieu à des contrôles réguliers de la part des médecins ou à un traitement particulier qui consiste, par exemple pour les ouvriers de l'amiante, au terme de dix années de travail, à se recycler dans un autre secteur. L'ensemble des mesures prévues pour protéger la santé de travailleurs largement exposés aux maladies industrielles a fait l'objet de plusieurs études sans compter la facilité notoire à obtenir un congé de maladie [4]. Enfin, rappelons qu'en Union soviétique la retraite arrive à 60 ans pour les hommes et 55 ans pour les femmes, ceux qui travaillent dans les régions rudes comme la Sibérie ou occupent un emploi dangereux comme les mineurs ou les ouvriers de la construction ont droit à une retraite anticipée.

En outre, le parti favorise la pratique du recrutement ouvrier pour combler les postes de cadres dans les usines. C'est ainsi que Brejnev a pu déclarer au XXIVe congrès du Parti en 1971 que la moitié des directeurs d'entreprises ont commencé comme ouvriers à l'intérieur de la même usine et que pour en arriver là, il a fallu mettre au point un vaste [200] programme d'éducation de la classe ouvrière. Aussi, encourage-t-on la formation par des cours de soir ou par correspondance sur les lieux mêmes du travail. Il s'agit des grandes entreprises surtout comme en témoigne l'usine géante Jigouli à Togliatti où sur les 70,000 travailleurs près des deux tiers poursuivent des études. Ce phénomène a tendance à se retrouver à l'échelle de tout le pays car le régime favorise aussi la formation par des stimulants d'ordre matériel en accordant une prime de 15 pour cent à ceux qui prennent des cours de perfectionnement et de recyclage. À cet égard, les Soviétiques espèrent retirer beaucoup de l'expérience de l'usine Dzerjinski à Moscou, laquelle compte de 60 à 70 pour cent « ouvriers pouvant remplir plus d'une fonction. L'embauche de personnes polyvalentes aurait permis de hausser la productivité et de diminuer les coûts de production. Aussi, cette entreprise se présente-t-elle pour le Kremlin comme un modèle à suivre dans tout le pays. Évidemment les dirigeants ne demandent pas aux milliers d'entreprises de copier l'expérience de Dzerjinski, ne serait-ce qu'en raison de ce qu'on y produit. Par ailleurs, diverses incitations tendent à hausser le niveau de qualification de la main-d'oeuvre et ce, pas seulement à même les lieux de travail. Par exemple, dans les universités, non ce qu'on appelle le rabkaf (faculté ouvrière), des places sont réservées aux ouvriers et à leurs enfants en fixant des quotas à leur avantage. Grâce à ces mesures, 39 pour cent des étudiants acceptés en première année à l'université en 1968 proviennent du milieu ouvrier, ce qui marque un progrès par rapport à 1960, alors qu'on en comptait 11 pour cent [5]. Cette progression est encore plus marquée si on la compare aux années du règne de Staline.

En principe et partiellement en réalité, l'autorité en matière de conditions de travail c'est le syndicat. Certes les pouvoirs accordés par la constitution à cette institution ne correspondent pas toujours à la réalité des choses, surtout en URSS. Ce fut longtemps le cas des centrales ouvrières de ce pays dotées de beaucoup de prérogatives sur le plan juridique, mais qui en pratique longtemps se sont vues confier par l'État comme fonction principale de réaliser les objectifs du plan, de se mettre au service de la direction de l'usine en vue d'activer le travail. Cette conception du syndicalisme, sans être rejetée de nos jours, commence à être remise en question. Des critiques soviétiques signalent entre autres que le rôle premier du syndicat est de veiller à améliorer les conditions de travail de ses membres. Tout en s'occupant en priorité de l'augmentation de la production, plus qu'antérieurement, le syndicat se permet de dénoncer les violations des conventions collectives par les dirigeants d'entreprise. En fait, depuis l'arrivée de Khrouchtchev au pouvoir, les syndicats s'arrogent des pouvoirs législatifs que leur a conférés l'État en matière de conditions de travail. Il existe à cet effet une section « protection du travail », composée de plus de 5,000 inspecteurs en poste à plein temps et chargée de pénaliser les abus des [201] « patrons » et dont les avis, qui peuvent aller du blâme au renvoi du directeur, ont force de loi. Cependant, dans ce domaine comme dans bien d'autres du régime soviétique, peut-on se demander si ces pouvoirs existent vraiment, si en pratique le dirigeant d'entreprise peut être l'objet de sanctions. Or cela apparaît vraisemblable si on se base sur l'année 1981 où les chiffres divulgués par les syndicats nous apprennent que sous recommandation de leurs délégués, 155 directeurs ont été congédiés, 800 autres ont reçu un blâme ou devront payer des amendes tandis que 4,000 autres ont fait l'objet d'enquêtes [6]. Il reste que sur les plusieurs milliers d'usines que compte l'URSS cela ne pèse pas lourd et on ne peut en inférer que le syndicat remplit pleinement les prérogatives qui lui sont dévolues quant aux intérêts de la classe ouvrière. Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes et la condition ouvrière reste encore difficile à vivre.


Les difficultés d'être ouvrier

À cet égard, nous pouvons nous demander si la société soviétique progresse dans le sens voulu par Marx, entre autres s'il y a diminution des heures de travail comme il est souhaité. Déjà le XXIIe congrès du Parti (1961) s'intéressait à cette question en promettant que dans un avenir pas trop éloigné, la semaine de travail de la classe ouvrière serait la plus courte au monde. À cette époque, le nombre d'heures ouvrables venait d'être ramené de 48 à 41 heures. Mais Khrouchtchev ne s'arrête pas là, il établit un calendrier précis de nouvelles diminutions du temps de travail réparties sur 20 ans et prévoyant qu'en 1981 les Soviétiques ne besogneraient pas plus de 35 heures/semaine. Les travaux difficiles n'étaient pas oubliés, ceux/celles qui les exécutaient se firent promettre de travailler encore moins de 30 heures/semaine. Brejnev rejette ce programme jugé trop ambitieux et, si on fait abstraction des minimes réductions annoncées pour des catégories très restreintes de travailleurs au XXVe congrès, peu de pas en avant ont été réalisés depuis. La direction du Kremlin envisage d'en rester au statu quo pour les prochaines années, et elle entrevoit le progrès des ouvriers, leur émancipation sous un jour plus modeste, notamment par des mesures destinées à améliorer leur situation matérielle afin de s'assurer leur soutien en élevant régulièrement leur niveau de vie. Les autorités comptent sur l'augmentation des salaires et la stabilité des prix des articles de base pour en arriver à l'augmentation de la production.

