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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Beaucage, “Coss' ça donne, l'ethnologie ? Requiem pour une idéologie”. Un article publié dans l'ouvrage de Pierre Beaucage, Jacques Gomila et Lionel Vallée, L'expérience anthropologique, pp. 19-35. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal, 1976, 144 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 septembre 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Pierre BEAUCAGE

Anthropologue, professeur au département d’anthropologie,
Université de Montréal. 

Coss' ça donne, l'ethnologie ?
Requiem pour une idéologie
”. 

 

Un article publié dans l'ouvrage de Pierre Beaucage, Jacques Gomila et Lionel Vallée, L'expérience anthropologique, pp. 19-35. Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal, 1976, 144 pp.

 

« Il avait rassemblé tous ses souvenirs au rez-de-chaussée de sa demeure, qui donnait sur la grand'place du bourg... Au-dessus de chaque porte, un petit écriteau indiquait J'AI VU EN ASIE, J'AI VU EN AFRIQUE... Le petit Musée était généralement désert sauf lorsque éclatait un orage un jour de foire. On voyait alors des groupes de paysans circuler lentement devant les vitrines, tout en continuant de discuter des récoltes et du prix des bêtes... » (Les aventures de Bécassine)   

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'interroge sur la pertinence de la connaissance ethnologique. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les lettres écrites par le moine espagnol Fray Bernadino de Sahagun à son supérieur, dans le but d'autoriser la publication de son extraordinaire Historia General de las cosas de Nueva España [1], lettres dont le ton - sinon la teneur - n'est pas sans rappeler celui de la préface type d'un manuel d'ethnologie. 

La question fondamentale « À quoi ça sert l'ethnologie ? » possède de nombreuses réponses, bien sûr. Selon les époques, nous avons appris (et enseigné) successivement et/ou pêle-mêle que : l'ethnologie est une science dont la seule justification doit être sa contribution au savoir universel (tendance positiviste, variante humaniste). 

- Comme toute connaissance scientifique, elle aura des applications (bonnes et/ou mauvaises) mais il appartient à l'« homme d'action » de mettre nos découvertes en pratique (tendance positiviste, variante utilitariste). 

- L'ethnologue doit être le porte-parole des opprimés, dénonçant vigoureusement les divers ethnocides auxquels se livre la « civilisation occidentale » un peu partout (tendance « radicale » réformiste).

- L'ethnologie constitue l'un des domaines du matérialisme historique se distinguant des autres domaines (économie politique, sociologie...) dans la mesure où son objet d'études exige encore des techniques d'approche particulières. Sa pertinence spécifique serait alors le démasquage des diverses formes d'exploitation précapitalistes et capitalistes dans les sociétés dépendantes (ethnologie marxiste). 

Devant autant de bonnes réponses, il ne faut pas s'étonner de voir diminuer la confiance de l'auditoire : celle du locuteur même risque d'être soumise à une dure épreuve. Pourtant, hormis quelques cas de cynisme assez faciles à déceler, j'affirmerais que les réponses qu'apportent les ethnologues sont sincères. Si on laisse le niveau des généralités pour celui de la réalité historique, il est bien clair que la vraie réponse à la question « À quoi sert l'ethnologie ? » ne saurait provenir que d'une analyse concrète du rôle qu'a joué et joue l'ethnologie, au sein des autres sciences sociales, dans la reproduction des rapports d'exploitation, soit directement (le cas fameux des government anthropologists), soit, surtout à notre époque, indirectement, à travers la reproduction des idéologies dominantes. En effet, l'ethnologue a trop tendance à oublier - et il s'agit d'un oubli providentiel - que la collaboration à un régime (la reproduction des rapports d'exploitation) ne se borne pas au sale boulot de l'organisation de la répression et de l'exploitation dans les native lands : qu'il donne le sceau scientifique à la mise en tutelle des primitifs au nom du progrès, comme les vilains évolutionnistes du siècle dernier, ou qu'il partage le relativisme désabusé de l'auteur de Tristes Tropiques, l'ethnologue, quelque limité que soit son pouvoir réel, n'en contribue pas moins ainsi à la consolidation de l'idéologie historiquement dominante. Cependant, contrairement à certaines idées présentement en vogue (et qui tiennent à une conception trop formaliste du concept d'« idéologie dominante »), je ne crois pas que l'on puisse réduire à « de l'idéologie » la totalité de la production ethnologique. Ce qu'il faut, c'est soumettre ce « savoir bourgeois » à une critique du même genre que celle faite par Marx à l'économie politique de son temps pour en arracher les éléments valables, parce que fondés sur une démarche rigoureuse. 

