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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Roger BASTIDE, “La symétrie et le sacré.” Séminaire interdisciplinaire “La Symétrie”, Venise, 12-19 avril 1970. Texte publié dans l’ouvrage La Simmetria, pp. 251-271. Bologne: Ed. : Il Mulino, 1973. Texte repris in Le Rêve, la transe et la folie, pp. 242-253. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

La symétrie et le sacré.”

Séminaire interdisciplinaire “La Symétrie”, Venise, 12-19 avril 1970. Texte publié dans l’ouvrage La Simmetria, pp. 251-271. Bologne : Ed. : Il Mulino, 1973. Texte repris in Le Rêve, la transe et la folie, pp. 242-253.


1 - Définition et différenciation entre les termes utilisés par les anthropologues de symétrie - analogie - homothétie - isomorphisme - isotopisme. Les sciences de la religion semblent avoir mis au premier plan, dans leurs théories, la notion d'asymétrie ; et s'il est vrai que l'asymétrie tient une grande place dans le domaine du sacré, nous ne devons pas cependant négliger le rôle important qu'y tient la notion de symétrie.

Méthode appliquée : non pas un inventaire, qui ne pourrait être naturellement exhaustif, mais à l'aide de quelques exemples, se rendre compte, par une analyse plus poussée, du rôle et de la fonction de la symétrie dans le domaine du sacré.

2 - La symétrie dans les représentations religieuses :

a) examen des notions de correspondances symboliques de Griaule et d'équivalence des codes mythiques de Lévi-Strauss,
b) analyse de quelques cas de symétrie

parallèle : les jumeaux (le nouveau-né et son frère de la brousse) en Afrique
inverse : l'arbre du monde (dans la civilisation méditerranéenne)
les orifices humains (dans la mythologie)

3 - La symétrie dans les rituels

a) examen de la façon dont joue la symétrie dans certains rituels de possession par les Génies : symétrie en porte-bêche (Luc de Heusch)

b) en nous élevant d'un degré, symétrie inverse dans les rites de magie et de religion

c) et à partir de là, étude de la symétrie dans un complexe global, de représentations religieuses et de rites, pour
voir si la symétrie des gestes correspond à la symétrie des représentations ou non, bref pour découvrir ce que
l'on pourrait appeler une "dialectique" du jeu de la symétrie dans le domaine religieux. L'exemple sera
emprunté au paganisme géorgien.

4 - Conclusions

a) existe-t-il à partir de quelques exemples choisis, une "logique" spéciale dans l'emploi de la symétrie dans le domaine du sacré ?

b) peut-on établir une correspondance entre cette éventuelle "logique", dont on ne peut actuellement que souligner certaines règles, et une éventuelle "logique" de la symétrie dans les structures sociales ? En un mot y a-t-il correspondance, ou autonomie, ou dialectique (dont les procédés peuvent être divers) entre superstructures religieuses et structures sociales ?

Des fausses fenêtres ou de la symétrie
dans la pensée morbide

Certes, le terme de "fausses fenêtres" se trouve souvent utilisé dans les polémiques entre savants pour dénoncer l'utilisation d'analogies arbitraires entre des phénomènes qui ne sont pas comparables ; la belle ordonnance que l'on obtient alors ne s'effectue que par l'élimination des différences spécifiques, plus importantes que les ressemblances, car les différences sont fondamentales, alors que les ressemblances ne sont que des apparences, fenêtres peintes sur le mur, mais qui ne s'ouvrent sur rien. Ainsi en histoire des religions, quand on compare le messianisme historique d'Israël avec le messianisme des peuples dits "primitifs" (culte du Cargo et autres) - ou bien encore, en Anthropologie, quand on compare la mentalité primitive (qui est une mentalité d'adultes et d'hommes normaux) avec celle des schizophrènes (qui ont une mentalité de malades) ou celle des enfants... Mais il nous semble que le terme ne prend son véritable sens que lorsqu'on en fait une caractéristique - non peut-être de toute mentalité morbide, du moins de certaines de ses formes.