S'il est fort difficile de congédier quelqu'un, les accrocs à la discipline sont fréquents de la part d'ouvriers qui peuvent compter sur l'appui du comité syndical qui réussit le plus souvent leur défense. On sait selon la presse soviétique ou les écrits de dissidents comme Zinoviev, que les cadences sont peu élevées en URSS. Ce peu de [202] vigueur au travail a comme corollaire un taux de productivité dont les autorités dénoncent les insuffisances. Le faible rendement témoigne des pouvoirs réels du syndicat comme il indique un manque d'intérêt pour un travail sur lequel l'ouvrier-ère a peu de prise puisque la participation aux décisions affectant le fonctionnement de l'usine est nulle ou presque. L'autogestion, voire la cogestion étant rejetées par les autorités, le taux d'absentéisme élevé comme la faible ardeur au travail peuvent être interprétés comme des formes de protestation ou en tout cas de désintéressement. N'ayant aucun mot à dire en ce qui concerne la production ou la sélection du personnel, il reste à utiliser le comité syndical pour ne pas forcer plus qu'il faut et parfois même en faire le moins possible.

De même, l'éventail des salaires, tout en se resserrant à l'époque contemporaine, accuse néanmoins des disparités. Ainsi, ce sont les ouvriers-ères des usines et surtout ceux et celles qui sont qualifiés-es qui reçoivent une bonne rétribution, des facilités dans le domaine de l'éducation et qui constituent le bassin privilégié de recrutement pour le Parti. Les autres catégories, à savoir les manoeuvres, les employé-es de bureaux et de magasins, ont un revenu qui accuse un retard sensible par rapport à ceux de l'industrie. Ces inégalités valent d'autant plus d'être signalées que le secteur des services tend à s'accroître plus rapidement que celui de l'industrie. Même si depuis Krouchtchev, le salaire minimum connaît des ajustements à la hausse, le revenu des emplois de services occupe toujours le bas de l'échelle. En fait, en augmentant les bas salaires, le pouvoir cherche moins à égaliser les revenus qu'à attirer sur le marché du travail les femmes et les personnes âgées ou encore à enrayer la pénurie de main-d'oeuvre pour certaines occupations. Que le niveau de vie de la classe ouvrière se soit amélioré au cours des dernières décennies, dépend certes d'une augmentation du salaire moyen, mais aussi du fait que plus de membres de la famille travaillent aujourd'hui qu'il y a 20 ou 30 ans [7].

En outre, cette situation est plus enviable dans les grandes villes comme Moscou ou Leningrad qu'ailleurs en province. En effet, il y a là (en province) moins de services et moins de magasins, lesquels sont par surcroît mal approvisionnés et offrent des produits inférieurs en variété comme en qualité. Il ne suffit pas d’avoir un salaire en progression pour qu'on puisse parler de hausse de niveau de vie, encore faut-il qu'il y ait avec les années une augmentation des services offerts à la population ainsi qu'un meilleur assortiment des articles de consommation. Bien qu'il y ait progrès matériel, celui-ci apparaît toutefois plus lent en dehors des grandes villes. Encore qu'à parler de niveau de vie ouvrier, les autorités avaient peu de choix pour qui sait qu'en 1965, selon les critères des Soviétiques eux-mêmes, le revenu de l'ouvrier moyen lui donnait à peine le minimum vital [8]. Et, pour ne pas courir le risque que le [203] mécontentement atteigne la classe ouvrière, (craintes s'appuyant sur les enquêtes menées par les sociologues qui révèlent que leur revenu est pour beaucoup d'ouvriers le motif principal d'insatisfaction à l'égard du régime) [9], les dirigeants ont réagi à cela et c'est de 1965 à 1975 qu'apparaît le changement le plus important alors que le niveau de vie ouvrier connaît une progression de 60 pour cent. Or depuis, dans une économie où le taux de croissance est en chute libre, la hausse du pouvoir d'achat de la population est à peu près nulle. Ainsi, la période la plus profitable pour l'ouvrier soviétique, celle qui s'étend de 1965 à 1975, en est une finalement d'augmentation modeste du pouvoir d'achat, soit à peine de 2 à 3 pour cent par année [10]. Et bien qu'il y ait progrès, la condition ouvrière est encore loin de l'aisance. Le niveau de vie ouvrier reste bas, bien en deçà de celui de son homologue d'Occident, voire même de celui d'Europe de l'Est [11].

Et si, par ailleurs, le nombre d'ouvriers et de leurs enfants admise, comme étudiants de première année à l'université a augmenté depuis 1953, la classe ouvrière n'a pas encore aujourd'hui à l'université une représentation qui corresponde à son importance numérique dans la population. En considérant le nombre de diplômes universitaires décernés, la sous-représentation ouvrière est encore plus marquée. La proportion d'étudiants de souche ouvrière à compléter des études est règle générale encore moins élevée (que celle qui origine des cadres), que celle qui s'inscrit en première année à 1'université [12]. Les statistiques à l'échelle nationale n'indiquent pas tout : défavorisés à ce niveau, les étudiants d'origine ouvrière le sont encore plus dans les meilleures universités, situées habituellement dans les grands centres urbains. L'université de Moscou et celle de Leningrad, par exemple, rassemblent davantage d'étudiants du milieu de l'intelligentsia au détriment de ceux d'origine ouvrière, plus nombreux dans les universités de province. Et ces étudiants de famille ouvrière s'orientent surtout vers les secteurs de profession les moins prestigieux tels la construction, le transport ou l'agriculture. Quant aux domaines les plus convoités, comme les arts ou la diplomatie, on les retrouve en moins grand nombre (Tableau II). À l'époque de Khrouchtchev, comme sous Brejnev, il ne manquait pas de déclarations de responsables demandant que l'université ouvre plus grandes ses portes aux fils et filles d'ouvriers. Des diverses mesures prises, peu se sont révélées efficaces.

