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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Roger BASTIDE, MESSIANISME ET DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL.” in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 31, nouvelle série, 8e année, juillet-décembre 1961, pp. 3-14. Paris : P.U.F. [Autorisation formelle accordée le 13 janvier 2013 par Claude Ravelet, professeur, Université de Caen en Basse-Normandie en France et responsable de Bastidiana, Centre d’études Bastidiennes, de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[3]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

Messianisme et développement
économique et social
.”

in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 31, nouvelle série, 8e année, juillet-décembre 1961, pp. 3-14. Paris : P.U.F.

Le problème des rapports entre la religion (ou les religions) et le développement (ou les formes, p. ex. démocratique, socialiste, de développement) des pays sous-développés est à la mode. Il a donné lieu depuis quelques années à de nombreuses études du Conseil œcuménique des Églises, et, plus récemment, à un débat de l'Unesco. La question ne peut être résolue scientifiquement à partir d'une définition de la religion, qui sera forcément subjective, cela en laissant même de côté toutes les difficultés du concept de développement, si chargé de valorisations et d'ethnocentrisme, qui nous font regretter le concept beaucoup plus scientifique d'acculturation. Tout ce que le sociologue peut faire, c'est d'examiner les divers types de corrélations qui s'établissent de fait entre tel ou tel phénomène religieux et telle ou telle forme de développement. Ce qui n'est d'ailleurs pas une tâche aisée, parce que ces corrélations varient suivant les situations globales à l'intérieur desquelles elles jouent, et que ces situations à leur tour, se modifient au cours du temps. Ce que nous voudrions faire, d'une façon sans doute encore un peu trop schématique, dans cet article, c'est de rechercher, à propos des faits de messianisme, une de ces corrélations ou, plus exactement, de dégager les grandes lignes d'une méthode susceptible de servir de base à cette recherche.

En parlant du messianisme (ou comme on préfère dire aujourd'hui, du millénarisme), nous n'entendons parler ici que du messianisme colonial. Mais son examen est d'autant plus intéressant qu'il peut permettre une comparaison fructueuse ensuite avec les formes historiques du messianisme et ainsi contrôler certaines hypothèses de Marx, d'Engels ou de leurs disciples, qui hésitent entre deux conceptions, l'une de justification (le messianisme a été la seule forme possible de résistance, étant donné le régime de la production agricole, et il a permis la première prise de conscience des groupes exploités contre leurs exploiteurs) et l'autre de condamnation (le messianisme, en [4] détournant la résistance des groupes exploités du terrain de la lutte matérielle pour le dériver sur le terrain des mythes religieux, a retardé l'apparition de la lutte des classes en l'enlisant dans les marécages théologiques), deux conceptions qui ne sont d'ailleurs pas forcément contradictoires, qui peuvent très bien être complémentaires. Nous n'aborderons pourtant pas cette confrontation entre les données de l'histoire et celles de l'ethnographie. Est-il vrai que le messianisme n'apparaît pas chez les peuples chasseurs et collecteurs, mais ne fait irruption qu'avec l'apparition de l'agriculture, comme le soutiennent certains ? Cette recherche nous entraînerait en effet trop loin, dans la discussion de cas précis, comme celui des Guaranis, dont le messianisme est antérieur à la colonisation, et qui par conséquent échappent à notre sujet, tel que nous venons de le délimiter. Mais même ainsi, il apparaîtra, croyons-nous, de la suite de notre discussion, un certain nombre de possibilités de comparaison entre les conceptions marxistes et les messianismes coloniaux. Le lecteur les dégagera aisément.