De certaines de ses formes seulement. Car il n'y a pas une pensée morbide, mais des types différents de pensées morbides. Il existe, par exemple, dans les délires de persécution ou dans la mégalomanie, des formes systématisées c'est-à-dire des formes de pensée morbide dans lesquelles il n'y a pas d'éléments isolés, d'éléments qui ne seraient pas en relation avec un autre élément du système, d'éléments qui ne seraient pris dans un réseau structurel ; le délirant interprète tous les stimuli, hétérogènes, qui lui viennent du monde extérieur, lecture du journal, rencontre de passants dans la rue, perception des choses à travers les vitres de la fenêtre, etc., à travers son "noyau" obsessionnel pour les intégrer tous en son système, faux sans doute, mais cohérent ; logiquement, sans faille aucune. Et il existe à côté des pensées, particulièrement dans les cas de confusion mentale ou certains cas de schizophrénie, que nous pourrions appeler a-systématiques, en ce sens que le "fou" pour s'exprimer utilise des éléments disparates de systèmes découpés, morcelés en fragments et en passant essentiellement d'un fragment de système à un autre. Sebag, dans son livre sur les rapports entre le structuralisme et le marxisme, lorsqu'il veut définir justement la folie, la définie par la dissolution des structures mentales, dont il ne reste plus que des parties discontinues qui désormais se chevauchent les unes les autres, de telle façon que l'on ne peut plus y découvrir quelque organisation formelle. Le malade mental joue avec tous les métalangages à la fois. Ce qui fait qu'au lieu d'un système, il nous présente alors des "ensembles" de symboles incohérents. Le processus de symétrie peut d'ailleurs se trouver ici comme là, mais ici la symétrie ne peut être que "fausse fenêtre", puisqu'elle est hors système, alors qu'elle retrouve une logique propre dans l'autre forme de pensée morbide.

Nous devons faire encore une remarque préalable. Nous avons, dans un précédent colloque, tenté de montrer que la religion part de la dissymétrie entre catégories polaires : le sacré et le profane, le haut et le bas, le droit et le gauche, l'initié et le non-initié, le masculin et le féminin, le divin et le démoniaque, dont l'une est valorisée positivement, l'autre négativement - que cette asymétrie provoque l'anxiété de l'individu - et que l'individu, pour se rassurer, construit son monde religieux en ramenant le dissymétrique au symétrique, dans les mythes, dans les rites, et à un second moment, en "symétrisant" les mythes sur les rites ou les rites sur les mythes, sous la forme de l'image inversée. Nous allons trouver dans la pensée délirante, dans la constitution des fantasmes, des processus semblables à ceux que nous avons trouvés dans la religion. Ce qui n'est pas étonnant, car l'homme est toujours identique à lui-même, ce qui veut dire que les lois de fonctionnement de l'esprit ne changent pas lorsqu'on passe de l'homme normal au malade mental, ou comme le dit Lévi-Strauss, que les délires individuels obéissent aux mêmes processus formels que les mythes collectifs ou que les institutionnalisations des gestes rituels en cérémonies, sacrées ou profanes. Les mondes imaginaires, du paranoïaque ou du schizophrène, sont construits selon des règles et s'il est vrai, comme nous l'avons dit plus haut, que le symbolisme délirant est une subversion permanente de la syntaxe et du lexique de la pensée de l'homme normal, cela ne signifie pas que le fou n'utilise pas un lexique ou une syntaxe, mais que ce lexique et cette syntaxe jouent avec toutes les variantes lexicales ou syntaxiques possibles en même temps.

Il nous faut donc, au début de cet exposé :

1°) montrer que la pensée délirante part de l'asymétrie,

2°) que cette asymétrie crée chez le malade mental une angoisse ou une peur panique, contre laquelle il doit réagir par des mécanismes de défense,

3°) que la constitution de symétries à l'intérieur du monde fabuleux qu'il va construire obéit à la même valeur sécurisante de la symétrie que nous avions déjà constatée dans la religion.

Nous pouvons alors, mais alors seulement, étudier le mécanisme de symétrie per se dans la maladie mentale et découvrir que l'accumulation des "fausses fenêtres" sur le mur étrangement nu de la folie, est fonction de l'intensité de l'angoisse primordiale qui amène le malade à les multiplier, quasi à l'infini.