[204]

Tableau II

Composition sociale d'étudiants en 5e année
aux établissements d'éducation supérieure de Kharkov
selon les domaines de spécialisation, 1974 (en pourcentage)

Domaines
de spécialisation

Employés (y compris les cadres)

Ouvriers

Paysans

Arts créatifs

64,4

32,2

3,4

Médecine

39,5

44,5

21,0

Construction

33,2

58,8

8,0

Transport

31,0

62,1

6,9

Agriculture

16,1

49,6

34,3


Source : Sotciologichecki issledvaniast, no 2, 1977, p. 76 ; M. Matthew, Éducation in the Soviet Union, p. 160.


En URSS, comme ailleurs. les étudiant-e-s des milieux intellectuels réussissent mieux, et nous pouvons nous demander si, au fond, les dirigeants soviétiques ont intérêt à bouleverser le système « éducation tel qu'il existe actuellement étant donné qu'il assure leur propre reproduction sociale. Aussi tout en déplorant la sélection et en plaidant en faveur de la plus grande accessibilité aux enfants de souche ouvrière, en aucun cas il n'est question de chambarder le système d'éducation par crainte qu'un tel changement ne s'effectue au détriment de l'intelligentsia et au risque de l'affaiblissement du régime. Par ailleurs, il y a une telle chose en URSS que la mobilité de la main-d'oeuvre. En ce sens, les diplômés universitaires et tout travailleur peuvent choisir l'entreprise, et offrir leur service au plus offrant. Ce choix s'opère le plus souvent à l'avantage des grandes villes plus développées et aux dépens des régions éloignées malgré l'existence de certains programmes de formation mis en place pour contrer cette tendance [13].

[205]

La difficulté majeure néanmoins de l'élévation générale du niveau d'éducation consiste à créer chez la jeune génération des attentes que le régime ne peut combler. Déjà, il est plus difficile à l'heure actuelle en raison notamment de la faible croissance de l'économie qu'à l'époque de Staline pour un ouvrier ou son fils de devenir cadre. Les perspectives de mobilité, sociale de la jeune génération ont diminué : en conséquence, ceux qui poursuivent des études sont susceptibles d'être déçus en termes de perspectives d’emploi.

Enfin, si la santé et la sécurité au travail sont des droits légaux, les normes ne sont pas partout respectées et des catégories d'emplois sont mieux protégées que d'autres. Les publications soviétiques font état entre autres du manque de main-d'oeuvre et d'hygiène et des heures trop longues des chauffeurs d'autobus de Leningrad dont la rémunération est élevée (peu de gens y sont intéressés), du milieu très pollué pour les personnes qui s'occupent de la manutention du fret dans les trains, tâche lourde et sans aération, etc. [14]. À ce sujet les dirigeants du syndicat et du Parti y vont souvent de déclarations exhortant le comité syndical de l'entreprise à défendre davantage les ouvriers, à s'assurer que la convention collective, avec tous les droits qu'elle confère aux travailleurs, soit respectée. Cependant ces avis restent le plus souvent lettre morte parce que le système est ainsi fait qu'il donne la priorité à la réalisation du plan dont les performances se mesurent en termes d'augmentation de la production. Les membres du comité syndical à l'usine reçoivent des primes ou ont droit à des promotions non pas selon le nombre de fois qu'ils prennent en défaut le directeur pour son non-respect de la convention collective, mais plutôt selon le rendement fourni par les travailleurs : tant que la priorité sera donnée à l'accroissement de la production, ce critère aura préséance sur la santé et la sécurité des travailleurs à l'entreprise.

Il existe nombre d’autres difficultés que nous n'avons pas énumérées ici - et que relatent allègrement les multiples chroniques de la vie quotidienne en URSS. La situation ouvrière ne s'arrête pas aux conditions de vie ou de travail mais interroge également la place politique de la classe ouvrière dans un régime qui s'en réclame.


La place politique

La classe ouvrière en URSS, la plus importante numériquement et idéologiquement dispose d'attributs particuliers dans le système politique. Les gens d'origine ouvrière occupent une place prépondérante au niveau des soviets, bien représentés au Soviet suprême, tant celui de l'instance fédérale que celui des 15 républiques fédérées ; leur présence est encore plus forte au niveau des soviets locaux qui, rappelons-le, détiennent le gros des prérogatives relevant du domaine législatif [15]. Leur [206] proportion va même en augmentant, résultat sans doute de la politique désireuse d'accréditer l'idée, maintes fois affirmée, du rôle d’avant-garde que jouerait cette classe (Tableau III), Pourtant, en dépit d'efforts pour lui donner une certaine importance, le soviet, on le sait, ne possède pas en fait - loin de là - toute l'autorité législative qui, avec l'évolution vers la centralisation et la complexité du pouvoir en URSS, a glissé entre les mains du conseil des ministres et des technocrates. À cette institution qui joue un rôle fondamental, les ouvriers-ères brillent par leur absence et plusieurs en tirent alors comme conséquence que les centres vitaux de décision leur échappent.

