RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Roger BASTIDE et François RAVEAU, “Variations sur le Noir et le Blanc.” Un article publié dans la Revue française de sociologie, IV, 1963, pp. 387-394. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE et Dr. François RAVEAU

Respectivement Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris,
et École Pratique des Hautes Études. VIe Section

Variations sur le Noir et le Blanc.”

Un article publié dans la Revue française de sociologie, IV, 1963, pp. 387-394.


Zusammenfassung

Roger Bastide, François Raveau : Variationen ūber Schwarz und Weiss.

Von den Autoren — einem Ethnologen und einem Psychiater — werden die ersten Hypothesen aus einer vor zwei Jahren begonnenen Untersuchung auf dem Gebiete der Geisteskrankheiten bei in Frankreich lebenden Afrikanern herausgearbeitet. Sie versuchen, die Rolle, die die Hautfarbe in der Aetiologie und in der Symptomatologie dieser Kranken spielt, zu bestimmen. Hauptsàchlich verwendete Methoden : Krankenberichte der psychiatrischen Kliniken, Studien von Fallen, Traumanalyse, Zeichnungen von Nervenkranken, T.A.T., Rorschach. Die Analysen bleiben immer qualitativ. Es stellt sich heraus, dass die Farbe nur als Symbol einer bestimmten sozialen Lage eine Rolle spielt, dass aber die Frustrationen, psychischen Spannungen usw., welche Ursache sie auch immer haben, sich um den Gegensatz Weiss-Schwarz kristallisieren. Die Analyse der beschriebenen Fälle erlaubt, gewisse sowohl praktische als auch theoretische Folgerungen zu zichen.


Resumen

Roger Bastide, François Raveau : Variaciones sobre el negro y el bianco.

Los autores, un etnólogo y un psiquiatra, establecen las primeras hipótesis de una investigation comenzada hace dos años sobre las enfermedades mentales de los africanos que viven en Francia. Han intentado determinar el lugar que ocupa el color de la piel en la etiologia y la sintomatologia de estos enfermos. Principales métodos utilizados : fichas médicas de los hospitales psiquiátricos, estudios de casos, anélisis de los sueños, dibujos de los neuróticos, T.A.T., Rorschach. Los anélisis son siempre cualitativos. Este estudio muestra que el color no interviene sino como simbolo de una cierta situation social y que las frustraciones, las tensiones psiquicas, etc., sea cual sea su origen, tienden a cristalizarse en torno a la oposición blancura-negrura. El estudio de los casos descritos permite sacar cierto numéro de conclusiones tanto prácticas como téoricas.


Abstract

Roger Bastide, François Raveau : Black and White Variations.

The authors, an ethnologist and a psychiatrist, draw the first hypothesis from a research undertaken two years ago, on the mental illness of Africans living in France. They have tried to determine the importance of the colour of the skin in the etiology and symptoms of these patients. Principal methods used : psychiatric hospital files, case studies, dream-analysis, drawings of nevrotics, T.A.T., Rorschach. The analysis always remains qualitative. It seems that the colour factor intervenes only as the symbol of a certain social situation, but that the frustration, mental tensions etc.. whatever their origin, tend to cristalisc around the contrast of black and white. The study of some cases described allow a certain number of practical, as well as theoretical, conclusions to be drawn.



[387]

L'ethnopsychiatrie hésite entre deux attitudes opposées. Ou bien, et c'est la thèse organiciste, on dira que chaque race a sa pathologie propre, spécifique de sa constitution, « le Nègre ignore la paranoïa », « il n'y a pas de schizophrène noir » — ou bien, et c'est la thèse de l'anthropologie culturelle, on dira que les maladies mentales sont orientées par le milieu culturel dans lequel vivent ces malades et dans ce cas, les maladies identiques en nature chez tous les hommes prennent seulement des formes culturelles différentes suivant les civilisations. Bien entendu, la question se complique lorsque ces civilisations changent, sous l'impact des contacts et des interpénétrations de civilisations, comme c'est le cas actuellement pour l'Afrique.