1 - Nous comprenons d'autant mieux d'abord que la symétrie est sécurisante, lorsque nous nous rappelons que tout le processus de socialisation de l'enfant consiste à établir une relation symétrique entre la réalité objective et la réalité subjective, par le moyen de F "autre généralisé" ou de l'intériorisation des structures du monde extérieur et social. Certes, cette symétrie n'est jamais complète, car elle se heurte aux variations individuelles et certes aussi elle n'est jamais statique ; le subjectif se crée aussi en dehors du social et il y a balancement entre les deux mondes. Il n'en reste pas moins qu'un individu sera tenu pour complètement socialisé lorsque ce qui est réel en dehors correspond à ce qui est réel au-dedans, et réciproquement ; ou encore lorsque toute pensée du monde objectif a un "analogue" dans la conscience subjective. L'homme alors peut communiquer et dialoguer avec autrui [1] et on dira de lui qu'il est parfaitement "adapté".

Le malade mental sera, par opposition, l'individu non socialisé c'est-à-dire celui dans lequel la relation entre la réalité objective, définie socialement, et la propre réalité subjective, restera "asymétrique" et la gravité de sa maladie dépendra du degré plus ou moins haut de cette "asymétrie". Qu'une frustration, un traumatisme violent, un rejet de la famille ou de la société globale l'empêchent d'intérioriser la réalité sociale environnante - une terreur "anomique" s'emparera de lui, devant cette impossibilité de réabsorber le monde extérieur dans sa conscience - et il bâtira, dans une pure activité subjective, un "contre-monde" dans lequel désormais il vivra. Auguste Comte ne définissait-il déjà pas la folie comme un excès de subjectivité ? Mais qui ne voit que cet excès de subjectivité n'est pas une "nature" mais un "effet" ; et que cet effet renvoie en dernière analyse à une confrontation entre deux mondes, dont celui qui se définit objectivement par la société ne peut plus être intériorisé, par conséquent renvoie finalement à l'existence d'une structure asymétrique ?

La psychanalyse - et plus particulièrement la psychanalyse lacanienne - va nous faire faire un pas de plus dans la découverte de l'asymétrie à l'intérieur de la pennée morbide comme du recours par elle à une première symétrie "imaginaire" pour lutter contre l'angoisse en face de cette asymétrie, réelle et vécue.

Le complexe d'Œdipe peut se définir par l'inséparabilité de la liaison entre le désir et la loi ; mais il ne faut pas oublier, et c'est là l'essentiel pour notre démonstration, que le porteur de la loi c'est-à-dire le Père est aussi le porteur d'un pénis. Bien que peut-être ici ce qui compte, c'est moins l'organe sexuel en lui-même que ce qu'il symbolise et que Lacan appelle le Phallus. Si le désir de la mère est le Phallus, l'enfant veut être le Phallus pour la satisfaire et le désir ne s'éprouve en lui que dans le désir de l'autre. Mais dans ce désir, l'enfant rencontre nécessairement les interdictions, mieux encore les répressions, qui sont l'expression de la Loi du Père. Cependant, ici encore, nous allons retrouver le Phallus. Car ce qui constitue l'originalité de la pensée lacanienne, c'est que dans le complexe d'Œdipe il n'y a pas selon lui trois termes, le Père, la Mère, l'Enfant - mais un quatrième terme dont la fonction est purement symbolique, le Phallus, et qui est rigoureusement nécessaire pour que les personnages prennent leurs positions spécifiques dans le Triangle Œdipien. Le Phallus intervient donc dans toute relation, celle de la mère et du père, celle de la mère et de son enfant, celle du père et de son enfant. Le Phallus est toujours l'intermédiaire obligatoire, mais il apparaît d'abord au niveau de la femme c'est-à-dire de l'être châtré et l'enfant est alors l'objet du désir de la mère, il se veut le Phallus de la mère. Mais l'enfant ne pourra - et c'est la liquidation du complexe - remplacer le Père ; il devra accepter ce qu'il a, non le Phallus, mais un pénis réel, bref il devra accepter la réalité telle qu'elle est, et avec elle la loi du Père.

