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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le système national mondial hiérarchisé. (1987)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Michel Beaud, Le système national mondial hiérarchisé. Paris: La Découverte, Éditeur, 1987, 134 pp. Collection: Agalma. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation conjointe accordée par M. Beaud et par le directeur général de la maison d'édition, La Découverte, Monsieur François Gèze le 1er août 2007]

Introduction

J’y ai écrit ce livre pendant l'été 1986. La droite française revenue au pouvoir en chantant les vertus du libéralisme et du moins d'État devait tenir compte des exigences des corporatismes, de l'intérêt national et de la formidable attente d'État qui est présente dans toutes les couches et tous les groupes de la société française. Aux États-Unis l'administration reaganienne mettait la dernière main à une spectaculaire réforme fiscale, qui, présentée comme essentiellement simplificatrice, risque de peser particulièrement sur les classes moyennes et les entreprises moyennes. Dans le monde, aux préoccupations nées de la dette du tiers monde s'ajoutent les inquiétudes liées aux « trois dettes » américaines — deux internes (publique et privée) et, bien sûr, la dette extérieure ; après un lustre de dollar cher (et de taux d'intérêt levés) a commencé une nouvelle période marquée par la baisse du dollar. Plus généralement, aucun pays dans le monde ne peut penser son devenir d'une manière autonome : le Brésil doit gérer son énorme dette extérieure — ce qui implique un effort d'exportation énorme — tout en développant des secteurs d'activité d'avenir — ce qui appelle un minimum de protection ; l'Égypte, l'Algérie, le Nigéria, le Mexique, l'Union soviétique sont touchés par la baisse du prix du pétrole que vient accentuer la baisse du dollar, la Chine souhaite maîtriser les technologies les plus modernes et a développé un réseau assez important de zones franches ; les petits et moyens pays sont tous plus ou moins pris dans les filets de la contrainte extérieure ; et finalement l'ensemble des pays, des États, des firmes et des banques de tous les pays sont concernés par un système monétaire et financier agencé autour de quelques monnaies — qui sont précisément celles des économies nationales dominantes — et principalement autour du dollar — monnaie qu'on le veuille ou non de la première puissance mondiale. 

Ainsi dans le quotidien, dans la réalité économique, à l'évidence, national, international, multinational et mondial sont indissociablement imbriqués, puisqu'ils se constituent mutuellement. 

Et pourtant, la plupart des économistes élaborent en parallèle leurs travaux et discours éclatés. Les comptables nationaux établissent, avec une investigation toujours plus poussée, les comptes des activités recensées sur le territoire national, sans se soucier du fait qu'ils rendent compte d'une réalité de moins en moins significative. En complément, les statistiques des douanes continuent à chiffrer avec une précision admirable les flux commerciaux : mais sans tenir compte du fait que ces chiffres recouvrent deux réalités profondément différentes : d'une part, le commerce extérieur vrai (entre deux partenaires distincts) et, d'autre part, un commerce international apparent (interne aux firmes multinationales) ; en outre, elles cernent de très près les transactions sur marchandises matérielles, alors que se développent puissamment les transactions sur marchandises immatérielles. 

Certains travaillent sur les économies nationales (les structures, les politiques, le rôle de l'État, les grands équilibres, le régime d'accumulation, la voie de développement, le modèle de régulation...) ; d'autres, sur l'économie internationale (théorie pure du commerce international, système monétaire international, problèmes de changes, et à nouveau, puisque le mot est en vogue, problèmes de régulation). D'autres encore travaillent sur les multinationales (analyses de leurs poids et de leurs structures, critiques acerbes ou éloges enflammés, réflexion sur des codes de bonne conduite hier, argumentation pour les convaincre d'implanter une filiale aujourd'hui). Enfin, d'autres écrivent sur l'économie mondiale, l'économie-monde, le système-monde... 

Saine division scientifique du travail ? Peut-être en partie. 

Mais pour une large part kaléidoscope donnant des images éclatées, sans cohérence entre elles puisque résultant d'analyses fondées sur des bases profondément divergentes. 

Au cœur de cet éclatement, la dichotomie fondamentale — et même fondatrice — entre le « national » et « l'international » des analyses et des savoirs économiques. 