Le problème de la couleur est particulièrement intéressant pour introduire un peu de clarté dans ce débat. En effet la couleur de la peau est un phénomène organique, génétique et qui peut être générateur d'un comportement pathologique déterminé. On pourrait parler ici, pour reprendre une expression célèbre, d'une « négritude » psychiatrique. Mais ce comportement pathologique est un comportement réactionnel à un milieu blanc. C'est-à-dire que, dans la maladie mentale, la couleur n'agit pas en tant que pigmentation, mais en tant que représentation ou, mieux encore, en tant que symbole. Si nous déplacions le problème de la couleur (noir-blanc) à la taille (sujets de grande taille-sujets de petite taille) ou même à un indice social (campagnard-citadin), nous ne changerions pas au fond de sujet car dans tous ces cas il y a une différence et c'est l'appréhension de cette différence qui va être le moteur de la névrose ou de la réussite. Il peut sembler à première vue que cette dernière remarque limite fort notre propos. Il n'en est rien ; en effet, si des différences de taille, d'aspect physique, jouent effectivement un rôle dans certaines psychoses ou névroses à fond érotique, ces différences n'ont pas pris dans nos civilisations des significations comparables à celles des différences de couleur. Ici le symbolisme est infiniment plus riche, il présente infiniment plus de variations suivant les cultures et les sociétés.

Le thème de la couleur dans les psychoses et névroses mérite donc d'être étudié et nous verrons que nous pourrons même tirer de nos réflexions des conclusions, théoriques et pratiques, importantes. L'un des deux auteurs de cet article a été attiré par le problème au cours d'une [388] enquête de psychiatrie sociale au Brésil. Il a été d'abord frappé par le rôle de la couleur dans les rêves des Noirs et des Mulâtres, chez les Noirs comme symbole de rejet, et chez les Mulâtres comme symbole de réaction des Blancs à leur volonté d'ascension sociale. Par exemple un Mulâtre de la toute petite bourgeoisie de couleur rêve qu'il a mis en se couchant ses souliers jaunes près de son lit ; mais au matin, en se levant, il s'aperçoit que pendant son sommeil on lui a enlevé ses souliers jaunes pour leur substituer des souliers noirs. Ce même symbolisme se manifeste dans les délires des malades mentaux : on trouve dans les asiles psychiatriques des inventeurs de machines savantes destinées à rendre blancs des nègres foncés ou — par réaction compensatrice — des Messies qui ont reçu de Dieu, malgré la couleur noire de leur peau ou à cause d'elle, la mission de sauver l'humanité blanche. C'est que le Brésil est une société multiraciale de classes — et non une société de castes, où les préjugés ne sont pas comme aux États-Unis des préjugés d'origine, mais des préjugés d'apparence, où l'on peut par conséquent s'élever dans la société dans la mesure où l'on se rapproche physiquement du blanc ; la couleur devient donc un symbole de statut social, de localisation à l'intérieur du système de classes et c'est ce sens symbolique qui cristallise autour de lui les images des songes ou des délires. Il était tentant, à partir de ces quelques observations, de voir ce qui se passe dans un autre monde et dans d'autres situations sociales, chez les Africains venus vivre un moment dans le monde des Blancs pour se former à leurs futures tâches de cadres ou d'élite dirigeante.