Or, si tout le complexe d'Œdipe, tel que nous l'avons défini, se joue ainsi dans un climat d'ambiguïté, entre l'Être (être un phallus pour la mère) et l'Avoir (avoir un pénis comme le Père), la réalité à laquelle on aboutit est marquée par la reconnaissance des différences, différences des sexes, des générations, des positions dans la famille c'est-à-dire en définitive par la reconnaissance que le réel est asymétrique : pôle masculin et pôle féminin, pôle adulte et pôle enfant, pôle du désir (subjectif) et de la loi (objective), pôle de la mère, objet d'investissement du désir, et pôle du père, objet d'identification finale (comme constitutif du Surmoi). L'ambiguïté originelle est dépassée par la mise en place de ces dichotomies asymétriques. Ce qui définira le psychotique, c'est qu'il restera dans l'ambiguïté, qu'il se refusera à la liquider pour entrer dans le domaine du réel qui est asymétrie. N'oublions pas le mythe d'Œdipe et que la question posée : « Qu'est-ce qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes l'après-midi et à trois pattes le soir ? » est posée par un être asymétrique, à la fois femme et oiseau, et que la réponse à la question : "L'homme", c'est-à-dire la reconnaissance d'une asymétrie réelle, celle entre les trois âges de la vie, entraîne automatiquement la mort du Sphinx c'est-à-dire la disparition d'une asymétrie fantomatique, celle qui identifie les contraires en un même être ; or c'est justement elle, si nous comprenons bien Lacan, qui va être ce que l'on pourrait appeler la racine de la pensée psychotique. La réponse du psychotique au Sphinx en effet va être aussi ambiguë que le Monstre qui la lui pose, ou bien elle ne compensera la peur qui le saisit alors que par une volonté panique de symétrie qui ne pourra, naturellement, puisque fausse réponse à une vraie question, qu'être peinture d'une fausse fenêtre, qui n'ouvre leur nulle part dans la réalité des choses.

Le paranoïaque en effet bloque l'identification en faveur de l'axe maternel et à la place de l'identification avec le père resurgit le fantasme de la bisexualité. Nous ne pensons pas cependant, avec Rossolato, que l'on puisse parler ici d"'asymétrie" [2] mais au contraire de quête dramatique de symétrie. En ce sens que le Père est sodomisé (ou à sa place l'Enfant) et que la Mère devient la femme au pénis. Les deux images par conséquent, masculine et féminine, qui sont "asymétriques" dans la réalité deviennent symétriques, la femme acquérant l'organe masculin et l'homme prenant à son compte la passivité féminine. Nous avons redoublement de la même image (allant même jusqu'au fantasme de la grossesse masculine). Sans doute notre schéma reste un peu sommaire, en ce sens que - comme le célèbre cas Schreber analysé par Freud le montre - cette tentative de symétrisation reste engluée dans l'ambiguïté des images mixtes, passivité et activités entre autres, ou images bisexuées (et non par renversement de la sexualité). Il n'en reste pas moins que l'image bisexuée de l'homme a sa réplique, ou son analogue, ou la copie - comme on le voudra - dans l'image bisexuée de la femme. Tout se passe ici comme si le psychotique répondait à la question du Sphinx, mélange d'animal et d'être humain, par la réponse : "Le Sphinx" et non, comme il se devrait pour un être normal, par la réponse "L'homme". Mais qu'est-ce à dire sinon qu'ici encore le psychotique répond en redoublant l'image du Sphinx par un fantasme qui lui est symétrique ? Nous avons donc, si notre élaboration est correcte, en action le premier des trois types de symétrie que nous avions été amené à distinguer dans notre analyse du sacré : le dédoublement pur et simple - l'image renversée (par rapport à une nappe d'eau) - l'image inversée (par rapport au miroir qui vous reflète à l'envers).