Les mercantilistes s'intéressent aux finances du prince et, en relations avec elles, à la prospérité de ses marchands et fabricants. Turgot se préoccupe d'améliorer l'économie de la France. Adam Smith réfléchit sur l'origine de la richesse des nations. Bref l'économie se constitue en discipline autonome dans la période même où se développe le capitalisme et où s'affirment les États-nations [voir Beaud, 1981] * : avec cette relation particulière entre capitalisme et État-nation, qu'il convient d'autant plus de souligner qu'elle ne résulte d'aucune nécessité théorique ou logique... 

Capitalisme national, État-nation, rôle et politique des gouvernants (de l'État) : économie politique. En sa constitution, la réflexion économique s'adresse aux gouvernants, aux responsables de l'État-nation : intimement liées, politique économique (nationale) et économie politique (de la nation).

Et cette tradition sera poursuivie avec la plupart des grands économistes, de Ricardo à Keynes, en passant par ceux qui prônent la constitution de « leur » économie nationale (Fichte, List, Carey) et en débouchant après la Seconde Guerre mondiale sur la systématisation et la généralisation des « comptabilités nationales » ; ce qui conduit tout un chacun à se servir des statistiques économiques et financières nationales, à travailler sur la croissance, les équilibres, les problèmes de l'économie nationale. 

Le national apparaît comme le niveau principal, presque « naturel » de réflexion sur l'économie. Presque tout le monde parle d'« économie nationale » : et cette notion n'est presque jamais définie. Comme si l'économie nationale était une « évidence ». Comme si elle se donnait d'elle-même. 

Cette prééminence accordée à l'économie nationale a impliqué, en contrepoint, le développement des travaux sur les relations économiques entre nations. Les mercantilistes pensaient le commerce extérieur par rapport aux gains ou pertes qu'il entraînait pour le pays, et donc pour le prince. Adam Smith y voyait un moyen d'élargir les marchés. Ricardo pousse la réflexion sur les avantages comparatifs et la spécialisation entre nations. Et à partir de là, « l'économie internationale » s'est développée de plus en plus comme une discipline autonome ; constituée sur la base d'hypothèses extrêmement strictes, elle a proliféré en un foisonnement de constructions plus ou moins formalisées, et en tout cas de plus en plus raffinées et sophistiquées ; elle a permis l'élaboration d'un système de spécialisation internationale qui, dans le modèle, non seulement constitue un optimum pour l'ensemble, mais encore se révèle être le système le plus favorable aux pays les plus petits, les plus faibles et les plus mal lotis en facteurs de production. À côté de ces fascinantes constructions d'écoles, se sont développé un ensemble de travaux empiriques prenant en compte la réalité des relations économiques internationales, et donc les relations entre des économies nationales inégales, inégalement développées, inégalement influentes. 

National/international : cette dichotomie a profondément marqué l'ensemble de l'analyse macroéconomique depuis un siècle et demi. Observons au passage qu'elle est entièrement reproduite dans l'économie marxiste traditionnelle (et officielle) avec, d'un côté, l'analyse du capitalisme monopoliste d'État — CME — (qui privilégie la dimension nationale) et, de l'autre, l'analyse de l'impérialisme (qui porte sur les relations entre nations à l'échelle mondiale). On la retrouve aussi avec « l'école de la régulation » — principalement axée sur l'étude des réalités nationales — dont certains clercs, et quelques sacristains, se chargent de travailler — comme en complément — sur l'international, avec une prédilection sur les monnaies et les relations monétaires. 

Cette dichotomie interne à l'économie politique a tant bien que mal permis de rendre compte des réalités jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais du fait des transformations profondes qui se sont opérées dans le monde depuis trois décennies, elle est de moins en moins efficiente. D'où le développement de champs nouveaux. 

Il y a d'abord l'abondante littérature sur les firmes multinationales, l'internationalisation du capital, la constitution de nouveaux espaces transnationaux : monographies, études concrètes par pays, par secteur ou plus générales, visions-fictions des nouvelles puissances appelées à dominer un monde où les États-nations auraient perdu leur emprise et leur substance. La tentative la plus poussée pour reconstruire une vision du capitalisme mondial où les firmes multinationales joueraient un rôle majeur, sans que la place des formations économiques et sociales nationales soit négligée [Michalet, 1985], reste insatisfaisante : principalement parce que, même s'il n'est ni omis ni gommé, le « national » n'est pas clairement analysé ; ce qui à la fois affaiblit la prise en compte des formations économiques et sociales et handicape, fragilise la réflexion sur le « multinational ». Car s'il est vrai que le monde apparaît, pour les dirigeants des multinationales, comme un échiquier diversifié où mettre en œuvre une stratégie, il est aussi vrai que les multinationales s'enracinent dans des réalités nationales — les pays capitalistes dominants — dont on ne peut faire abstraction. Et ces firmes multinationales contribuent au développement des relations économiques internationales tout en en modifiant la substance. Multinational, national, international ne doivent donc pas être dissociés dans l'analyse. 