La situation sociologique de l'Africain en France est entièrement différente de celle du Noir en Amérique. Il est évident que dans les deux cas, le problème de la relation entre la couleur et la maladie mentale ne se pose que quand le malade se trouve dans une situation qui lui fait prendre conscience de sa noirceur. L'Africain ne l'éprouve pas en Afrique, mais arrivé en France, il est amené à sentir sa différence, sa « négritude », tout comme l'Afro-américain. Cependant, ceci dit, cette différence n'est pas saisie de la même façon dans un cas comme dans l'autre, car la couleur n'y a pas la même signification symbolique. On s'en rend bien compte en feuilletant les dossiers des Noirs enfermés pour psychoses dans les hôpitaux psychiatriques de Paris. Le délire de persécution en rapport avec une prétendue hostilité du milieu blanc est beaucoup plus fréquente chez les Noirs antillais que chez les Africains, qui ont surtout des bouffées anxieuses réactionnelles à l'hospitalisation dans un service de médecine générale. C'est que l'Antillais porte avec lui un certain symbolisme de la couleur qui est assez proche de celui du Brésil, mais que l'Africain ignore. Et le délire de persécution, pour apparaître chez ce dernier, nécessite des conditions spéciales. Un étudiant, après avoir présenté pendant sa première année scolaire en France des troubles légers d'adaptation, qui ne l'ont point empêché de poursuivre brillamment ses études, présente après trois semaines de stage en province un délire de persécution avec grande anxiété qui nécessite son internement dans une maison spécialisée pour traitement : « Parce qu'il était Noir, les gens étaient hostiles » ; « on riait derrière son dos » ; « parce qu'il était Africain, on avait l'air gentil avec lui, mais parce qu'il est Noir, on le refuse ». L'étude approfondie de ce sujet, faite par l'un de nous, a montré que son seuil d'adaptation, satisfaisant pour Paris où il vivait entouré de camarades africains, était trop bas pour la province, où il est seul devant la curiosité des Blancs, et les situations à maîtriser dans ce nouveau milieu. Or, très vite, il structure son délire sur des thèmes de persécution avec interprétation de sa couleur ; il demande lui-même au psychiatre d'être traité [389] afin de « vivre comme Blanc parmi les Blancs ». La couleur n'apparaît donc ici que comme symbole de « différence » et non comme symbole de « statut social » inférieur et cette différence, pour être saisie par le malade comme un facteur d'hostilité, suppose que certaines conditions soient remplies (qui définissent un seuil d'adaptation au monde blanc) ; alors que l'Antillais voit dans sa noirceur plus qu'une différence de couleur, il la juge comme on la juge aux Antilles, à travers des idéologies de supériorité-infériorité. Dans le domaine des névroses, nous trouvons également des différences entre les Antillais et les Africains. Certes, nous ne nions pas les préjugés de couleur, qui prennent souvent une forme hypocrite et se masquent ; néanmoins, au Brésil, les Noirs dissimulent aussi leurs échecs à leurs propres yeux en recourant à l'existence de discriminations raciales comme rationalisation de leurs manques d'efforts. L'agressivité de compensation utilise d'une manière analogue chez les Antillais la couleur pour se satisfaire. Devant une interdiction commune à tous, les Antillais vivant en France ont tendance à voir une mesure de discrimination dirigée uniquement contre eux. C'est parce que je suis Noir que l'on ne veut pas de moi. Cette attitude est par contre exceptionnelle chez les Africains. Pour ces derniers, il nous faut donc chercher ailleurs les sens et le symbolisme de la couleur.

Dans la plupart des cas rencontrés, sinon dans tous, c'est autour de la couleur que se cristallisent les problèmes et les difficultés de l'adaptation soit à la société (relations humaines), soit à la culture (programmes scolaires) françaises. Certes, suivant les cas, il existe des variations subtiles du thème de la couleur : elle peut engendrer des troubles psychopathologiques, ou les faciliter, ou ne venir qu'après comme rationalisation de l'échec, servir seulement après coup d'explication des troubles d'autre nature, mais en les aggravant. Parfois c'est la couleur blanche qui symbolise l'hostilité du monde extérieur ou la méchanceté des hommes tandis que la couleur noire exprime les valeurs de refuge, le paradis perdu de l'enfance ; tantôt on se tourne contre sa noirceur, qui est jugée responsable de l'échec, et l'on adopte les symboles occidentaux et chrétiens, qui identifient la blancheur à la pureté et la noirceur au diabolique. Mais de toute façon nous trouvons à un moment donné de la crise la prise de conscience de la blancheur du monde environnant : « Pourquoi écrit-on en noir sur une feuille blanche, s'étonne l'un de nos Africains, et non en blanc sur une feuille noire ? », objectivant par cette interrogation angoissée son désir de s'assimiler à la culture blanche en se souhaitant blanc.