J'ai tenté ailleurs d'amorcer une analyse de ce type [2]. Mon propos ici est beaucoup plus limité et repose sur une approche différente. Plutôt que de poser au niveau de la formation sociale le problème de l'articulation de la pratique ethnologique avec l'idéologie dominante, je me demanderai comment cette question de la pertinence de l'ethnologie se pose pour un « sujet porteur d'idéologie ». Bien que les faits soient tirés de mon expérience personnelle, je crois qu'elle comporte des points communs avec le « vécu » de beaucoup d'ethnologues, du moins ceux de ma génération [3]. 

Retournons à Bécassine, puisque ce fut l'occasion de ma première interrogation - confuse, bien sûr, mais tenace, comme il arrive quand on a douze ans - sur la pertinence du Savoir. L'interrogation ne concernait pas particulièrement le savoir ethnologique, bien que, curieusement, la cause en fût l'incongruité d'un musée d'ethnologie dans un petit village breton au tournant du siècle. À l'époque, j'entretenais pour la « Science » l'attitude pleine de révérence qui caractérisait les milieux populaires québécois : je ramassais pêle-mêle dans un scrap-book de précieuses pages du Life, cadeau d'un grand cousin abonné à la revue : on pouvait y trouver, en coloris éclatants, la vie dans les océans il y a deux cent millions d'années, ou les techniques de construction des chaussées incaïques. En outre, par les dimanches après-midi pluvieux d'automne, mon père me révélait les secrets de la faune empaillée du Musée provincial (remplacée depuis, hélas, par une salle d'art non figuratif). Quel choc donc de voir couvrir de ridicule, dans le supplément illustré de l'Action catholique, le brave homme coupable d'avoir voulu élargir les horizons des habitants de Clocher-les-Bécasses ! Les chocs ultérieurs (et il y en eut beaucoup) me trouvèrent déjà sur la défensive et je renforçai progressivement mon armure de justifications pour un choix que je savais désormais être peu partagé. (Ou est-ce l'opposition qui orienta le choix ? je laisse aux psychologues - amateurs surtout, ils sont les plus imaginatifs et les plus catégoriques - le soin de trancher.) Avec le temps, ma passion des collections exotiques s'estompa, remplacée par une autre de même source, mais dont les exigences concrètes étaient difficilement compatibles avec la première : celle des voyages. Mon arrière-grand-père, mon grand-père et mes oncles paternels, piqués de la même mouche, s'étaient faits respectivement chercheur d'or au Klondyke, journalier au Manitoba, colons dans l'Abitibi et chair à canon dans le Royal 22nd Regiment. Autres temps, autres moeurs : en notre société postindustrielle, de « Maître-chez-nous » et de « Qui-s'instruit-s'enrichit », je devins ethnologue. 

Dans l'élaboration du système de défense qui constitue un des volets d'une formation professionnelle respectable, mes années à l'Université constituèrent évidemment une période décisive. Pour ceux qui n'ont pas vécu l'effervescence de l'Université québécoise du début des années soixante - surtout dans les facultés de Sciences Sociales, too much entre toutes - l'atmosphère d'alors était à ce point différente de celle d'aujourd'hui qu'elle pourrait faire l'objet d'une description « ethnologique », au sens mystificateur qu'on donne généralement à ce terme. Le trait marquant en fut la cohérence diabolique des discours des classes dominantes. Le fossé existant entre l'École et la Vraie Vie - à ce point manifeste, pendant nos années de collège, qu'il ne pouvait qu'inciter à la contestation - avait été en bonne partie comblé. De même on n'entrevoyait pas encore l'abîme qui se creuserait entre une production pléthorique de diplômés et les horizons bouchés d'une économie en régression. Époque bénie ! 

La Sainte-Alliance des pouvoirs idéologique, politique et économique était au zénith. La Révolution tranquille québécoise coïncidait avec la fin (planétaire) des idéologies dont Raymond Aron était le prophète. Nous entrions dans une nouvelle ère, opulente et postindustrielle, où le Savoir lui-même allait devenir l'enjeu premier des luttes - ô combien pacifiques - entre les « groupes sociaux ». Les paysans de Bécassine étaient définitivement exorcisés, recyclés, intégrés. L'avenir en était un de « Secteur quaternaire », de centres de recherches et de subventions aussi généreuses que générales. « Ne vous préoccupez pas de ce que vous ferez », affirmaient nos maîtres à penser ; « soyez compétents et vous serez utiles. 