Avant d'aborder par nous-même la question des rapports entre le messianisme et le développement, il nous faut d'abord rappeler brièvement l'évolution des esprits sur la question. Le messianisme a été d'abord considéré comme un phénomène pathologique. Non seulement on insistait sur les visions, les transes, et tout ce qui pouvait faire juger les meneurs comme de purs déséquilibrés, mais encore sur les effets de la prédication messianique ou millénariste : révoltes sanglantes, suicides collectifs, rêveries apparemment chimériques. C'est que ces premières études ont été le fait de missionnaires, d'administrateurs coloniaux et de médecins, plus que d'ethnologues ou de sociologues. Le messianisme était défini comme une caricature du christianisme, un christianisme défini à son tour comme la meilleure méthode d'occidentalisation des esprits (voir, par exemple, la conclusion du livre de R. Allier sur La psychologie de la conversion) — ou encore, comme un syncrétisme religieux entre des éléments chrétiens et des éléments païens, ce qui entraînait un retour à une mentalité archaïque, et par conséquent freinait le développement intellectuel, défini ici encore par l'occidentalisation des peuples sous-développés. Les administrateurs y voyaient le refus, ou l'impossibilité de la part des indigènes, de s'intégrer à de nouvelles formes d'économie, plus productives, un refus de l'effort comme créateur de richesses. Les médecins enfin dénonçaient l'existence de groupes malades comme un danger, par suite des phénomènes de contagion alors à la mode en psychiatrie, pour la santé mentale de toute une population. Mais au cours de ces dernières années, un changement radical [5] s'est opéré et cela par un simple changement de perspective : en se plaçant non plus au point de vue du colonisateur, mais au point de vue du colonisé. On essayait de comprendre ses motivations et on examinait les effets des mouvements messianiques sur le régime même de la colonisation. Le nom de Balandier est attaché en France à ce changement de perspective ; ses livres et ses articles sur les faits Bakongo ont mis en lumière le rôle du messianisme comme forme de résistance à la domination et à l'exploitation des peuples colonisés par les colonisateurs, lorsque la voie de la résistance politique est bouchée, et qu'il n'y a plus que la voie religieuse par laquelle puisse passer la protestation. En nous montrant aussi comment le messianisme en regroupant les individus au-delà des appartenances claniques, qui s'écroulent dans la société coloniale, sur les bases de l'adhésion à une foi individuelle, préparait le nationalisme, inaugurait un nouvel ordre, restructurait une société déstructurée. Ainsi, il voyait dans le messianisme non point ce que l'on y voyait surtout autrefois, un dérèglement de l'imagination, un effet de la fonction fabulatrice, mais une réponse — et une réponse adéquate — à une situation réelle. On retrouve des idées analogues à propos d'autres mouvements messianiques dans d'autres parties du globe. Fred Voget parle de mouvements d'adaptation à des stimuli nouveaux apportés par les blancs et A. Wallace, d'ajustement des valeurs anciennes à des besoins nouveaux. Certes, comme le dit Worsley à propos du culte du Cargo, les Morts reviennent, on attend leur retour prochain et salvateur, mais ils ne reviennent pas comme Papous, ils reviennent comme Blancs, c'est-à-dire avec les techniques, les connaissances et la puissance des Blancs. Ce qui fait que ce culte n'est pas l'expression seulement de traumatismes, mais qu'il est un essai de solution à des demandes, à des besoins nouveaux : comment bénéficier des biens apportés par les Européens, tout en échappant, cependant, en même temps à leur contrôle ? Et sans doute, dans cette solution, on utilise des mythes indigènes comme celui du Héros culturel ou du pays des Ancêtres, mais nous aussi, nous utilisons nos expériences anciennes pour résoudre les problèmes nouveaux qui peuvent se poser à nous. Dans toutes ces théories, le messianisme apparaît donc, on le voit, plus comme un produit de la raison que de l'affectivité ; il constitue une interprétation raisonnée qui suit des voies analogues à celles de notre pensée occidentale ; le messianisme est une hypothèse construite sur des faits réels, bien connus de tous, et dont on tire des règles d'action, une pratique.

Même dans le domaine de la vie religieuse, un renversement de points de vue paraît lentement s'amorcer. Un Lanternari [6] par exemple voit dans le messianisme colonial non pas ce qu'on y voyait autrefois, une caricature du christianisme, mais une application logique au contraire du christianisme aux sociétés indigènes. Le christianisme en effet, apporte à des gens qui pensent le Nous plus que le Je, une condamnation de l'ancien Nous et, dans cette perspective, le messianisme est un effort de rédemption de la culture native (ce qui explique l'importance donnée à la lutte contre les « fétiches »), car un Noir n'envisage pas de sauver l'Homme sans sauver sa Culture, puisque dans sa société l'homme est toujours intégré à une culture, et ne peut se penser sans elle. Ce qui fait qu'au fond, les indigènes qui ne connaissent pas d'autres types de vie sociale que le type communautaire, pensent mieux la solution chrétienne à donner à leurs problèmes que les missionnaires européens, sortis de civilisations individualistes.