La série des peintures faites par ce malade et qui jalonnent la durée de sa maladie jusqu'à sa guérison ne pouvant être reproduite dans cette revue, nous ne pouvons les analyser en détail. Du moins, donnerons-nous quelques indications générales. Au début, nous sommes dans un monde de cauchemar où toutes les couleurs se révoltent contre le patient, le blanc désignant l'hostilité du pays difficile, qui vous refuse, et qui est la couleur d'êtres agressifs, mais le noir gardant aussi un caractère sinistre ; la guérison aura lieu lorsque le malade se sera rendu compte que la couleur n'a pas une valeur « ontologique », mais seulement « phénoménologique », qu'elle ne constitue pas une réalité, qu'elle appartient au domaine des apparences, puisqu'on peut peindre un même individu avec des couleurs différentes. Mais cette constatation, qui permettra au sujet de se délivrer de son angoisse, et de s'adapter au monde blanc sans se renier comme noir, n'est pas apparue d'un seul coup ; il a fallu franchir des étapes. En gros, deux. D'abord le désir de blancheur du malade se manifeste par le refus de son visage noir, qu'il va peindre de couleurs différentes ; mais dans cette première [390] étape, ce qui compte, ce n'est pas cette possibilité, manifestée par la peinture, de séparer l'être, réel, de la couleur, simple apparence, c'est le refus d'une couleur, considérée comme réalité. 11 lui faudra, dans une seconde étape, liquider le thème vraiment obsessionnel du miroir. Ce qu'il réalisera en peignant alors d'abord le thérapeute, blanc mais qui s'est intéressé à lui, qui a démontré que la blancheur n'était pas forcément hostilité, puis par généralisation d'autres sujets, en « vert » ou en « rose ». Ce n'est qu'alors, et parce que les autres sujets le préoccupent moins que lui-même, qu'il peut s'apercevoir que le changement de couleur ne détruit pas la ressemblance, et qu'il réalise ainsi le passage de la couleur comme traumatisme à la couleur comme jeu esthétique. Nous reviendrons dans nos conclusions sur le phénomène du transfert thérapeutique quand le médecin est d'une autre couleur que son malade ; pour le moment, contentons-nous d'avoir marqué les étapes principales de la liquidation d'une névrose jouant autour de la couleur.

Pour la grosse majorité des Africains venant en France, il y a progressive accoutumance au monde blanc, mais qu'il y ait eu un choc au début reste vraisemblable, car chez certains d'entre eux tout au moins, la confrontation de leur noirceur avec le corps blanc du partenaire sexuel va remettre en question un équilibre difficilement établi. Un de nos sujets rêve qu'il est assis sur son lit à côté d'une jeune fille blanche toute nue, mais ils ne se touchent pas, ils ne se parlent même pas ; un homme blanc apparaît, il fait un signe, la jeune fille se lève pour le suivre ; alors commence une dispute entre les deux rivaux qui réveille le dormeur. Presque toujours la femme blanche est l'occasion d'une bataille dans les rêves que nous avons notés, comme si c'était, à cause de sa couleur, un être défendu, réservé aux Blancs, appartenant à un monde différent, où l'on n'a pas, où l'on ne doit pas, avoir accès. Chose intéressante à noter, ces rêves de filles blanches ne semblent pas s'accompagner de pollutions nocturnes, alors qu'elles sont fréquentes dans ceux où apparaissent des filles noires. Généralement aussi, ces rêves de luttes autour du corps qui semble s'offrir au plus fort sont considérés comme « des rêves pas ordinaires », parce qu'ils s'accompagnent de battements de cœur violents, de troubles céphaliques (« on dirait que le cerveau voulait arrêter de fonctionner ») et que l'on se réveille avec des courbatures ; l'un de ces Africains écrit : « retour à un sommeil raisonnable, puis rêve normal ».