Les activités les plus intéressantes d'aujourd'hui n'existaient pas, il y a quelques années à peine. » Dans la vaste machine technocratique qui semblait abolir l'histoire au profit d'une durée homogène (climatisée par surcroît), nous étions les Producteurs de Savoir. Non plus de ce savoir morcelé, individuel, des rats de bibliothèque du siècle dernier : mais d'un savoir global, organisé par une bureaucratie compétente et qui ne pourrait être que désintéressée tant serait grande la fonctionnalité des nouveaux appareils d'État... La division du travail scientifique était si claire que toute critique devenait ineffective : à la sociologie de s'interroger sur « notre identité en tant que peuple », l'ethnologie, en élargissant nos points de comparaison, contribuerait à l'entreprise générale d'aération du Québec, du Québec si longtemps privé d'oxygène. 

La critique, si absente de l'Université, l'était également de l'atmosphère générale de la société : de la fondation des départements nouveaux à la Société Générale de Financement, tout s'accomplissait dans un consensus maudit... sous des querelles de détail, pour sauver la face. L'Arme de la Critique, elle commencera à apparaître de façon éminemment ambiguë, bien sûr, dans la main des anthropologisés eux-mêmes... Mais retournons aux objets exotiques, notre point de départ... 

20 mai 1963, le soir. Encore couverts par la crasse de quatre-vingt-quatre heures de Grey Hound, nous déambulons dans Mexico, deux piliers de Révolution tranquille en route vers une hypothétique intégration à l'Instituto de Investigaciones là-bas, en Amérique centrale... La fatigue aidant, nos barrières cèdent : « C'est donc ça ! » Nous pensions voir une ville, nous ne voyions que des gens. Grouillement invraisemblable de la fin du jour : camelots, mendiants, badauds, cireurs, vendeurs de journaux, ivrognes... Derrière cette marée humaine, une toile de fond plus qu'une ville ; au-dessus des têtes, le plan indistinct de façades de béton, patinées par la crasse au point d'être rendues complètement homogènes. Au rez-de-chaussée, la ville elle-même - que nos rêves avaient façonnée blanche et lumineuse - disparaissait effectivement : le mur cédait la place à une succession de trous, minuscules boutiques et casse-croûtes, boyaux où l'air était encore plus irrespirable que dans la rue. Quant aux objets eux-mêmes, amoncelés dans les mini-vitrines et les éventaires des camelots, ils n'avaient rien de très séduisant, dans ces quartiers populaires : la pacotille dont on harcelait les passants avait l'air de sortir tout droit du Woolworth de la rue St-Jean, les abricots que j'achetai à une Mazahua accroupie étaient durs comme de la pierre et couverts de la même patine que les murs... Bien sûr, il y avait les antojitos, les « petits plats » cuisinés en bordure du trottoir : mais les vapeurs de graisse frite mêlées au diésel des autobus faisaient plus que compenser l'attrait des couleurs jaune pâle ou doré des tortillas, riches bruns des haricots, vert et noir des piments. La même déception nous attendait le lendemain. La ville, vue de jour, n'était guère plus attrayante pour le chercheur inavoué d'exotisme : l'effet conjugué de l'explosion démographique et de la croissance « japonaise » du capital avaient déjà transformé Mexico en un immense chantier de démolition-construction, fourmilière jamais achevée qui pourrait être située autant en Iran qu'au Kérala. Combien plus typiquement latino-américaines me semblèrent Guanajuato et Tégucigalpa : villes mortes. Le marché, musée à l'envers, nous apporta cependant quelque satisfaction. Mais le plus exotique, c'était nous : nous étions assez visiblement en porte-à-faux, à la sortie, avec nos six paires de huaraches à l'épaule pour récolter ce quolibet d'un gamin : A cincuenta el kilo ! « Cinquante centimes le kilo », voilà qui apprendra aux gringos à consommer immodérément un bien aussi durable qu'une sandale de pneu : comme si c'étaient des prunes ! 

