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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Pierre Beaucage, “Donner et prendre. Garifunas et Yanomamis” (1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Beaucage, “Donner et prendre. Garifunas et Yanomamis”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 19, no 1-2, 1995, pp. 95-117. Numéro intitulé: “Retour sur le don”. Québec: Département d'anthropologie, Université Laval. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 septembre 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

 

Je me méfie des Grecs même quand ils apportent des présents. 
Virgile, L'Énéide

 

Le renouveau récent d'intérêt pour les récits et chroniques concernant l'arrivée des Européens en Amérique aura permis, entre autres, de dégager les racines anciennes de métaphores qui sous-tendent encore nos représentations littéraires, historiques et ethnologiques des autochtones ; représentations que l'histoire de l'anthropologie situe généralement dans un « avant », extérieur au champ propre de la discipline. Si l'on envisage les productions idéologiques occidentales sous l'angle de la continuité, plutôt que de la rupture, le texte fondateur de la construction de l'indianité est sans contredit le Journal de bord de Colomb. Deux types de discours s'y entremêlent. D'un côté, le célèbre navigateur, pour asseoir sa crédibilité, doit reconnaître les paysages, les animaux, les gens décrits dans les textes sacrés du christianisme et les cosmographies du Moyen-Âge finissant (comme celle de Pierre d'Ailly, 1480). En même temps, il produit une nouvelle connaissance empirique, qui laisse transparaître les objectifs pragmatiques de sa mission (Gómez-Moriana 1993 : 22) : l'information sur les opérations maritimes et l'aspect physique des lieux renvoient à une évaluation des possibilités économiques du Nouveau Monde. 

Sa description des autochtones relève des deux discours. Imprégné des textes sacrés, il retrouve chez les Amérindiens de Guanahani les caractères des habitants du paradis terrestre : nus « comme leur mère les a enfantés », « prodigieusement craintifs » (Colomb 1979, Il : 47) comme il sied à une humanité encore dans l'enfance, et « sans secte » (1 : 61) (c'est-à-dire faciles à convertir, contrairement aux Musulmans et aux Juifs). En bon commerçant, il est aussi frappé par les objets d'or qu'ils possèdent, et il essaie par tous les moyens de se faire indiquer d'où cet or provient. Il est aussi fasciné par leur générosité, qui confine à la sottise [1]. 

Plus tard, le même Journal nous parle d'êtres diamétralement opposés, de Sauvages féroces et cannibales : il s'agit des ennemis des Arawaks, les Caraïbes des Petites Antilles : 

[...] une île Quaris, peuplée de gens que l'on tient dans toutes les îles comme très féroces et qui mangent de la chair humaine. Ceux-ci ont beaucoup de canoas sur lesquels ils courent toutes les îles de l'Inde, pillant et emportant tout ce qu'ils peuvent. 
Colomb 1979, 11 : 42 

Colomb produit donc déjà l'image contradictoire des autochtones qui aura longue vie en Occident : d'un côté, le Bon Sauvage (repris par une longue suite d'auteurs, de Las Casas à Castañeda, en passant par Chateaubriand), de l'autre, la brute sanguinaire (de Sepúlveda à l'Indien des westerns). L'attitude face aux échanges joue un rôle important pour départager les bons des mauvais : les bons donnent ; les mauvais pillent. Les premiers sont donc de précieux partenaires commerciaux, les seconds ne peuvent qu'être soumis ou éliminés. Notons que lors de ses voyages ultérieurs, Colomb fera basculer du côté des mauvais ses anciens alliés de l'île d'Hispaniola (ibid. : 108-109). 

Je propose ici que l'ethnologie, et tout particulièrement l'anthropologie économique, a hérité de ces stéréotypes, qui viendront orienter sa théorie et ses descriptions, aux différentes époques. L'évolutionnisme qui naît au XVIIIe siècle pour s'épanouir au XIXe, situera le « primitif » près du pôle négatif, en substituant un discours naturaliste au discours moralisateur des découvreurs et conquistadors : « Paresseux et accoutumés à la plus grande indépendance » (Buffon 1971 : 300), les Sauvages ne produisent que pour leur fruste subsistance. L'état de guerre permanent, s'il encourage la solidarité interne (Darwin 1871, 1 : 161) limite beaucoup les échanges entre les groupes. Comme les hommes ne connaissent pas encore la monnaie, les transactions prennent la forme grossière du troc, prélude caricatural au commerce (voir Gras 1930). Si Marx et Engels revalorisent le « communisme primitif » (fondé, comme celui de demain, sur le principe « chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »), ils partagent avec leurs opposants bourgeois la conviction que c'est l'échange marchand qui marque le début de la Civilisation (Engels 1971 : 151-152). 