Néanmoins le désir de la fille blanche ne constitue-t-il pas une trahison envers la fille noire ? Et celle-ci ne va-t-elle pas être défendue à son tour ? « Va et vient autour d'A... Mais ses parents, sa mère surtout forment barrage, à la réalisation de notre projet. Elle essaie de m'approcher au maximum. Chaque va-et-vient est accompagné de bains dans le marigot, avec des amis, comme dans un pays enchanté. » La suite du rêve, qui n'a plus un caractère sexuel, exprime pourtant la même inquiétude, mais dans un autre registre. Il s'agit d'une fête de commémoration dans un cadre africain, mais avec la participation aussi de chrétiens (blancs symboliques) et la commémoration s'achève par un échec. Nous pourrions citer bien d'autres exemples comme celui du sujet qui rêve de son retour à son village natal ; mais à sa descente de l'avion et au fur et à mesure qu'il s'approche des cases, tous les gens s'enfuient, disparaissent, comme si c'était un blanc qui arrivait, et non un fils du village.

La sexualité ne fait donc que raviver quelque chose de beaucoup plus profond et qui s'exprime par le conflit des couleurs. Les rêves dont nous parlons ne peuvent être analysés en dehors des histoires de vie et ce sont [391] ces histoires qui donnent leurs significations aux images nocturnes. Le désir de la femme blanche peut jouer en effet à des niveaux différents, depuis le désir normal jusqu'à l'agressivité. Mais dans la plupart des cas de névroses que nous avons pu suivre, il symbolise le désir de blancheur, d'intimité, de possession, de participation au monde blanc, et le rival est l'homme dont le regard dénonce votre noirceur. Et c'est justement parce que ce désir exprime une volonté de blancheur qu'il apporte avec lui des troubles somatiques en même temps qu'un sentiment de culpabilité raciale ; ne sera-t-on pas au retour rejeté, parce que l'on vous verra avec votre nouvelle couleur, comme un homme devenu blanc ? Tout, comme si, par une action magique des rapports sexuels, en se frottant, en étreignant un corps de fille blanche, sa blancheur déteignait sur vous.

On pourrait sans doute objecter à nos interprétations que les phénomènes que nous venons de signaler montrent seulement, ce qui est bien connu, que la culture environnante fournit au pathologique ses moyens et ses formes d'expression. Dans le délire de grandeur, le malade fait appel à des personnages historiques en rapport avec sa nationalité ; le Français sera plus facilement Charlemagne, Napoléon ou le président de la République que Cavour ou Hitler. Dans les psychoses hallucinatoires chroniques, les troubles cénesthésiques étaient interprétés surtout jusqu'au xix* siècle par des commandements divins, des tentations diaboliques ou des effets de la sorcellerie ; ce sont les rayons, les ondes, l'électricité qui sont utilisés aujourd'hui : le malade est électrocuté, télécommandé à distance, bombardé de rayons X. De la même façon, la blancheur et la noirceur sont fournies par les deux civilisations entre lesquelles est partagé l'Africain vivant en France ; elles seraient donc utilisées par simple économie de pensée, comme la plus commode et la plus facile explication pseudo-logique au pathologique vécu. C'est vrai en partie, et nous avons eu soin au début de dire que, dans les psychoses, la couleur intervenait comme rationalisation. Mais il faut faire ici un certain nombre de remarques : d'abord le sociologue qui s'intéresse aux maladies mentales peut aller plus loin que le psychiatre ; sans cela, il ne serait pas très nécessaire d'ajouter une branche nouvelle, la psychiatrie sociale, à la psychiatrie ; l'étude des idéologies, des mythologies, et des superstructures occupe une place considérable dans la sociologie contemporaine et aucun sociologue, même celui qui n'y voit que des « reflets », ne serait tenté de s'en désintéresser ; les rationalisations des malades mentaux sont les idéologies de ces derniers et à ce titre présentent un intérêt analogue. Plus encore, les sociétés fournissent aux malades mentaux comme aux gens normaux un ensemble de représentations collectives (et ce sont les mêmes) ; mais il y a des représentations collectives qui sont avant tout des images, des signes, et qui sont utilisées essentiellement comme des moyens de communication ; par cela même elles sont relativement neutres ; et il y en a d'autres qui sont aussi des valeurs, toutes chargées d'affectivité, et des valeurs qui changent suivant les civilisations, ici positives et là négatives ; par cela même elles déterminent des comportements, des réactions diverses, et des inhibitions. La blancheur et la noirceur appartiennent à ce second type de représentations collectives. Dans le premier cas (hier démonologie, aujourd'hui électricité, ou liste des grands hommes à incarner) la société fournit une image, et c'est le malade qui la transforme en symbole. Dans le second cas, la société fournit une image déjà symbolique, à contenu pathogène, que le névrosé introduit dans les mailles de son angoisse ou de ses conflits. Les exemples que nous avons cités montrent assez, croyons-nous, la différence des deux cas.