Ces deux chemins que nous avons suivis, celui de la psychologie sociale, qui s'applique plutôt aux formes catatoniques de la schizophrénie - celui de la psychanalyse, qui a été appliquée surtout au problème de la paranoïa, nous conduisent donc l'un et l'autre aux mêmes conclusions

- que la symétrie est sécurisante,

- que le psychotique part toujours de la rencontre, traumatisante, avec un réel dissymétrique,

- qu'il y réagit par la construction d'une symétrie "imaginaire" et non plus créée par le processus de la socialisation normale.

2 - Sans doute, ce principe de dédoublement est commun aux hommes normaux comme aux psychotiques, L'activité duplicative de l'esprit est une de ces structures formelles que l'on retrouve partout. N'a-t-on pas dit à juste titre que tout groupe asocial est un système de réflexions réciproques ? (Sartre a bien mis en lumière le rôle de regard dans les relations interindividuelles) et il n'y a pas jusqu'au Désir qui n'intervienne aussi chez l'homme normal, comme chez le psychotique, pour l'empêcher de voir les choses dans leurs différences, mais au contraire pour les constituer comme ils le font l'un et l'autre en tant que simple produit de la réflexivité. Bien entendu, le rêve - très largement - et le mythe - en grande partie - formeraient la transition entre l'utilisation de cette structure de reflets par la conscience normale et celle par la conscience morbide. L'ethnographie nous fournirait bien deux exemples de cette symétrisation, à mi-chemin entre le normal et le morbide, comme la tendance à symétriser les orifices corporels chez les Indiens Mohaves, à "vaginaliser" la bouche et l'anus et, réciproquement, à "buccaliser" ou "analiser" le vagin [3]. Mais c'est uniquement de la pensée morbide que nous voulons nous occuper ici.

Le premier cas que nous prendrons sera celui d'une névrose obsessionnelle compulsionnelle qui a été analysée par G. Devereux, parce qu'elle nous renvoie soit directement, soit par comparaison avec d'autres cas, à ce fantasme d'homosexualité dont nous avons parlé à propos de la paranoïa. Le projet de G. Devereux ne nous intéresse pas en lui-même, expliquer à partir de la loi du talion l'échange des femmes entre deux groupes d'hommes c'est-à-dire l'échange restreint de Lévi-Strauss : tu as le droit de coucher avec ma sœur puisque j'ai couché avec la tienne, bien que cette circulation normale des femmes d'un groupe de frères à un autre se rattache elle aussi à une recherche compulsive de la symétrie à travers justement cette loi du talion. Ce qui nous intéresse, c'est seulement cette recherche de la symétrie à l'intérieur d'une névrose.

D'abord dans les rapports père-fils. Le patient doit à son père une compensation sexuelle, puisqu'il lui a ravi la mère, il imagine devoir lui permettre de se venger non seulement en couchant avec sa bru (l'épouse du sujet), mais directement avec lui sous le couvert de massages prostatiques (les activités du jeune homme avec les prostituées en effet, images inverses de la mère, ayant déterminé chez ce dernier une maladie vénérienne, le père le soigne par les massages prostatiques qui angoissent notre patient car ils représentent pour lui "une attaque homosexuelle punitive", dont il rêve de se venger à son tour en violant le père. Comme on le voit, la loi du talion fantasmatique repose sur le recours à la symétrie des actions. Devereux cite à ce propos une histoire grivoise : « un père découvre que son fils a forniqué avec sa grand-mère maternelle : "comment as-tu osé coucher avec ma mère ?" s'exclama-t-il, et le fils de lui retourner : "Et toi, comment as-tu osé coucher avec la mienne ?" »