Flores, hameau de 106 familles à 15 kilomètres de Tégucigalpa : maisons de torchis aux toîts de tuile étalées à flanc de montagne, avec la forêt de pins et de rouvres au-dessus, et les champs de maïs accrochés aux pentes, au-dessous, vers les eaux boueuses du Rio Grande. Dans la spacieuse maison de pisé où nous habitons (le propriétaire, impliqué dans un homicide, a fui l'année précédente), réunion du conseil de la coopérative. Dans un espagnol d'autant plus laborieux qu'il tente d'être concret - les mots problema, nivel, estructura ne font pas partie du parler local - nous venons de discourir sur la nécessité de l'efficacité, de la rentabilité, etc., bref, nous régurgitons tout l'économisme mystificateur tellement en vogue au Québec et à l'Université. Don Leocadio, dans un espagnol d'autant plus laborieux qu'il tente d'être abstrait - on ne se frotte pas impunément aux idéologues - nous répond : « Ce qu'il faut, c'est pouvoir planter du riz sur les six hectares près de la rivière. Nous on n'y connaît rien. Pouvez-vous nous aider ? » Évidemment que nous ne pouvions pas. Mais de là à nous l'avouer ! Pendant un mois et demi, nous nous pencherons sur des problèmes techniques d'organisation. Il nous sera facile de conclure que si la coop ne marche pas, c'est par suite du manque de leadership, de l'individualisme des paysans, auquel est venue s'ajouter une histoire de vendetta. Quant aux causes des causes, nous ne pouvions les admettre, pas plus que la Dirección de Fomento Cooperativo qui avait demandé la recherche. Comment ces villageois, assez unis pour mener pendant 26 ans une lutte à finir avec un grand propriétaire, pour reconstruire leurs maisons incendiées et pour aller camper, avec familles et bétail, devant le palais présidentiel, étaient-ils devenus si « individualistes » dès qu'ils avaient atteint leur but, au point de ne pouvoir mettre en valeur la meilleure partie des terres reconquises ? La réponse, je ne la trouverais ni dans Peasant Society, ni dans Sons of the Shaking Earth. Elle commencerait à m'apparaître plusieurs années plus tard, à la lecture de Lénine et Marx dont les affirmations quant au caractère petit bourgeois et réactionnaire de la paysannerie indépendante m'avaient paru plutôt relever de l'incompréhension de théoriciens « urbains » pour la « culture paysanne ». Pour les jeunes techniciens de la science sociale que nous étions, le concept de lutte des classes appartenait à la préhistoire de la science, ou tout au plus à la conjoncture historique du dix-neuvième siècle. Comment réaliser alors que le sympathique Leocadio et ses copains de la Junta Directiva, les paysans les plus « modernes » et « ouverts » du village, étaient les dignes remplaçants du cacique absentéiste ; que s'ils avaient « donné de leur temps et de leur argent plus que tous les autres » (Leocadio dixit), c'est parce qu'ils ne pouvaient, sans pâturages additionnels, développer leur élevage lucratif de bovins laitiers ? Que la coopérative représentait pour eux le moyen rêvé d'éviter le morcellement de toute la terre récupérée ? Et que leur solution « écologique » (rotation de pâturage et d'agriculture) leur aurait permis de transformer en pâturage permanent la moitié du domaine (le zacate jaraguá étant indéracinable) D'où l'opposition farouche de la base des petits agriculteurs céréaliers. Non, la lutte des classes n'avait pas sa place dans des sociétés si « simples » chasse-gardée de l'anthropologie sociale, elles requéraient un arsenal différent « culture », « valeurs », « réseaux de relations ... » Quelle merde ! 

Assez d'interrogations demeuraient en suspens, à Flores, pour nous faire garder quelques doutes sur la validité de notre analyse. L'économique, le conflit, y apparaissaient trop en évidence (avec quel soulagement j'apprendrai un peu plus tard, en lisant Pul Eliya, qu'il était possible de poser « scientifiquement », sans risquer de sombrer dans l'« idéologie », l'économique comme facteur causal). À Limón, par contre, la mystification devenait plus profonde : était-ce le vent dans les palmiers, le battement des vagues sur la plage, la musique endiablée des nuits de fête ?... L'harmonie des hommes avec la nature, autant que des hommes entre eux, tout semblait indiquer la fonctionnalité, l'adéquation, l'a-historicité. Équilibre entre la terre, pourvoyeuse de légumes et de grains, et la mer, avec ses poissons et ses mollusques ; équilibre entre la forêt, avec son gibier, ses matériaux de construction, ses produits de collecte, et les brûlis, soustraits à la nature le temps d'une récolte et vite rendus pour de longues jachères... Les rapports entre les hommes contrastaient vivement avec ceux que j'avais observés chez les métis de l'intérieur : criminalité inexistante - sauf les « vols » de noix de coco et de bananes, aussi continuels que tolérés - mécanismes d'entraide extrêmement développés, solidarité à toute épreuve face aux tracasseries des autorités gouvernementales comme aux tentatives de quelques grands éleveurs métis de s'approprier la brousse pour la convertir en pâturages. Au lieu de la réticence métisse, l'exubérance caraïbe : au lieu des vengeances entre familles, une circulation incessante des choses et des personnes : on « prête » un enfant à un couple âgé ; on défriche un jardin pour la belle-soeur dont le mari est absent, on va se régaler de bière de maïs chez son compère qui vient d'en brasser... 