Cette réaction des sociologues ou des ethnologues contemporains, a été salutaire. Elle a mis en relief les éléments positifs du messianisme qui avaient été négligés avant eux. On peut en résumer les conclusions de la façon suivante : les messianismes ou millénarismes sont moins des mouvements de fuite et d'évasion dans l'imaginaire que des tentatives de résolution rationnelle de problèmes posés par le contact avec les blancs -— ce sont sans doute des mouvements syncrétiques, mais ce syncrétisme doit être envisagé moins comme un abâtardissement des éléments européens noyés dans le flux des éléments traditionnels, venus du plus lointain passé, que comme un premier moment d'acculturation, d'acceptation de nouvelles valeurs ; ce sont les éléments de changement des mentalités, d'occidentalisation, qui sont donc mis en lumière dans cette nouvelle conception du messianisme — prophétisme, messianisme et millénarisme sont bien des actes de rupture ; mais pas seulement de rupture avec la société européenne, de rupture aussi et plus encore avec la société traditionnelle ; en définitive, ce qui est rechassé de l'Europe, ce ne sont pas les nouveaux biens qu'elle a apportés, mais seulement en général, le système à l'intérieur duquel cet apport a été fait, c'est-à-dire le système colonial. II faut ajouter que cette nouvelle conception ne minimise pas les éléments affectifs et traumatiques ; mais on peut y voir se dessiner, chez certains anthropologues, une tendance curieuse à mettre ces éléments traumatiques après plus qu'avant ; plus dans la rupture avec la société traditionnelle que dans la déstructuration apportée par le choc des civilisations ; le nouvel ordre qui s'organise en effet sur les ruines de l'ancien, exige la rupture avec les anciennes règles de l'exogamie et les prophètes du monde nouveau doivent, comme les magiciens de certaines sociétés, [7] violer au préalable le tabou de l'inceste, ce qui détermine des complexes de culpabilité avec toutes leurs conséquences traumatisantes.

Ce résumé, si bref soit-il, est, croyons-nous, suffisant pour montrer, du point de vue qui est le nôtre dans cet article, celui des corrélations entre le messianisme et le développement économique ou social, que le messianisme, loin d'être un empêchement au développement, est au contraire une crise de croissance pour les peuples sous-développés — et en même temps qu'une première prise de conscience des groupes parias, comme dit Max Weber, qu'un premier refus du colonialisme, ce sur quoi l'on a surtout insisté d'ailleurs, un premier engagement aussi dans la voie de la transformation et de l'acceptation de nouvelles valeurs, économiques ou sociales ; mais n'a-t-on pas été amené, dans ce mouvement de réaction, si justifié et nécessaire soit-il, à sous-estimer les éléments négatifs, à les laisser en tout cas un peu trop dans l'ombre ? C'est ce que nous devons nous demander.

Un certain nombre de remarques préliminaires sont ici nécessaires. Le problème des rapports entre les facteurs positifs et négatifs de développement du messianisme ne comporte certainement pas de solution générale. Il y a lieu de distinguer entre le messianisme colonial, le messianisme de « folk » et le messianisme urbain (celui qui est une réponse à l'industrialisation, à la formation du prolétariat ou à la prolétarisation de certains secteurs des classes moyennes). Le messianisme de « folk » apparaît comme une réaction violente à un changement imposé du dehors en vue de maintenir le statu quo, que ce soit la réaction de la civilisation du sertão brésilien contre la civilisation du littoral, du sertão monarchiste et catholique contre le littoral républicain et laïque (Euclides da Cunha), que ce soit la réaction du Contestado, qui a été la forme de résistance prise par le catholicisme « folklorique » et populaire contre le catholicisme romain et urbain (Maria Isaura P. de Queiroz) ; dans tous ces cas, le messianisme est opposé au développement, il l'empêche ou le freine. Le messianisme urbain, que ce soit le messianisme occidental que nous connaissons bien en France à la suite des travaux d'H. Desroche, ou que ce soit le messianisme noir des anciens esclaves d'Amérique du Nord, présente des facteurs positifs de changement, des solutions originales et constructives, à des difficultés économiques, à la misère, à la déstructuration des premières sociétés capitalistes ou à la dépression économique ; et on a pu le comparer à cause de cela même avec le socialisme utopique ; mais en faisant de ce développement d'un groupe privilégié le développement d'« élus », qui se retranchent du monde défini comme le domaine de Satan, ces éléments [8] positifs ne pouvaient devenir le levain capable de faire lever la pâte nouvelle. Il est donc bien entendu que nos réflexions ne doivent pas être généralisées et étendues abusivement du messianisme colonial aux autres formes de messianisme.