En second lieu dans les rapports frère-sœur. Le patient, dans un de ses rêves, offre sa sœur à son ami, Jean, de la sœur duquel il avait été l'amant et il déclare alors : « Il me semble qu'en rêve, comme d'ailleurs en réalité, je sens que je dois à mon ami une femme qui m'appartienne d'une façon ou d'une autre... j'ai le sentiment d'être son débiteur parce que j'ai séduit sa sœur... ». En même temps cette séduction de la sœur de Jean lui apparaît comme une attaque homosexuelle perpétrée contre Jean : « il dégrade, châtre, féminise le frère de la jeune fille séduite ». Ainsi l'échange des sœurs est en rapport avec les impulsions homosexuelles des hommes qui les échangent. Enlever une femme est une injure à son propriétaire, que ce propriétaire soit le père ou le frère et ce rapt doit être vengé par le coït avec le coupable, puisque le propriétaire a été souillé et sodomisé à travers la femme volée. Ainsi, quel que soit le rapport interindividuel que nous prenons, le processus d'équité, d'égalité et finalement de symétrie entre les deux partenaires, consanguins ou alliés, peu importe (l'inconscient ne connaît pas la distinction entre la parenté et l'alliance) apparaît dans la névrose comme « la sublimation des compulsions obsessionnelles liées à l'homosexualité latente, qui relève à son tour du complexe d'Œdipe » [4].

L'élément de symétrisation qui se montre dans ce premier cas sous une forme relativement voilée, à travers la loi du talion, se fait jour plus nettement dans certains des cas de névrose obsessionnelle analysés par Freud et son rôle sécurisant y est patent. Car l'obsession y apparaît comme un élément de désordre qui va bouleverser toutes les règles de l'ordonnancement social (pour le garçon souhaiter la mort du père ; pour la fille, désir de coucher avec le père) et ce désordre ne peut être aboli - mais du moins peut-il être masqué par le rituel qui établira un nouvel ordre, à un autre niveau, celui des objets qui se trouvent sur la cheminée par exemple ou les pièces de la literie. La pulsion compensatrice vers l'ordre prend alors la forme de l'arrangement symétrique ou de la répétition rythmique des mêmes gestes, répétition qui n'est que la forme temporelle de la symétrie. Les exemples donnés par Freud sont trop connus pour qu'il soit inutile d'y insister.

La symétrie peut être duplication du même objet, à égale distance d'un centre, comme les deux candélabres de la cheminée par rapport à la pendule, qui est probablement tuée, c'est-à-dire arrêtée, pour qu'elle ne soit plus qu'un point neutre sur un axe. Mais la symétrie peut être aussi inverse. Comme dans certains mécanismes de défense contre l'anxiété que nous avons vue en jeu chez les stagiaires Africains, analysés dans notre Centre de Paris. L'un d'entre eux, quand il était en Afrique, réagissait contre les traumatismes de son milieu social en dormant des journées entières, sans pouvoir se réveiller et se livrer à une activité quelconque. Venu en France, se trouvant alors confronté avec un tout autre milieu social, mais aussi traumatisant pour lui que le premier, sinon plus, il va réagir par un mécanisme de défense symétrique du premier, mais opposé : il ne peut plus dormir : en vain utilise-t-on toute la gamme de somnifères, aucun ne peut agir sur lui, ses insomnies sent plus tenaces que l'action chimique des drogues sur son organisme. Ce dernier exemple pourrait, si nous avions davantage de temps, nous faire passer des maladies mentales en Europe aux maladies mentales en Afrique. Les psychiatres ont noté, avec étonnement, que certains types de troubles fréquents chez nous, ne se retrouvent pas dans le continent noir, comme la mélancolie, et ils ont suggéré comme explication de cette diversité dans les comportements morbides, l'existence d'un temps clinique en Afrique, qui répète ainsi au long des années, les mêmes événements - comme l'importance du rythme dans la vie gestuelle de l'Africain qui découpe la durée en moments égaux, c'est-à-dire dans les deux cas l'existence d'une symétrie temporelle ; nous vérifions ainsi, une nouvelle fois, la fonction sécurisante de la symétrie, cette fois préventive, et non plus réactionnelle : « L'organisation du temps... les rythmes et la répétition des événements qui battent le temps en l'emprisonnant selon une trajectoire fermée, expliquant peut-être la rareté du vice mélancolique » en Afrique, écrivent le Dr Colomb et ses collaborateurs [5].