Tableau III

Nombre de députés ouvriers
aux différents échelons du pouvoir soviétique

Organes du pouvoir

Nombre de
députés ouvriers

% du total
des députés

Soviet suprême de l'URSS

1970

481

31,7

1974

498

32,8

Soviets suprêmes des républiques soviétiques

1970

1742

29,6

1974

1924

31,6

Soviets suprêmes des républiques autonomes

1970

1742

31,6

1975

1126

35,7

Soviets d'autres échelons

1971

790,340

36,5

1973

826,736

39,3

1975

896,180

40,5


Source : Rabocij klass SSR v gody deviatoj pjatiletki, Leningrad, 1978, p. 204.

[207]

S'il existe nombre de similitudes entre la situation des ouvriers de l'URSS et celle de leurs homologues d'Occident, les premiers possèdent un attribut qui réside chez les cercles dirigeants, dans la politique de recrutement parmi cette classe de ses cadres supérieurs. À ce sujet de la mobilité de ce groupe, les chiffres nous apprennent beaucoup ; pour ne prendre que les membres du conseil des ministres, que ce soit au fédéral ou à l'échelle des 15 républiques fédérées, nous constatons au début des années quatre-vingt que 80 pour cent d'entre eux ont commencé à gagner leur vie comme ouvriers.

Quant à la représentativité de la classe ouvrière, nous observons le même phénomène au sein du Parti qu'au niveau de l'appareil gouvernemental : aux instances moins importantes, i.e. à la base du Parti, nous remarquons un grand nombre d'ouvriers, nombre qui est en expansion [16] depuis 1960. Très nombreux au palier local, leur nombre par ailleurs diminue au fur et à mesure que l'on gravit les échelons. Si leur proportion est minime au comité central ou au bureau politique, en revanche, ceux qui composent les organes dirigeants sont choisis souvent parmi cette classe. Signalons qu'environ 75 pour cent des membres du bureau politique et du comité central sont des ex-ouvriers [17]. Toujours au début des années quatre-vingt, ce phénomène ne signifie pas, bien entendu, que les ouvriers dirigent le Parti, mais il indique que le recrutement de l'élite s'effectue à même le bassin ouvrier. À défaut de pouvoir prouver que la classe ouvrière dirige, les autorités font valoir que c'est parmi cette classe que sont choisis les membres de l'équipe dirigeante. Ce recrutement ouvrier donne un atout au régime que la propagande ne manque pas d'utiliser : primo, tous les ouvriers ne peuvent devenir ministres, mais secondo, les plus doués d'entre eux peuvent aspirer aux plus hautes responsabilités. Cet atout, d'ordre psychologique, consiste certes à convaincre l'ouvrier qu'il peut occuper un poste de direction pour autant qu'il a les aptitudes requises. L'ouvrier soviétique peut se sentir honoré de s'entendre dire par la propagande qu'aucun pays ne lui offre une mobilité sociale aussi élevée. Il ne saurait suffire d'une mobilité sociale qui l'avantage pour que l'ouvrier croie tout de la propagande officielle, mais il est sûr qu'il n'est pas insensible à ce type de phénomène et surtout à l'utilisation qu'en font les autorités. On peut certes se demander si cette souche ouvrière de l'équipe dirigeante résulte d'une politique socialiste ou est attribuable à l'industrialisation extrêmement rapide du pays ou des deux à la fois. Us leaders actuels ont effectivement pour la plupart émergé durant les années trente ou quarante, alors que l'industrialisation était en plein essor, et que, pour combler les nombreux postes de commande qui s'ouvraient il a fallu, vu la pénurie de cadres, faire appel à nombre d'ouvriers. Une telle politique de recrutement ouvrier peut-elle se poursuivre ?

[208]

Les conditions sociales aujourd'hui ne sont plus ce qu'elles étaient pendant les années trente, il n'existe plus cette carence de spécialistes qui avait obligé Staline à se tourner vers les ouvriers, à les envoyer nombreux dans des maisons d’éducation supérieure. Or les ouvriers-ères sont plus nombreux aujourd'hui à rejoindre les rangs du Parti qu'à la mort de Staline. Depuis le début des années soixante, en effet, le nombre d’ouvriers à prendre leur carte de membre ne cesse de s'accroître ; selon les leaders soviétiques, cela correspondrait au rôle croissant assumé par cette classe. De 1962 à 1965, 44,7 pour cent des nouveaux inscrits proviennent de la classe ouvrière [18] contre 59 pour cent de 1981 à 1986. Selon les écrits soviétiques sur la question, le pourcentage plus élevé « ouvriers entrant au Parti dans des régions industrialisées comme celle de Leningrad (70 pour cent) donne une idée de la représentation de cette classe à l'avenir quand tout le pays aura atteint le même niveau de développement économique. Le nombre d’ouvriers à prendre leur carte de membre serait destiné à s'accroître parmi ceux qui travaillent dans les secteurs vitaux (gaz, électronique, machinerie...) pour l'augmentation de la productivité, le progrès scientifique ; en tout cas, c'est là que le Parti cherche ses nouveaux effectifs. De fait, ces dernières années, le nombre d’adhérents au Parti en provenance de ces secteurs industriels a grimpé considérablement ; alors que le pourcentage d'adhésions s'est accru de 10 pour cent de 1976 à 1981, il a oscillé entre 20 et 50 pour cent dans ces secteurs dits « d'avant-garde », de l'économie [19]. Cette catégorie d'emploi est la mieux traitée parce qu'on en a grand besoin dans une économie dont la croissance, de nos jours, face à la pénurie de main-d'oeuvre, dépend essentiellement des progrès d’ordre technologique.

Une certaine place politique est donc réservée en partie du moins à la classe ouvrière ; ne serait-ce que parce qu'elle fournit le bassin de sélection d'une partie des dirigeants, « ex-ouvriers », et que, ce faisant, elle donne prise au discours politique et à la propagande du régime « préoccupés » du sort de la classe ouvrière. Cette place dans le discours plutôt qu'au pouvoir s'appuie sur une certaine conception de l'émancipation de la classe ouvrière véhiculée par le Parti.