Il y a ensuite l'ensemble des analyses en terme de centre-périphérie et de Nord-Sud : là encore, d'innombrables études concrètes et quelques ouvrages tentent de construire une vision systématisée. Mais s'il est possible de construire un modèle du monde schématisé en deux grandes zones, ce modèle est inapte à rendre compte de l'extrême diversité des situations et des réalités nationales. Et l'ouvrage fondateur, qui demeure la référence [Amin, 1970], indique bien l'intention de prendre en compte les réalités nationales, à travers le concept plusieurs fois mis en avant de « formations sociales », mais ne construit pas l'articulation entre ces « formations sociales », le centre et la périphérie, et l'accumulation à l'échelle mondiale, se contentant d'examiner les caractéristiques des formations sociales du centre et de celles de la périphérie. Certes, les analyses en terme de Nord/Sud ou centre/périphérie ont correspondu à un affrontement clé de l'après-guerre, mais les grandes mutations en cours accentuent les rivalités, les tensions, les différenciations et les évolutions divergentes au sein du « Nord » comme au sein du « Sud » — rendant absolument inadéquates toutes visions globalisées. 

Enfin, il y a les analyses en terme « d'économie-monde » le plus souvent elles font coexister des visions fulgurantes, éblouissantes, sur le système mondial, avec des fresques chatoyantes, fascinantes d'érudition et de profondeur, qui mettent en scène les cités et les royaumes, les États, les États-nations [Braudel, 1979 ; Wallerstein, 1980 A, 1985 A] ; mais quand il s'agit de construire la cohérence, il arrive que l'esprit de système entraîne au dérapage : « Le développement de l'économie-monde capitaliste a entraîné la création de toutes les grandes institutions du monde moderne : classes, groupes ethniques/nationaux, ménages — ainsi que les "États". Toutes ces structures sont postérieures, non antérieures, au capitalisme ; elles en sont la conséquence, non la cause » [Wallerstein, 1980 B, p. 799]. Mais comment expliquer qu'une « économie-monde » en pointillé, à peine embryonnaire aux XVe-XVIe siècles, ait pu « entraîner la création » des grands États-nations et des grands capitalismes nationaux de chaque période ? En fait, il y a eu une dialectique du national et du mondial (lequel n'existe qu'à travers l'inter- et le multinational) : un rapide regard sur la trajectoire du capitalisme dans l'histoire suffit à le mettre en évidence [Beaud, 1981]. 

Au total, on se trouve ainsi confronté à une multiplicité d'analyses non articulées : 

— certains parlent de l'économie en général, sans souci de son enracinement historique et géopolitique ;
 
— d'autres réinventent une dimension spatiale, mais dans une forme purement formalisée et mathématique,
 
— d'autres encore privilégient l'étude des économies nationales, de leurs structures et de leurs dynamiques ;
 
— mais d'autres, en complément indissociable, se spécialisent sur l'économie internationale avec aussi, bien sûr, les phénomènes monétaires et financiers internationaux ;
 
— et pour prendre en compte des évolutions récentes, d'autres encore ont centré leurs études sur les phénomènes (firmes, banque, production) multinationaux ;
 
— mais encore d'autres estiment préférable de prendre d'emblée en compte la seule dimension qui leur paraisse valoir dans la période : la dimension mondiale ;
 
— ce qui n'empêche pas de réhabiliter l'étude des dimensions régionales et locales, et même y incite. 

Face à la multiplication de ces discours parcellaires, éclatés, inarticulés, nous voulons, dans cet essai, proposer une démarche qui permette de réintégrer dans une même analyse le national, l'international, le multinational, le mondial. 

En fait, j'ai écrit ce livre en trois mois... et trente ans. 

Il y a trente ans, j'apprenais les cours de Jean Marchal (comptabilité nationale) et André Marchal (systèmes et structures) ; de Maurice Byé et Jean Weiller (économie internationale) ; de Gaston Leduc (développement), Henri Guitton (théorie économique), Alain Barrère (histoire de la pensée)...