Le messianisme colonial lui-même se présente sous mille formes. On a bien essayé de les réduire à certains types, mais il nous apparaît que ces prétendus types sont très souvent des moments historiques du développement messianique, ce qui fait qu'un même mouvement peut être classé dans telle ou telle catégorie suivant qu'on le prend à telle ou telle étape de son évolution. Non que le messianisme colonial ne présente pas tout un ensemble de faits généraux, qui le définissent et le caractérisent par rapport aux autres, mais ces faits généraux prennent des formes singulières en se réalisant dans des structures sociales, variables d'une ethnie à l'autre, et en utilisant des mythologies, qui changent suivant les civilisations ; si comme nous l'avons dit, ce messianisme (ou millénarisme) est une réponse à une situation de contact, cette réponse variera aussi forcément avec la nature de ce contact et l'on sait combien les politiques coloniales ont été changeantes. Le problème des corrélations entre le messianisme et le développement économique et social ne présente donc pas une solution unique ; il doit être l'objet d'autant de recherches que l'on compte de messianismes. Pour me borner à deux exemples, au Congo ex-français l'Église matsouiste de Kinzonzi continue contre le gouvernement indépendant et indigène du pays la même politique de grève que contre le gouvernement colonial et français, tout comme si l'Indépendance n'avait pas été accordée (sous le prétexte que cette indépendance n'avait pas été l'œuvre du Messie, et pour cause, puisqu'il était mort) : refus du recensement, de payer les impôts, de se faire soigner dans les hôpitaux, ce qui a obligé le gouvernement congolais à prendre contre les meneurs des mesures analogues à celles prises autrefois par la puissance coloniale, arrestations et emprisonnement. Au contraire, en Nouvelles-Hébrides, le mouvement messianique s'est transformé en un parti politique progressiste ; le rêve du retour des Morts n'est pas abandonné, mais ce retour est projeté dans un avenir si éloigné qu'il ne gêne pas l'action réformatrice, et qu'au contraire de ce qui se passe au Congo, le millénarisme est ici actuellement un facteur positif de développement économique et social.

Enfin, les messianismes (ou millénarismes), évoluent en même temps qu'évolue la situation, dont ils constituent une adaptation, ce qui fait que les facteurs positifs ou négatifs de développement varient suivant les moments du temps où on les appréhende. [9] La réaction apologétique du messianisme qui caractérise la pensée sociologique de ces dix dernières années, et dont nous avons résumé les principaux arguments un peu plus haut, correspond donc pour nous à un moment particulier de la pensée scientifique, celui de la « décolonisation » ; il est bien évident que cette réaction était alors justifiée, car le messianisme a été la première forme vraiment efficace de la lutte contre le colonialisme et la première manifestation consciente, quoique voilée, du nationalisme. Il fallait donc mettre en avant les facteurs positifs de développement, la dynamique créatrice des rêveries millénaristes. Mais une fois le processus de décolonisation engagé, ce qui était vrai va-t-il continuer à l'être ? Et les facteurs négatifs, qui n'apparaissaient pas ou mal, ne vont-ils pas en ce tournant de l'histoire des peuples sous-développés, apparaître de nouveau et retrouver leur prépondérance ? Sans vouloir faire ici la critique de la notion de développement qui nous entraînerait trop loin, nous devons remarquer que nous retournons aujourd'hui à une étape analogue à celle qui a marqué le début de la colonisation, et que la science, servante des besoins de la société (capitaliste ou communiste), revient aux anciennes doctrines : aux États-Unis comme en Russie, l'évolutionnisme réapparaît, bouscule les thèses du relativisme culturel, qui risqueraient fort de gêner la volonté de planification des ressources du monde et de la productivité accélérée, et remet en honneur l'idée d'un progrès orienté selon nos valeurs occidentales. Ce retour à l'évolutionnisme, qui paraissait définitivement condamné, même s'il doit, pour passer le seuil de l'adhésion scientifique, revêtir des formes nouvelles, pourrait fournir un bon exemple à une sociologie de la connaissance : il est une imposition à notre pensée de la volonté collective ou internationale de développement, il en constitue la justification rationnelle et en propose, en quelque sorte, la théorie. Mais avec ce retour, il y a bien des chances que nous revenions aussi à la condamnation du messianisme, avec les mêmes termes et pour les mêmes raisons qu'au début de la colonisation, comme obstacle au progrès, à l'avènement d'une mentalité nouvelle, comme résistance au changement et au développement. L'examen des facteurs négatifs du messianisme que nous prétendons faire ne va donc pas à proprement parler contre la thèse qui mettait surtout en relief ses éléments positifs, car ce sont alternativement, les uns ou les autres qui jouent, suivant l'époque ; le messianisme ne peut être étudié et jugé sub specie œternitalis, mais en fonction des conjonctures historiques.