Le Parti possède une certaine conception de l'affranchissement de la classe ouvrière qu'il faut bien saisir pour comprendre ses politiques vis-à-vis de cette classe. Sa problématique contraste avec plusieurs autres courants marxistes et en particulier avec ceux qui s'inspirent des conceptions qui étaient à l'honneur dans la Chine de Mao. Les Soviétiques ont polémiqué et récusé les idées maîtresses qui ont présidé aux événements du Grand bond en avant et de la révolution culturelle en Chine : rotation des tâches à l'usine, envoi de cadres à la campagne et égalitarisme en ce qui concerne les salaires... Les idéologues en URSS acceptent les principes de l'élimination de la division des tâches et de la suppression des inégalités salariales, mais ils estiment, à la différence [209] des maoïstes, que cela viendra seulement une fois que l'économie aura atteint un stade très avancé de développement. À l'heure actuelle, pour eux, la clé de voûte de l'émancipation ouvrière réside dans le développement de la science et de la technique. Dans cette optique, la science se révèle l'arme par excellence pour lutter contre l'aliénation du travail. On compte sur le progrès de la technique pour faire reculer le nombre de personnes qui effectuent des besognes pénibles ou abrutissantes. Veut-on diminuer les écarts de revenu jusqu'à les éliminer un jour qu'il faut encore recourir à la science jugée comme l'instrument le plus efficace de lutte afin de réaliser cet objectif. L’argumentation se présente comme suit : les iniquités proviennent essentiellement d'une production insuffisante et lorsque ce handicap sera surmonté, les biens et services seront obtenus gratuitement. L'épanouissement de la classe ouvrière en général dépend d'ailleurs, toujours selon le communisme soviétique, de l'accroissement du taux de productivité qui aurait comme effet de diminuer le nombre d'heures de travail [20]. La recherche de cet objectif tient une place fondamentale parce qu'elle est un préalable essentiel à l'affranchissement politique, économique et culturel des travailleurs. En effet, pour eux les heures de travail à la baisse signifieraient du temps libéré pouvant être consacré à la gestion de l'État, à la conduite de l'administration, à la culture et aux loisirs. Même, les heures hors travail gagnées pourront être utiles aux heures de travail puisqu'elles permettront à l'ouvrier de se perfectionner dans son métier ou encore « acquérir la formation nécessaire à d'autres métiers.

Tout pas franchi dans cette direction comporte d'importantes conséquences en ce qui a trait à la construction du communisme. Cela répond aux directives de Lénine et de Marx, à savoir que progressivement l'État central dépérit au profit d'une décentralisation des pouvoirs aux mains des travailleurs qui pourront d'autant mieux répondre à leurs attentes si la durée du travail à l'usine est à la baisse. Prise en main de l'État par les travailleurs, car rappelons que, selon le marxisme-léninisme, au stade communiste le bénévolat sera substitué au professionnalisme. Comme avec la diminution des heures de travail, le nombre d'administrateurs rétribués doit être en régression, il existera une disponibilité de fonds pouvant être utilisés afin d'étendre les services sociaux, de perfectionner la science et d'élever encore la productivité. La diminution des heures de travail provoque deux répercussions sur le travail ouvrier ; s'il se spécialise davantage, le travail a toutes les chances d'être plus créateur, plus intéressant, moins aliénant et d'avoir un effet positif sur le rendement et la productivité.

Bref, la problématique du Parti quant à l'émancipation de la classe ouvrière mise d'abord et avant tout sur l'apprentissage de la science et de la technologie et sur la productivité plutôt que sur tout autre aspect pouvant relever de l'action politique de la classe ouvrière. Que la [210] condition ouvrière malgré une amélioration sensible ne soit pas sans difficultés et que la place politique de cette classe soit tout entière au niveau du discours, sans pouvoir réel effectif, cela pose d'emblée la question de la portée d’un tel discours (scientiste/productiviste) et partant de l'intégration ou de la dissidence de la classe ouvrière en URSS, voire de la stabilité du régime.


La classe ouvrière est-elle
une classe intégrée au système ?


Un régime politique peut-il impunément se prévaloir de l'omniprésence de la classe ouvrière au niveau du discours officiel sans pour autant générer des perspectives de lutte de cette classe, ou au contraire produire un effet d’intégration, renforcer le phénomène de récupération de cette classe ? C'est poser à ce stade-ci le problème de l'état d'esprit de la classe ouvrière à l'endroit du régime, sa perception du système soviétique. Est-elle une classe satisfaite ? Encore faut-il éviter, ainsi que le remarque Breslauer, de tomber dans le piège courant de voir les besoins de la classe ouvrière de ce pays à travers la notion de besoins en Occident [21], et nous efforcer plutôt de voir les besoins que, de par son milieu, elle a développés. Suivant cette optique, il nous intéresse davantage d’appréhender la perception des problèmes que les problèmes en soi. Étudier l'état d'esprit de la classe ouvrière débouche sur l'étude de la question centrale de la stabilité du système politique de ce pays.

La classe ouvrière formant le groupe le plus nombreux de la société, son attitude vis-à-vis du régime détermine pour une bonne part si le pouvoir du Parti repose sur une base populaire ou sur la contrainte ou sur les deux à la fois ; en d'autres termes, il s'agit de savoir si en URSS les dirigeants se maintiennent au pouvoir avant tout par un consensus ou plutôt encore par la répression. Le consensus suppose que les autorités reçoivent un appui manifeste de la classe ouvrière ou à tout le moins de secteurs importants de celle-ci. Autant cette question est fondamentale autant la réponse n'est pas facile. On sait qu'il n'existe pas la possibilité de sonder en toute liberté et en toute objectivité la population sur ce qu'elle pense de ses dirigeants, du Parti communiste et du régime. Cependant, que ce genre de sondage ne soit pas effectué, cela n'empêche pas la plupart des gens en Occident de considérer que les ouvriers soviétiques ont toutes les raisons de s'opposer au régime et de penser que si le choix leur était offert, ils préféreraient le régime de vie capitaliste, à l'occidentale, qui leur assurerait un meilleur niveau de vie ; ou de croire qu'on ne saurait soutenir un régime qui n'accorde pas de libertés politiques.