Presque tous étaient partagés : entre le souci, le goût, de nous transmettre un message cohérent, dans la tradition des grands humanistes, des grands moralistes, des ambitieux fondateurs d'une « science sociale » à la fois économique, morale et politique, et celui de nous initier à la « vraie » science économique, l'anglo-saxonne bien sur : avec le grand Keynes, ou plus exactement sa Théorie générale, et trop souvent des lectures de relectures aboutissant à d'affligeantes caricatures ; avec aussi ses disciples, les inévitables Harrod-Domar — qu'on ne pouvait étudier sans évoquer Solow ; avec aussi quelques livres de référence : ceux de Samuelson et de Kindleberger notamment. 

Enseignement écartelé : avec la cohérence morale et politique d'un côté et le fatras de fragments de sciences économiques disparates de l'autre. Hétérogénéité, discours parallèles ou divergents, schématisations abusives, incohérences : un vrai calvaire pour qui cherchait à avoir une « tête bien faite »... 

Dans ce bric-à-brac, je trouvai des éléments importants : plus qu'aux abstractions sur l'équilibre économique général, je m'intéressais à l'analyse des structures économiques et sociales et des systèmes ; Jean Lhomme nous amenait à réfléchir sur le pouvoir économique ; Robert Goetz, sur les rapports de travail et l'organisation du travail. 

En cette période, je lus François Perroux : L'Europe sans rivage, La Coexistence pacifique. Enfin une pensée. Et le style, les mots pour l'exprimer. Je citerai ses livres dans ce texte ; trop aux yeux de certains. Mais que n'avait-il vu, ne m'avait-il dit, il y a déjà trente ans ! Son ombre était présente là où l'on enseignait l'économie à Paris : à la vieille faculté de droit du Panthéon ; mais son œuvre, passée sous silence — sauf peut-être par Byé et Weiller. Un géant à l'échelle de l'Université française : admiré, mais laissé à l'écart ; craint et haï. 

D'ailleurs, c'était le lot de tous les géants : Marx, ignoré ; Sombart, absent ; Schumpeter, négligé — sauf peut-être pour sa petite histoire de la pensée économique, seule traduite alors ; Walras comme Keynes, réduits à une partie localisée, schématisée, édulcorée de leur pensée ; Perroux, écarté — si ce n'étaient les timides chuchotements de quelques disciples ; la grande école historique française ignorée... Et comme pour compenser la mise à l'écart de ces grandes pensées, on surchargeait les programmes. 

Une famille sans unité ; une citadelle sans volonté commune : la pensée économique française se mit à l'heure anglo-saxonne (avec vingt, quinze, parfois seulement dix ans de retard) ; elle fut investie par les mathématiques et les modèles. Comme si une intégrale ou un éditeur américain était gage de scientificité. En réaction, beaucoup de jeunes chercheurs ou jeunes enseignants se rabattirent sur Marx : ils y trouvaient la dimension historique, la prise en compte des rapports sociaux, l'analyse du capitalisme ; et ils pouvaient à loisir, selon leurs goûts, philosopher, historiciser, mathématiser, modéliser, théoriser, gloser, controverser, lire dévotement — et, pour quelques moutons noirs, lire en liberté, en gardant l'esprit critique. 

Perroux avait montré les limites de l'analyse néo-classique, mais surtout il avait dégagé des éléments de reconstruction : l'effet de domination, les pôles de développement, les firmes dominantes, les nations dominantes ; au-delà, Byé et Weiller avaient creusé de nouveaux sillons. Mais il manquait un élément central, décisif : la prise en compte du capitalisme ; et même si Perroux, Keynes, Schumpeter, Sombart, Max Weber ont écrit sur lui, c'est évidemment l'apport de Marx qui demeure fondamental pour son analyse. 

Ainsi s'enracine ce petit livre. Je me rappelle très nettement, quand je lisais Perroux, ma profonde admiration et, en même temps, mon insatisfaction : il manquait quelque chose. C'était, je le pense maintenant, la prise en considération des systèmes économiques, et notamment du système capitaliste. 

Et puis chez Perroux, comme chez Marx, comme chez presque tous les économistes, une non-interrogation, donc une non-réflexion, sur la notion « d'économie nationale ». Puisqu'elle s'offre d'elle-même, on la prend pour ce qu'elle apparaît : une évidence. Seuls les spécialistes de l'économie internationale ont eu besoin d'en donner une définition : « Un espace relativement clos de facteurs immobiles. » Dérisoire, au moins si nous regardons aujourd'hui, autour de nous : les hommes et les capitaux. Nous n'avons pas de définition de l'économie nationale : ce qui ne nous empêche ni d'en parler quotidiennement, ni de parler de l'inter- ou du multinational. Et tous nos discours souffrent de ce flou. 