[392]

La couleur devient donc l'élément cristallisateur de la maladie et le noyau qu'il faut briser. Certains Africains pensent que pour guérir leurs camarades, il suffit de leur amener une prostituée blanche, pour qu'il se délivre avec elle de son traumatisme de la couleur. L'effet est généralement désastreux, et se traduit par une virulence accrue de la crise. Une psychothérapie de la « désontogisation » de la couleur est nécessaire et c'est là la première conclusion, pratique, qui se dégage de cette étude. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les problèmes de l'adaptation à un monde différent ne puissent susciter d'autres symboles. Nous trouvons par exemple, dans les rêves et dans les réponses au T.A.T. d'un de nos sujets, le thème de la mort. Et plus particulièrement, du « sens à donner à la mort ». La mort signifiant pour lui l'ensemble des dégagements successifs du milieu traditionnel, et ces dégagements développant une angoisse, celle de savoir comment il peut justifier sa vie ; si le dégagement de la culture africaine et le but qu'il s'est choisi de pénétrer dans la culture blanche n'aboutissent pas au succès, il se retrouvera démuni de toute possibilité d'intégration et de structuration positives, il sera vraiment mort pour rien, sa mort ne sera point la mort symbolique de l'initiation à un autre monde. Mais si le même contenu affectif peut se traduire par divers symboles, il n'en reste pas moins que celui qui est le plus fréquent et le plus naturel chez les Africains est celui de l'opposition entre le Noir et le Blanc, celui du reniement de la noirceur et du blanchissement, ou celui de la récupération de la noirceur, comme réponse à l'agressivité de la blancheur. Ce qui fait que la cure de la névrose, aussi paradoxal que cela puisse paraître, est la cure de son symptôme majeur, tant le signifiant et le signifié font corps ensemble.

Il y a une autre conclusion que l'on peut tirer, qui a un intérêt théorique, c'est celle qui a trait aux phénomènes de transfert et de contre-transfert dans la relation thérapeutique. Devereux remarquait déjà, dans sa tentative d'élaborer une analyse transculturelle, que le thérapeute pouvait jouer, selon le système de parenté, le rôle du père ou celui de l'oncle maternel. Mais il n'a pas accordé d'attention au fait que le thérapeute appartient à une autre race. La différence de couleur entre l'Africain et le thérapeute blanc montre au contraire plus facilement que dans le cas des Indiens étudiés par Devereux l'importance de l'élément d'appartenance ethnique. Sans doute, le thérapeute jouera bien toujours le rôle d'une image familiale, avec toute son ambiguïté, dans la relation malade-médecin ; mais Freud qui appartenait au même milieu social et culturel que ses malades n'a vu que l'image familiale, et ses successeurs n'ont fait en général que le continuer sur ce point. II nous est apparu que le contre-transfert utilisait aussi les images collectives qu'une race se forme d'une autre, que le médecin symbolisait le monde des Blancs ; que l'ambiguïté prenait aussi la forme de la dualité du Blanc méchant et du médecin qui vous soigne en vue de votre guérison ; enfin que la psychothérapie aboutissait à une relativisation de la couleur, qui perdait son caractère ontologique : le thérapeute pouvait devenir le père, donc la couleur du père n'a plus, ce qui marque le début de la guérison, une importance primordiale. Ainsi les phénomènes de transfert et de contre-transfert se compliquent dan ? la thérapie « trans-raciale » par l'addition aux images familiales d'images sociologiques, symbolisées par la couleur. Il serait intéressant de vérifier cette conclusion en examinant ce qui se passe lorsque le thérapeute est noir et son malade blanc. Ce ne sera que lorsque nous aurons accumulé un nombre assez grand d'analyses, et modifié la couleur des interlocuteurs, que nous pourrons juger d'une manière plus effective la place du symbolisme de la couleur dans le transfert et le contre-transfert, [393] avec toutes ses implications sociales et culturelles, et pas seulement familiales.