Le pays caraïbe (garifonagei), même si l'« harmonie » en paraissait la note dominante n'avait cependant rien du Paradis terrestre. La nourriture faisait parfois cruellement défaut dans les villages ; les denrées importées par goélettes atteignaient dans les boutiques des prix exorbitants, tandis que les produits locaux (copra, noix de corozo, riz) étaient troqués pour deux fois rien ; les jeunes gens partaient en masse vers les villes et les plantations de la United Fruit, en dépit des vexations multiples auxquelles ils étaient soumis du fait de leur statut de minorité ethnique et de ruraux. 

Mais pour les villageois, la source de tous ces problèmes était externe : le bétail qui dévastait parfois leurs jardins appartenait à de riches métis ; métis également les boutiquiers rapaces et les militaires tracassiers - une garnison par municipe - dont l'action combinée les empêchait de vivre paisiblement dans les villages. De même, lors de leurs longues périodes à l'extérieur - dans les plantations, les ports, sur les navires - les Caraïbes, entraient souvent en conflit avec des patrons et des compagnons métis. « J'étais le plus ancien de l'équipe : et c'est un « Indien » qu'on a nommé contremaître. » « Après la bagarre, j'ai dû quitter le camp car les « Indiens » voulaient me tuer ... » Un vieillard, résumait une vie de frustrations lorsqu'il disait, montrant du doigt la ligne des montagnes où se termine l'habitat côtier qu'ils considèrent « leur pays » : « Une gitane m'a prédit que nous serions heureux un jour... quand tous les « Indiens » seraient retournés là-bas. » 

Les Caraïbes, comme beaucoup de peuples dominés, et soumis de surcroît. à une surexploitation raciste - ils n'occupent jamais que les postes inférieurs, à la Compagnie comme au Gouvernement - tendent à exprimer en termes ethniques tous leurs problèmes, même les problèmes de classe. Et ce n'était pas moi, Québécois de la Révolution tranquille et « séparatiste de gauche » au socialisme imprécis, qui pouvait les éclairer ! 

Mon dégagement de l'idéologie locale, qui aurait été indispensable pour mener à bien autant ma recherche que la tâche qu'on m'avait confiée - animateur d'une coopérative de producteurs de riz - se heurtait à une double barrière. Barrière de ma formation ethnologique, d'abord. Le magnétisme exercé par la notion de prédictibilité ne fait-il pas dire à l'un des secteurs de pointe de l'ethnologie actuelle, la « Nouvelle Ethnographie », que le but ultime de l'enquête consiste à pouvoir prédire le comportement individuel dans une situation donnée ? Il est bien certain qu'un tel résultat peut être atteint en acquérant une familiarité suffisante avec l'idéologie sans qu'il soit nécessaire d'en comprendre les mécanismes profonds et les articulations avec les autres secteurs de la réalité sociale. Ensuite, barrière provenant de la connivence établie avec des villageois. Alors que les paysans métis remettaient - poliment mais fermement - en cause mon travail parmi eux, les Caraïbes me tendaient continuellement la perche : anire héchumbai garínagu, c'est la coutume des Caraïbes... L'observateur qui n'y prend garde - inutile de le dire, c'était mon cas - a tôt fait d'adopter l'idéologie de ses informateurs, remarquable par sa cohérence ; en l'occurrence, celle-ci n'était pas très éloignée de celle dont j'étais alors le véhicule enthousiaste : définition d'objectifs communs, coopération dans la réalisation, développement communautaire... La connivence s'étendait jusqu'à mes marottes. Ayant décelé mon intérêt pour les « choses du passé » - j'avais fait ma thèse de maîtrise sur l'ethno-histoire - un voisin m'apportait une belle herminette de pierre, trouvée dans son brûlis, un autre, le mythe d'origine de la négritude, un troisième, quelques complaintes (úyanu) ou chansons à boire (parranda). 