Ces remarques préliminaires nous ont permis de saisir l'importance des précautions qu'il y a lieu de prendre lorsqu'on [10] désire établir des corrélations entre les faits de développement et ceux de messianisme : il importe de tenir compte de l'originalité de chaque mouvement ainsi que du moment et de la situation dans laquelle il opère. Mais nous ne pouvons, dans un bref article comme celui-ci, suivre l'un après l'autre chaque mouvement ; nous devons nous contenter de considérations générales et souligner quelques-uns des facteurs négatifs qui risquent de jouer de plus en plus au fur et à mesure que le colonialisme disparaîtra. Le développement économique et social présuppose une mentalité que nous pourrons appeler, en usant de l'heureuse terminologie de G. Gurvitch, prométhéenne. Nous pensons moins, en employant ce terme, à l'idée de sacrilège (car les sociétés primitives font dans leur culture, une place au sacrilège), ou à la lutte contre la nature, qu'à l'insatisfaction permanente en face des résultats déjà acquis, à la volonté d'aller toujours plus loin, bref au sentiment que l'histoire n'est jamais finie, qu'il n'y a pas de limites dans l'avenir, que ce dernier est sans cesse ouvert à de nouvelles conquêtes. Le messianisme est bien déjà une première appréhension de l'histoire, mais c'est celle d'une histoire fermée. Si on définit la pensée mythique, si importante chez les peuples sous-développés, comme une pensée archétypale et cyclique (avec M. Eliade par exemple), qui impose par conséquent la répétition des mêmes gestes et l'immobilité des comportements, le messianisme est bien par certains côtés une rupture avec cette pensée, mais c'est seulement pour substituer un cycle long à des cycles courts : on reste toujours dans le cyclique. Le contact des indigènes avec les blancs a introduit un tel déséquilibre dans la société que les rites coutumiers se trouvent impuissants à rétablir l'équilibre disparu ; il faut inventer de nouveaux gestes, de nouvelles cérémonies, pour sortir du chaos ; il faut encore une fois recréer le monde. Voilà pourquoi on sort du cycle court, qui répète, année après année, les mythes des origines. Mais pour sortir de l'horrible chaos apporté par les blancs dans l'ordre traditionnel, rien de mieux que d'en appeler à ceux qui ont jadis créé justement cet ordre traditionnel : les Ancêtres ou les héros culturels. Le cérémonial que le Prophète annoncera, aura pour but de rappeler les uns ou les autres comme Messies ou comme recréateurs de l'Age d'or. Et c'est pourquoi, si l'on sort du cycle court, annuel, c'est pour entrer aussitôt après, dans un cycle long — et non introduire une vision linéaire de l'histoire. La création ne pouvant être qu'une récréation, l'effort humain est détourné de la tâche de productivité ou d'épargne, qui constituent les éléments indispensables de tout développement économique ; les mouvements messianiques apparaissent comme des mouvements de consommation et de [11] destruction des biens, des troupeaux ou des récoltes ; non d'accumulation de richesses. Il est détourné aussi du développement social, que celui-ci soit envisagé comme établissement d'un régime démocratique, ou communiste, ou de l'élaboration d'un régime original au Tiers Monde, puisque dans un cycle long autant que dans un cycle court, le modèle est fourni par le passé (même si ce passé est emprunté à l'occidental comme dans le cas où le messianisme indigène est calqué sur celui de la Bible ; il n'est pas prospectif). L'élément positif du point de vue du développement (rupture avec le cycle court, introduction au sentiment de l'histoire, nécessité d'un effort collectif de création de nouveaux gestes) qui joue à un moment donné, cesse d'avoir un rôle efficace, dans la mesure où on n'a tout de même pas brisé avec la mentalité cyclique pour s'engager dans la mentalité prométhéenne.