Ce livre esquisse une démarche qui permette de reconstruire une « économie politique des nations, de l'international, du multinational, et du monde ». L'activité économique vise à produire les biens et services répondant à des demandes sociales ; or, celles-ci n'ont d'efficace qu'en fonction de logiques spécifiques : domestique, tributaire ou marchande, capitaliste ou étatiste ; l'activité économique se développe donc à travers des formes spécifiques que l'on peut saisir conceptuellement en tant que « systèmes économiques ». Et une économie nationale, c'est le mixte de systèmes économiques sur la base desquels est assurée la reproduction d'une formation sociale nationale. Mais dès lors que le système capitaliste occupe une place importante dans une économie nationale, il ne peut rester enfermé dans les frontières de l'État-nation. Il se déploie en dehors sous forme d'échanges et d'implantations. 

C'est ainsi qu'à partir des économies capitalistes nationales « fondatrices » se constituent, dans un mouvement en spirale, l'économie internationale, la multinationalisation et le rapport dialectique économies dominantes/économies dominées, bref le système national/mondial hiérarchisé (SNMH). 

Si j'étais immodeste, je dirais (et si j'étais habile je choisirais un préfacier qui le dise) qu'après ce livre on ne pourra plus penser de la même manière l'économie. On ne devrait plus — mais il y a plus d'un siècle qu'on ne devrait plus le faire — traiter de l'économie « en général », sans prendre en compte et analyser les logiques économiques fondamentales, les systèmes économiques. On ne devrait plus travailler d'une manière cloisonnée sur les champs — national, international, multinational, mondial — qui, en fait, se constituent l'un l'autre. On ne devrait plus faire semblant de croire qu'une économie nationale est tout simplement assimilable aux activités repérables sur un territoire national. On ne devrait plus — et même pas par jeu intellectuel — accepter de continuer à nourrir les modèles chimériques de l'économie internationale. On ne devrait plus traiter des firmes multinationales comme d'entités « à part », espèce de mutants venus d'une autre planète et préparant une économie d'un nouveau type. On ne devrait plus traiter de l'économie mondiale, de l'économie-monde comme d'un système où seraient superfétatoires les réalités nationales. 

Heureusement, l'étude de l'histoire des idées vient au secours de mon souci de modestie : elle me permet de dire la même chose autrement. Elle fait en effet ressortir qu'en certaines périodes « des idées sont en l'air » : la même idée est alors exprimée de différentes manières par différents auteurs, en différents endroits. Tout simplement parce que, la réalité ayant changé, il n'est plus possible d'en rendre compte d'une manière satisfaisante avec les idées ou les théories antérieures. 

Et là, ma conviction est ferme : les idées contenues dans ce livre vont nécessairement s'imposer dans les prochaines décennies : il ne sera plus possible de penser une économie nationale « en elle-même », sans la resituer dans le système mondial ; il ne sera plus possible de penser « l'économie mondiale » ou le « Nord-Sud » dans leur globalité : il faudra prendre en compte les économies nationales diversifiées ou inégales, et leurs imbrications à travers l'inter- et le multinational. Il ne sera plus possible d'analyser l'international sans prendre en compte le rôle structurant des économies dominantes, avec l'effet particulier qu'exercent les multinationales. Il ne sera plus possible d'être crédible en présentant des théories exagérément simplificatrices. 

Que ce livre doive contribuer à ce renouveau me paraît évident. Dans quelle mesure il y contribuera est impossible à dire. Mais les quelques idées forces qu'il propose s'imposeront dans les dix-quinze prochaines années. 

Tout simplement parce que les transformations de la réalité rendent déjà inopérants, et rendront de plus en plus désuets, les schémas traditionnels de pensée. 

L'économie nationale est de moins en moins ce qu'elle était. Elle est de moins en moins close en ses frontières, assise en son territoire, unifiée sous la tutelle de son État. Et pourtant, elle ne se dissout pas, ni ne se disloque : elle mue. 