Certains éléments auraient pu, bien sûr me mettre sur la piste, quant à la nature véritable des rapports sociaux que je croyais si bien connaître. Telle affirmation de mon voisin don Narciso à l'effet que « quand nos garçons ont quinze ans nous les envoyons à l'extérieur » aurait dû éclairer d'un jour nouveau l'émigration des jeunes « attirés par les lumières de la ville » ; surtout telle boutade d'une informatrice (« les hommes sont aussi utiles que les chevaux : tout juste bons à vagabonder dans le village ») et telle confession - le mot n'est pas trop fort - de mon « oncle » don Nicolas (« tu sais... chez nous... il y a une chose que je veux te dire... les femmes font les trois-quarts de l'ouvrage et les hommes le quart... tu comprends ? ») aurait dû nous faire pressentir davantage la véritable nature des rapports entre les sexes au sein des unités domestiques. Je cherchais plutôt à déceler des « asymétries » dans les relations entre les unités domestiques et ne trouvais que « réciprocité » (les Caraïbes eux-mêmes conçoivent l'ensemble des rapports sociaux, sauf les rapports parents-enfants, sous l'angle de la réciprocité « une main lave l'autre » dit le proverbe). Alors que les rapports d'exploitation fondamentaux se situaient à la fois au-delà (exploitation des travailleurs sur les plantations de la United Fruit) et en deçà (exploitation de la femme par l'homme) du champ que j'avais choisi pour l'étude : la scène villageoise. À quelles réifications ne nous conduit pas le « plan de village », cet outil supposément polyvalent dont on m'avait doté dès le premier cours de techniques de terrain ? 

Il y a décidément quelque chose de mystérieux dans le fameux « bond qualitatif ». Sur le plan du « sujet porteur d'idéologie », le problème est encore plus complexe. Un bon nombre de jeunes de ma génération ont fait coexister tant bien que mal, tout au long des années soixante, des options personnelles socialistes et des options scientifiques empiristes /formalistes ; culturalisme, fonctionnalisme, structuralisme(le problème des rapports entre pratique scientifique et pratique politique est loin d'être résolu, comme en témoigne la prépondérance d'une pensée non dialectique dans les sciences sociales des pays dits « socialistes », à l'exception peut-être de la Chine). 

Cette coexistence était rendue possible socialement d'une part par la stagnation de la science sociale marxiste : le renouveau althussérien en France n'avait pas encore été diffusé, dans un monde scientifique dominé par le structuralisme, tandis qu'aux États-Unis, les travaux de Baran et Sweezy apparaissaient aussi remarquables qu'isolés dans un marais d'empirisme. D'autre part, et surtout, ce qui permettait notre adhésion à des options fondamentalement incompatibles, c'était l'absence d'organisation révolutionnaire au Québec : pour s'autodésigner comme « de gauche », il suffisait d'être favorable à la nationalisation de « secteurs clefs de l'économie », d'avoir passé des vacances à Cuba ou en Yougoslavie, voire de déclarer qu'on était « d'accord avec les buts poursuivis par le F.L.Q. (ou le Vietcong) mais pas avec les moyens employés ». 