Nous serons plus brefs sur les phénomènes d'hystérie, objets de longues controverses. Il est tout de même important de signaler ici l'importance des faits de pithiatisme dans les formes d'hystérie dites exotiques parce qu'elles ont été décrites dans des populations non occidentales. Ainsi en Sibérie, les malades mentaux deviennent en quelque sorte les reflets dans un miroir de leur environnement ; il suffit par exemple qu'un chien aboie pour que l'hystérique aboie à son tour, ou qu'une personne de son entourage fasse tel mouvement pour que l'hystérique à son tour le reprenne et le continue indéfiniment. L'imitation compulsive peut donc être définie comme une tendance du malade à agir symétriquement en relation avec le monde extérieur. Mais l'hystérie prend à côté bien d'autres formes qui échappent à notre propos.

Les psychoses, et en particulier la schizophrénie, nous retiendront davantage. D'abord parce que nous n'avions en vue qu'elles au début de cet exposé, lorsque nous avons cherché les racines de la fabrication des fausses fenêtres dans la pensée morbide, et en second lieu, parce que c'est dans la schizophrénie que le processus de symétrie prend ses formes les plus belles.

Nous devons remarquer en premier lieu que la communication entre les fous et les individus normaux n'est généralement pas tout à fait coupée ; le fou veut se définir comme fou - de façon à attirer l'attention de la société sur lui et la solution la plus simple qui se propose à lui, c'est d'inverser le comportement des hommes normaux : crier sans raison, hurler, se déchirer les vêtements, parler sans s'arrêter, ou au contraire rester muet, enfiler un chapelet interminable de mots sans significations et sans aucun lien les uns avec les autres, se refuser au moindre mouvement, etc. En un mot, répondre à tous les stimuli extérieurs moyennant des réponses opposées a celles que l'on attend d'un homme sain d'esprit et ainsi signifier à autrui que l'on est fou. Il s'agit bien là, dans une certaine mesure, et dans l'établissement même d'une dichotomie en catégories opposées de comportements, afin de mieux se classer pour autrui, d'un processus d'opposition supposant une certaine symétrie préalable, puisque la parole ou le geste retenu sera l'inverse de la parole ou du geste attendu - mais cette symétrie postulée par le comportement morbide reste cachée et inconsciente. En conséquence, nous ne nous y attarderons pas. Il n'y a pas encore de "fausses fenêtres", car ce qui définit une fausse fenêtre, c'est qu'elle se voit - la symétrie est dans le contenu manifeste de la pensée morbide, non dans le latent des opérations mentales.

Si nous étudions les cas des immigrés, affectés d'ailleurs de névroses autant que de psychoses, nous voyons qu'ils tendent dans leur nouvel habitat à construire un nouvel espace sur le modèle de l'espace anciennement vécu - car l'espace dans lequel ils sont amenés à vivre leur apparaît menaçant. Eh bien ! ce phénomène que nous avons été amené à étudier dans notre Centre, est un phénomène très général : le psychotique "restructure" l'espace, parce que l'espace dans lequel il se meut, peuplé de fantasmes, lui fait peur. Le test du village, de A. Arthus, est particulièrement significatif à cet égard : l'espace est asymétrique, il comporte, découpé selon un axe vertical et un axe horizontal, des parties bonnes et des parties mauvaises, des zones de sécurité et des zones de menaces, des lieux fermés sur eux-mêmes, à l'abri des dangers, et des espaces ouverts aux monstres [6]. C'est bien de là qu'il nous faut partir, de cette asymétrie vécue dans la peur par le psychotique et contre laquelle il va désormais lutter, pour y faire triompher la symétrie rassurante. Les dessins des schizophrènes - comparés au test du village - sont pertinents de ce passage de la dissymétrie à la symétrie. Ils ne sont plus constitués de parties positivement et négativement valorisées, mais de lignes horizontales successives, divisant le papier ou la toile en bandes stratifiées, chacune colorée différemment mais l'hétérogénéité des couleurs ne doit pas nous masquer la symétrie du plan. Dans d'autres cas, nous avons, toujours en lignes superposées, et tenant toute la longueur de la page, un même dessin sans cesse répété, bref un ensemble de "doubles" (symétrie par redoublement) ; ainsi dans un dessin recueilli à l'hôpital psychiatrique Franco da Rocha à São Paulo : une ligne d'arbres stéréotypés - une ligne de pêcheurs à la ligne tous semblables les uns aux autres - une bande bleue, la rivière - une ligne de poissons rouges à la queue leu leu. Rien n'est plus éclairant, pour notre propos, que de comparer les dessins des schizophrènes à ceux des tests du village.