On a souvent insisté sur le caractère syncrétique du messianisme colonial. Et par syncrétisme, nous entendons ici non seulement le syncrétisme matériel, le mélange d'éléments chrétiens par exemple, avec des éléments traditionnels, mais ce que nous avons proposé d'appeler l'acculturation « formelle », c'est-à-dire celle qui touche aux structures même de l'intelligence ou de la sensibilité. Le syncrétisme messianique en effet se présente comme un mélange de mentalité traditionnelle (pensée magique) et de mentalité occidentale (observation et construction d'une hypothèse). Les anciens missionnaires qui parlaient d'une caricature du christianisme, comme les anciens administrateurs coloniaux qui parlaient de folie collective, ne voulaient voir que les survivances de la pensée traditionnelle, du paganisme natif. La réaction qui s'est produite par la suite a mis au contraire en lumière les aspects de nouveauté, de transformation des esprits, de rationalité. Mais nous ne devons, dans un cas comme dans l'autre, oublier que le messianisme est syncrétique, qu'il contient par conséquent à la fois des aspects favorables et des aspects défavorables pour un possible développement des pays sous-développés. Il peut, s'il est manipulé du dehors par des leaders intelligents, qui le transforment par exemple en parti politique, être un apprentissage, de la part de la masse, de nouvelles façons de penser et d'agir ; mais il peut aussi, si on le laisse évoluer librement ou si on le persécute, donner une vigueur accrue à la pensée magique et entraîner la démission de l'effort au profit du rêve. Pédagogie et éducation des esprits ou freinage ? Nous voyons bien des messianismes hésiter aujourd'hui entre ces deux tendances que leur syncrétisme un moment harmonisait. Le messianisme amérindien par exemple qui a dépassé le stade de la Ghost Dance se perdra-t-il dans le culte [12] de l'imaginaire avec le Peiotisme ou donnera-t-il naissance avec l'Église d'Oklahoma au pan-indianisme ? Le messianisme Bakongo cherchera-t-il avec certaines de ses sectes une magie plus puissante que celle des ancêtres ou gardera-t-il, avec d'autres de ses sectes, son dynamisme, autrefois tourné contre l'occupation européenne, en le tournant maintenant contre cet héritage de la colonisation, que sont les frontières entre les Congo ex-belge, ex-français et l'Angola, pour modifier la carte politique de l'Afrique ?

Il est un troisième fait qui ressort de presque toutes les études récentes faites sur le messianisme, c'est le passage du mouvement à la secte. Or ce qui caractérise la secte, c'est la rupture avec le reste du monde et l'immobilisme. Si bien que par sa propre durée, le messianisme passe de la révolution à la conservation ; il est à craindre dans ces conditions que les mêmes éléments qui ont été positifs dans une certaine conjoncture historique cessent de l'être à un autre moment ; la révolte qui a été utile contre l'ordre colonial et a aidé à l'indépendance du pays, en se cristallisant et en devenant rigide, représente un danger pour l'ordre tout court, une fois l'indépendance acquise ; c'est ce que nous avons vu arriver avec l'Église de Kinzonzi, qui maintient, dans un Congo devenu indépendant, des mots d'ordre qui ne pouvaient se comprendre que lorsque le pays était une colonie. Nous avons défini plus haut le messianisme comme une réponse raisonnée (même si apparemment elle nous paraît loin de notre propre raison) à un trouble d'ordre sociologique et comme un ajustement à une situation de changement ; mais l'histoire ne s'arrête pas, les changements continuent de se poursuivre, les situations anciennes se modifient ; le mouvement en se transformant en secte fait disparaître cette faculté d'ajustement, que l'on trouvait au début de tout messianisme ; on continue à donner toujours les mêmes réponses tandis que les problèmes sont devenus nouveaux.