Certes, la préoccupation première de la classe ouvrière soviétique consiste à satisfaire ses besoins quotidiens que sont la nourriture, le [211] logement, le vêtement et le divertissement, et ceux-ci sont déterminants quant à son attitude générale et notamment à son attitude envers le pouvoir ; en cela elle ne diffère pas de son homologue occidental [22], sauf qu'en URSS, le besoin de consommation se trouve amplifié par plus d'un facteurs. D'abord, la propagande officielle pousse dans cette voie, présente la société du futur, la société communiste comme celle de la corne d’abondance où il y aurait des biens de consommation en quantité et en qualité capable de satisfaire les plus exigeants. Cette orientation (vers la consommation) est accentuée aussi par le matérialisme de la philosophie du régime selon lequel il n'y a pas de vie surnaturelle, le bonheur se trouve ici-bas dans le royaume terrestre. Enfin, l'aspiration vers la consommation est exacerbée par la pénurie, les files d'attente, les mauvais réseaux de distribution et la piètre qualité des articles. En même temps que le discours promet un niveau de vie élevé, le régime éprouve toutes les difficultés à satisfaire les besoins immédiats des gens, d'où les aspirations encore plus grandes à la consommation et les frustrations.

Aussi, pouvons-nous penser que le niveau de vie a chez eux plus d'importance que les libertés politiques. Et ce, d'autant plus que l'une des caractéristiques de la culture politique de ce pays est que précisément les libertés politiques y ont toujours été absentes (sauf à de brefs intervalles, trop brefs pour qu'on s'y habitue) [23]. Reprocher aux bolcheviks de n'avoir pas instauré de système parlementaire n'est pas notre propos, cependant, on ne saurait leur faire grief d'avoir enlevé quoi que ce soit aux Soviétiques à ce niveau. Certes plusieurs personnes en Union soviétique se préoccupent de la question des libertés politiques, voire y attachent une grande importance, mais elle concerne à l'heure actuelle une minorité d'intellectuels(elles), la grande masse ouvrière pour sa part s'intéresse plus ou moins à cette question. Non seulement le milieu ouvrier en URSS n'est pas sensible au pluralisme politique, mais il accuserait un fort penchant pour l'autoritarisme ; ainsi l'écrit Walter D. Connor, en se basant sur les entrevues menées auprès des réfugiés de ce pays au sujet de l'attitude à l'égard des restrictions concernant les libertés politiques :

The evidence, impressionistic as it is, would seem to indicate that they find the restriction quite bearable. Emigres of the early postwar period showed, even after exposures to the freedoms of the West, a rather authoritarian turn, in their thinking. This was manifested most clearly in the emigres' evident enjoyment of the freedom the West allowed them as individuals, but they were concerned over principles that allowed groups critical of the government to operate openly... empirical research as has been done the soviet emigres of the [212] 1970s again seems to indicate concerns that the Western societies in which they now live are too loosely governed, too ready to countenance anti-government activities in the conservation of individual liberty [24].

De même, si on exclut les cercles d'intellectuels, les gens du milieu ouvrier en URRS ne connaissent pas le mode de vie occidental ; les seules informations émanent des mass média contrôlés par l'État et la tendance est plutôt celle de comparer leur sort avec celui des générations précédentes et avec la situation des autres classes de la société. La classe ouvrière en général (en particulier les ouvriers d'industrie) jouit d'une situation matérielle supérieure à celle des employés des services et des paysans et inférieure à celle des cadres d'usine qui exercent certains pouvoirs et bénéficient de privilèges ; phénomène, semble-t-il accepté, comme l'écrit entre autres Kahan, en raison de ce qui est demandé à l'ouvrier qui veut devenir cadre ou responsable à l'usine :

The worker accepts the fact that within the prevailing system a more exaltant social position requires effective output and greater risks. He does not exclude the possibility that he can aspire to, or even be selected by and mobilized into, the nachal'stvo, but he clearly perceives that he needs to invest in education and in social political activities [...] [25].

Demeurer ouvrier, ajoute Kahan, c'est choisir parfois la loi du moindre effort et du moindre risque. D'autre part, l'imposition de l'autoritarisme en milieu ouvrier - voire auprès de toute autre couche de la société - semble passer par une politique d'élévation continue du niveau de vie car toute dégradation de la situation matérielle peut s'avérer préjudiciable au régime surtout en période de croissance économique. Le niveau de vie de l'ouvrier moyen en URSS, tout inférieur qu'il soit par rapport à celui des pays occidentaux, n'empêche pas celui-ci en général d'adhérer au système et ce, tant et aussi longtemps qu'il suit une courbe ascendante. Même si la réalité quotidienne dément la propagande officielle d'instaurer l'opulence, il reste à celle-ci une certaine crédibilité à la mesure même du progrès le plus modeste. Constatée autant par les données soviétiques que par le études américaines (Tableau IV), y compris par les écrits de dissidents dont le non moins célèbre Sakharov, l'élévation du niveau de vie rendrait compte en partie de la stabilité du système soviétique.

[213]

Tableau IV

Revenus réels des ouvriers d'usine, 1955-1975

Salaires

Indice des prix

Indice réel de l'augmentation

Revenu

indice

officiel A

S et S 1
B

A

B

1955

76,3

100,0

100,0

100,0

100,0

100,0

1960

89,9

117,8

100,5

104,6

117,2

112,6

1965

101,7

133,8

101,5

112,0

131,2

118,9

1970

130,6

171,2

100,9

119,4

169,7

143,4

1975

160,9

210,9

101,5

129,5

207,8

162,8


1. Indice du coût de la vie selon G.E. Shroeder et B.G. Severin, « Soviet consumption and Income Policies in Perspective » dans US Congress Joint Economics Committee, Soviet Economy in a New Perspective, Washington, D.C., Government Printing Office, 1976, p. 631. Source : A. Kahan, B. Ruble, dir., Industrial Labor in the USSR, p. 168.