C'est que le schizophrène rompt avec le monde pour se retirer dans la vie intérieure. Les psychiatres ont désigné, on le sait, cette coupure du terme de Spaltung et Bleuler a, de son côté, défini cette perte de contact vital avec la réalité comme "autisme". Le schizophrène en effet a senti que le monde, dont il se sépare, est un monde hostile ; contre lequel il doit se défendre par un contre-monde. Sans doute Minkowski a distingué un autisme pauvre, caractérisé par la stéréotypie et la rigidité et un autisme riche, caractérisé au contraire par l'exubérance baroque des symboles ; il n'empêche que même dans ce dernier cas, Kretschmer compare le schizophrène à une maison aux murs froids et blanchis à la chaux, avec de lourds rideaux hermétiquement fermés, sans échange avec l'extérieur, c'est-à-dire sans portes ni fenêtres. Ce qui nous suggère que si, à l'intérieur de cette cellule, il peut bien se dérouler une fête secrète, les fenêtres que le meneur de jeu dessinera sur ces murs blanchis à la chaux ne pourront jamais être que de fausses fenêtres. En tout cas le malade ainsi retiré du monde, du mouvement et de la vie, va construire - et c'est cela qui est important pour nous - son monde intérieur sur le modèle du monde spatial, selon les règles de la logique ou des mathématiques. C'est ce que Minkowski désigne du nom de "géométrisme morbide". Et il lui est facile, à l'aide d'analyse de cas, de montrer en effet que les constructions délirantes du schizophrène obéissent aux mêmes lois fondamentales que celles de nos constructions géométriques : figures symétriques, homothétiques, inverties en relation à un axe et qui obéissent à une volonté de répétition des mêmes images ou à l'homogénéité absolue, Cependant, de tous ces processus logiques destinés à mettre de l'ordre dans ce domaine de l'imaginaire, c'est celui de symétrie qui domine incontestablement. Un des patients du Dr Minkowski lui avoue nettement que le monde extérieur n'est que chaos, parce que c'est l'asymétrie qui y règne, qu'il se doit par conséquent de le corriger, et que la recherche fondamentale à laquelle il doit désormais s'employer, c'est de le remplacer au-dedans de lui par un nouvel espace construit et construit sur la base de la symétrie parfaite et définitive [7].

Ainsi à la symétrie imparfaite et toujours menacée dont nous sommes parti au début de cet exposé entre le monde subjectif et le monde social objectivé, le schizophrène pour parer à l'incessante menace de non-adaptation des deux réalités - substitue, à travers la Spaltung d'abord, puis le géométrisme morbide, une autre symétrie, elle, invulnérable à tous les heurts, puisque constituée de "fausses" symétries, purement logiques et construites, mais, il est vrai, suffisantes cependant pour le sécuriser.



[1] Peter L. Berger and KUCKMANN, The Social Construction of Reality, New York, 1966.

[2] Rossolato, Essais sur le Symbolique, Gallimard, 1969.

[3] Cf. G. Devereux, "Mohave orality", Psychoanalytic Quarterly, 16, 1947 et "Heterosexual Behavior of the Mohave Indians", Psychoanalysis and the Social Sciences, 2, 1950.

[4] G. Devereux, "Considérations ethno-psychanalytiques sur la notion de parenté", L'Homme, Paris.

[5] In Bull, de la Société Méd. d'Afr. Noire de langue française, VIII, 3, 1963, cité par L. V. Thomas, "Sociologie et Psychiatrie" Psychopathologie Africaine, Dakar.

[6] A. Arthus, Le Village, P. Hartmann, 1949.

[7] E. Minkowski, La Schizophrénie, Desclée de Brouwer, Paris, 1953.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2013 9:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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