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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Héros civilisateur ou oppresseur ridicule ? La représentation de l'étranger
dans la littérature orale maseual (nahuat) du Mexique
” (1992)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Beaucage, “Héros civilisateur ou oppresseur ridicule ? La représentation de l'étranger dans la littérature orale maseual (nahuat) du Mexique”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Simon Harel, L'étranger dans tous ses états. Enjeux culturels et littéraires, pp. 81-98. Montréal: XYZ Éditeur, 1992, 190 pp. Collection: Théorie et littérature. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 septembre 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

 

Parler du rapport à l'étranger, dans la Sierra Norte de Puebla [1], au Mexique, c'est aborder la définition des rapports interethniques. De prime abord, ceux-ci présentent ce qu'on pourrait appeler une fausse simplicité : les autochtones nahuats [2] de basse montagne se définissent eux-mêmes comme maseualmej et renvoient tout ce qui n'est pas indien dans la catégorie koyot (fém. xinolaj, pl. koyomej). Ce terme comprend aussi bien les Métis du bourg voisin, établis depuis un siècle, que les gens des villes (catrines), les touristes (gringos), les rares natifs d'Espagne (gachupines), voire les envahisseurs français de 1860 (analtecos). Le mot koyot, clairement péjoratif puisqu'il se réfère à un animal considéré comme prédateur et parasitaire [3], est généralement le premier qu'entend l'étranger quand il pénètre dans les villages indiens : crié par de tout jeunes enfants qui courent ensuite se réfugier dans les jupes de leur mère. Les dérivés du couple d'opposition maseual/koyot s'étendent à tous les secteurs de la vie culturelle et sociale : maseualtakualis, la nourriture indienne, s'opposant à koyotakualis, maseualtson, la musique indienne, à koyotson, etc. La structure de la langue maseual (maseualtaijol) permet d'ailleurs de créer constamment des néologismes, souvent à des fins humoristiques [4]. 

L'opposition maseual/koyot n'éclaire cependant qu'une petite partie du champ sémantique de l'étranger dans la culture autochtone. 

Le 31 octobre 1989, à la tombée de la nuit, j'arrive à San Miguel Tzinacapan, village indien où je retourne depuis 1984. À l'improviste, car la lettre annonçant mon arrivée s'est perdue en chemin. Par certaines portes encore ouvertes, on entrevoit les autels domestiques, richement décorés et couverts d'offrandes en cette veille de la Toussaint. Devant chaque maison, une traînée de pétales d'oeillets d'Inde (sempoualxochit, Tagetes erecta) indique aux âmes des défunts la route à suivre pour retrouver leur foyer et le banquet qu'on leur a préparé. Mais l'ethnologue frappe en vain à la porte de son compadre. Pourtant, il lui avait semblé entendre de la musique. De guerre lasse, il va se retirer quand finalement la porte s'ouvre et Pedro risque une tête dans l'embrasure. C'est l'éclat de rire. Mais un certain malaise demeure. On explique : « Ton double est venu avant toi ! » Deux heures plus tôt, mon filleul avait mis par erreur sur le magnétophone une cassette avec la voix de l'étranger. Et voilà qu'il frappe à la porte ! Les occupants du lieu en ont tiré la conclusion la plus plausible : mort au loin, l'ethnologue a entendu l'appel (tanot-salis) et vu la traînée de pétales. Mais en même temps il n'a rien à voir, en tant qu'étranger, avec la fête indienne des morts. Il se créait donc un désordre qui ne pouvait être que funeste. 

Sans que l'ethnologue le veuille, son arrivée avait emmêlé deux niveaux d'identité/ altérité. jusqu'alors, il connaissait surtout le premier niveau, ethnique. Cependant, pour opposés qu'ils soient dans la vie sociale, maseual et koyot se rejoignent néanmoins dans la catégorie kristianoj, empruntée à l'espagnol : en nahuat, le terme perd sa signification originelle de « chrétien » pour désigner l'être humain, quelle que soit son appartenance d'ethnie, de genre ou de classe. À quoi s'oppose kristianoj ? Qui ou quoi n'est pas kristianoj ? La question provoque immanquablement la gêne chez l'interlocuteur autochtone. Ce n'est pas au règne végétal ou minéral qu'il pense, mais à une vaste zone que l'on désigne généralement par des circonlocutions à connotation fortement négative : collectivement, tein amo tokniuan (« ceux qui ne sont pas nos frères ») ou, au singulier : oksé (« l'Autre »), in amo kuali (« le pas-bon »), in okuilin (« la bête ») [5]. 

À ce second niveau, métaphysique, l'Autre, à la fois un et multiple, est perçu comme l'absolument différent, l'Étrange et l'Étranger par excellence, puisqu'il ne rejoint l'humain dans aucune catégorie supérieure. Pour le non-Indien, l'exploration de cet univers symbolique ne peut se faire que très progressivement, presque confidentiellement et de façon indirecte, à travers les récits où interviennent les êtres surnaturels. Car ce qui n'est pas humain est potentiellement très dangereux ; le nommer revient à l'appeler, ce qui peut déclencher des catastrophes. C'est pourquoi la transmission de ce savoir est aussi nécessaire que risquée, et doit s'accompagner de multiples précautions [6]. En effet, le monde surnaturel n'est pas situé dans un lointain au-delà, enfer ou paradis, mais est tangent au nôtre et le croise en plusieurs points de l'espace-temps : les carrefours, les grottes, la forêt de haute futaie, mais aussi les coupures de midi et de minuit, de la naissance et de la mort. L'étrange, dans toutes ses manifestations, signale cet Autre : des rochers en forme de piliers ou une eau sans cesse agitée indiquent un lieu maudit, le ululement d'un hibou qui passe et repasse appelle les âmes, un engoulevent qui vous « barre le chemin » est de mauvais augure. 

Nous n'entreprendrons pas ici l'examen détaillé du surnaturel maseual. Signalons simplement qu'il comprend des êtres essentiellement maléfiques, comme les monstres (takauaksal, youalnenkej), les sorciers (naualmej) et les ogres (masakamej, tepeuanimej, auanimej), des êtres bénéfiques comme le Père et la Mère Nourriciers (teiskaltitoueytajtsin), le Maître du monde souterrain (talokanka) ainsi que des êtres ambigus comme les foudres (achiuanimej, kioujteyomej), les gnomes protecteurs des récoltes (talokej taxkaltianij) et les gardiens de l'eau (apiani) et des montagnes (tepeyolomej), etc. Chaque être humain possède une âme double (tonal) qui constitue son lien organique avec le surnaturel : le rêve témoignant de ses voyages [7]. 

Dans les pages qui suivent, nous examinerons les diverses caractéristiques et les fonctions des représentations de l'étrange et de l'étranger telles qu'on les retrouve dans la littérature orale des Maseualmej de basse montagne.


[1] Les données qui servent de base à cet article ont été recueillies dans la Sierra Norte de Puebla au cours de divers stages de recherche, depuis 1969. Le texte a été établi après discussion entre P. Beaucage et les membres du Taller de Tradición Oral, association composée d'autochtones et de Métis qui se consacre à la collecte et à la diffusion de la tradition orale maseual et qui a son siège à San Miguel Tzinacapan, dans le municipe de Cuetzalan, Puebla. Fondé il y a dix ans, le Taller a à son actif une brochure sur les poèmes chantés du xochipitsaua, douze recueils de contes, un livre sur les plantes médicinales (en collaboration avec P. Beaucage) ; en attente de publication, un livre sur la tradition ethnohistorique, un autre sur le savoir zoologique et un troisième sur les plantes alimentaires. Les membres du Taller ont créé plusieurs pièces de théâtre qui illustrent les traditions et les conditions de vie actuelles des autochtones de la Sierra. Nous adoptons ici l'orthographe de la langue maseual établie par le Taller, en accord avec la linguiste Sybille Toumi et le ministère de l'Éducation du Mexique.

[2] Les ethnologues appellent traditionnellement Nahuatl les Indiens qui parlent la langue qu'utilisaient les Aztèques et que parlent encore plus d'un million d'Indiens du Mexique. Les linguistes ont en outre créé le terme nahuat pour désigner la variante dialectale du sud-est de la Sierra de Puebla. Les principaux intéressés ne se retrouvent pas dans ces noms, tombés en désuétude et qui pour eux rappellent fâcheusement naual (« sorcier »). Le terme maseual par lequel ils s'autodésignent a la double connotation d'« Indien » et de « paysan » (cf. Pierre Beaucage, « Les identités indiennes : folklore ou facteur de transformation », Construction / destruction sociale des idées : alternances, récurrences, nouveautés, B. Dumas et D. Winslow (sous la direction de), Actes du Congrès annuel des sociologues et anthropologues de langue française, Montréal, ACFAS, 1987).

[3] Le fait de désigner justement l'étranger par un nom d'animal du pays pose problème. Un élément de compréhension peut venir du fait que dans le parler espagnol du Mexique, le terme coyote se rapporte à l'intermédiaire qui achète les récoltes des paysans pour les revendre à la ville. En outre, le lexicologue Santamaría nous dit que le terme désigna, sous la colonie, la personne née de l'union d'un Métis avec une Indienne, mais aussi que, lors de la guerre d'indépendance, on appela coyotes tous les Espagnols, dont plusieurs s'adonnaient au petit commerce de revente. (Francisco J. Santamaría, Diccionario de mejicanismos, México, Porrua, 1959, p. 225, 308).

[4] Ainsi, l'ethnologue ayant fait remarquer que son bébé semblait aimer le pain (koyotaxkal. la tortilla-des-étrangers), le père répondit : « Il préférera bientôt la tortilla-des-Indiens » (masoualtaxkal), néologisme pléonastique qui souleva l'hilarité de l'assistance. Une autre fois, alors qu'il explicitait avec les membres du Taller le sens du mot xalkoyot (« un Indien qui essaie de passer pour Métis »), il se fit répondre : « C'est l'opposé de toi, qui serais plutôt xalmaseual ! »

[5] Maria Eugenia Sanchez, Temps, espace et changement social. Perspectives à partir de la communauté indigène de San Miguel Tzinacapan (Mexique), thèse de maîtrise, Paris, Centre de recherches coopératives-EHEES, 1978, p. 151, Tim Knab, Words, Great and Small : Sierra Nahuat Narrative Discourse in Everyday Life, thèse de doctorat, Albany, State University of New York, 1983, p. 80-81 ; Taller de Tradición Oral, Masoualsanilmej 2. Cuentas indígenas de la región de San Miguel Tzinacapan, Pue, San Miguel Tzinacapan, CEPEC, 1985, p. 20 et suiv.

[6] Tim Knab, op. cit., p. ii-viii.

[7] Voir Tim Knab, Geografía del inframundo, Montréal, Groupe de recherche sur l'Amérique latine (GRAL), 1990 ; María Eugenia Sánchez, op. cit. ; María Elena Aramoni, Bases cosmológicas del shamanismo entre los nahuas de la Sierra Norte de Puebla (Mexico), Montréal, Groupe de recherche sur l'Amérique latine (GRAL), 1988 ; Eliseo Zarnora-Islas, « L'âme captive et les quatre lieux de la terre : un récit nahuat de guérison », Culture, vol. VIII, no 2, 1988, p. 81-85.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 janvier 2008 16:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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