L'élévation lente sans doute, mais réelle, du niveau de vie matérielle constitue l'un des facteurs de stabilité du régime. Bien évidemment, chacun compare son existence non pas avec la réalité du loin et inaccessible Paris, mais avec son propre passé misérable [26].

Cependant, il n'est pas évident non plus que les effets des difficultés économiques actuelles débouchent sur une remise en question du régime. Dans ce contexte, apparaît l'efficacité déterminante des institutions et des appareils idéologiques quant à la capacité du Parti de juguler le mécontentement.

Que la classe ouvrière accepte le centralisme, la hiérarchie du régime à l'échelle nationale ou encore à l'usine [27], à cela s'ajoute la sensibilité au nationalisme alimentée par la victoire de la Deuxième Guerre mondiale, l'acquisition du statut de superpuissance, la position hégémonique en Europe de l’Est, la propagation de l'idéologie léniniste soviétique dans des lieux aussi lointains que Cuba ou l'Angola, etc., bref par le fait que l'URSS en impose plus dans le monde que n'importe quel tsar n'a pu le faire précédemment. Mais, la fierté nationale n'élimine pas les vicissitudes quotidiennes et les diverses formes [214] « expression de mécontentement dont l'absentéisme au travail, les grèves (localisées surtout en province) et le refus de certaines tâches sont les plus notoires. Et le socialisme (ou la voie vers) n'élimine pas non plus d'emblée les travaux monotones, humiliants, abrutissants accusant une pénurie de main-d'oeuvre ; toute réaction au travail inintéressant, mal rémunéré, peu prestigieux... ressort davantage dans un système qui prétend en poursuivre l'élimination, et qui mise au plus haut point sur la compétence et l'expertise [28]. Si diverses que soient les formes d'insatisfaction, elles ne remettent pas - du moins jusqu'à maintenant - le régime en question. Et cette attitude du milieu ouvrier indique la socialisation des individus aux valeurs politiques du régime comme effet des appareils idéologiques dont se sert le Parti.

À partir de la maternelle, l'appareil éducatif inculque aux enfants que le premier héros est celui du travail. Des visites d'écoliers à l'entreprise, des rencontres avec les travailleurs âgés les initiant à l'histoire de l'entreprise sont fréquemment organisées. L'entreprise est présentée aux enfants sous un jour favorable de façon à créer chez eux un sentiment d'appartenance. À l'appareil de l'éducation s'ajoutent d'autres institutions comme le syndicat ou le cinéma, dont la fonction est aussi de persuader que ce sont les plus capables des ouvriers qui dirigent le pays, que ceux qui vont à l'université ou dirigent l'entreprise sont aussi les plus compétents. En d'autres termes, qu'il y a une égalité des chances qui fait que ceux qui remplissent les tâches inintéressantes ou encore mal payées ne peuvent faire mieux. Aussi s'assure-t-on la soumission de catégories d'employés non qualifiés, en leur inculquant l'idée que leur situation n'émane pas d'une quelconque injustice à leur endroit, mais plutôt du manque d'aptitudes personnelles. Il y a là ce phénomène du cooling out selon l'expression des sociologues, signifiant qu'un ouvrier met sur son compte personnel et non sur celui des dirigeants la position qu'il occupe dans le système [29]. À cet égard, Lane explique que le système des cours du soir ou par correspondance conforte également cette conviction :

From a political point of view, they have further societal stability, since those who do not achieve jobs of high status position are less likely to blame structural features of the « System » for denying them access to higher education. While aspirations continue they can persevere along one or other of the alternative routes either until they achieve their goal or until their ambition « Cooled » and they drop out of the race by their own volition. Their failure then is perceived as self-failure [30].

De même le cinéma, la littérature, les journaux, la télévision font valoir à travers leurs oeuvres des arguments parfois d'ordre patriotique en [215] soulignant l'apport social de ces catégories d'employés non qualifiés et surtout que les ouvriers sont au pouvoir ainsi que le dit la constitution et comme l'atteste leur représentation au sein des soviets et du Parti.

L'efficacité des appareils idéologiques en URSS provient de ce que le Parti exerce sur eux un contrôle tel qu'il permet d'inculquer à la population une culture politique homogène. Aussi, en raison des progrès scientifiques et techniques, ces appareils persuadent mieux les gens, les chaînes à la télé diffusent une gamme d'émissions plus variées, etc. La hausse du niveau de scolarité signifie que l'école a plus de temps et de ressources pour exercer son influence. L'accroissement des places dans les maternelles a comme corollaire la diminution du temps où l'enfant est laissé aux désirs individuels des parents ; sans compter la diminution évitable du nombre de personnes ayant la mentalité de l'ancien régime. Outre les appareils idéologiques conçus et fonctionnant en vue d'intégrer la classe ouvrière, un certain nombre de mesures politiques préconisées par le Parti conforte ce discours.

Ainsi en est-il de la politique d'attribution de hauts revenus aux emplois considérés comme ayant un apport vital à l'économie, c'est le cas notamment des mineurs et des personnes qui effectuent des travaux d'exploration dans des régions éloignées... Il en est de même de la politique de réduction progressive des écarts salariaux élaborée depuis Khrouchtchev par l'augmentation des revenus se situant au bas de l'échelle et le gel des revenus des cadres. En fait, l'écart des revenus, selon les spécialistes de cette question comme Matthew et Lane, serait beaucoup moindre en URSS, de 1 à 8 (entre le revenu moyen et le revenu des plus privilégiés) qu'aux États-Unis où, selon Lenski [31], il serait de 1 à 7,000. De même, les différences socio-économiques entre la masse des ouvriers et les cadres sont relativement peu prononcées comme l'indique le tableau V pour une région donnée [32] en 1981. Enfin, l'élargissement des prérogatives du syndicat davantage mandaté aujourd'hui de s'occuper des conditions de travail contribue à une perception favorable du régime. Évidemment, pris dans le contexte occidental, ces pouvoirs syndicaux n'impressionnent guère et il en sera ainsi tant que le droit de grève demeurera interdit. Cependant, le commun des Soviétiques n'en demande pas tant, habitué qu'il est à un tout autre type de syndicalisme, inféodé au Parti.