Pour ma part, ce qui me fit passer d'une « radicalisation progressive » (tellement progressive qu'elle aurait pu être indéfinie...) à une option claire pour le marxisme révolutionnaire (que je suis loin d'avoir actualisé dans toutes mes pratiques, il va sans dire) fut la réalisation quasi simultanée de la double impasse où me menaient mes positions antérieures. Au plan politique, la plupart des mesures réformistes ou progressistes autour desquelles nous nous étions mobilisés (nationalisation de l'électricité, sécurité sociale, démocratisation de l'enseignement s'effectuèrent sans produire les transformations attendues des conditions d'existence réelles des masses. Bien au contraire, il était clair que leur adoption, loin d'affaiblir le pouvoir des classes dominantes, contribuait à le maintenir, quand elle ne le renforçait pas. L'Hydro est devenu, on le sait, un outil extrêmement efficace de financement des activités industrielles capitalistes à même les revenus des masses ; la castonguette réalise la même chose au profit des médecins. Quant à la démocratisation de l'enseignement, nous sommes aux premières loges... et de toutes les désillusions, c'est sans doute celle qui a été décisive parce que vécue quotidiennement dans la crise actuelle de l'Université. Il est vrai qu'un nombre limité de fils de travailleurs, ayant miraculeusement traversé les multiples embûches qu'on leur dresse (depuis les « tests d'orientation » jusqu'à la qualité du français...), se retrouvent aujourd'hui sur les bancs de l'Université. Mais c'est pour s'apercevoir que le parchemin universitaire s'est dévalué plus vite encore que le dollar. Non pas, comme certains administrateurs retors ou sous-doués tentent de nous le faire croire, parce que la « qualité de l'enseignement » s'est amoindrie (argument que pulvérise toute comparaison honnête), mais bien parce que le Québec en voie de sous-développement n'a pas besoin de tant de boss. C'est donc le jeu des relations sociales et familiales qui déterminera désormais lesquels parmi la foule des diplômés auront accès aux hautes sphères des secteurs public et privé, et lesquels iront à Perspectives Jeunesse... 

Au terme de la boucle, le problème de la pertinence de la pratique de l'ethnologie, mis en veilleuse pendant les années folles, se pose avec une acuité plus grande que jamais. Dans la perspective empiriste-formaliste qui fut mienne durant une décennie, il s'agissait de savoir si la connaissance ethnologique pouvait s'articuler de quelque manière avec les autres pratiques sociales. Et la plupart des réponses revenaient à dire : « Si cette connaissance est valable (et il y a des techniques pour s'en assurer) elle servira tôt ou tard à quelque chose. Ce n'est pas au chercheur d'en décider ... » 

Ce relativisme, cette absence de tout jugement de valeur que certains ont été jusqu'à identifier avec l'essence même de l'ethnologie, apparaîtra, à quiconque a vécu politiquement l'évolution sociale récente, comme absolument désuet. Bien sûr, l'ethnologie « sert toujours à quelque chose » puisque après avoir été un des auxiliaires de la colonisation, elle permet à l'ère du néo-colonialisme de masquer l'ultime liquidation des « marginaux » par la récupération de leurs « cultures » dans les musées, bibliothèques, et de plus en plus - progrès oblige -cinémathèques et vidéothèques. L'ethnologue ne peut plus prétendre ignorer « à qui ça va servir », puisqu'il sait que ça sert toujours aux classes dominantes (d'ailleurs, quand l'ethnologie, avec l'ensemble des sciences sociales, ne sert plus assez, on coupe les fonds, comme on le fait présentement). À moins de se ranger sciemment du côté des exploiteurs, il n'y a qu'un parti à prendre, l'autre... La pratique ethnologique (c'est-à-dire l'enseignement et la recherche) a-t-elle une pertinence quelconque sous ce rapport ? Pour bon nombre de ceux qui ont pris et prennent actuellement une option marxiste révolutionnaire, la réponse est NON. Et si l'on se place à un niveau abstrait, cette réponse est la seule acceptable et elle vaut pour l'ensemble du savoir universitaire. La lutte des classes, cependant, ne s'est jamais livrée à ce niveau abstrait des modes de production, mais au niveau des situations historiques concrètes. Et actuellement, dans l'ensemble du monde capitaliste, l'Université (et les sciences sociales y ont été pour quelque chose) est devenue, après son ouverture à des couches plus vastes de la petite bourgeoisie et des travailleurs, un des points chauds de la lutte idéologique des classes. Loin de nous d'affirmer que le champ idéologique ait remplacé les autres champs de lutte ou même qu'il doive avoir une prépondérance au sein des luttes futures, il va de soi que le facteur décisif demeure la mobilisation politique des masses de travailleurs, et que la science sociale universitaire est appelée à demeurer périphérique à cet égard. Par l'analyse scientifique de la réalité qu'elle permet, elle a cependant un rôle non négligeable à jouer, dans la critique des idéologies courantes qui servent de soutien au pouvoir capitaliste (« développement », « rationalité économique », etc.). Comprendre le monde pour le changer : le programme demeure valable.


[1] Autorisation qui fut d'ailleurs refusée.

[2] Les théories anthropologiques et l'idéologie capitaliste (texte inédit).

[3] Cf. entre autres les numéros de la revue les Temps modernes intitulés « Anthropologie » et « Impérialisme ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 janvier 2008 15:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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