Il nous reste maintenant, pour terminer, à voir la place du Noir et du Blanc dans les tests projectifs. Évidemment, le Rorschach sera plus significatif à ce point de vue que le T.A.T., mais la confrontation du T.A.T. avec le Rorschach dans cette perspective ne manque pas non plus d'intérêt. Notons tout d'abord et avant d'aborder le sujet, sans que nous voulions en tirer des conclusions — c'est un simple fait à ajouter au dossier — qu'à l'échelon des rêves, tous nos sujets, du moins jusqu'à présent, rêvent en blanc et noir seulement. Mais certains sujets donnent une signification à ces couleurs de leurs songes : la couleur blanche est identifiée à l'atmosphère hospitalière ou clinique et de là à la maladie ; et le fait d'abandonner cet univers de blouses blanches ou de visages blancs et de revenir vers le noir est une preuve de guérison. Allons-nous rencontrer des faits similaires dans l'interprétation des images des tests ?

Au niveau des contenus, les images du T.A.T. suggèrent ou imposent à l'esprit le monde des Blancs tandis que le Rorschach laisse plus de liberté à l'imagination, permettant à la personnalité africaine d'apparaître plus facilement. Cela est très net quand on compare les deux tests pour un même sujet. L'un de nos malades accroche les images du T.A.T. à ses souvenirs scolaires : « c'est un drame dans le genre de celui d'Andromaque » (pl. IV) ; « on est tenté de comparer un peu à Lamartine qui a perdu Elvire » (pl. VII) ; « ça me fait penser à Chateaubriand » (pl. XI) ; « ça me rappelle un peu Pyrrhus quand il dit : Vous me fuyez, Madame ». Certes, ces comparaisons littéraires sont, dans une certaine mesure, des mécanismes de défense pour éloigner du sujet un contenu émotionnel trop anxiogène, en projetant le vécu personnel au niveau des rôles ; certes aussi on peut juger ces « dramatisations » comme révélatrices d'une constitution hystéroïde. Mais il ne faut pas aller trop loin. Car le sujet, peu habitué encore à nos examens et à nos tests, a considéré le T.A.T. comme une nouvelle interrogation qui s'ajoutait à celles de la fin du semestre ; il a voulu faire montre de connaissances, il s'est mis en posture d'élève. En face du Rorschach, le même étudiant évoquera au contraire l'Afrique : « ça ressemble à un insecte qu'on rencontre beaucoup en Afrique avec deux ailes et des antennes » (pl. I) ; « des hommes drapés dans des burnous, masqués, coiffés de bonnets phrygiens » (pl. II) ; « deux femmes en train de puiser de l'eau ; le reste représente la verdure ; me rappelle des images de chez moi » (pl. III) ; « on dirait une hyène (partie rose) ; l'image est réfléchie au fond de l'eau » (pl. VIII). Chez d'autres sujets l'opposition est moins manifeste entre le monde européen et le monde africain, mais on a l'impression que le T.A.T. force lés sujets à poser leurs problèmes dans le sens le plus général, le plus humain, le moins culturel et social possible ; le problème particulier de la couleur va être masqué. Mais masqué seulement. Car il y a une planche (la planche XIV) capable de le réaviver. Un sujet réticent, qui multiplie les refus, ou les hésitations, les ébauches de réponses, arrivé à cette planche, se met à parler plus longuement : « ...très symbolique, on est dans le noir. On fait entrevoir le blanc à travers la fenêtre. » Et les conversations qui entourent l'administration du test permettent à ce qui était caché de se manifester. Un sujet fait savoir à la psychologue chargée d'appliquer le test qu'il est bâtard, fils d'un père breton ; sa mère se serait remariée par la suite avec un Noir qui n'est que son père adoptif ; le fameux roman paranoïaque de la double paternité passe ici du domaine des classes sociales, où il a été étudié (géniteur noble, père adoptif plébéien) [394] à celui des races ou des couleurs. Bien entendu, les réponses de ce sujet révéleront la difficulté d'adaptation d'un individu qui a rompu avec son milieu pour s'intégrer à un nouveau groupe ethnique symbolisé par le père blanc, en même temps que le remords d'avoir tué son père noir (« son père s'est peut-être suicidé ou bien on l'a tué et son fils à ses côtés réfléchit, il veut connaître peut-être le meurtrier de son père pour le venger »).