[216]

Tableau V

Niveau de vie des ouvriers et des cadres
pour le district de Lenkoyan (Azerbaidjan), 1981

Possèdent (en %)

Travailleurs, ouvriers
fermes d'État

Ouvriers d'industrie
et de la construction

Intelligentsia

machine à laver

16,5

25,3

37,0

machine à coudre

71,3

57,8

60,7

frigo

57,3

62,6

73,2

aspirateur

0,8

télé couleur

1,6

7,2

télé noir/blanc

87,8

83,1

89,5

radio

53,0

62,6

magnétophone

13,9

24,0

51,2

motocyclette

4,3

9,6

22,7

Voiture

4,4

12,0

11,5

vélo

15,6

8,4

6,2

bijoux et autres métaux précieux

44,3

32,5

28,7

vache

53,9

19,2

20,0

lopin de terre

76,5

53,0

50,7


Source : Sotsiologicheski issledovania, no 3, 1981, dans Current Digest of the Soviet Press, 9 décembre 1981. Les enquêtes menées dans d'autres régions indiquent les mêmes tendances : voir Sotsiologicheskie issledovania no 3, 1978, p. 185 à 192, dans Current Digest of the Soviet Press, 17 janvier 1981, p. 11.


Toutes ces mesures ne sauraient signifier que la classe ouvrière bénéficie d'un traitement de faveur, qu'elle est effectivement au pouvoir comme le proclament les dirigeants, mais son omniprésence au niveau du discours officiel contribue à l'efficacité des appareils idéologiques quant à l'intégration-assujettissement de la classe ouvrière et, partant, quant à la stabilité du régime. Aussi toute perspective d'action politique de la classe ouvrière en URSS en vue de s'approprier le pouvoir apparaît à peu près invraisemblable dans un avenir plus ou moins rapproché.



[1] Voir F. Cohen, Les Soviétiques, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 133.

[2] Ibid., p. 132.

[3] Voir G. Froment-Meurice, La vie soviétique, Paris, Presses Universitaires de France, (collection Que sais-je ?), 2e édition, 1973, p. 55.

[4] M. Lavigne, Les contradictions du développement, Nouvelle Critique, no 108, novembre 1977, p. 46.

[5] Voir F. Cohen, op. cit., p. 174.

[6] Rapporté par K.V. Chernenko, Human Rights in Soviet Society, Moscow, Novosti, New York, International Publishers, 1977, p. 78.

[7] A. Kahan, et B. Ruble, Industrial Labor in the USSR, New York, Bergamon Press, 1979, p. 176.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 169.

[10] Ibid., p. 166.

[11] Ibid., p. 166.

[12] M. Matthew, Education in the Soviet Union, London, George Allen & Unwin, 1982, p. 160.

[13] Ibid., p. 160.

[14] Voir Chronique des petites gens d'URSS, Paris, Seuil, 1981, p. 43-48.

[15] Voir Le Courrier des Pays de l’Est, no 134, novembre 1979, p. 37.

[16] Voir Pravda, 7 novembre, 1987.

[17] Ibid. Depuis 1971 la composition sociale des organes dirigeants a peu changé ; voir à ce sujet D. Lane, The End of Social Inequality ?, London, George Allen & Unwin, 1982, p. 121. En 1980, sur les 14 membres du bureau politique, 11 proviennent des milieux ouvrier ou paysan.

[18] « Partinaja Jinz », mai 1976, p. 13-22 dans The Current Digest of the Soviet Press (CDSP), 29 septembre, 1976, p. 1 et M. Gorbatchev, Rapport politique du comité central du PCUS au XXVIIe Congrès du Parti, Novosti, 1986, p. 108.

[19] Partinaja Jiz, 2 juillet 1981, p. 13-26.

[20] Thèse référant à Marx là-dessus, voir Oeuvres, tome II, Paris, Éd. sociales, 1972, p. 202.

[21] G.W. Breslauer, Five Images of the Soviet Future, Berkeley, University of California, 1978, p. 11.

[22] P. Dahl, After the Revolution, New Haven et London, Yale University Press, 1970, p. 134-135.

[23] Sur le concept de culture politique, voir G. Almond et G.R. Powell, Comparative Politics : A developmental Approach, Boston, Little Brown, 1966. Pour son application à l'URSS, voir G.K. Bertsch, Power and Policy in Communist System, New York, John Wilsey, 1978, p. 71-74.

[24] A. Kahan et R. Ruble, dir., Industrial Labor in the USSR, p. 319.

[25] Ibid., p. 303.

[26] A. Sakharov, Mon pays et le mondé, Paris, Seuil, 1975, p. 31.

[27] D. Lane et F. O'Dell, The Soviet Industrial Worker, London, Martin Robertson, 1978, p. 51.

[28] E. Hooper, Reading in the Theory of Educational System, London, Hutchison University Library, 1971, p. 336. Rapporté par D. Lane et F. O'Dell, op. cit., p. 93.

[29] Ibid., p. 93.

[30] D. Lane et F. O'Dell, ibid., p. 99.

[31] Voir A. Kahan et R. Ruble (éd.), Industrial Labor in the USSR.

[32] D. Lane, The End of Social Inequality, p. 58 ; M. Matthew, Privilege in the Soviet Union, London, Allen & Unwin, 1978, p. 30-33 ; G.E. Lenski, Power and Privilege : A Theory of Social Stratification, New York, McGraw-Hill, 1966, p. 27.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 février 2011 10:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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