Avec Malinowski, le vent tourne et la métaphore du Sauvage généreux s'impose à nouveau en anthropologie [2]. Quelques années plus tard, dans son célèbre « Essai sur le don », Mauss prend aussi le contre-pied de l'image du « Sauvage-qui-troque »  : partout et toujours, dit-il, les humains ont donné et rendu les dons. Le lien entre la situation troublée de l'après-guerre et ses préoccupations pour le don apparaît dans deux de ses conclusions « de morale [3] » (Mauss 1960 : 258-265, 273-279). En anthropologie économique, la thèse du don, longtemps éclipsée par l'approche formaliste, refait surface avec l'ouvrage collectif dirigé par l'historien Polanyi (1957). Dans la typologie générale des économies et des sociétés qu'il propose, le critère fondamental est la forme que prend la circulation des biens : la réciprocité (très proche du « don » maussien) caractérise les sociétés primitives, alors que la redistribution est le propre des sociétés médiévale et antique, et l'échange (marchand), de la société moderne. Les ethnologues étaient d'autant plus prêts à accueillir cette théorie qu'une décennie plus tôt Lévi-Strauss avait énoncé sa thèse fondamentale selon laquelle l'échange des femmes était le principe sous-jacent à l'ensemble des systèmes de parenté et d'organisation sociale (Lévi-Strauss 1967) ; la guerre et la violence étant le résultat d'un « échange qui a raté » (Lévi-Strauss 1962 : 268-271). Enfin, depuis 1968, sous l'influence de l'éthologie puis de la sociobiologie, le paradigme de l'agression a tenté de remplacer celui de l'échange comme fondement des structures sociales. 

Dans les pages qui suivent, j'essaierai de montrer comment le fait de considérer le « don » ou la « réciprocité » comme des principes universels qui sous-tendent le fonctionnement des sociétés traditionnelles, s'il permet de rendre compte de certains ensembles de nonnes qu'on y rencontre, laisse de côté une bonne part des comportements observés ; la même chose se produit si l'on remplace le don par le principe contraire, l'agression. J'illustrerai ma thèse en comparant le système d'échange des Garifunas du Honduras à celui des Yanomamis de la forêt sud-américaine, sur lesquels nous disposons d'une ethnographie aussi riche que contradictoire. La comparaison présente un double intérêt. D'abord, les Garifunas, originaires des Petites Antilles, sont les principaux descendants des Indiens caraïbes (Callipona ou Callinago) qui peuplaient ces îles à l'arrivée des Européens, les « gens très féroces et qui mangent de la chair humaine » mentionnés par Colomb dans le passage cité plus haut. Cette vision persistera dans l'imagination européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, en même temps qu'une image romantique se fera jour (Boucher 1992 : 108 sq.). Quant à l'ethnographie contemporaine (Taylor 1951 ; González 1969), elle les décrit comme des modèles de sociabilité. En second lieu, les Yanomamis se rattachent à la même aire culturelle (Antilles-Orénoque) et font l'objet de théorisations contradictoires. Dans les deux cas, le critère de l'échange joue un rôle important, sinon central.


[1] « Un vieux monta dans ma chaloupe et d'autres, à haute voix, appelaient tous les hommes et toutes les femmes : "Venez voir les hommes qui viennent du ciel et apportez-leur à manger et à boire". Beaucoup d'hommes vinrent et beaucoup de femmes, chacun avec quelque chose [...] » (Colomb 1979, 1 : 64). Plus loin Colomb ajoute : « [...] ils sont à tel point dépourvus d'artifice et si généreux de ce qu'ils possèdent que nul ne le croirait à moins de l'avoir vu [...] Que ce soit une chose de valeur ou une chose de peu de prix, quel que soit l'objet qu'on leur donne en échange et quoi qu'il vaille, ils sont contents. [...] Jusqu'aux morceaux de cercle cassés des barils qu'ils prenaient en donnant ce qu'ils avaient comme des bêtes brutes » (ibid., II : 48, je souligne).

[2] Malinowski (1963) décrit la société trobriandaise comme l'antithèse d'un monde occidental dominé par la concurrence et traversé par des guerres-cataclysmes. Chez les insulaires mélanésiens, des normes de réciprocité président à la circulation des biens de subsistance (urigubu) comme à celle des biens cérémoniels (kula) : au lieu de diviser les humains en concurrents, l'économie les unit en partenaires.

[3] « Peut-être, en étudiant ces côtés obscurs de la vie sociale, arrivera-t-on à éclairer un peu la route que doivent prendre nos nations, leur morale en même temps que leur économie » (Mauss 1960 : 273).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 janvier 2008 15:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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