Pour les pays dominants, elle est de plus en plus « expansée » à l'échelle du monde à travers les grands marchés, les réseaux d'informations, de crédits, de paiements, de financement et de spéculation ; elle s'ancre, s'implante, se développe sur d'autres territoires nationaux ; elle devient mondiale (à travers l'international et le multinational) tout en restant nationale. Ainsi se constituent des « économies nationales »... mondiales, ou des économies « nationales/mondiales », bref des « économies mondiales... nationales » (américaine, japonaise, allemande...) ; et dans leur interaction se structure « l'économie mondiale ». 

Pour les pays dominés, l'économie nationale — existante, en construction, quelquefois à édifier — est marquée par des logiques de croissance « étrangères » : des systèmes de valeurs, des modes de consommation et de vie, des modes d'organisation, des technologies venus des « pays avancés », imposés, mais aussi enviés, adoptés, imités. Plus concrètement, elle est influencée, marquée en ses structures par les achats et les ventes des pays dominants, par leurs investissements, par l'action directe de leurs firmes. 

Développement, modernisation ? Oui, mais avec des modes différents ; en simplifiant : soit dominants, soit dominés. Division internationale du travail, spécialisation ? Oui, mais avec, en simplifiant, des spécialisations dominantes et des spécialisations dominées. Indépendance nationale ? De plus en plus difficile et se réduisant le plus souvent à agir sur le degré et les modalités de sa dépendance. 

Et désormais, il n'est plus possible de parler d'une économie nationale sans préciser sa place dans le système hiérarchisé des nations et du monde, son mode d'insertion, ses lignes de dépendance, ses points forts et ses atouts. Mais aussi : sa trajectoire dans un SNMH lui-même sans cesse en mutation — trajectoire ascendante, ou déclinante ? 

Car une économie nationale dominée n'est jamais vouée à rester dominée. Et n'est jamais seulement dominée. Elle est aussi la base de reproduction d'une formation sociale nationale. Elle est un lieu d'action privilégié pour les forces sociales du pays. Elle recèle des éléments susceptibles de jouer dans une stratégie autonome nationale mais aussi régionale et locale, plurinationale et continentale : réponse multiple, diversifiée, à plusieurs dimensions, aux actions et aux influences multiformes et diverses des acteurs économiques et financiers dominants, dans un monde de plus en plus interdépendant et complexe... 

Effort pour penser la mutation en cours, ce livre est en même temps une invitation à reprendre bien des réflexions et bien des analyses [1]. 

On part de quelques travaux précurseurs : une intuition remarquable de Rosa Luxemburg, le livre de Nicolas Boukharine sur l'économie mondiale, les analyses de François Perroux (chapitre 1). 

Puis on s'attaque à la reconstruction conceptuelle du « national », clé, à nos yeux, de toute analyse de l'économie nationale bien sûr, mais aussi de l'inter- et du multinational et du mondial. Ce qui passe par la prise en compte de la « formation sociale nationale » (chapitre 2). 

Avec la prise en compte des systèmes économiques, et d'abord évidemment du capitalisme, et avec le concept de « formation sociale nationale », on dispose des moyens de construire l'hypothèse clé de ce livre : celle du « système national/mondial hiérarchisé », puisque celui-ci est constitué, structuré principalement à partir des formations sociales capitalistes (nationales évidemment) dominantes (chapitre 3). 

On est alors amené à reprendre l'analyse du national, puisqu'il se concrétise de manière très profondément différente dans les « formations sociales nationales dominantes » (chapitre 4) et dans les « formations sociales nationales dominées » (chapitre 5). Ce qui nous conduit, dans la conclusion, à ébaucher de nouvelles lectures de quelques questions clés de la période.


* Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'ouvrage.

[1] Au-delà des lectures qui l'ont nourri, ce livre doit beaucoup au travail de réflexion collective qui s'est développé dans mon séminaire de recherche de DEA ; il doit aussi aux discussions que nous avons eues dans divers séminaires et colloques (séminaire de la MSH, séminaire du GEMDEV, mini-colloque de Binghamton, colloque annuel sur l'économie mondiale...) et notamment avec Michel Aglietta, Samir Amin, Robert Boyer, Michel Fouquin, André Gunder Frank, Sean Gervasi, Alain Lipietz, Bernadette Madeuf, Charles Albert Michalet, Jorge Niosi, Immanuel Wallerstein... Que tous, étudiants et chercheurs, collègues et amis, veuillent bien accepter l'expression de ma gratitude.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 26 octobre 2007 9:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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