Le Rorschach se révèle beaucoup plus intéressant cependant pour nous dans la perspective qui est la nôtre à l'intérieur de cet article. Et les suggestions qui se dégagent de son application peuvent avoir un intérêt théorique pour sa généralisation au monde des Africains. On sait que le choc au rouge et le choc couleur sont considérés comme symptomatiques d'un manque d'adaptation affective. Il semble que cela soit vrai des Noirs comme des Blancs. Nous trouvons en effet bien des réponses explosives en rapport avec la perception du rouge et bien des altérations de la qualité formelle des réponses aux planches coloriées. Mais nous trouvons aussi chez nos Africains un choc au noir. Certaines réponses permettent de s'en rendre compte : « très triste ; me rappelle des choses très noires de chez nous qu'on craignait beaucoup quand on était petit ; surtout le hibou qui symbolise la méchanceté, le malheur jeté par son cri lugubre ; à cause de cette image très massive, ce noir qui tire au gris... ». C'est que le blanc et le noir sont saisis en tant que couleurs, et pas seulement en tant que formes contrastées, ils réveillent et facilitent la prise de conscience du Noir en face de l'Autre, en face du Blanc, avec tout l'ensemble des drames de cette confrontation. L'opposition blanc-noir des planches va être utilisée comme expression des tensions et des conflits résultant de l'adaptation, parce que les deux mondes de l'Afrique et de l'Europe sont des mondes de Noirs et de Blancs. Et ainsi la curiosité, l'agrément ou l'hostilité que la couleur noire va déclencher vont pouvoir être interprétés dans le sens névrotique ou même psychotique.

Par conséquent l'étude des dessins, celle des rêves, celle des tests projectifs nous ramènent toujours aux mêmes conclusions ou à des conclusions analogues. L'importance de la couleur. Nos recherches ne sont pas encore assez poussées ou nombreuses pour que nous puissions élaborer une théorie des rapports entre le sociologique et le pathologique dans le cadre de la collaboration réclamée par Mauss à propos du symbolisme. Mais il nous semble qu'elles fournissent déjà assez de suggestions, sur la thérapie des maladies mentales des Africains (la couleur étant un moyen de pénétrer dans un univers morbide et la cure partant du dualisme à relativiser), comme sur la théorie du transfert et contre-transfert dans la relation thérapeutique, ou sur l'importance du choc au noir dans le Rorschach, pour montrer leur fécondité.


R. Bastide.
Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris

Dr F. Raveau.
École Pratique des Hautes Études. VIe Section



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2013 9:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref