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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Beauchemin, “DUMONT HISTORIEN DE L’AMBIGUÏTÉ” (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Beauchemin, “DUMONT HISTORIEN DE L’AMBIGUÏTÉ”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. XLII, 2, mai-août 2001, pp. 219-238. Québec: Les Presses de l'Université Laval. [Autorisation accordée par M. Jacques Beauchemin le 14 juillet 2004 de diffuser toutes ses publications.]

Introduction

Au moment de conclure sa Genèse de la société québécoise, alors qu'il revient sur les concepts qui constituent l'armature de son ouvrage, Dumont écrit à propos de la « science des sociétés » « qu'elle ne saurait que dégager une médiation pour une reconnaissance de la collectivité où des personnes puissent interpréter leur condition commune » (DUMONT, 1993, p. 351). Quelques lignes plus bas, il pose la culture comme fondement essentiel de ce travail de distanciation en vertu duquel les individus et les sociétés se reconnaissent comme identité : 

La culture est un préalable, puisque chacun accueille une symbolique et un langage qui lui sont antérieurs. La culture est aussi une éducation : une reprise du donné pour en faire une conscience (c'est lui qui souligne) (DUMONT, 1993, p. 351). 

On peut interpréter cette vue des choses de trois manières. La première interprétation pose la mise en discours de la société, à travers le travail des sciences qui prétendent l'élucider ou celui de la culture qui lui renvoie une certaine signification d'elle-même, comme moment fondateur de l'être-ensemble. Le discours constitue le lieu de la production de l'identité collective. Dans cette perspective, et un peu à la manière dont Bourdieu définit l'habitus (BOURDIEU, 1980), ou Castoriadis l'imaginaire social (CASTORIADIS, 1975), Dumont définit la culture comme ensemble de dispositions à l'action et de moyens d'appréhension du réel à partir desquels s'ouvre le jeu des possibles de la production identitaire (DUMONT, 1995, p. 17). Ainsi, dans Raisons communes, Dumont esquisse une conception de l'histoire dans laquelle celle-ci fournit aux acteurs des motivations à l'action (DUMONT, 1997, p. 223), alors que dans L'avenir de la mémoire il l'a définie en tant que capacité à accueillir la nouveauté (DUMONT, 1995, p. 83). L'histoire renvoie en ce sens à des moyens d'action davantage qu'aux fins de l'action elle-même. À ce niveau, elle n'est pas posée en rapport avec un quelconque sujet de l'histoire et ne porte pas de contenu normatif particulier. 

Cette lecture pose implicitement l'histoire comme science de l'interprétation et, plus exactement, comme une herméneutique dans l'espace de laquelle se construit un discours identitaire à partir du matériel hétéroclite que l'expérience sociale met à la disposition de l'interprète. Voici donc une première acception du concept selon laquelle l'histoire est science de l'interprétation. 

Mais, la mise en discours de l'indéchiffrable accumulation des événements est toujours en même temps celle d'une expérience particulière du monde. L'histoire à laquelle Dumont prête ses talents d'interprète est aussi celle de l'héritage légué par la culture. C'est bien ce qu'il faut entendre dans l'énoncé qui veut que la culture, que j'associe à l'histoire en raison de leur commune appartenance à l'univers de la mémoire, soit « une reprise du donné pour en faire une conscience ». Le donné dont il est question, ce « préalable » dont parle Dumont est bien évidemment singulier et la conscience qu'il construit souterrainement est celle d'une conscience historique particulière. Et c'est bien en effet cette singularité qui va s'affirmer dans le discours totalisant de la communauté qu'articule l'histoire. Dans cette autre acception, l'histoire constitue une réserve de traditions, d'institutions et de traits identitaires singuliers. Elle renvoie donc à une mémoire particulière et consiste plus exactement à élucider le parcours sur lequel s'ordonne un passé à décrypter et un avenir dont ce dernier serait secrètement porteur. C'est à l'écoute de cet oracle que la collectivité découvre le sens de son aventure. Dumont se penche ainsi sur l'héritage historique canadien-français et postule téléologiquement son nécessaire prolongement dans la remarquable imprécation sur laquelle se referme sa Genèse à « joindre à la patience obstinée de jadis le courage de la liberté » (DUMONT, 1993, p. 336). Il s'agit ici de l'histoire en tant que téléologie communautariste. 

Enfin, une troisième lecture possible des énoncés de départ pose le concept d'histoire dans sa dimension universelle. Dumont y a beaucoup insisté, l'histoire renvoie à une mémoire toujours ancrée dans un certain vécu collectif qu'elle s'emploie alors à interpréter et à restituer dans sa singularité, mais, ce faisant, elle s'ouvre à l'universel de l'homme en tant qu'être de mémoire et de culture. Ce que l'histoire révèle dans son travail de reconstitution de la dispersion des événements et des fragments de significations, c'est le projet propre à toute collectivité de transcender l'ordinaire de la succession des choses, de dépasser la contingence de l'existence sociale dans un projet. C'est conférer alors au vivre-ensemble une portée normative que l'existence sociale ne trouve que dans l'interprétation de ses fins dernières. C'est aussi en ce sens qu'il faut lire l'assertion selon laquelle « la culture est aussi une éducation ». Le projet que forme l'histoire et que la culture répercute dégage l'horizon éthique des normes du vivre-ensemble et débouche, dans la modernité, sur le politique en tant que lieu de réalisation de ce projet (DUMONT, 1997, p. 247 ; 1995, p. 84). Cette dernière acception de la définition du concept est celle de l'histoire universelle en tant qu'achèvement éthique du vécu collectif. 

En d'autres termes, la définition de l'histoire chez Dumont peut faire l'objet de trois interprétations : 1) l'histoire comme science de l'interprétation ; 2) l'histoire comme téléologie communautariste et 3) l'histoire en tant qu'achèvement éthique du vécu collectif. On n'aura pas manqué de remarquer que ces trois interprétations fondent un concept relativement ambigu. Attardons-nous d'abord à la dernière des figures que nous venons d'apercevoir, cette histoire qui éduque, écrit Dumont, celle qui confère une interprétation aux hasards de la contingence, celle qui civilise les rapports de forces en les astreignant au respect d'une éthique que porte le discours de la société sur elle-même, bref cette histoire universelle dans la mesure où elle justifie une certaine forme de mise en commun de l'expérience. Celle-là ne pose-t-elle pas les membres du collectif dans un statut d'égale dignité en tant que tous lui appartiennent de plein droit, qu'ils communient au même univers de sens ? Si cela est vrai, cette autre définition qui fait maintenant de l'histoire une téléologie, sinon une eschatologie, circonscrivant, en réalité, l'aventure d'une seule des composantes de la société (fût-elle démographiquement majoritaire), ne tend-elle pas à nier l'égale dignité de tous en évacuant les minoritaires du grand récit historique de la majorité ? De quelle façon concilier les mémoires concurrentes de l'expérience ? Comment l'histoire peut-elle prétendre porter ce regard transcendant sur l'existence sociale, placer celle-ci sous une norme, prétendre dégager un devenir des décombres du passé en parlant au nom de tous et même de ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette interprétation ? Mais à l'inverse, le grand récit collectif ne doit-il pas justement chercher à totaliser ce qui se donne dans le conflit et la dissémination pour proposer une éthique du vivre-ensemble dans le cadre de laquelle le sens global de la présence au monde puisse être préservé ? 

Je veux discuter de l'ambiguïté de la définition dumontienne de l'histoire à la recherche de ses présupposés théoriques et politiques. J'explore l'hypothèse selon laquelle cette ambiguïté ne tient pas seulement au problème épistémologique qui veut que l'historien soit toujours captif du cercle herméneutique qui le fait à la fois témoin et acteur de l'histoire. J'essaierai de montrer que l'ambiguïté du concept d'histoire chez Dumont relève davantage du problème du sociologue et de l'historien épris d'universalisme mais astreint à défendre une collectivité que l'histoire a condamnée à la précarité existentielle. Je voudrais montrer, en d'autres termes, les raisons pour lesquelles Dumont est contraint de couler une conception universaliste de l'histoire dans le moule de la singularité canadienne-française. L'effet de cette superposition théorique consiste alors à investir des intérêts collectifs particuliers de la grandeur de l'universel. L'actualité politique nous le rappelle, les acteurs sociaux qui ne se reconnaissent pas dans l'interprétation dominante n'ont cesse de dénoncer l'hypocrisie de cet amalgame de l'universel et du particulier. L’œuvre de Dumont contiendrait-elle, comme en un microcosme, l'essentiel des débats qui nous occupent toujours ? 

On aurait tort cependant de faire à Dumont ce qui prendrait les allures d'un mauvais procès. L'ambiguïté qui me paraît se loger au cœur de sa définition de l'histoire se retrouve dans la plupart des travaux de ceux qui au Québec font profession « d'interprète de la société ». En cela, l'intrication de l'universel et du particulier traduit la très grande difficulté dans laquelle se trouve celui qui entreprend d'écrire l'histoire d'une nation dominée. La difficulté d'une telle narration surgit de la nécessité de légitimer du point de vue de l'universel ce qui tient à l'évidence du particulier. Mais ne retrouve-t-on pas déjà les dichotomies dont nous sommes pour la plupart prisonniers, carrefour où se croisent en s'ignorant le civique et l'ethnique, Canadiens français et Québécois, le culte du pluralisme identitaire et un projet de souveraineté articulé à la mémoire des francophones ? Mais n'est-ce pas également le même fossé qui sépare libéraux et communautariens aux États-Unis ? 

On ne fera pas de Dumont la raison ni la source de cette prison de la pensée où circulent les termes de ces dichotomies. Il faut plutôt lire l'ambiguïté dumontienne comme le symptôme d'une nécessité et en même temps d'une incapacité. Nécessité d'affirmer et d'illustrer la singularité de l'aventure canadienne-française en Amérique en cultivant le projet de son achèvement politique. Impuissance ensuite à légitimer l'affirmation de ce particularisme par lui-même et sans recourir à la caution d'un universel de la condition humaine. je voudrais enfin faire remarquer que ceux qui, comme Dumont, sont en quelque sorte acculés à l'ambiguïté sont en cela les héritiers de Garneau et de Groulx. Les analyses que réserve Dumont à ces deux grands historiens de la mémoire canadienne-française nous les révèlent tous deux captifs de leur temps et investis d'une mission salvatrice. je crois pouvoir montrer, au terme de cette déconstruction du concept d'histoire, de la mise à jour des nécessités et des motivations influençant l'écriture de l'histoire chez Dumont et enfin du parallèle que je crois pouvoir établir entre lui, Garneau et Groulx, que l'ambiguïté est le propre des « sciences de la société » en terre minoritaire. Si cela est vrai, nous pourrons relire Dumont à la lumière du tragique gisant au cœur de l'histoire du Québec et de son interprétation historienne. 

Le portrait que j'esquisse ici s'appuie sur la lecture des ouvrages de Dumont les plus directement associés aux thèmes de l'histoire, de la mémoire et de la culture. Certes, ces préoccupations sont presque partout présentes dans l’œuvre de Dumont, mais je m'attache à la lecture des quatre ou cinq monographies dont les préoccupations historiographiques sont les plus manifestes [1]. 

Revenons d'abord sur la définition la plus large du concept d'histoire, celle qui la pose de manière générale en tant que lieu d'interprétation. Mais déjà verra-t-on se profiler, comme piaffant d'impatience, les acteurs d'une histoire particulière cherchant en elle le moyen d'affirmer leur existence.


[1] Ces ouvrages sont Genèse de la société québécoise, 1993 ; Le sort de la culture, 1987 ; Raisons communes, 1995 et L'avenir de la mémoire, 1995.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Beauchemin, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 février 2007 13:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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