Pour juger des rapports possibles qui peuvent s'établir demain entre les faits de messianisme et ceux de développement, il est un dernier point qu'il ne faut pas oublier et qui est le rapprochement, auquel nous avons fait allusion dans un récent article de ces Cahiers, entre le messianisme et l'utopie. L'utopie a donné lieu à des vues contradictoires, à des critiques violentes (comme lorsqu'on parle chez les marxistes du socialisme utopique), et aussi à des apologies enthousiastes (cher un A. Comte par exemple, qui fait de l'utopie l'équivalent dans le domaine de la politique de ce qu'est l'hypothèse dans le domaine de la science, une anticipation de l'avenir, ou chez un Mannheim qui l'oppose à l'idéologie et en souligne la force révolutionnaire). [13] C'est que peut-être toute utopie est à la fois utopie d'évasion et utopie de reconstruction, pour employer les expressions de Mumford — d'évasion en ce qu'elle correspond à un besoin de fuir une réalité qui nous meurtrit en bâtissant un monde de rêve — de reconstruction en ce sens qu'elle commence par ou postule une critique politique et sociale. Le messianisme, comme l'utopie, comprend cette part de critique politique et sociale, sur laquelle les ethnologues ou sociologues contemporains insistent tant ; et elle comprend aussi cette part d'évasion dans un véritable pays de cocagne, comme celui du culte du cargo, de l'aéroplane ou de l'hélicoptère. Cette évasion d'ailleurs, ne l'oublions pas, peut comporter aussi, du point de vue du développement économique et social, ses éléments positifs, car ce pays de cocagne est celui des biens apportées par le blanc, moins leur présence ; il est donc une acceptation des besoins nouveaux, nés au contact d'une civilisation plus « progressiste » et par conséquent l'évasion est en même temps, critique et reconstruction : critique de la tradition économique ancestrale, et reconstruction, ou tout au moins appel à un monde nouveau, différent de l'ancien. Il n'en reste pas moins que le messianisme, comme l'utopie, fabrique un « faux univers, complet et fermé » (Ruyer). Les éléments de critique politique et sociale, d'acceptation de nouvelles valeurs, qui constituent des facteurs favorables à l'apparition d'une volonté de développement des peuples sous-développés et qui sont les symptômes d'une acculturation, d'une occidentalisation même des esprits, ne doivent donc pas nous faire oublier cette part dangereuse du rêve et de l'imaginaire — obstacles à tout effort, par définition difficile et lent.

Nous ne voudrions pas terminer cependant sur cette note pessimiste. Car le messianisme a encore une leçon à nous apprendre. Le problème qui préoccupe les meilleurs esprits des pays récemment élevés à l'indépendance et désormais maîtres de leurs destinées, est celui certes de leur développement, mais en conservant le meilleur de leurs traditions. Le développement suppose-t-il un changement radical de la mentalité et de la sensibilité, une conversion totale à la pensée occidentale ou sera-t-il possible d'accepter les valeurs nouvelles, qu'elles viennent des pays de l'Est ou de l'Ouest, en les incarnant ou les moulant dans des traditions issues du plus lointain passé de la race ? Aussi bien en Afrique qu'en Asie, on songe à ce mariage de l'ancien et du nouveau. Eh bien ! le messianisme peut être considéré comme une tentative, mal réussie peut-être, mais une tentative qui mérite d'être étudiée, de filtrer les valeurs apportées par les Européens à travers les mythologies locales ou, si l'on préfère, de verser le vin nouveau dans les vieilles [14] outres, comme également, ce qui est encore plus important, d'ajuster les valeurs anciennes aux besoins nouveaux. Il est possible que certaines suggestions tirées de cette étude puissent être retenues et utilisées avec profit par les nouveaux leaders des pays neufs.

Faculté des Lettres et Sciences humaines
de Paris.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 mars 2019 18:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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